Chapitre XX

Un des miliciens leva sa mitraillette, menaçant Malko et Jerzy. Le jeune Polonais fit un bond en avant, à demi courbé, comme un fauve qui attaque. Tout fut simultané : le staccato de la mitraillette dont la rafale creva le plafond, le cri de l’homme égorgé et le bruit sourd de Jerzy retombant sur ses pieds, évitant le jet de sang qui jaillissait.

L’autre milicien leva son arme, visant Jerzy à bout portant. Malko n’eut que le temps de tendre le bras armé du Tokarev. Le projectile frappa le milicien sous l’œil gauche. Pendant une fraction de seconde, il demeura immobile, l’air stupide, puis sa bouche se tordit de façon asymétrique, il fit un pas en avant, penché comme s’il prenait le départ d’une course, puis tomba d’un bloc sans lâcher son arme. Malko, aussitôt, poussa Wanda en avant. Les coups de feu allaient attirer du renfort. Ils se retrouvèrent tous les trois dans le parc, plongèrent tout de suite sous les arbres, évitant le sentier menant à la grille. Des gens couraient dans tous les sens, on entendait partout des cris, des appels. La lueur d’un projecteur balaya le parc.

— Par ici, dit Jerzy.

Il les entraîna à l’opposé de la grille. Wanda avait du mal à courir sur le sol verglacé. Jerzy n’avait pas lâché son sabre. Il tremblait et il pleurait à la fois. Tout à coup, Wanda se laissa tomber en gémissant.

— Je ne peux plus, je ne peux plus, sanglota-t-elle. Malko l’aida à se relever.

— Courage, courage, vous allez quitter la Pologne avec moi.

— Quitter la Pologne ?

— Je n’ai pas le temps de vous expliquer, dit Malko.

La jeune femme se releva et continua à clopiner tant bien que mal. Ils avaient presque atteint le mur de clôture. On n’y voyait goutte. Jerzy se lança à l’assaut des pierres rendues glissantes par le gel, se hissa au faîte du mur. Malko l’aida à pousser Wanda qui souffrait beaucoup à cause de sa colonne cervicale fracturée. Enfin, ils réussirent à franchir le mur et retombèrent dans un champ gelé et désert.

À un kilomètre, on apercevait les lumières de Zalazowa. Ils se mirent à marcher, dans les sillons gelés, dans leur direction. Jerzy balançait toujours son sabre. Il se rapprocha de Malko, et dit d’une voix basse et éraillée par l’émotion :

— Je sais que je n’aurais pas dû le frapper. Mais il a fait trop de mal. Il le méritait.

— C’est fait, dit Malko. Espérons que Halina s’en sortira…

Ils marchèrent encore dix minutes en silence. Le froid était effroyable. Maintenant, ils n’étaient plus qu’à cent mètres de la route et à cinq cents mètres du village.

— Qu’allons-nous faire ? demanda Jerzy.

— Nous devons être à Varsovie dans une heure et demie, dit Malko. J’ai un moyen de quitter ce soir le pays. Il ne sera plus valable demain.

Le jeune Polonais s’arrêta, le fixant, hésitant.

— La voiture est de l’autre côté, dit-il. Zelazowa doit grouiller de miliciens.

— Je sais, dit Malko, mais c’est notre seule chance de leur échapper.

Ils se mirent en marche vers les lumières, en silence, avançant dans le fossé gelé. En approchant ils distinguèrent les bus, des voitures, toute une agitation. Des miliciens contrôlaient la circulation. Malko désigna la masse noire de l’auberge, à droite devant eux.

— Il faudrait la contourner par-derrière, dit-il.

Il pensa aux deux miliciens tués. Leurs amis recherchaient sûrement les meurtriers…

Soudain, un cri jaillit devant eux et, aussitôt, le faisceau d’une torche électrique balaya leur groupe. Cinq miliciens barraient la route, armés de longues matraques de bois, plus de quatre-vingts centimètres. L’un d’eux poussa un cri en désignant le sabre de Jerzy !

Ils n’étaient plus qu’à cent mètres de l’auberge. Malko vit les yeux fous de Jerzy, les cernes noirs sous ses yeux, la détermination de ses traits.

