Malko remontait lentement en voiture la rue de Stalle, dans le quartier d’Uccle. Les élégantes résidences avaient fait place à une sorte de village urbain et, ensuite, la voie continuait, défoncée, bordée de buildings, de bureaux. Chris Jones, le « navigateur », tendit la main vers un bâtiment de verre et d’acier, un peu en retrait et en surplomb.
— C’est là !
Les glaces verdâtres des deux étages les plus bas renvoyaient les rayons du soleil : elles étaient à l’épreuve des balles. Malko s’arrêta un peu plus loin dans le parking d’un immeuble en construction, puis se tourna vers Milton Brabeck.
— À vous, Milton.
En uniforme d’employé du gaz belge, le « gorille » était parfait. Il prit sa sacoche, qui contenait quand même un 357 Magnum et partit vers le numéro 61. Première reconnaissance d’environnement. Il pénétra facilement dans le hall de marbre et consulta le tableau des locataires. La Cosmos Trading Corporation occupait le premier et le second. Milton prit l’ascenseur et débarqua sur un minuscule palier. Une caméra était fixée au-dessus d’une porte visiblement blindée, doublée d’un dispositif de sécurité infrarouge… La serrure était à code et un petit haut-parleur était encastré dans le mur, à côté de la porte. Il enfonça le bouton de la sonnette, n’entendit rien mais, quelques instants plus tard, une voix caverneuse demanda.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le gaz.
— Voyez le concierge.
Clac, la communication était coupée. On devait l’observer à travers un œilleton fixé à la porte. Il résonna et la même voix répéta sans s’énerver.
— Voyez le concierge. Nous ne recevons que sur rendez-vous.
Sous peine d’éveiller les soupçons, Milton Brabeck dut décrocher et reprendre l’ascenseur. Jusqu’au sous-sol. Plusieurs voitures étaient garées dans les emplacements marqués CTC. Toutes immatriculées en Belgique. Il essaya la porte de service. Blindée et verrouillée… Quand il retrouva Malko, il était plutôt découragé.
— C’est un véritable coffre-fort ! annonça-t-il. Impossible même de se rendre compte de ce qu’il y a à l’intérieur. Par contre, les bureaux du troisième sont normaux…
— Retournons à l’hôtel, conseilla Malko. Cela demande une sérieuse préparation.
Il retrouva, à l’Amigo, Pamela Balzer gluée devant la télé Akaï de sa chambre, sous la garde vigilante d’Elko Krisantem. Elle semblait finalement se faire une raison. De plus, elle avait vraiment cherché à joindre son fiancé « disparu » depuis le bal costumé ! Comme Mandy Brown ne donnait pas non plus signe de vie, la conclusion était facile à tirer.
— Pas de nouvelles de Georges Bear ? demanda Malko.
— Aucune, fit la call-girl. Voulez-vous que je l’appelle ?
— Attendons demain, dit Malko.
Les Irakiens avaient dû réagir. Il ne comptait plus beaucoup sur l’ingénieur canadien pour les aider. Il restait la méthode brutale.
— Nous agirons cette nuit, annonça Malko aux deux « gorilles ».
Malko s’effaça devant la porte de l’ascenseur pour laisser passer une très jolie femme blonde, avec un grand sac en crocodile vert. Les jambes gainées de nylon noir, décolletée juste comme il fallait, arrosée de Shalimar. Superbe créature. Un peu de dentelle noire moussait à travers l’échancrure de son chemisier. Lorsqu’il la regarda, elle soutint le regard de ses yeux dorés avec une pointe d’impertinence et même de provocation.
— À quel étage allez-vous ? demanda-t-il.
— Au sixième.
La voix était chantante, bandante, distinguée. Cherchant vaguement l’aventure. Il appuya sur le bouton de l’étage demandé. Quelques secondes plus tard, l’inconnue eut un sourire désarmant, qui écarta ses grosses lèvres, et dit d’une voix pleine d’excuses en plongeant la main dans son sac entrouvert.
— Excusez-moi, je ne peux pas m’empêcher de fumer.
Sans cette phrase banale, Malko ne se serait vraisemblablement douté de rien. Mais la belle inconnue avait parfaitement le droit de fumer. Pourquoi lui demander la permission ? Toujours sur ses gardes, il suivit le geste de sa main droite.
