Chapitre XIX

Chris Jones réagit si vite que Malko le vit à peine ouvrir la portière d’un coup d’épaule et se jeter sur le sol de ciment dans un roulé-boulé impeccable.

Sa réaction provoqua quelques fractions de seconde de flottement chez les tueurs et eut deux conséquences. D’abord les trois autres occupants de la voiture, réalisant qu’ils n’avaient pas le temps de sortir sans se faire cribler de balles, plongèrent hors de vue des assaillants. Seul Malko, la portière bloquée par un pilier de ciment, ne pouvait pas sortir.

Les premières rafales claquèrent, pulvérisant les glaces et le pare-brise de la Fiat. Si les passagers avaient été en position normale, ils auraient tous été tués. Un des tueurs, armé d’un Ingram, fit un pas en avant, visant la tôle des portières. Il n’eut pas le temps d’appuyer sur la détente du pistolet mitrailleur.

Avant même d’avoir terminé son roulé-boulé, Chris Jones avait dégainé son Beretta 92, équipé du viseur laser. Un trait rouge, émis par ce dernier, en jaillit et se posa sur la poitrine de l’homme à l’Ingram. Un centième de seconde plus tard, son cœur éclatait sous le choc du projectile de 9 mm. Il recula, battant l’air de ses bras et l’Ingram tomba à terre avec un bruit métallique.

Le trait rouge bascula sur la droite, se fixant sur le visage du second tueur.

Chris Jones tira deux fois et les deux balles groupées percèrent la cagoule, à trois centimètres l’une de l’autre. Il tournoya sur lui-même et tomba derrière un des piliers de ciment. Le troisième tueur, décontenancé, recula, tout en tirant dans la direction de Chris Jones. Ce dernier, en train de se remettre debout, retomba avec une grimace, frappé par deux balles. Le bras tendu, il eut encore le temps de tirer une fois. Le projectile du Beretta 92 pénétra dans le cou du tueur et termina sa course dans son cerveau.

Une grosse tache de sang s’élargissait sur la chemise de Chris Jones, au niveau de l’abdomen. Il bascula en arrière, très pâle, après avoir quand même touché les dividendes de vingt années d’entraînement.

Le moteur de la voiture des tueurs rugit. Son conducteur tentait de fuir. Elko Krisantem jaillit de la Fiat comme, un diable, Astra au poing, et se précipita devant le véhicule en train de manœuvrer. Le chauffeur venait tout juste de passer la première quand sa tête éclata. Pour faire bonne mesure, Elko lui tira encore deux balles dont une lui fit éclater l’aorte. La voiture alla s’écraser contre le mur du fond dans un grand bruit de ferraille. Malko et Milton Brabeck jaillirent de la Fiat, dont les deux portières de gauche étaient bloquées par le mur.

Milton Brabeck se rua sur Chris, allongé sur le dos, horriblement pâle.

Shit ! s’exclama-t-il. Shit ! Shit ! Il a une balle dans le ventre.

Malko s’approcha et aperçut une seconde tache de sang qui s’élargissait vers l’épaule gauche du « gorille ».

— Il est blessé là aussi, dit-il.

Ils entendirent un piétinement pressé, des appels et plusieurs policiers surgirent, arme au poing, et les mirent en joue. La vue des hommes encagoulés à terre et les explications d’Elko Krisantem les calmèrent partiellement. L’un d’eux remonta en courant réclamer une ambulance. Malko tendit la carte de Okman Askin avec le numéro du MIT, ce qui acheva de les rassurer.

Agenouillé près de Chris Jones, Milton Brabeck appuyait de toutes ses forces un mouchoir sur la blessure du ventre, sans parvenir à arrêter l’hémorragie. Chris ne réagissait plus.

— Bon sang ! Il se vide ! gronda le « gorille ». Qu’est-ce qu’ils foutent ?

L’ambulance arriva douze minutes plus tard. Lorsqu’on déposa Chris Jones sur la civière, il laissa une énorme tache de sang sur le ciment. Milton Brabeck était presque aussi blanc que lui.