Le jeune Polonais poussa violemment Wanda en avant, faisant face aux cinq hommes qui barraient la route.

— Vite, sauvez-vous, cria-t-il. Passez par le champ. Je les retiens.

Malko hésita. Il était armé. Mais les coups de feu attireraient immanquablement d’autres miliciens. C’était un suicide. Wanda le tira par le bras.

Il y eut un cri aigu. Un des miliciens venait de se faire trancher le bras par le sabre. Il recula, tenant son moignon. Malko sauta hors du fossé, traînant Wanda. Un des miliciens voulut les poursuivre, mais glissa et s’étala par terre. Jerzy barrait la route aux autres, faisant de grands moulinets avec son sabre.

Malko et Wanda avaient pris vingt mètres d’avance. Ils coururent d’un trait jusqu’à l’auberge et se dissimulèrent dans l’ombre de son mur avant d’aller plus loin.

Des cris et des exclamations venaient de la route derrière eux.

— Mon Dieu, fit Wanda. Ils vont le tuer. Jerzy reculait pied à pied. Mais le cercle s’était refermé autour de lui.

De loin, Malko vit un des miliciens jeter sa longue matraque entre les jambes du jeune Polonais qui perdit l’équilibre. Aussitôt, un autre lui assena de toutes ses forces un coup de matraque sur la tête. Jerzy tomba à plat ventre, lâchant son sabre qu’un autre milicien balaya d’un coup de botte.

Ils se ruèrent à la curée. C’était à qui frapperait le plus fort. Le bruit mat du bois faisant éclater les chairs, brisant les os, écrasant les reins. Wanda se boucha les oreilles tandis que les miliciens s’acharnaient à coups de pied, à coups de leurs longues matraques. Jerzy ne bougeait plus depuis les premiers coups… Parfois, deux matraques se cognaient et cela faisait un bruit plus clair… C’était insoutenable, abominable.

Du pied, un des miliciens retourna le corps inerte et abattit sa matraque en travers du visage. Jerzy n’était plus qu’une bouillie innommable. Le son des coups avait changé, d’ailleurs. Enfin, les miliciens s’arrêtèrent, parlant entre eux. Malko tira Wanda. Tétanisée, la jeune femme se laissa faire. Ils glissèrent le long du mur sombre, parvinrent à l’autre côté, pour s’arrêter net. Un cordon de miliciens coupait la route. Avec des projecteurs portatifs. Pas question de passer. Malko revint sur ses pas, tirant Wanda. Ils trouvèrent une porte vitrée, fermée à clef. D’un coup de crosse du Tokarev, Malko brisa une vitre et tourna la poignée de l’intérieur.

La chaleur leur fit du bien, mais Wanda tremblait comme une feuille, encore sous le coup de l’horrible spectacle. Malko la garda contre lui. Le temps passait. S’ils n’étaient pas sortis de Zelazowa dans dix minutes, ils risquaient de ne jamais sortir de Pologne.

— Il faut essayer de partir d’ici, dit-il.

Wanda Michnik se laissa pousser docilement en avant. Ils débouchèrent dans un petit hall très chaud et très enfumé où une douzaine de personnes se bousculaient : des partisans de Roman Ziolek, affolés, traqués par les miliciens. À gauche il aperçut une salle à manger, mais personne ne s’y trouvait. Un civil en manteau de cuir fit signe impérieusement à Malko et à Wanda.

— Allez dehors, vite. Un policier.

Ils durent obéir. Dès qu’ils furent dehors, ils se retrouvèrent cernés par des miliciens aux visages mauvais qui poussaient tout le monde vers les deux bus. Le groupe des cinq miliciens revenait, tirant le corps de Jerzy au bout d’une corde comme une charogne. Wanda détourna la tête et vomit.

Malko, la main serrée sur la crosse du Tokarev, guettait le danger. Les miliciens étaient débordés et pas assez nombreux. Il baissa les yeux vers sa Seiko-Quartz. L’aiguille des secondes avançait avec une régularité lancinante. La marge diminuait entre la liberté et la mort.

Poussant Wanda devant lui, il se dirigea vers le premier bus. Un milicien les aperçut et leur cria :

— Pas celui-là, il est plein, l’autre !