Celle-ci ressortit du sac, tenant, non pas une cigarette, mais un tube noir ressemblant à un gros stylo… Elle n’eut pas le temps de le pointer sur Malko. D’un revers asséné à toute volée, il lui écrasa le poignet contre la paroi et elle lâcha son arme – un stylo-pistolet – avec un cri de douleur. En une fraction de seconde, la jolie femme sensuelle se transforma en une furie décidée à tuer, de la haine plein les yeux.
Malko parvint à lui saisir les deux mains, mais elle lui décocha aussitôt un coup de pied qui le rata mais fit une estafilade dans la peinture de l’ascenseur : une longue aiguille sortait de sa semelle : sûrement empoisonnée, Malko parvint à éviter ses ruades, au prix d’une sorte de danse de Saint-Guy désespérée » Il tenta de l’assommer à plusieurs reprises, mais en vain. L’inconnue était experte en close-combat et évitait tous les pièges. Ils luttaient tous deux sans un mot quand l’ascenseur arriva au sixième étage et que les portes s’ouvrirent.
Malko eut l’impression de sortir d’une cage pleine de serpents venimeux. D’un ultime effort, il repoussa l’inconnue et bondit sur le palier, sous les yeux ébahis d’une femme de chambre.
Il se releva, son pistolet extra-plat au poing, mais les portes de l’ascenseur s’étaient déjà refermées. Il s’élança comme un fou dans l’escalier et arriva en bas pour voir un groupe de Japonais s’entasser dans l’ascenseur. Interrogé, le concierge lui apprit qu’une femme élégante venait de partir en taxi… Une cliente de l’hôtel. Pour 1 000 francs belges, il eut le numéro de sa chambre : 321. Il n’y avait plus qu’à aller chercher Chris Jones.
Il n’y avait pas grand-chose dans la chambre 321, sauf une mallette métallique que Chris Jones flaira comme un chien de chasse.
— Vaut mieux l’envoyer à la T.D., fit-il, ça doit être piégé. C’est trop propre pour être honnête.
Ils embarquèrent la mallette. Malko était quand même secoué. Les Irakiens faisaient vraiment des efforts désespérés pour les empêcher de découvrir leur secret. Il avait contre lui tous les moyens réunis d’un grand Service… Pour se remettre de ses émotions, il alla prendre une vodka au bar de l’hôtel. C’est là qu’on lui passa une communication téléphonique. C’était la voix sépulcrale du chef de station de Bruxelles.
— Vous allez probablement avoir de la visite, annonça-t-il. Les Israéliens ont obtenu de participer à notre enquête, après s’être roulés par terre. Alors, gare à la casse…
— Je leur dis tout ?
— Le moins possible. Ils connaissent le nom de Georges Bear maintenant et son adresse. Pas l’existence de Pamela Balzer.
Entre les Irakiens et les Israéliens, la situation allait devenir intenable.
— Et les Services belges ? demanda Malko.
— Ils traînent des pieds. Prétendent que la CTC n’a pas d’activités illégales. Mais, dans ce pays, si on ne crache pas sur le Roi, tout ce qu’on fait est à peu près légal…
— Nous allons agir ce soir, annonça Malko. Restez près de votre téléphone… Au cas où.
Milton Brabeck venait d’entrer avec une énorme valise.
— Je crois que nous sommes parés, annonça le « gorille ». À part des lance-flammes, on a tout ce qu’il faut.
De nuit, la rue de Stalle était absolument déserte, abandonnée. Les quatre hommes arrêtèrent leur Mercedes sur le parking voisin et commencèrent le transbordement à pied jusqu’au numéro 61. Le terre-plein était faiblement éclairé et, grâce au trousseau de Chris Jones, ils parvinrent sans encombre jusqu’au sous-sol.
Plus une voiture. Théoriquement, le building était vide… Ils prirent l’ascenseur jusqu’au troisième, occupé par une compagnie d’assurances. Là, les portes étaient normales, et Chris Jones força les serrures en quelques secondes. L’épaisse moquette étouffait le bruit de leurs pas. Ils se dirigèrent vers le fond, là où se trouvaient les toilettes.
Chris et Milton retroussèrent leurs manches et sortirent leurs outils, aidés par Elko. Des scies, des perceuses, des burins, des ciseaux à froid. Un véritable attirail de cambrioleur.