— Il va crever, répétait-il machinalement, il va crever.

— Allez avec lui, conseilla Malko. Elko, à quel hôpital vont-ils ?

— Au Pasteur, dit le Turc, après s’être renseigné. C’est juste derrière l’hôtel Divan, tout près. Il faut l’opérer immédiatement.

L’ambulance démarra dans un hurlement de sirène assourdissant, laissant une bonne partie de ses pneus sur le ciment. Les explications commencèrent, relayées par Elko Krisantem. On ôta la cagoule des morts : c’étaient tous de très jeunes gens. On les fouilla sans trouver aucun papier, et les policiers réunirent leurs armes. Un peu plus tard, toujours sexy dans une robe de toile grise, Nesrin Zilli débarqua d’une voiture noire équipée de trois antennes. Après un bref conciliabule avec le chef des policiers, on rendit son arme à Elko Krisantem. Le MIT était vraiment tout-puissant. Les photographes de la police arrivèrent et Malko put enfin quitter le parking, flanqué de Krisantem et de la jeune femme. Il envoya le Turc louer une autre voiture et, avec Nesrin, ils s’installèrent à une table du salon de thé du Marmara, en face de la réception, dominant la place Taksim. La collaboratrice d’Okman Askin semblait très nerveuse.

— Que s’est-il passé ?

— Vous l’avez vu, dit Malko. Nous avons été attaqués par un commando très bien armé.

— Vous savez pourquoi ?

— Pas encore, fit Malko, prudent. Nous avons effectué une enquête qui tendrait à prouver que le Gur Mariner a bien déchargé sa cargaison ici. Mais il nous manque encore beaucoup d’éléments.

La jeune femme faisait machinalement tourner les glaçons de son verre de Cointreau entre ses doigts.

— Vous ne pouvez pas m’en dire plus ?

— Pas pour l’instant, dit-il. J’ai encore des vérifications à effectuer. Mais, d’abord, je voudrais prendre des nouvelles de Chris Jones.

— Allons dans votre chambre, proposa la jeune femme, ce sera plus facile pour téléphoner.


* * *

Tendu, Malko écoutait la longue conversation en turc. Nesrin Zilli avait eu du mal à trouver un responsable à l’hôpital Pasteur et ne le lâchait plus.

Elle finit par raccrocher et annonça :

— Il vient d’être opéré. Il a eu beaucoup de chance que l’hôpital soit tout à côté. Il a perdu trois litres de sang. Un quart d’heure plus tard, on ne pouvait plus le sauver.

— Il va bien ? demanda anxieusement Malko.

— Aussi bien que possible avec une balle dans le ventre et une dans l’omoplate, dit la jeune femme. Mais il s’en sortira. Son ami insiste pour rester auprès de lui. Il a demandé s’il y avait des antibiotiques en Turquie…

Ça avait dû faire plaisir aux Turcs…

— Il vous fait dire qu’il sera ici vers dix heures et demie, ajouta Nesrin Zilli.

— Merci, dit Malko.

Il se sentait bizarre, dans un état second. Nesrin Zilli avait une attitude ambiguë avec lui : à la fois très femme et aussi violemment désireuse de lui extorquer ce qu’il savait. Leurs regards se croisèrent et elle lui sourit. Un sourire sensuel, des yeux et de la bouche. En même temps, elle décroisa les jambes, exhibant un peu de ses cuisses. Un brasier s’alluma instantanément au creux du ventre de Malko. Chaque fois qu’il frôlait la mort, il avait la même réaction : une violente envie de faire l’amour. Il eut l’impression que la jeune Turque s’attendait à ce qu’il se jette sur elle. Mais il se contenta de proposer :

— Voulez-vous dîner avec moi, à l’hôtel ?

Avant le rendez-vous avec Lalim Kalafat, à onze heures, il n’avait rien à faire.