Malko fit comme s’il n’avait pas entendu, et continua. Le milicien cria encore, mais il avait autre chose à faire. Effectivement, le bus était bondé. Malko poussa les gens à coups d’épaule, parvint à insinuer Wanda et lui au milieu des visages hagards, assommés. Tous ceux qui étaient là savaient qu’ils allaient se retrouver en prison, soumis à des vexations plus ou moins graves. Les portes se refermèrent avec un chuintement hydraulique. Le chauffeur était un milicien.

Malko échangea un regard avec Wanda. Il se pencha à son oreille.

— Pour le moment, nous allons vers Varsovie, c’est le principal.

Malko se glissa derrière le chauffeur. Il aperçut les feux rouges d’un autre véhicule devant : un fourgon gris de la Milicja.

Cela n’allait pas lui faciliter la tâche.

Wanda s’appuya contre lui et se mit à pleurer silencieusement. Dans sa poche, Malko sentait la lourde masse du Tokarev. Il était encore libre de son destin.

La route était rectiligne, déserte, le bus roulait à 70 à l’heure sans secousses. Les gens somnolaient à cause du chauffage mis à fond. Ils traversèrent Leszno sans ralentir, continuant vers Varsovie par la route secondaire. Malko avait encore trente minutes de calme avant d’agir. Il essaya de maintenir son esprit éveillé tandis que le bus roulait dans la campagne enneigée. Les premières maisons des faubourgs neufs de Varsovie apparurent. Puis quelques usines. Malko se raidit. Bientôt, les points de repère qu’il avait mémorisés allaient apparaître.

Le bus ralentit pour franchir un passage à niveau. Premier repère. Un kilomètre plus loin, il y en avait un second.

Le bus le franchit à son tour. Maintenant, ils étaient dans Varsovie. La route de Leszno se transforma en une avenue à deux voies avec un peu plus de circulation. Cinq cents mètres plus loin, il y avait un feu au croisement avec l’avenue Towarowa.

Le bus stoppa ; trois voitures derrière le feu qui était au rouge. Écartant les passagers, Malko s’approcha encore du chauffeur du bus. Le fourgon gris de la Milicja était le premier arrêté au feu.

Le feu passa au vert. Le fourgon démarra. Le chauffeur du bus relâcha son pied du frein. Au même moment, il sentit quelque chose de rond et de froid s’enfoncer dans son cou. Il tourna la tête pour se retrouver nez à nez avec le Tokarev. Derrière il y avait les yeux dorés de Malko, froids et décidés.

— Skrec na prawo,[45] dit Malko en polonais. Dans Towarowa.

Comme le chauffeur ne démarrait pas, pétrifié, des voitures klaxonnèrent derrière lui. Le fourgon de la Milicja avait déjà franchi le carrefour, continuant vers le centre. Malko accentua la pression de l’arme. Le chauffeur démarra enfin. Pour ne laisser rien au hasard, Malko se pencha en avant et commença à tourner lui-même le volant vers la droite.

Le chauffeur termina la manœuvre. Ils étaient dans Towarowa. Personne ne s’était aperçu de rien, sauf les voisins les plus proches de Malko qui n’en croyaient pas leurs yeux.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? fit le chauffeur, retrouvant son sang-froid.

Malko lui agita le canon de l’arme sous le nez.

— Cela veut dire que si tu ne vas pas très vite, tu prends une balle dans la tête.

L’autre accéléra de mauvaise grâce. Par chance, ils arrivèrent sur le carrefour quand le feu était au vert et le franchirent de justesse. Trois cents mètres devant il y avait la place Zawiski, un grand carrefour de cinq voies. Le fonçait dessus à 70 à l’heure. Malko se pencha pour apercevoir le rétroviseur et sentit son estomac se serrer. Le fourgon de la Milicja était derrière eux.

Cette fois, le feu était au rouge, mais il y avait un espace sur la gauche, en montant sur le terre-plein central. Malko enfonça pratiquement le Tokarev dans les narines du chauffeur.

— Passe au rouge, dit-il, et prends la route de Cracovie. Cette fois, le chauffeur n’hésita pas. Les roues gauches mordirent sur le terre-plein, le bus tout entier tressauta, le chauffeur écrasa le Klaxon, mit pleins phares et fonça dans le carrefour.

