— Passeport !
L’uniforme verdâtre de la milicienne-douanière semblait taillé dans du duvet de crocodile. Elle feuilleta le passeport de Malko avec l’expression aimable d’un caissier de banque découvrant un faux billet et jeta un coup d’œil dégoûté à sa valise Vuitton.
— Nothing spécial ? demanda-t-elle dans son anglais succinct.
À l’entrée en Pologne, il fallait tout déclarer : même ses boutons de manchettes. Et bien entendu, les précieux dollars au cours énormément extensible. Averti par la station C.I.A. de Vienne, Malko s’était bien gardé de changer de l’argent à l’aéroport. Au cours normal : 25 zlotys pour un dollar. C’était un attrape-nigaud. Dans tous les hôtels, on avait 60 zlotys pour le même dollar. Cours officiel « touristique ». Dans la rue, au marché noir, le pauvre zloty fondait comme un ice-cream. Jusqu’à 150 pour un dollar. Ce qui faisait dire aux mauvaises langues que la seule vraie monnaie ayant cours en Pologne était le dollar.
La milicienne-douanière farfouilla pour la forme dans sa valise qu’elle referma, écœurée de tant de luxe. Puis, elle appuya sur le déclenchement de la barrière donnant sur le hall d’entrée. Malko la franchit et elle claqua derrière lui avec un bruit qui lui parut sinistre.
L’enfermant dans un autre monde.
Il se retourna. La Caravelle d’Air France qui l’avait amené de Paris était encore là. Malko regrettait déjà son vol. Il y avait peu de chances, à Varsovie, qu’il retrouve la cuisine servie sur Air France entre Paris et Varsovie.
C’est Alexandra, sa fiancée de toujours, qui l’avait entraîné à Paris. Lorsqu’il lui avait appris son nouveau départ, folle furieuse, elle avait décidé d’aller se changer les idées chez des amis parisiens. Comme elle prétendait n’avoir plus rien à se mettre, Malko avait laissé chez Saint-Laurent une partie de sa future prime de risques… Alexandra, après l’avoir remercié comme il convenait, ce qui avait considérablement réduit leur temps de sommeil, l’avait accompagné à Roissy.
S’émerveillant devant le superbe aéroport tout neuf et fonctionnel. Plein de boutiques, aussi. Ce qui lui avait permis de découvrir la montre dont elle rêvait depuis longtemps. Pour une fois, Malko, qui conduisait la voiture qu’il laissait ensuite à Alexandra, n’avait pas piqué de crise de nerfs. Vingt minutes d’autoroute, un parking dans l’aéroport même, desservi par des ascenseurs pratiques. Et des vols pour toute l’Europe. En sortant de Roissy, on avait envie d’aller mettre le feu à Heathrow ou à Francfort, les deux aéroports-cauchemar.
Avant de quitter Malko, devant un des tunnels transparents futuristes qui menaient aux salles de départ, Alexandra lui avait dit gentiment, montrant l’ensemble tout neuf qu’elle étrennait :
— Tu vois, si tu ne reviens pas, je n’aurai pas tout perdu…
Heureusement, elle avait racheté cette monstruosité par une étreinte qui avait failli faire rater à un groupe de prêtres le vol d’Air France pour Rome…
Ensuite, cela avait été le monde douillet et calme de l’Airbus. Il avait presque regretté le charme désuet des Caravelle encore en service sur certaines lignes européennes. Mais tout allait si vite. Bientôt, elles allaient disparaître, remplacées par des Boeing « 737 ».
Un homme mal habillé s’approcha de Malko et murmura « Dollars ? » l’arrachant à sa rêverie.
C’était la première fois, depuis longtemps, qu’il se rendait dans un pays de l’Est. Il était dans la gueule du loup. L’aéroport de Varsovie, Okecie, était grand comme un placard à balais. Sinistre, entouré de bois enneigés. Sans répondre à celui qui l’avait interpellé, Malko se mêla aux passagers qui se dirigeaient vers le bus allant en ville, sa valise à bout de bras. Pas de porteurs, pas de taxis. En sus de la sienne, il prit la valise qui semblait remplie de plomb, d’une Française blonde et boulotte. Ils s’assirent ensemble, juste derrière le chauffeur. Le bus était chauffé, heureusement, car il faisait un froid à ne pas mettre un ours blanc dehors.
