Chapitre XIX

Ils criaient Wolnosc, wolnosc[44] en frappant dans leurs mains. Les courants d’air faisaient vaciller les flammes des chandeliers posés sur le grand piano à queue, à côté duquel était assis Roman Ziolek, ses cheveux blancs reflétant les flammes des bougies, face à ses partisans, entassés dans la gentilhommière.

Malko observa leurs visages à la lueur dansante des bougies. Jeunes, sincères, tendus, les yeux brillants, puis des moins jeunes, aux traits marqués, mais les yeux brillant du même enthousiasme. Une dame âgée, un bonnet de fourrure enfoncé jusqu’aux oreilles, criait encore plus fort que ses deux jeunes voisins. Derrière les verres épais de ses lunettes, on devinait des larmes.

Des larmes de joie et d’espérance. Décidément les Polonais ne changeraient jamais. C’était aussi pathétique, dérisoire et respectable que les charges des cavaliers polonais contre les panzers SS en 1939.

Le rêve contre la réalité.

Malko observait la scène par une des ouvertures latérales de la salle, encadré de Jerzy et Wanda. La gorge nouée par l’émotion. Jusque-là, ils avaient eu de la chance. Au lieu d’arriver à Zelazowa par la route normale, ils avaient effectué un détour de plus d’une heure, montant au nord jusqu’à Nowy Dwor, puis redescendant sur Sochaczew, afin d’arriver de l’ouest, la direction opposée à Varsovie. Au cas où la Milicja ou le S.B. auraient déjà disposé les barrages routiers. Après Leszno, ils s’étaient arrêtés quelques instants au bord de la route déserte qui traversait la forêt et avaient bâillonné et ligoté le prisonnier du coffre.

Jerzy voulait l’abandonner dans la forêt pour qu’il y gèle à mort, mais Malko s’y était opposé.

Ensuite, ils avaient abandonné la voiture à deux kilomètres du village, continuant à pied. Comme s’ils venaient de Zelazowa. Deux gros bus étaient garés en face de la grille de la propriété où avait lieu le rassemblement. Avec quelques voitures particulières et un fourgon gris de la Milicja, deux haut-parleurs sur le toit. Il y avait de la lumière dans la petite auberge où devaient dîner ensuite les participants. Quelques miliciens en uniforme et quelques civils rôdaient, mais n’avaient pas intercepté les deux couples.

Dans le parc, ils avaient encore aperçu des ombres suspectes, mais personne ne s’était manifesté. Pourtant, il devait y avoir un agent du S.B. derrière chaque arbre.

Seule manifestation de la réprobation officielle : le courant avait été coupé, forçant les organisateurs à utiliser des bougies. Pratiquement, chacun en avait une.

Ce qui donnait encore plus de romantisme à la scène. Les participants s’étaient entassés dans toutes les pièces du rez-de-chaussée, qui devaient être bourrées de micros, la réunion ayant été annoncée à l’avance. Mais cela n’avait plus d’importance. Malko consulta sa Seiko-Quartz. Maintenant, le S.B. était sur le sentier de la guerre.

Combien de temps mettrait-il à interpréter correctement la situation ?

Le S.B. disposait d’un élément : la disparition de leur véhicule. De toute façon, ils étaient sûrs d’eux, sachant que Malko pouvait difficilement sortir de Pologne. Il avait basé tout son plan sur cela. Depuis le début, le S.B. avait joué la ruse et la souplesse. Il fallait convaincre Malko, non l’éliminer. Ils n’avaient changé de tactique qu’en dernière extrémité. Malko espérait bien que c’était trop tard. Il jouait sa vie sur ce pari.