Heureusement, il n’y avait pas trop de circulation. Ils passèrent et s’engagèrent dans une avenue similaire filant vers le sud. La route de Cracovie.

Derrière, le fourgon de la Milicja s’était faufilé aussi. La voix monstrueuse de ses haut-parleurs éclata derrière eux.

— Plus vite, dit Malko. Plus vite.

Ils avaient encore une dizaine de kilomètres à parcourir jusqu’à Okecie. Rien ne se passa pendant deux ou trois kilomètres, puis, un passage à niveau apparut. En train de se fermer, Malko secoua le chauffeur.

— Vite, vite. Passe !

Le bus franchit les rails au moment où la barrière retombait. Un convoi de marchandises était prêt à s’engager. Le fourgon de la Milicja stoppa net devant la barrière baissée. Malko décida de profiter de ce court répit.

— Arrête-toi, dit-il au chauffeur milicien. Le bus stoppa en quelques mètres.

— Descends, dit Malko.

Celui-ci ouvrit la portière de son côté et sauta à terre. Malko se tourna vers les passagers et cria de toute la force de ses poumons :

— Nous allons essayer de quitter la Pologne. Que ceux qui veulent descendre le fassent. Vous avez une minute. Ensuite, il sera trop tard. Je ne peux répondre à aucune question.

Dans un brouhaha indescriptible, les quatre portes du bus s’ouvrirent. Malko surveillait anxieusement le passage à niveau. Quelques personnes descendirent, dont une femme qui pleurait.

— Je voudrais tant partir, cria-t-elle, mais mon mari, mon pauvre mari…

Les derniers wagons du train de marchandises étaient en train de défiler. Malko appuya sur la fermeture hydraulique des portes et tendit le Tokarev à Wanda.

— Tenez ça. Que personne ne s’amuse à m’attaquer dans le dos. N’ayez pas peur, ça va être dur, mais nous y arriverons.

Il prit le siège du chauffeur et enclencha les vitesses. Un homme coincé dans une des portes arrière tomba sur la route en criant. Malko écrasa l’accélérateur du bus qui prit de la vitesse. Les barrières n’étaient pas encore levées. Maintenant, il se sentait parfaitement calme. Il n’y avait pas de retour possible en arrière. Dans très peu de temps, ils allaient avoir toutes les forces de police de la Voïvodie de Varsovie à leurs trousses.

Il restait exactement dix-sept minutes avant l’heure prévue dans son plan. Dans le bus, les gens criaient, chantaient, pleuraient. Personne ne savait ce qui allait vraiment se passer. Personne, même pas Wanda qui brandissait le Tokarev.

Coups de Klaxon furieux, appels de phares, le fourgon de la Milicja, qui avait enfin franchi le passage à niveau, essayait de doubler. Malko resta au milieu de la route. L’embranchement pour Okecie se rapprochait. Malko attendit le dernier moment pour freiner, prit le virage si vite que le bus se coucha complètement. Les passagers crièrent, puis tout repartit dans le hurlement du diesel… Derrière eux, le fourgon de la Milicja faisait hurler sa sirène. Malko se demanda s’il avait la radio.

Le paysage avait changé, presque plus de maisons, les champs enneigés, des sapins. Ils approchaient de l’aéroport. Soudain, Malko aperçut dans le brouillard un feu tournant bleu et des lumières jaunes.

Le fourgon de la Milicja avait bien une radio ; ils fonçaient sur un barrage routier. Il se cala dans son siège espérant qu’ils n’auraient pas de herse… Mais les Polonais ne pouvaient pas imaginer le plan de Malko. Il se retourna et cria :

— Que tout le monde se couche ! Il y a un barrage.

Les passagers obéirent au milieu des cris de terreur. Seule, Wanda demeura debout.

Malko ralentit. Deux miliciens, mitraillette au poing, lui faisaient signe de se ranger sur le côté. Il mit son clignotant, fit semblant d’obéir. Puis, au moment où il arrivait à la hauteur des miliciens, il donna un brusque coup de volant vers la gauche et écrasa l’accélérateur. Un des miliciens disparut, happé par l’aile gauche, l’autre eut le temps de reculer, leva son arme et arrosa le flanc du bus. L’avant de ce dernier heurta un des fourgons gris disposés en chicane et le fit reculer dans un fracas de verre brisé. Malko reçut le volant horizontal dans l’estomac et perdit le souffle pour plusieurs secondes. Il entendit des coups de feu, vit des lueurs orange, puis ce fut le silence.