Tout semblait lugubre à Malko. Les bâtiments gris, les gens pauvrement vêtus, emmitouflés dans d’invraisemblables accoutrements, avec de curieuses casquettes poilues. Le bus démarra et s’engagea dans une autoroute bordée de H.L.M. enneigées. De rares voitures. Le ciel était bas, gris, écrasant.
Malko était certain d’être surveillé depuis sa descente d’avion. Son visa avait été accordé avec une célérité étrange par le consulat polonais de Vienne. Trois jours au lieu de quinze. Comme si les Polonais avaient été ravis de le voir arriver. Il essaya de ne pas penser aux difficultés qui l’attendaient. Sa voisine, qui cherchait visiblement à engager la conversation, fascinée par ses yeux d’or, demanda :
— C’est la première fois que vous venez à Varsovie ?
— Oui, dit Malko. Je voyage peu en Europe de l’Est.
— Ah, mais vous voyagez beaucoup, j’ai vu les étiquettes sur votre valise… Vous avez déjà pris le Concorde ?
— Oui. C’est assez fantastique.
— Vous n’avez pas eu peur ? Il paraît qu’il y a des pannes…
Malko sourit.
— Vous savez, tous les avions ont des maladies de jeunesse. Les premiers « 707 » et « 747 » en avaient eu d’autres, c’était plus ennuyeux qu’un voyant qui s’allume… Je crois que cela a été beaucoup grossi. Tout le monde n’aime pas le Concorde. En tout cas, je le reprendrai avec plaisir. Et sans crainte.
— Ah bon, vous me rassurez, dit la Française boulotte. Je dirai ça à mon mari. Parce que je voudrais bien aller à New York avec. Trois heures et demie, vous pensez…
En attendant, ils étaient loin de l’Amérique. Le bus entrait dans Varsovie. L’énorme gâteau de pierre grise du Palais de la Culture, construit par les Soviétiques en 1956, apparut dans le brouillard, dominant Varsovie de ses 235 mètres, comme un sinistre château fort de cauchemar. Les Varsoviens disaient que l’homme le plus heureux de Varsovie était son concierge, le seul habitant de la ville à ne pas l’apercevoir de sa fenêtre en se réveillant.
Le bus tourna dans Marszalkowska, la grande artère nord-sud, bordée d’immeubles modernes, alternant avec des terrains vagues. Une foule compacte, silencieuse, engoncée dans de lourds manteaux, se pressait sur les trottoirs. C’était le quartier des grands magasins. Où on ne trouvait d’ailleurs rien. Puis le bus tourna à droite, dans Krölewska. L’hôtel Victoria, construit par les Suédois, se trouvait en face de l’esplanade où jadis se trouvait le Palais Royal. De l’autre côté, dans le brouillard, on apercevait la masse blanche de l’Opéra. Le Victoria, avec ses cinq étages de ciment et de glaces, tranchait sur la grisaille de la ville comme un diamant sur des cailloux. Bien que ce fût un sentiment illusoire, Malko se sentit mieux en pénétrant dans le hall qui ressemblait à celui de n’importe quel hôtel américain. Il y avait même une exposition de peintures dans le lobby. Sa chambre était fonctionnelle et confortable. Il vida sa valise, se passa un peu d’eau de toilette Jacques Bogart sur le visage et, avant de sortir de la chambre, il prit le soin d’enrouler un cheveu autour d’une des serrures de sa valise. Juste pour voir…
Il se sentait oppressé. En roulant dans Varsovie, il avait réalisé tout le paradoxe de sa mission : ou il échouait, ou il confirmait ses soupçons sur Roman Ziolek et les services polonais feraient tout pour le liquider. Dans un pays où ils étaient tout-puissants… Plusieurs taxis attendaient devant l’hôtel. Le premier refusa de le prendre, le second aussi… Écœuré, il partit à pied, le visage haché par une brise glaciale, pénétrante. Au bout de cent mètres, il avait envie de hurler et ne sentait plus son visage. Autour de lui, les piétons semblaient tout aussi frigorifiés que lui. Il longea le hideux Palais de la Culture, suivant Marszalkowska sur plus d’un kilomètre vers le sud. Lorsqu’il arriva en vue du bureau de la Lot, sur Warynskiego Ludwika, il avait l’impression d’avoir traversé la Russie à pied. Il demeura plusieurs minutes à se réchauffer, sans pouvoir prononcer un mot. Les lèvres gelées. Enfin, il s’approcha d’un des guichets.