* * *

La vue, depuis le dix-neuvième étage du Marmara, était somptueuse. À gauche, le Bosphore et la berge asiatique, à droite la Corne d’Or, moins l’odeur pestilentielle. Le caviar était acceptable, le Moët millésimé bien glacé et le service parfait. Installés à une table de coin, dominant à la fois la Corne d’Or et le Bosphore, Malko et Nesrin Zilli pouvaient passer aux yeux des gens non avertis pour un couple d’amoureux. Ils n’avaient plus reparlé de l’incident du parking. Nesrin Zilli n’avait posé aucune question sur la piste suivie par Malko. Pourtant cela devait lui brûler les lèvres…

— Si nous dansions ? proposa-t-elle au dessert.

Une chanteuse en mini était accompagnée par un orchestre moderne. Ils gagnèrent la piste, et à la façon dont elle se serra tout de suite contre Malko, Nesrin Zilli exprima sans détour ce dont Malko se doutait.

À la fin de la danse, ils se séparèrent à regret. On l’appela au téléphone. C’était Milton. Chris avait repris connaissance.

— Restez à l’hôpital, dit Malko. Je me débrouillerai avec Elko.

Pour son rendez-vous de onze heures avec l’Arménien, il n’avait pas besoin du « gorille ».

Il était déjà presque dix heures. Nesrin, ce serait pour une autre fois.

— Je crois que je vais aller me reposer, dit-il en signant l’addition.

La jeune Turque se leva aussitôt.

— Moi aussi !

Dans l’ascenseur, elle demanda soudain.

— Je peux donner un coup de fil de votre chambre ?

— Bien entendu !

Arrivée dans la chambre de Malko, elle ignora le téléphone, alla jusqu’à la fenêtre, puis se retourna. Son regard rivé dans celui de Malko, elle commença à déboutonner sa robe, faisant apparaître un soutien-gorge et un slip de dentelle noire.

Elle le fit glisser le long de ses jambes, puis s’approcha de Malko, sans même retirer son soutien-gorge. Collée à lui, elle demanda d’une voix rauque.

— Baise-moi comme une putain.

Elle n’eut pas besoin de le demander deux fois. Malko plongea avec délices dans un tourbillon érotique inattendu. Nesrin était déchaînée, leurs dents se heurtaient, elle lui griffait le dos, son pubis cognait contre son ventre, impérieusement. Jusqu’à ce qu’elle l’entraîne sur le lit, les jambes déjà ouvertes. Son feulement se transforma en halètement précipité quand il se mit à la prendre violemment, sans se préoccuper de son plaisir à elle, comme elle l’avait demandé. Et pourtant, il la sentit se tordre et jouir presque en même temps que lui.

Cela n’avait pas duré un quart d’heure et elle n’avait même pas ôté sa robe.

Elle se releva, souriante, remit son slip et reboutonna son vêtement. Une lueur amusée flottait dans ses yeux sombres.

— Tu te demandes pourquoi j’ai voulu baiser avec toi ? dit-elle d’un ton léger.

— Un peu, avoua Malko.

Elle lissa un peu le dos de sa robe pour la défroisser et dit :

— D’abord, parce que tu me plaisais, bien sûr. Et puis, j’aime sentir l’odeur de la mort sur quelqu’un, ça m’excite. Mais, aussi, parce que ce salaud de Okman est sur son bateau, en ce moment, avec une poule de vingt ans. Il m’a envoyée m’occuper de cette affaire pour avoir les mains libres. Pensant que je n’oserais jamais coucher avec toi. Eh bien, j’ai osé. Et je recommencerai.

Nesrin éclatait de joie. Sa vengeance, elle ne l’avait pas mangée glacée. Elle embrassa Malko légèrement et s’enfuit. Lorsqu’il sortit d’une douche réparatrice, il était onze heures moins le quart et Elko Krisantem frappait à sa porte : il était temps d’aller au Grand Bazar.

Plus que jamais.


* * *

De nuit, les allées du Grand Bazar étaient étrangement silencieuses, contrastant avec le grouillement incessant de la journée. L’activité commerciale s’arrêtait vers sept heures.