Ils étaient passés. Okecie se trouvait à un kilomètre. Malko se retourna. Wanda souriait toujours bravement derrière lui, mais des passagers gisaient sur leurs sièges et dans la travée centrale, blessés ou morts. Wanda se pencha vers Malko.

— Où allons-nous ? Ils ne nous laisseront jamais prendre un avion…

— Nous ne passerons pas par l’aéroport, dit Malko.

La route se scindait en deux. Il prit l’embranchement de gauche qui faisait le tour de l’aéroport ceinturé d’une clôture de barbelés. À travers les sapins, il aperçut des voitures et une animation insolite devant le bâtiment de l’aérogare : on l’attendait là.

Maintenant, il roulait le long du terrain. Il apercevait les feux de balisage de la piste à travers le brouillard. Son cœur se mit à battre plus vite. Tant de choses avaient pu se passer.

Une des grilles d’accès du terrain se trouvait un kilomètre plus loin. Il savait par cœur le plan de l’aéroport. La grille franchie, il lui faudrait tourner à droite, rouler cinq cents mètres environ pour trouver l’extrémité de la piste 11-29, la plus courte. Au bout de six cents mètres environ il trouverait le taxiway parallèle à la piste la plus longue, la 15-33. Il fallait tourner à gauche sur le taxiway et le suivre pendant un peu plus de huit cents mètres.

Il ralentit, braqua tout à droite et fonça sur la grille. Le lourd bus la défonça sans effort, mais le pare-brise devint opaque sur le côté droit.

Hurlements de passagers secoués par le choc. Wanda titubait, accrochée à un montant métallique. Malko était en sueur.

Il ralentit pour être certain de ne pas se perdre, trouva immédiatement le chemin cimenté. Hors des pistes le brouillard était encore plus épais. Heureusement, on ne pouvait le voir des bâtiments de l’aéroport, distants de mille cinq cents mètres environ. En se rapprochant, il distingua quelques avions sur les aires de parking. Enfin, il repéra les balises jaunes et bleues signalant l’extrémité de la piste 11-29. Il arriva dessus et l’emprunta, se rapprochant encore de l’aéroport.

Soudain, alors qu’il allait tourner à gauche dans le taxiway, il eut un choc au cœur.

L’avion qu’il cherchait se trouvait juste devant lui, sur le parking n°1. Pas du tout prêt à décoller.

Du coup, au lieu de tourner à gauche, il prit à droite et s’arrêta juste derrière la grande dérive. Dans l’ombre, il ne pouvait voir l’immatriculation, mais le Hercules possède une silhouette très particulière, avec ses quatre gros moteurs, son aile haute et sa grande dérive carrée.

Il stoppa le bus, ne sachant plus quoi faire. Aussitôt, les passagers, qui s’étaient tus jusque-là, l’assaillirent de questions, affolés. Il essayait de se contrôler dans le brouhaha, de comprendre. Quel contretemps avait fait tout basculer ? Maintenant, il était perdu. Soudain, un détail lui sauta aux yeux. La base de la dérive de l’avion qu’il avait devant lui était anormalement épaisse. Comme un gros bourrelet.

Ce fut l’illumination ! Ce qu’il avait devant lui était un Antonov 22, un appareil de transport soviétique copié sur le Hercules, mais doté d’une tourelle de tir à l’arrière, et non le Hercules canadien qui devait l’emmener hors de Pologne.

Fiévreusement, il fit marche arrière, puis demi-tour, retraversa le runway et reprit le taxiway.

Six cents mètres plus loin, il poussa un cri de joie. Les feux de position d’un avion émergeaient du brouillard. Il continua à rouler, arriva juste derrière l’appareil. Cette fois c’était un Hercules ! Son Hercules. Les quatre moteurs tournaient, en train de faire le point fixe, dans un grondement infernal.