— Mr. Lowicka ?
L’employée blonde aux cheveux filasse se leva et alla chercher un garçon rondouillard avec de grosses lunettes de myope.
— Je suis Mr. Linge, dit Malko, je viens chercher mes billets pour Cracovie.
Le Polonais sembla se réveiller, examina Malko d’un coup d’œil rapide et sourit.
— Ah oui, ils sont prêts.
Il alla fouiller dans un classeur, en tira une enveloppe cachetée qu’il tendit à Malko.
— Voilà, bon voyage, monsieur.
Malko empocha l’enveloppe et fila vers la sortie. Cette fois, il attendit qu’un taxi s’arrête pour décharger des gens et se précipita, un billet d’un dollar à la main. Trente secondes plus tard, il roulait vers le Victoria… Alors, seulement, il ouvrit l’enveloppe. En plus du billet aller-retour pour Cracovie, il y avait un carré de papier blanc et quelques mots en anglais.
Ce soir. Opéra. Salle Émilia. Devant le buste de Mylakarskego. Entracte.
Il roula le papier en boule dans sa poche. Lowicka était un « contact » de la station C.I.A. de Varsovie. Malko avait son premier rendez-vous avec un opposant au régime. Quelqu’un qui était proche de Roman Ziolek. Une certaine Wanda Michnik. Chanteuse « pop » passée à l’action politique. Il ne restait plus qu’à trouver une place pour l’Opéra.
Lorsqu’il posa la question à l’employé du desk au Victoria, le Polonais secoua la tête d’un air découragé.
— Pas avant quinze jours, sir. C’est complet.
— Ah, c’est ennuyeux, fit Malko en jouant avec un billet de cinq dollars.
Il disparut dans les doigts du concierge comme une mouche dans la gueule d’un lézard.
— Je crois que je trouverai une place, fit le Polonais. Je ferai monter le billet dans votre chambre. L’Opéra commence à huit heures…
En Pologne, toutes les choses sérieuses, y compris les putes, se payaient en dollars.
Malko se dirigea vers l’ascenseur, rassuré. Cinq dollars, au cours du marché noir, cela représentait une semaine de salaire…
Il commençait bien sa partie de « qui perd gagne ».
Le capitaine Stanislas Pracek tira pensivement sur son fume-cigarette. Rapidement il relut le rapport qu’on venait de lui apporter du Bureau des Passeports, une annexe du Directorat n°1.
Ainsi, les Américains poursuivaient leur enquête. La partie allait être serrée, mais finalement cela l’arrangeait plutôt car la mort stupide de Julius Zydowski avait créé une situation délicate. C’était à lui de la rétablir. De son petit bureau situé près du ministère de l’Intérieur, rue Rakowiecka, il pouvait tirer toutes les ficelles. Les différents Directorats du S.B. étaient prêts à lui apporter toute l’aide nécessaire. Il appuya sur une sonnette, appelant un planton.
Il était temps de pousser le premier pion.
D’après la tête de ses voisins, Malko conclut que les premiers rangs de l’Opéra devaient être attribués en priorité aux stakhanovistes extrayant dix tonnes de charbon à l’heure ou aux bons citoyens ayant dénoncé au moins dix contre-révolutionnaires… Ce qui se passait sur scène n’était guère plus gai. Une cantatrice, monstrueuse de laideur, émettait dans une langue incompréhensible des glapissements évoquant les plaintes d’un chat dont la queue serait prise dans une porte. Heureusement, de temps à autre, des coups de cymbales couvraient sa voix.
Les heureux privilégiés écoutaient, béats, cette cacophonie. À leur décharge, il faut dire que les distractions sont rares dans les pays de l’Est. Malko se souvint du cas d’un de ses amis diplomates en poste à Moscou qui avait vu 71 fois le Lac des cygnes…
La salle était pleine, sauf quelques fauteuils dont celui à droite de Malko, au troisième rang.