Ils se mirent au travail, découpant d’abord le plancher, puis ce qu’il y avait en dessous. Enfin, Chris Jones prit une énorme perceuse avec une mèche d’un mètre de long et perça un trou vertical. L’engin, entouré d’un cocon isolant, était presque silencieux. La mèche disparut tout à coup dans le vide, et Chris la retira, laissant un grand trou.
Chris Jones prit alors une bonbonne rouge, terminée par un flexible et en dirigea l’embout dans le trou ouvrant la vanne. Il y eut un chuintement faible et les bureaux du dessous commencèrent à se remplir d’un puissant gaz soporifique. Personne ne pouvait résister plus de deux minutes, à moins de porter un masque à gaz… L’effet durait une demi-heure environ.
Ils attendirent le temps qu’il fallait, en silence. Puis Milton Brabeck passa dans le trou l’ombrelle en plastique renforcé et l’ouvrit, afin de recueillir les débris, tandis que Chris commençait à piocher le plancher…
Elko Krisantem, lui, s’occupait de dégager les gravats. Ils travaillaient en silence, se relayant pour surveiller, par une des fenêtres, l’entrée de l’immeuble.
C’est Chris Jones qui se laissa tomber le premier dans le trou, masque à gaz sur le visage, son pistolet dans la main droite et la perceuse dans la gauche, rejoint aussitôt par Milton Brabeck et Malko, équipés de façon identique. Ils parcoururent les premières pièces rapidement. Les bureaux étaient immenses, avec plusieurs ateliers consacrés à des dessinateurs, d’autres avec des batteries d’ordinateurs. Dans un salon, près de l’entrée, ils trouvèrent deux corps étendus : des Irakiens, équipés de Skorpios, gazés.
Dans le bureau central, Malko découvrit ce qu’il était venu chercher : un énorme coffre-fort.
Chris Jones était déjà là, sa trousse à outils déployée devant lui. Il mit un stéthoscope sur ses oreilles et commença à l’ausculter. Le silence était impressionnant. Il releva la tête.
— Il y en a pour un moment, annonça-t-il, sauf si on le fait sauter. Mais, dans ce cas, je ne promets rien.
— Nous n’avons qu’une demi-heure, rappela Malko.
Le gaz avait dégagé la voie. Tandis que Chris commençait son travail de chirurgien, avec toute une série de perceuses, Malko se mit à parcourir les bureaux, cherchant des documents intéressants. Il en trouva dans un autre bureau dont Milton Brabeck fractura tous les tiroirs : un organigramme de différentes sociétés dans plusieurs pays, toutes liées à la CTC. Cela allait de la Grèce à la Grande-Bretagne, en passant par la Hollande, la France, l’Italie et le Chili…
Il revint à la salle du coffre. Chris Jones, en sueur, enfonçait des chignoles dans la paroi blindée.
— Encore un petit quart d’heure ! annonça-t-il.
Un agent de sécurité de l’ambassade irakienne sursauta en voyant un voyant rouge commencer à clignoter sur un panneau de contrôle. Celui-ci répertoriait tous les points sensibles sous surveillance. Il n’hésita pas une seconde et décrocha le téléphone le reliant directement à Tarik Hamadi, chez lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le « diplomate ».
L’Irakien avait la bouche pâteuse et mal à la tête.
Après avoir organisé une exfiltration expresse pour Fatima Hawatmeh, après son échec de l’Amigo, il avait passé la soirée à communiquer avec Bagdad. Deux de ses hommes veillaient sur Georges Bear, chez lui.
— Un problème sur la rue de Stalle, annonça le garde de sécurité. Les alarmes volumétriques annoncent une intrusion.
Tarik Hamadi se dressa sur son lit, la poitrine serrée dans un étau comme par une crise d’angine de poitrine.
Là-bas se trouvaient les secrets les plus importants ! S’ils tombaient entre les mains de leurs adversaires, c’était la catastrophe. Il regarda sa montre : minuit et demi.
— Réveillez Aziz et les autres, ordonna-t-il. J’arrive.
Une douzaine d’hommes de son service dormaient dans le sous-sol de l’ambassade, avec leurs armes. Inutile de prévenir Georges Bear. Ce dernier pourrait tout juste s’affoler. Il se leva et entreprit de s’habiller à toute vitesse. Le moindre mouvement d’air dans les bureaux de la CTC déclenchait une alarme à distance. Évidemment, il aurait pu appeler la police. Mais, s’il avait l’occasion, du même coup, de se débarrasser des agents de la CIA, c’était encore mieux.