Malko et Krisantem, après s’être garés près de la porte Beyazit, descendirent Kalpakcilan pour gagner la cour des argentiers.

Les boutiques étaient barricadées et les chats errants étaient les seuls êtres vivants en vue. Ils gagnèrent la galerie du premier étage. Un rai de lumière filtrait sous la porte de l’atelier de Kalafat. Malko frappa à la porte, une fois, deux fois. Il finit par la pousser et elle s’ouvrit. L’atelier était tout en longueur, avec des étagères chargées d’ébauches de plats. Une bouteille de butagaz servant à faire fonctionner un chalumeau, des tabourets et un établi composaient le reste du mobilier.

— Himmel ! Herr gott !

Il venait d’apercevoir Lalim Kalafat. Le petit Arménien semblait penché sur son établi, le visage enfoncé dans une cuvette, les bras posés de chaque côté. Ses pieds, bizarrement, touchaient à peine le sol…

Malko et Elko s’approchèrent et découvrirent un spectacle d’horreur. L’Arménien avait le visage enfoncé dans une sorte de mastic marron et malodorant, servant à faire les moulages des pièces en argent. Quelqu’un lui avait mis la tête dedans et l’y avait maintenue jusqu’à ce qu’il suffoque…

Elko Krisantem arracha le corps qui glissa à terre. Les traits étaient noirâtres et déformés, les yeux ouverts, comme la bouche. L’empreinte demeurait en creux dans le moule.

Malko s’étranglait de rage. Le coup de téléphone donné par Turan Ucaner, le matin même, avait eu des conséquences tragiques.

Le corps de l’Arménien était encore tiède. Le meurtre remontait à quelques minutes… Pendant qu’il réfléchissait, la porte grinça. Lui et Elko se retournèrent d’un bloc. Un homme se tenait dans l’embrasure, chassieux, une couverture sur les épaules.

Elko l’interpella aussitôt. Ils eurent une brève conversation et Krisantem se tourna vers Malko.

— Il a vu arriver Kalafat. Quelqu’un le suivait. Un petit costaud, avec un uniforme bleu.

Cela ne pouvait être que Turan Ucaner. Il avait dû surprendre Kalafat à Haydarpaça. Malko se souvint soudain de sa conversation avec le douanier. Ce dernier avait donné assez de précisions pour qu’on puisse retrouver son adresse. Il habitait Harem, en face d’une mosquée, et dans l’immeuble du parti Milliyetci çalesma.

— On va essayer de le rattraper, dit Malko, l’intercepter avant qu’il ne rentre chez lui.

Ils remontèrent en courant jusqu’à la porte Beyazit, poursuivis par les miaulements d’une bataille de chats.

Ensuite, direction la E5, l’autoroute qui encerclait Istanbul et se continuait par le pont suspendu sur le Bosphore, redescendant sur la rive asiatique. Turan Ucaner allait probablement prendre un ferry et ensuite un Dolmus. Ils avaient une chance.


* * *

Tout en roulant, Malko essayait de reconstituer ce qui s’était passé : Kalafat avait dû aller traîner sur les docks à la recherche d’infos et était tombé sur un homme à la solde de Ucaner… Ce dernier, averti, l’avait suivi et liquidé. Cela signifiait que son hypothèse était la bonne : le Gur Mariner avait clandestinement débarqué sa cargaison. Celle-ci, pour une raison inconnue, devait toujours se trouver sur les docks, sinon Ucaner n’aurait pas tué pour empêcher de la retrouver.

À cette heure tardive, il n’y avait guère que des camions sur la E5. Tout le trafic d’Europe passait par les deux ponts sur le Bosphore, en direction d’Ankara, de l’Irak et de l’Iran.

Un gros pétrolier glissait silencieusement sous l’énorme pont Bokacisi quand ils le franchirent, atteignant la rive asiatique.

— Il faut rester sur le freeway, conseilla Elko. Jusqu’au croisement avec celui d’Haydarpaça.

Malko continua, pied au plancher. Des clapiers grisâtres hérissaient les collines nues. Avant, c’était une région boisée.