Les claquements de mains s’arrêtèrent et il y eut un remue-ménage à côté du piano. Roman Ziolek venait de se lever. Appuyé au piano, il imposait le silence. Sa crinière blanche était imposante, faisant ressortir ses traits anguleux, les yeux profondément enfoncés. Malko comprenait que Halina ait pu être éperdument amoureuse de cet homme. Trente ans plus tôt, il avait dû être superbe. Il l’observa du coin de l’œil. Debout dans l’ombre, elle fixait intensément Roman Ziolek, comme pour le forcer à s’apercevoir de sa présence. Soudain, il comprit pourquoi elle était là. Une dernière fois, elle voulait lui rappeler son existence. Même si c’était pour le détruire…

— Mes amis, commença Roman Ziolek, cela fait un an que nous avons commencé notre combat…

— Wolnosc, wolnosc ! scandèrent les premiers rangs.

— Tout a été fait pour nous briser, continua l’homme aux cheveux blancs. Les maîtres qui nous gouvernent ont tenté de me faire taire…

Une femme se leva au premier rang et se précipita pour lui baiser la main.

Jerzy échangea un regard avec Malko, puis se pencha sur Halina.

— C’est le moment.

La tension était à son comble. Tous ceux qui se trouvaient là étaient venus des quatre coins de Pologne et repartiraient porter la bonne parole.

Ou la mauvaise.

Comme un automate, Halina s’avança le long des travées, encadrée de Jerzy et Wanda. Un visage de pierre, la tête haute, le regard toujours fixé sur l’homme qui parlait de liberté et de combat, le dos appuyé au piano. Malko suivait discrètement à quelques mètres. Roman Ziolek aperçut la minerve de Wanda et lui fit signe d’approcher, avec un bon sourire. Mais c’est Jerzy qui vint se placer devant le conférencier. Il imposa le silence et cria d’une voix forte :

— Camarades, j’ai à vous faire une communication extrêmement importante.

Il y eut quelques protestations. Roman Ziolek observait le nouveau avec surprise, mais sans protester. Halina était encore dans l’ombre et Ziolek ne pouvait voir son visage.

Reculant un peu, il laissa sa place à Jerzy. Le jeune homme s’humecta les lèvres avant d’annoncer :

— Camarades, il y a ici une femme qui a des révélations à faire qui peuvent affecter notre cause. Je vais lui laisser la parole.

Il s’avança, prit Halina par le bras et la fit entrer dans la zone éclairée, la mettant en face de Roman Ziolek. Pour la première fois, leurs regards se rencontrèrent. Malko les observait. Roman Ziolek regardait intensément la nouvelle venue. D’abord avec surprise. Puis la surprise fit place à une immense stupéfaction, et enfin à quelque chose de plus ambigu, de plus chaleureux. Une sorte de tendresse, mêlée d’incrédulité et de nostalgie. Ses lèvres prononcèrent un mot silencieusement.

Jerzy secoua Halina par le bras.

— Parlez ! Dites ce que vous savez.

Halina se tourna vers les spectateurs. D’une voix posée et bien timbrée, elle annonça :

— Je connais Roman Ziolek depuis plus de trente ans. Je me suis battue à ses côtés pendant la guerre. Il a toujours été communiste. Il a dénoncé ses camarades de lutte non communistes à la Gestapo en 1942. Sur les ordres de Moscou. Il vous trompe. Il agit sur les ordres du S.B. Pour que tous ceux qui veulent encore la liberté pour ce pays soient repérés et éliminés.

Sa voix s’était brisée sur les derniers mots, laissant la place à un silence de mort. Malko observait le visage de Roman Ziolek. Figé par une immense stupéfaction.

Quelque chose d’autre s’y mêla. Comme s’il n’avait pas entendu les accusations de son ancienne maîtresse, il s’approcha d’elle.

— Où étais-tu ? demanda-t-il d’une voix tendue. Pendant toutes ces années, pourquoi n’as-tu pas donné signe de vie ? Pourquoi ?

Soudain, Malko comprit que c’était la seule chose qui lui importait vraiment. Mais un brouhaha montait des premiers rangs. Des cris de surprise, d’indignation. Plusieurs personnes suppliaient Roman Ziolek de parler. Jerzy les fit taire d’un geste autoritaire et se planta en face du leader.

