Chapitre X

Mandy Brown avait disparu ! Ainsi d’ailleurs que Kurt de Wittenberg. De nombreux invités dansaient encore le quadrille devant le château ou buvaient un peu partout. Chris Jones pour se remettre avait avalé d’un seul trait un verre de Johnny Walker pur. Pamela Balzer, encadrée des deux « gorilles » et d’Elko Krisantem, eut beau parcourir la pelouse, le château et les dépendances, elle dut se rendre à l’évidence : Mandy la diabolique avait enlevé son fiancé…

— Ce petit salaud me le paiera ! siffla Pamela.

Ils prirent le chemin du parking. Mieux valait être loin quand on découvrirait le corps du second Irakien étranglé par Elko. Ce dernier reprit son volant. Malko et Pamela Balzer, à l’arrière, avec la voiture de protection des gorilles derrière. Direction : Paris. Pamela alluma une cigarette et toussa, sa gorge était encore douloureuse. Puis elle tourna vers Malko un regard inquisiteur.

— Que faites-vous dans cette histoire ? Kurt m’avait dit que vous aviez un château, que vous étiez un mondain…

— J’ai un château, mais je ne suis mondain qu’à mi-temps, corrigea Malko.

Il n’en dit pas plus. Pamela n’était pas idiote. Peu à peu, abrutie par les émotions et bercée par le ronronnement du moteur, elle s’endormit et glissa contre Malko.

Curieuse impression de refaire la route avec une autre femme que Mandy. Il regarda sa montre : trois heures du matin. Impossible de rouler d’une traite jusqu’à Vienne.

— Nous nous arrêterons à Paris, au Plaza Athénée, dit-il à Krisantem.


* * *

Pamela Balzer dormait nue, à plat ventre, ses longs cheveux noirs répandus autour d’elle. Malko ouvrit les yeux et la contempla quelques instants. Elle était véritablement splendide, avec ses hanches en amphore. Sous la taille minuscule, elles faisaient paraître la chute de ses reins encore plus pleine et plus cambrée. Les jambes, qui n’en finissaient pas, ajoutant encore à l’érotisme du reste. Sa peau mate avait la douceur de la soie. Une sublime bête d’amour.

Elle avait insisté pour partager la chambre de Malko. Chris Jones, Milton Brabeck et Krisantem, dans deux autres chambres, les encadraient.

Malko attrapa le téléphone. Il était temps de donner des nouvelles à la CIA. Le standard d’un hôtel était toujours relativement sûr. Il composa le numéro personnel de Jack Ferguson qui décrocha à la troisième sonnerie.

— Je suis à Paris, annonça Malko, beaucoup de choses sont arrivées, mais je crois que j’ai progressé. Pouvez-vous avoir des informations sur un certain Tarik Hamadi, diplomate irakien à Bruxelles.

Il lui donna son numéro et raccrocha. Pamela ne s’était pas réveillée. Elle bougea dans son sommeil et il aperçut, en plus de ses seins magnifiques, la marque noire des doigts de Selim.

Le téléphone sonna au moment où Malko se demandait s’il n’allait pas profiter sur-le-champ de ce cadeau royal.

C’était Jack Ferguson. Très excité.

— Ce type dont vous m’avez donné le nom est responsable de toutes les opérations spéciales des Services irakiens en Europe, annonça le chef de la CIA à Vienne. Il opère depuis des années et rend compte directement au chef de l’État. Un très gros calibre.

— Ça ne m’étonne pas, dit Malko.

— Vous savez quelque chose sur la seconde personne que nous cherchons à identifier ?

— Oui, mais je vous le dirai de vive voix. Nous rentrons aujourd’hui.

Il raccrocha au moment où Pamela Balzer s’étirait avec un sourire amusé et une expression trouble dans ses immenses yeux noirs.

— C’est la première fois de ma vie que je me réveille à côté d’un homme sans avoir fait l’amour avec lui, remarqua-t-elle.

— Il y a un début à tout, dit Malko.

— Je n’ai plus rien à me mettre, enchaîna-t-elle. Il faudrait aller m’acheter une robe chez Ungaro, en face.

Évidemment, en dame de cour, elle risquait de se faire remarquer. Elle sauta du lit et Malko observa le balancement de ses hanches, tandis qu’elle gagnait la salle de bains. Comment, partie de son Cachemire natal, était-elle parvenue à sa position actuelle ? Il lui avait fallu une sacrée volonté en dehors de ses qualités physiques…

Elle réapparut drapée dans un peignoir de bain, juvénile, sans maquillage, et s’assit sur le lit à côté de Malko. Amicale.