Dix minutes plus tard, ils atteignirent l’embranchement. L’autre freeway filait droit sur la côte, vers Haydarpaça. Une longue file de camions montait des docks. Malko se dit que son container était peut-être sur l’un d’eux…

Enfin, le freeway se termina. Ils étaient arrivés à Harem, au nord de Haydarpaça. Elko se renseigna auprès d’un passant attardé et ils se retrouvèrent dans une rue bordée d’un patchwork de vieilles maisons et d’horribles buildings modernes, faits n’importe comment.

Soudain, ils aperçurent une mosquée avec un modeste minaret blanc. Juste en face, se trouvait un petit immeuble de cinq étages. Une banderole rouge était fixée au balcon, avec, en lettres blanches sur fond rouge : Milliyetci çalesma Partisi.

— C’est ici, dit Elko Krisantem.

— On planque, fit Malko. Vous, dans le couloir, moi dans la voiture. Si je le vois, je fais un appel de phares.


* * *

Malko n’était pas là depuis cinq minutes qu’un taxi jaune s’arrêta devant la maison de Turan Ucaner. Il vit sortir le douanier qui s’engouffra d’un pas rapide dans son immeuble. Il eut juste le temps de faire un appel de phares avant de bondir hors de la voiture.

Une masse indistincte se débattait dans le couloir avec des bruits d’évier qui se vide. Ceux-ci se calmèrent très vite et Malko alluma la minuterie… Ucaner avait déjà les yeux hors de la tête, les doigts pris entre le lacet de Krisantem et sa gorge. Le filet d’air qui passait encore suffisait tout juste à irriguer son cerveau… Il avait glissé à terre, Elko Krisantem affectueusement penché sur lui. Ce dernier adressa un regard interrogateur à Malko.

— Ne le tuez surtout pas, dit celui-ci. Il faut qu’il nous dise ce qu’il sait.

Il s’approcha de Ucaner, qui avait déjà le regard flou, et demanda :

— Pourquoi avez-vous tué Kalafat ?

Visiblement, le douanier n’était pas mûr… Il émit un roucoulement furieux et parvint à envoyer un faible coup de pied à Malko. Elko s’empressa de serrer un peu, ce qui ramena Ucaner à de meilleurs sentiments…

L’interrogatoire ne pouvait pas se dérouler sur place. Le livrer à la police ne servirait à rien. Il y avait le MIT, mais ils perdaient le contrôle de leur enquête.

— Si on le ramenait là-bas, suggéra Elko. Au Grand Bazar. On serait tranquilles et il ne pourrait pas nier.

C’était une bonne idée. Malko voulut vérifier quelque chose. Il prit une des mains du douanier et l’examina. Même à la faible lumière de la minuterie, il aperçut les traces de mastic brun. C’était bien l’assassin de l’Arménien.

— Vous allez pouvoir le faire monter dans la voiture ? demanda-t-il.

Elko ne répondit même pas. Il se pencha à l’oreille du douanier et murmura quelques mots. Aussitôt, l’autre glissa contre le mur et se leva. Elko le dominait de dix bons centimètres. Le lacet toujours noué autour de sa gorge, il le poussa devant lui, lui laissant tout juste assez d’air pour qu’il ne s’effondre pas… Heureusement, la rue était déserte. Le douanier se retrouva allongé sur le plancher de la voiture, Elko à cheval sur son dos. Le voyage allait lui paraître long…


* * *

Les chats se battaient toujours lorsqu’ils garèrent la voiture à côté de la porte Beyazit. C’était la partie la plus délicate du voyage… Rasant les murs du Grand Bazar et les boutiques closes, ils parvinrent jusqu’à l’étroit passage menant au souk de l’argenterie sans croiser personne. Le douanier trébucha en grimpant au premier étage.

Rien n’avait bougé. Malko poussa la porte et alluma la lumière, pris à la gorge par l’odeur de la cire froide.

Elko Krisantem posa son prisonnier sur un tabouret et, d’un coup, se mit à serrer. Le douanier émit quelques gargouillements de mauvais augure et devint tout flasque.