Le rideau tomba pour un changement de décor. Enfin, le silence. Au même moment, une apparition quasi divine dans cet environnement déprimant ramena Malko à la vie. Une grande jeune femme blonde qui se hâtait dans l’allée centrale. Il l’observa avec une incrédulité ravie. De grandes tresses blondes nouées sur la tête, un visage presque mongol avec de hautes pommettes saillantes et des yeux très bleus. Et surtout une ahurissante poitrine, moulée dans un haut très ajusté, qui la faisait ressembler à un personnage de bande dessinée pour adultes. Deux obus qui pointaient à l’horizontale, soutenus par une armature invisible, à la courbe nette comme un dessin d’architecte, à la limite de la disproportion.
Malko vit des hommes, qui ne savaient sûrement pas épeler le mot sexe, se dévisser le cou sur le passage de l’inconnue. Celle-ci s’arrêta devant la rangée de Malko. Visiblement la place vide à côté de lui était la sienne. Le bas valait le haut. Une longue jupe noire moulait des hanches épanouies, coupée de brandebourgs qui empêchaient une grande fente, devant, de devenir trop indiscrète. Lorsque l’inconnue croisa les jambes, Malko aperçut des mollets musclés et des escarpins à talons très hauts.
Entre les nattes et les talons, l’inconnue dépassait 1 m 80. Superbe bête.
Le rideau se releva. Sa voisine n’avait même pas effleuré Malko de son regard. Il voyait d’elle un profil net, un menton volontaire. Le parfum qui l’entourait n’avait sûrement pas été fabriqué sur les bords de la Vistule.
Les hurlements reprirent sur scène et Malko se plongea dans la réflexion. La présence de l’inconnue à sa gauche n’était sûrement pas due au hasard. Le S.B. avait dû réexpédier dare-dare dans sa mine de charbon un travailleur méritant pour le remplacer par cette créature de rêve. Les Polonais réagissaient vite et étaient bien informés.
Malko se mit à penser à son rendez-vous. Il se savait étroitement surveillé. Comment faire ?
Sur scène, l’héroïne plongea un poignard de carton dans la poitrine du baryton, ce qui fit baisser l’intensité des glapissements. Malko put se concentrer un peu mieux. Sa voisine décroisa les jambes, provoquant un petit crissement soyeux et agréable, et applaudit.
Malko rêvait à un bombardement qui aurait transformé l’Opéra en un petit tas de cendres, lorsque le rideau tomba sur la première partie.
Avant qu’il ait eu le temps de se lever, sa voisine avait abandonné son siège. Oubliant que son sac était sur ses genoux. Celui-ci bascula, vomissant son contenu. N’écoutant que sa galanterie, Malko se précipita à quatre pattes sous les sièges, réunissant les objets épars. Il fut récompensé par un sourire radieux.
— Oh, Thank you.
— Pourquoi parlez-vous anglais ? demanda Malko.
La blonde accentua son sourire.
— À cause de vos vêtements. Vous n’êtes pas polonais…
— Non, c’est vrai, je suis autrichien.
— Ah ! dit-elle. Je parle un peu allemand… Je suis d’origine allemande.
Tout le monde se leva. Malko aussi. Il se retrouva, marchant dans l’allée à côté de l’inconnue, sous les regards envieux des stakhanovistes.
— Il fait chaud ici, dit-elle soudain. J’ai soif.
— Il y a sûrement un bar, dit Malko.
— Oui, à droite.
Piégé. Le contact était établi. Mais il préférait savoir à qui il avait affaire. À droite du foyer se trouvaient plusieurs petits stands où des matrones rébarbatives débitaient des pâtisseries douteuses et des boissons aux couleurs étranges, style limonade de foire.
On buvait beaucoup. Malko se fit servir contre quelques zlotys deux verres d’un liquide violet et revint vers sa voisine. Celle-ci l’observait comme un entomologiste prêt à disséquer un insecte. Avec un regard absolument impénétrable. De près, sa poitrine était encore plus étonnante… On avait envie d’y mettre les mains. Grâce à la haute taille de la jeune femme, ce n’était pas monstrueux. Le haut noir avait un col officier et semblait ajusté au millimètre grâce à une multitude de boutons le fermant de haut en bas.
— Je m’appelle Anne-Liese, fit l’inconnue. Et vous ?
— Malko Linge, dit Malko. Vous parlez remarquablement bien allemand.