— C’est vrai, ce qu’elle vient de dire ?

Une grosse veine battait sur son cou, les muscles de ses mâchoires étaient si crispés qu’il pouvait à peine parler. Wanda, à côté de lui, avait l’air d’un cadavre. De chuchotement en chuchotement, la nouvelle se répandait à travers toute la salle et les pièces voisines. Malko réalisa que le S.B., averti par les écoutes, allait réagir. Il risquait d’être enseveli sous les débris du temple…

Roman Ziolek abandonna Halina quelques instants et fixa Jerzy d’un air absent.

— Oui, dit-il.

— Pourquoi prétendiez-vous lutter contre le communisme, alors ? cria Wanda, pathétique et haineuse.

Roman Ziolek ne répondit pas. Il souriait à Halina.

— Tu n’as pas changé, dit-il. Tu es toujours aussi belle.

— Tu ne m’avais pas reconnue, répliqua-t-elle d’une voix égale.

— Tes cheveux, dit-il. Ils étaient roux… Comment es-tu vivante ?

Elle haussa les épaules.

— Quelle importance…

Ils poursuivaient leur conversation au milieu du brouhaha, comme si de rien n’était. Jerzy avait la couleur d’un bâton de craie. Il saisit Ziolek par les revers de sa veste et lui cria :

— Oui ou non, êtes-vous communiste ?

Le vieux leader se dégagea, brossa ses revers et dit d’une voix claire, qui porta jusqu’aux premiers rangs.

— Oui.

— Le silence s’établit d’un seul coup. Même Jerzy ne disait rien. Tous mesuraient la portée de ce que venait de dire Ziolek. Puis, Wanda cria à la salle d’une voix hystérique :

— Partez, partez tous ! Ils vont venir vous arrêter !

Les gens se levèrent dans un silence pétrifié, comme à la fin d’un enterrement, et se bousculèrent vers la sortie. Aucun cri, aucune injure. Juste le silence de la mort.

Les premiers rangs refluèrent, comme pour ne pas être contaminés.

Ziolek, Halina, Jerzy et Wanda demeurèrent seuls autour du piano. Observés par Malko en proie à des émotions contradictoires. Il avait réussi. Le mythe Ziolek avait vécu. Sa mission en Pologne était un succès, mais, en dehors de l’angoisse concernant sa sortie du pays, il éprouvait un malaise. Un drame inattendu venait de se dérouler sous ses yeux. La fin d’une histoire d’amour. Il y avait quelque chose d’anormal dans la façon dont Roman Ziolek avait accepté les accusations de Halina, sans même chercher à les réfuter. Lui, un vieux lutteur.

— Salaud, cria tout à coup Wanda, salaud ! Vous nous avez trompés. Traître.

Roman Ziolek ne répondit pas. Il regardait Halina, statufiée en face de lui. Elle le fixait aussi, comme pour retrouver derrière les rides et l’âge l’homme qu’elle avait aimé. Son premier amant. Malko eut l’impression qu’ils allaient se jeter dans les bras l’un de l’autre. Sachant que c’était impossible. Halina, si elle restait en Pologne, allait payer cher sa dénonciation. Le S.B. ne faisait pas de cadeau.

Soudain, un coup de sifflet strident éclata, venant du parc, puis un autre.

Malko se raidit, tâta machinalement la crosse du Tokarev au fond de la poche de son manteau. S’il ne réagissait pas immédiatement, il était perdu. Prenant Halina par le bras, il la tira en arrière.

— Venez, vite. Il faut partir.

Elle se laissa faire, docilement. Mais ses prunelles marron restaient fixées sur Ziolek. Malko demanda :

— Pourquoi n’avez-vous jamais cherché à le revoir ? Vous l’aimez toujours ?…

Halina eut un sourire crispé.