Elko Krisantem aperçut une silhouette qui courait sur le terre-plein pour disparaître dans l’immeuble. Ce fut suffisant : une voiture avait remonté la rue, quelques instants plus tôt, à faible allure. Il se glissa à toute vitesse dans le trou et courut jusqu’au coffre. Il arriva au moment où Malko et Chris Jones étaient en train de trier un monceau de papiers sous la garde de Milton Brabeck.
— Quelqu’un arrive ! annonça-t-il.
Déjà, les deux « gorilles » entassaient leurs trouvailles dans de grands sacs de plastique. Ils avaient pensé repartir par la porte, mais c’était impossible maintenant.
— Chris, la porte ! lança Malko.
Chris Jones se précipita. Il lui fallut moins d’une minute pour coller un pain de plastic, contre le chambranle de la porte blindée, déclenché par un détonateur à friction. Il suffisait d’ouvrir le battant pour déclencher l’explosif.
Malko, Milton et Elko étaient en train de déménager les sacs. Ils y étaient presque parvenus quand une sourde explosion ébranla l’immeuble. Les autres arrivaient. Malko et Milton étaient déjà parvenus dans les locaux de la compagnie d’assurances. Chris Jones, protégé par Elko Krisantem, commença à se hisser le long de l’échelle de corde lancée dans le trou. Ils entendirent des pas pressés, des exclamations et, soudain, un moustachu surgit, tenant un court pistolet-mitrailleur Beretta. Elko était invisible caché par le battant et il ne distingua que Chris Jones.
Le Turc porta la main à sa ceinture et ne trouva rien. Une fraction de seconde pour réaliser qu’il avait laissé l’Astra à l’étage du dessus… Il regarda autour de lui et son regard tomba sur la perceuse utilisée par les deux Américains. Du même geste, il se baissa, la ramassa et appuya sur la détente. La mèche se mit à tourner à 500 tours/minute. Elko pivota et, d’un seul élan, en plongea l’extrémité dans le ventre de l’Irakien.
Celui-ci poussa un cri effroyable. Comme un ouvrier consciencieux, Elko Krisantem appuya de toutes ses forces, le transperçant de part en part. Après avoir traversé les intestins, quelques organes secondaires, un peu déchiqueté la colonne vertébrale, la mèche ressortit dans le dos et commença à attaquer le mur contre lequel l’Irakien était appuyé…
Son hurlement inhumain s’acheva en un râle affreux. Satisfait, Elko lâcha la poignée, abandonnant son adversaire cloué au mur et se rua sur l’échelle à son tour.
Tarik Hamadi contemplait le coffre ouvert, les yeux injectés de sang. C’était pire que tout ce qu’il avait pu imaginer. Deux de ses hommes étaient morts dans l’explosion de la porte et un troisième agonisait. Les autres attendaient les bras ballants. Il ne comprenait pas encore comment ses adversaires avaient pénétré dans ces bureaux gardés comme Fort-Knox, ni pourquoi les deux morts n’avaient pas donné l’alarme.
En poussant la porte du fond des toilettes, il découvrit le pot aux roses.
Avec ceux qui lui restaient, il se rua dans l’escalier pour tenter d’intercepter les voleurs.
La sirène d’une voiture de pompiers se rapprochait. Chris Jones se retourna et aperçut des hommes qui déboulaient de l’immeuble à leur poursuite. Une rafale claqua et plusieurs balles sifflèrent non loin de lui. Milton Brabeck l’attendait et le poussa dans l’ombre. Heureusement, la voiture de pompiers débouchait sur le terre-plein du 63 et les Irakiens durent rebrousser chemin. Lorsque les Belges arrivèrent, ils ne trouvèrent personne. Que l’entrée défoncée à coups d’explosifs de l’intérieur, un coffre éventré et un grand trou dans le plafond. Plus une longue perceuse clouant dans un mur ce qu’il restait d’un homme…
Le capitaine des pompiers secoua la tête, médusé.
— C’est bien la première fois, dit-il, que je vois un appartement cambriolé, plastiqué de l’intérieur. C’est une histoire de fous, une fois…