— Idiot, s’emporta Malko, vous l’avez tué !

— Non, non ! affirma le Turc.

Il s’affairait déjà avec une cordelette, ligotant l’autre comme un saucisson, l’attachant à l’établi. Lorsqu’il recommença à respirer, Elko ôta son lacet. Turan Ucaner aspira une grande goulée d’air, posa sur les deux hommes un regard haineux et gronda entre ses dents.

Ananinami[39]

Le dialogue s’engageait bien.

Oruspu cocugu[40], fit simplement Krisantem.

Malko intervint pour faire cesser cet échange d’amabilités. Le visage cireux de l’Arménien assassiné fixait le plafond sale. Il tendit le doigt vers le cadavre et demanda au douanier.

— Vous avez assassiné cet homme tout à l’heure. Parce qu’il avait découvert la vérité sur la cargaison du bateau que vous avez déchargé clandestinement, le Gur Mariner. Je sais que vous avez menti. Où est-elle ?

Le gros douanier lui jeta un regard torve et demeura silencieux. Sans illusion sur ce qui l’attendait. Il avait fallu une sacrée motivation pour qu’il prenne le risque de venir tuer le petit Arménien.

Elko le fouilla. Il sortit divers papiers sans importance, puis cinq billets de cent dollars. Les frères jumeaux de ceux donnés par Malko à Kalafat… Cette fois le douanier manifesta une certaine nervosité. D’autant que Krisantem était en train de farfouiller dans des bouts de papier. Il en sortit un portant une suite de chiffres et de numéros avec, entre parenthèses, le mot « Seawolf ». Probablement le numéro d’un container déchargé clandestinement… Il le mit sous le nez du douanier.

Bok soyu[41]. Tu vas nous dire où il est ?

Sans l’aide de Ucaner, cela prendrait des heures de le découvrir. Or, les containers partaient sans arrêt de la douane. Le prisonnier releva un peu la tête et, délibérément, cracha sur la main d’Elko Krisantem… Il avait dû recevoir vraiment beaucoup d’argent…

Pour l’instant, ils étaient dans une impasse.

Malko s’approcha à son tour.

— Ucaner, dit-il, si vous nous aidez, on oublie ce que vous avez fait, même ce meurtre, et je vous donne cinq millions de livres.

Cela le dégoûtait de faire une telle proposition, mais l’enjeu était trop important pour s’arrêter à des considérations morales. Il s’agissait de contrer le rêve expansionniste de Saddam Hussein qui risquait d’attenter à des centaines de milliers de vies humaines. Grâce à la combinaison de l’arme atomique et des super canons mis au point par Georges Bear, après le Koweït, il pouvait rayer Israël de la carte.

Le douanier, sans même lever la tête, lança une courte phrase aussitôt traduite par Elko Krisantem, qui accompagna sa prestation d’un coup de pied dans les parties vitales du prisonnier.

— Il a dit « j’encule ta mère ! », Sie Hoheit.

Compact comme un bloc de béton, le douanier attendait. À l’aube, ils seraient bien obligés de déguerpir avant l’arrivée des artisans, et ils avaient déjà un cadavre sur les bras. Ils pouvaient l’étrangler, mais, mort, il était inutilisable… C’était l’impasse. Soudain, le regard d’Elko tomba sur un des ustensiles de Pateher et brilla fugitivement.

Sie Hoheit, dit-il avec infiniment de respect, il faudrait me laisser seul avec lui quelques minutes. Nous parlons la même langue. Si vous faisiez le guet, en bas. Il doit y avoir des patrouilles de police la nuit, à cause des cambriolages.

Comme pour lui donner raison, ils entendirent soudain du bruit dans la galerie. Malko alla voir. L’homme, qu’ils avaient déjà vu, se promenait enroulé dans sa couverture, à demi endormi. Il jeta un regard intrigué à Malko, puis retourna dans son coin.

— Allez-y ! souffla Krisantem, je n’en ai pas pour longtemps.

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