— Je ne vous ai pas tout dit. Il m’a dénoncée, moi aussi, en 44 avec notre petit groupe, quand je suis restée dans les ruines de Varsovie. Je l’ai su par un officier que nous avons interrogé avant de l’abattre. Il ne fallait pas que des résistants non communistes survivent. Il savait que j’étais avec eux, mais cela ne l’a pas arrêté…

Un monstre. Une machine à broyer. Un pur produit de la Raison d’État. Mais quelque chose venait de se briser dans cette belle mécanique glaciale. Devant le fantôme surgi du passé. D’une femme qu’il avait livrée à la mort et qui l’aimait encore.

Malko se retourna. Immobile, appuyé au piano, Roman Ziolek regardait la salle se vider. Sans protester, sans faire un geste. Des larmes coulaient sur le visage de Jerzy et Wanda sanglotait hystériquement. Rien ne se serait peut-être passé si Ziolek n’avait pas appelé :

— Wieslawa !

Le vrai prénom de Halina. Jerzy se retourna. Comme un fou. Son regard balaya le mur où se trouvaient accrochées des armes de collection. Il se rua en avant, arracha une sorte de sabre à la lame très court et recourbée, un yatagan de Gengis Khan, et fonça sur Roman Ziolek.

— Non ! hurla Malko.

Surtout ne pas faire de Ziolek un martyr. Mais il n’eut pas le temps d’intervenir. Jerzy s’était planté en face de Ziolek, les jambes écartées. Tenant le sabre à deux mains, il frappa horizontalement avec un han de bûcheron, de toutes ses forces.

La lame plongea dans le ventre de Roman Ziolek de vingt bons centimètres. Il recula jusqu’au piano, le visage crispé de souffrance.

Les mains en avant, il essaya d’écarter son assassin. Mais Jerzy recula, arrachant la lame au milieu d’un jet de sang, et refrappa un peu plus bas, déchirant l’abdomen. Cette fois, il lâcha la poignée de l’arme qui demeura horizontale et recula.

Roman Ziolek tituba, prit le sabre à deux mains comme pour le sortir de son ventre, mais s’effondra en avant, à genoux, courbé comme s’il priait, tenant la lame qui le déchirait.

Avec un cri aigu, Halina échappa à Malko, se précipita sur son vieil amant, s’agenouilla dans le sang, lui releva la tête avec une infinie douceur. Elle hurla :

— Il est en train de mourir !

De nouveaux coups de sifflet retentirent. Maintenant, les participants de la réunion se sauvaient par toutes les ouvertures de la maison, pourchassés par des policiers et des miliciens. Heureusement ces derniers n’avaient pas prévu une opération d’envergure et n’étaient pas assez nombreux.

Malko courut jusqu’à Ziolek, releva son visage. Ses yeux étaient déjà vitreux, ses traits crispés par une souffrance indicible, insoutenable, les mains nouées autour de la lame pleine de sang. Il n’y avait plus rien à faire, le péritoine était perforé. Jerzy semblait aussi fou que Halina. Il marmonnait tout seul. Soudain, il se pencha et arracha la lame, ce qui était la plus sûre façon d’achever Ziolek. Halina poussa un hurlement sauvage.

Malko crut que Jerzy allait la frapper, mais il se contenta de garder son arme à bout de bras. Les sifflets étaient de plus en plus nombreux. Roman Ziolek râlait. Malko tenta d’arracher Halina de lui, mais elle résista.

— Vous ne comprenez pas ! cria-t-elle, je lui avais promis d’être là quand il mourrait. Et lui aussi… Il va mourir.

— Ils vont vous arrêter, dit Malko.

Elle ne répondit pas, tourna la tête et prit celle de Ziolek entre ses mains.

Il n’y avait rien à faire. Malko courut vers la porte, poussant Wanda, suivi de Jerzy. Au moment où des uniformes marron s’y encadraient : des hommes de la Milicja. La maison était cernée. Ils avaient trop attendu…

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