— Je suis contente que vous n’ayez pas essayé, dit-elle. Je n’aime pas baiser. Quand j’étais à Bombay, j’ai servi de partenaire à une sorte de fakir qui faisait un show pour les touristes. Il avait un membre de près de trente centimètres qui ne débandait jamais. Nous étions sur scène, tous les jours, de huit heures à minuit. J’ai cru mourir, surtout quand il me prenait par-derrière, et cela m’a dégoûtée de l’amour. J’étais sans cesse déchirée.

— Comment vous en êtes-vous sortie ?

— Je l’ai tué, dit-elle simplement. Un jour où il avait bu. Avec un kriss, je lui ai coupé son sexe monstrueux et il a saigné à mort. Jamais je n’ai été aussi heureuse.

Il n’y avait rien à ajouter…

Malko alla prendre sa douche à son tour. Il avait hâte d’être à Vienne. Maintenant, il savait de façon certaine à qui il avait affaire. Ignorant encore pourquoi les Irakiens avaient réagi avec tant de férocité. Ce n’était pas à cause des krytrons. Pamela ignorait tout de cette histoire.

Chris Jones pénétra dans la chambre, après avoir frappé. De mauvaise humeur.

— J’ai demandé un breakfast, expliqua-t-il. On m’a juste amené deux bouts de pain et un peu de café… C’est pas étonnant qu’ils soient tout petits, ces Français… Qu’est-ce qu’on fait ?

— Vous venez à Vienne, dit Malko. Les Irakiens n’ont sûrement pas renoncé à liquider Pamela.

— On pourra aller voir votre château ?

— Si tout se passe bien, oui. Dépêchez-vous, nous partons dans deux heures.


* * *

Pamela Balzer faisait la gueule. Oublié le moment de détente de la matinée. Plus ils approchaient de chez elle, plus on la sentait mal à l’aise. Elle finit par se tourner vers Malko et lui dire :

— Écoutez, je crois que vous me menez en bateau ! Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Si je vous donne ce numéro ils vont me tuer. Laissez-moi m’expliquer avec eux.

— Ils risquent de vous tuer de toute façon, protesta Malko. Vous en savez trop.

Ils étaient arrivés devant le 42 Schubertring. Avant qu’il puisse l’en empêcher, Pamela Balzer avait sauté à terre et courait vers sa porte ! Chris Jones bondit derrière elle. Grâce à l’avance qu’elle avait prise, elle eut le temps de se ruer dans l’ascenseur. Le « gorille » s’élança dans l’escalier à sa poursuite. Malko et Milton Brabeck arrivaient derrière. Si Pamela s’enfermait chez elle cela lui donnerait le temps de détruire le papier avec le téléphone de Georges et, à moins de lui arracher les ongles, c’était foutu…

Lorsque Chris Jones atteignit les dernières marches avant le palier du troisième, ce fut pour voir Pamela fourrager dans sa serrure. Elle poussa le battant au moment où Chris, d’un ultime effort, plongeait comme un joueur de rugby et la plaquait au sol.

La call-girl tomba avec un hurlement de rage qui, une fraction de seconde plus tard, fut noyé dans une explosion assourdissante ! Un nuage de feu, de fumée et de poussière, chargé de divers débris franchit la porte, tandis que des projectiles de tous ordres criblaient les murs à hauteur d’homme. Milton Brabeck et Malko, pourtant un étage plus bas, ressentirent un souffle brûlant. Tout l’immeuble vibra.

Holy shit ! murmura Milton, sortant son arme à tout hasard. Qu’est-ce qui se passe ?

Le silence était retombé. On entendit des portes s’ouvrir, des gens s’interpeller plus bas. Malko rejoignit Chris et Pamela en train de se relever, couverts de poussière. La call-girl sanglotait convulsivement en regardant son appartement dévasté. La bonbonnière rose ressemblait à un bunker pris d’assaut. Il ne restait que des morceaux de fer tordus d’une splendide table basse de Claude Dalle.

Chris Jones arracha un rideau qui brûlait et, avec un extincteur, Milton acheva d’arrêter l’incendie naissant.

La porte s’était volatilisée en petits morceaux, comme les vitres et la plupart des objets.

Pamela se laissa tomber sur un canapé aux coussins brûlés. Affolée.

— Mon Dieu ! Qu’est-ce qui est arrivé !