Anne-Liese eut un sourire modeste :
— Oh ! je vois beaucoup d’Allemands. Je travaille pour ORBIS, l’organisation de tourisme. J’ai quelques jours de repos et j’en profite pour faire ce que je veux. Si je peux vous aider, je connais tous les coins amusants de Varsovie, je sais où on trouve du caviar. Du russe, évidemment.
— Le caviar m’intéresse toujours, dit Malko.
Le temps passait et l’entracte n’allait pas durer éternellement. Il trempa ses lèvres dans la boisson violette, posa le verre encore plein et dit :
— Je vous prie de m’excuser, je voudrais me laver les mains.
— C’est là-bas, à gauche, dit Anne-Liese.
Il était déjà parti, rentrant dans le foyer, en tournant à droite. Les toilettes se trouvaient de l’autre côté du grand escalier menant aux salles du bas. Au lieu de continuer tout droit, Malko plongea dans les marches, hors du champ de vision de son encombrante conquête.
Excepté deux ouvreuses en gris fer, aux mollets de coureur cycliste, la salle Émilia était déserte. Malko regarda le nom inscrit sur le socle de la première statue. « Hemingway. » Il continua et s’aperçut que la salle était en L. La seconde partie était aussi vide que la première, à l’exception d’une seule personne. De dos devant une statue. Malko ne voyait d’elle que des cheveux blonds courts, une robe bleue mal coupée et des bottes noires. Avant même d’avancer, il fut certain qu’il s’agissait du buste de Mylakarskego. Normalement, ces salles servaient de promenade aux spectateurs, mais ceux-ci préféraient demeurer agglutinés autour des buffets sans alcool.
Il fit quelques pas en direction de l’inconnue, et celle-ci, entendant du bruit, se retourna. Il aperçut un nez retroussé, une bouche molle et sensuelle, des yeux très bleus, une expression ouverte et inquiète. De grands cernes bistre soulignaient les yeux. Une lueur chaleureuse passa dans son regard, aussitôt éteinte. La fille – ce ne pouvait être que Wanda Michnik – pivota et se replongea dans la contemplation de la statue. Malko se retourna. Un homme à lunettes examinait le buste de Beethoven, son programme à la main.
Wanda Michnik revint sur ses pas, passa devant Malko. Cette fois, il lut dans son regard un mélange de peur et de désespoir. Elle disparut dans le grand escalier et il la suivit à distance.
Elle s’assit à l’avant-dernier rang sur la droite. Contenant sa rage, il retourna vers le bar. Le S.B. venait de marquer un point. La pulpeuse Anne-Liese n’était qu’un des éléments de la souricière. Ou Wanda Michnik s’était affolée pour rien. Ce qui n’était pas impossible. Dans ce cas, il faudrait la rattraper plus tard.
Anne-Liese, altière comme une walkyrie, l’accueillit d’un sourire un peu pincé.
— Ach, je vous croyais perdu. Cet Opéra est si grand !
Elle se tenait tellement droite que ses seins semblaient encore augmenter de volume. Malko ne put s’empêcher de se demander quelle consistance ils avaient. Une sonnerie retentit : la fin de l’entracte. Anne-Liese passa son bras sous le sien, avec l’énergie d’un catcheur. Il effleura au passage la masse tiède d’un sein.
Cette fois, les stakhanovistes eurent des regards carrément furieux.
Tout le temps du second acte, la Polonaise se tint toujours aussi droite, mais, cette fois, il émanait d’elle une sorte de magnétisme animal qui se décuplait chaque fois qu’elle croisait ou décroisait les jambes. Le brandebourg le plus bas, sur la jupe, ne parvenait pas à fermer le tissu plus bas qu’à mi-cuisse. Il semblait maintenant à Malko que chacun de ses gestes lui était adressé. Profitant d’un moment de silence, elle se pencha sur lui.
— Vous connaissez le Krokodyl ? C’est un restaurant amusant, où on peut souper. Je les connais, nous pourrions avoir des places sans réserver… Mais peut-être voulez-vous aller vous coucher.
— Non, non, assura Malko.
Avant le Krokodyl, il fallait parler à Wanda Michnik. La belle Anne-Liese devait dépendre directement du Directorat n°1. Le bureau technique opérationnel. C’était du travail soigné, même s’il manquait de finesse.
Enfin, c’était fini, ils étaient tous morts ! Malko se leva le premier. Anne-Liese lui jeta un regard surpris.