Prenant l’extrême gauche, il doubla l’appareil immobile et vint stopper en biais devant le nez du gros appareil. Le pilote devait le guetter, car aussitôt il alluma ses phares d’atterrissage, éclairant le bus. Malko lui adressa de grands gestes par la glace baissée et aperçut le pilote qui tendait le bras hors du poste de pilotage, le pouce levé. Derrière lui, c’était du délire.

— Qu’est-ce qu’on fait ? Où va-t-on ? criaient les passagers. Ils vont nous rattraper.

Sans leur répondre, Malko repartit, contournant l’avion pour revenir derrière lui. Il y eut un concert d’exclamations dans le bus. Les passagers venaient de voir la grande porte arrière en train de s’abaisser pour se transformer en rampe d’embarquement ! Le temps que Malko ait effectué sa manœuvre, la rampe touchait le sol, avec un angle de 20°, découvrant un gouffre noir : l’intérieur de l’appareil. Malko assura ses mains sur le volant et lança le bus en avant. Il y eut une secousse lorsque les roues avant mordirent sur la rampe, tout le bus se souleva, comme s’il décollait, le diesel rugit et les roues arrière s’accrochèrent à leur tour sur la rampe.

En dix secondes, le gros bus venait d’être « avalé » par le Hercules !

Il était temps, un ballet de feux bleus clignotants se ruait derrière eux, sur le taxiway.

Alors même que la rampe n’était pas encore remontée, le gros appareil commença à rouler. Les passagers hurlaient de terreur ou de stupéfaction. Plusieurs hommes s’affairaient autour du bus, se hâtant de l’arrimer. Il y eut une légère secousse. Le Hercules venait de quitter le sol.

Malko coupa le contact, épuisé. Il émergea de son siège, juste pour tomber dans les bras de Wanda. Trois passagers étaient tassés sur leur siège. Morts. Deux autres, blessés légèrement, se dirigeaient vers la porte. Le Hercules prenait lentement de la hauteur.

Malko sauta à terre dans la carlingue. Un homme en salopette grise vint à sa rencontre, la main tendue.

— George Hawks, dit-il. De la Canadian International Charter. Vous nous avez fait une belle peur avec votre engin. On nous avait annoncé une voiture !

— Il n’y a pas eu de problèmes ? demanda Malko.

— Pas trop. Mais il était temps que vous arriviez. On avait raconté à la tour une histoire de circuit hydraulique à vérifier. Mais on ne pouvait pas attendre indéfiniment. Il fallait décoller ou revenir au parking.

— Et maintenant ?

— Dans trente minutes, nous serons sortis de l’espace aérien polonais. Nous filons droit sur le nord, vers la Baltique. Nous allons voler à six cents pieds pour échapper aux radars.

C’était du beau travail. Malko avait eu l’idée, en voyant le déménagement de l’ambassade U.S., d’utiliser pour son évasion le Hercules d’une compagnie canadienne de charter habituée à travailler pour le State Department… Il avait fallu tordre pas mal de bras et faire miroiter quelques dollars, canadiens et américains. La C.I.A. avait eu la main lourde. Une panne providentielle avait retardé le départ du Hercules. Jusqu’au lundi soir.

Une femme descendit du bus, se précipita vers Malko. Elle l’étreignit, disant des mots sans suite. Le Canadien la regardait, ému. Quand elle lâcha Malko, il lui demanda :

— Qui sont tous ces gens-là ? Ce n’était pas prévu. On va avoir quelques problèmes à l’arrivée.

— Ils en auraient eu encore plus s’ils étaient restés, dit Malko.

Le Hercules continuait à s’éloigner de Varsovie de toute la puissance de ses quatre turbo-propulseurs. Le Canadien hocha la tête.

— Beau travail. Faudra rendre leur bus aux Polonais. Qu’est-ce qu’elle a cette petite, elle pleure ?

Wanda était descendue du bus. Appuyée à la paroi, elle pleurait sans pouvoir s’arrêter. Le Canadien s’approcha d’elle :

— Don’t cry, Miss. It’s gonna be all right. It’s gonna be all right[46].

Les pleurs de Wanda redoublèrent.

— Elle pleure le printemps, dit Malko.

Le Canadien secoua la tête sans comprendre. Décidément, ces gens de la C.I.A. étaient tous un peu bizarres.

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