— On a essayé de vous tuer, fit simplement Malko. Un vieux truc de Beyrouth. Il y avait une charge explosive collée sur le battant de la porte, à l’intérieur. En rabattant celle-ci contre le mur, vous avez enfoncé le détonateur… Si Chris ne vous avait pas jetée à terre, vous auriez été déchiquetée.

Des gens commençaient à arriver, muets de stupeur. À Vienne, on n’était pas habitué aux attentats. Pamela croisa le regard de Malko et fondit soudain en larmes. L’odeur âcre de l’explosif et de la poussière, mêlée aux relents d’incendie, rendait l’atmosphère irrespirable.

— Je vous demande pardon, murmura-t-elle. Je ferai ce que vous voulez…

— Ne restons pas ici, conseilla Malko. Prenez le papier et venez. On parlera à la police plus tard.

Pamela Balzer se leva et gagna sa chambre d’une démarche mal assurée. Elle n’eut pas à ouvrir la porte : celle-ci n’existait plus… Le grand lit « Art Déco », autre création de Claude Dalle, était jonché de débris, sa luxueuse soierie transformée en chiffon noirci et son bois des îles, de la loupe d’amboine, réduit en copeaux.

Malko la vit déplacer un tableau dissimulant un petit coffre et l’ouvrir. Elle en sortit deux sacs de cuir et referma.

— Je vous suis, dit-elle simplement.

Elle avait vieilli de dix ans en cinq minutes… En bas, ils se heurtèrent à une Golf verte de la police et aux pompiers. Malko expliqua qu’il y avait eu un attentat inexpliqué et qu’il emmenait Pamela Balzer, choquée, à l’hôpital. Trente secondes plus tard, ils roulaient vers Liezen. Le meilleur endroit pour se sentir en sécurité. Si Alexandra était revenue, cela risquait de faire des étincelles, mais Pamela Balzer était son « assel » le plus précieux.


* * *

Fatima Hawatmeh commença à ranger soigneusement ses affaires dans la penderie de sa chambre de l’Intercontinental, puis se fit couler un bain. Avec ses courts cheveux noirs, ses yeux de braise, son nez bien refait, sa bouche sensuelle, ses bijoux à tous les doigts, ses colliers, son bronzage impeccable, elle ressemblait à toutes les Libanaises aisées qui parcouraient l’Europe, essayant d’oublier le calvaire de leur pays. Sa haute taille, ses épaules larges et ses longues jambes lui donnaient une allure sportive, adoucie par une poitrine plus qu’honnête et des hanches de baiseuse. Elle se contempla quelques instants dans la glace. À l’aéroport, un homme d’une cinquante d’années l’avait carrément abordée pour l’inviter à dîner. Elle avait d’ailleurs conservé sa carte. Avec son pull blanc qui écrasait un peu ses seins et le « caleçon » en fausse panthère moulant des jambes parfaites, elle se savait parfaitement attirante.

D’ailleurs, une brève aventure ne la rebutait pas, au contraire. Sexuellement, elle était parfaitement normale, bien que ne voyageant jamais sans un vibrateur qui lui servait parfois de somnifère…

Elle prit son bain et en était à peine sortie qu’on frappa à sa porte. Elle alla ouvrir, enveloppée dans un peignoir blanc. Un petit moustachu lui adressa un sourire et lui tendit une mallette avant de faire demi-tour sans un mot.

Fatima referma, verrouilla et alla ouvrir la mallette sur son lit. À l’intérieur, elle était doublée en mousse, avec plusieurs alvéoles. Il y avait un Walther PKK. avec son silencieux, deux mini-charges de Semtex avec des détonateurs miniaturisés, trois aiguilles imbibées d’un poison aussi violent que le curare et qui pouvaient être fixées sur divers objets, des produits de maquillage, des perruques, une paire de lunettes comportant un émetteur récepteur-radio et deux stylos-pistolets semblables à celui qu’elle avait utilisé pour tuer Farid Badr à Roissy.

Fatima n’était pas libanaise, mais irakienne. Toute jeune militante du Baas, son père, officier supérieur de l’armée irakienne, avait été tué durant la guerre Iran-Irak, comme le mari de Fatima.

Celle-ci avait toujours travaillé avec les Services irakiens, mais découvert sa vocation quelques années plus tôt. Lorsqu’on l’avait envoyée liquider un opposant à Saddam Hussein vivant à Marbella, cela avait été d’une facilité dérisoire. Ils avaient fait l’amour, il s’était endormi après avoir bu un Johnny Walker bourré de drogue, et Fatima lui avait tranquillement tiré une balle dans la tête avec le Walther.