— Je ne suis pas au même vestiaire que vous, dit-il, retrouvons-nous à la sortie. En bas.
Il fonça à travers les travées et repéra Wanda Michnik. Il descendit le grand escalier derrière elle qui tourna à gauche vers un vestiaire encore vide. Pas question de garder un manteau : à l’entrée, les ouvreuses vous forçaient à vous dépouiller avec l’énergique sollicitude des gardiennes de goulag. Du coin de l’œil, Malko aperçut Wanda Michnik attrapant une peau de mouton retournée.
Pas question de sortir sans manteau par -10°C. Son vestiaire à lui était déjà assiégé par une meute compacte. Il prit son ticket et l’enroula dans un billet de un dollar, se fila au premier rang et le brandit devant le nez de la préposée.
L’effet fut instantané : laissant tomber le vison qu’elle tenait, elle prit le ticket de Malko, ignorant superbement les vingt mains qui se tendaient vers elle.
Entre un dollar[25] et cinq zlotys, l’hésitation n’était pas permise. Malko, sa pelisse sur le bras, fonça vers la sortie. Anne-Liese était en train de descendre le grand escalier, superbe et distante, suivie par les regards humides des stakhanovistes. Malko écarta le rideau de cuir coupe-froid et chercha des yeux Wanda Michnik.
Des dizaines de bus stationnaient en face de l’Opéra ainsi que quelques taxis. Déjà assiégés par la foule. Wanda se précipita vers le premier. Aussitôt, le chauffeur, qui venait de refuser de charger deux couples, baissa sa glace et l’appela. Malko était trop loin pour comprendre leur conversation, mais il vit le chauffeur hocher la tête affirmativement et Wanda s’engouffra dans le véhicule, une Fiat Polski noire.
Bousculant les spectateurs qui couraient vers les bus, Malko se précipita, dérapant sur le verglas. Le taxi démarrait. Il cria :
— Wanda !
Qu’elle l’ait entendu ou non, la jeune femme se retourna et l’aperçut. À son geste, il devina qu’elle disait au chauffeur de stopper. Mais le taxi ne s’arrêta pas. Malko la vit tenter d’ouvrir la portière et se rejeter sur la banquette avec une expression terrifiée.
Le taxi accéléra, filant vers Senatorska. Malko s’arrêta, ivre de rage. Wanda Michnik venait de se faire enlever sous ses yeux par une voiture du S.B. dont les portières n’avaient pas de poignées à l’intérieur. Voilà pourquoi il avait refusé d’autres clients.
Un coup de klaxon le fit sursauter. Un taxi vide arrivait sur l’esplanade. Un taxi radio, portant le numéro d’appel sur la portière : 919. Quarante personnes couraient déjà vers lui. Malko plongea la main dans sa poche, ramena un billet de vingt dollars et le brandit devant le pare-brise.
Le taxi fit un brusque écart, manquant écraser un vieux couple, et s’arrêta à la hauteur de Malko.
Celui-ci s’y jeta. Pas un murmure dans la foule. Un homme capable de payer 20 dollars pour un taxi – un mois de salaire – méritait le respect. Le chauffeur se retourna, hilare.
— You American ? I spent two years in America.
Son anglais était douteux, mais Malko eut envie de l’embrasser. On apercevait encore les feux rouges du Polski noir s’éloignant dans Senatorska. Il les montra au chauffeur.
— Ma girl-friend est dans cette voiture, dit-il. Nous nous sommes disputés, je veux la rattraper.
Le chauffeur eut un hochement de tête compréhensif et démarra en trombe. Malko se retourna pour apercevoir la haute silhouette d’Anne-Liese émerger de l’Opéra, dominant la foule. La fin d’une belle histoire d’amour. Le taxi zigzaguait sur le sol verglacé.
Dieu merci, la circulation était assez fluide pour qu’il n’y ait pas de problème. Malko se demanda soudain ce qu’il allait faire. Les Polonais étaient chez eux et ne lui feraient pas de cadeau. Mais, s’il ratait Wanda Michnik, il pouvait reprendre le premier avion.
Il se pencha en avant. Les feux rouges du faux taxi se rapprochaient. Dans quelques instants, il l’aurait rattrapé. Le chauffeur se retourna :
— Qu’est-ce qu’on fait ?