Son physique et les langues qu’elle parlait – arabe, français, anglais et hébreu – lui permettaient de se faire passer pour n’importe qui. Elle n’avait besoin que d’un passeport – faux évidemment – puisque aucun Service ne l’avait encore repérée. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas mis le pied en Irak, se partageant entre plusieurs appartements en Europe… Fatima était comme certains « exécuteurs » du Mossad. De fantastiques machines à tuer, avec une technologie de pointe, et pas le moindre état d’âme.

La seule femme des services irakiens à être utilisée ainsi.

Elle souleva le casier inférieur de sa mallette et découvrit toute une documentation sur les deux personnes qu’elle était chargée de liquider : Malko Linge, un agent de la CIA, et Pamela Balzer, une call-girl. Elle ne connaissait jamais les motivations de ses chefs : ce n’était pas son problème.

Après avoir refermé la mallette avec la serrure à chiffres, enclenché le dispositif qui la détruirait avec celui qui tenterait de l’ouvrir, elle décrocha son téléphone et appela un numéro à Francfort.

C’était un répondeur sur lequel elle laissa un message en anglais.

— Je suis bien arrivée, le matériel aussi. Je me mets au travail.

C’était le seul genre de contacts qu’elle entretenait avec sa centrale. Les ordres lui parvenaient par courrier adressé à ses points de chute.


* * *

La sonnerie retentissait dans le vide. Malko comptait les coups ; cinq, six, sept. Le haut-parleur branché retransmettait avec une sonorité bizarre. Pamela Balzer serrait tellement l’écouteur que ses jointures en étaient blanches. Chris Jones avait branché un petit magnétophone sur le récepteur et attendait, écouteurs aux oreilles.

On aurait entendu voler une mouche dans la bibliothèque du château de Liezen. Malko avait fait boire une grande rasade de vodka au citron à Pamela pour lui redonner une voix normale. Son regard en était tout flou. Ils étaient en train d’appeler le numéro du mystérieux Georges à Bruxelles. Au moment où la call-girl esquissait le geste de raccrocher, le correspondant répondit enfin.

— Allô ?

La voix masculine était essoufflée, comme s’il avait couru. Le magnéto Akaï se mit à tourner silencieusement. Pamela restait muette, Malko dut lui donner un léger coup de coude pour qu’elle se décide à parler.

— Georges !

— Oui, qui est-ce ?

— Pamela. Je vous appelle de Vienne. Vous m’aviez donné ce numéro, n’est-ce pas ?

— Pamela !

Il y avait une joie sincère dans sa voix. Malko se sentit soulagé. Il touchait enfin au but.

— J’ai failli raccrocher, dit la jeune femme.

— J’étais dans mon bain, expliqua « Georges ». Je n’entendais pas le téléphone. Quelle bonne surprise ! C’est gentil de m’appeler.

— Vous ne revenez pas à Vienne ?

— Non, hélas, mais vous, vous ne venez pas à Bruxelles ?

Pamela, de nouveau, avala sa langue. À toute vitesse, Malko écrivit sur un papier « Si » et le mit sous le nez de la jeune femme. Celle-ci dit d’une voix un peu forcée très vite.

— Si, si !

« Georges » poussa un véritable rugissement de joie.

— Mais alors, nous allons nous voir ! Enfin, si vous n’êtes pas trop prise.

— Je… je crois que je pourrai m’arranger, dit Pamela. Et vous ?

— Moi, il n’y a pas de problème. J’ai beaucoup de travail, mais je m’arrangerai… Quand serez-vous à Bruxelles ?

« Demain », écrivit Malko sur le papier.

— Demain, répéta docilement Pamela.

Quelques secondes de silence, puis « Georges » proposa.

— Voulez-vous que nous nous retrouvions vers huit heures dans le hall de l’hôtel Amigo, à côté de la Grande Place ? C’est un endroit très agréable.

— D’accord, croassa Pamela, j’y serai.

— Alors, à demain.

Il raccrocha et Pamela se prit la tête dans les mains. Elle finit par rompre le silence pour dire d’une voix blanche.

— Vous me faites faire des conneries. Ils vont me tuer pour cela.

Malko ne répondit pas, perdu dans ses pensées.

Cherchant à comprendre pourquoi les Irakiens avaient pris tant de risques afin d’éviter que Pamela Balzer ne fasse remonter la CIA jusqu’à « Georges ». La seule réponse possible était dans les liens qui unissaient ce « Georges » aux Irakiens. Apparemment le secret de leurs relations devait être protégé à n’importe quel prix.

Mais pourquoi ?

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