L’odeur pestilentielle des eaux croupissantes de la Corne d’Or pénétrait insidieusement dans le taxi, malgré les glaces hermétiquement closes. Elko Krisantem, les narines dilatées, la respirait cependant comme s’il traversait un jardin de roses. Pourtant le bras de mer se terminant en cul-de-sac, qui séparait le vieil Istanbul – Stamboul – de Beyoglu – là où se trouvaient les grands hôtels, les anciennes ambassades et le quartier des affaires –, était un marécage nauséabond où quelques barcasses pourrissaient. Les gros cargos étaient ancrés de l’autre côté du Bosphore, en face de la rive asiatique, plus au sud.
Les véhicules se traînaient sur le pont Galata, dans un concert de klaxons. Derrière le taxi de Malko, une Taunus blanche, avec deux haut-parleurs sur le toit marquée Trafik Polisi, s’égosillait à grands coups de sirène, sans gagner un mètre. Impavides, quelques pêcheurs étaient alignés le long des rambardes du pont, envoyant leurs lignes dans l’eau presque solide à force d’être polluée, guettés par des nuées de cormorans et de mouettes criardes. Malko et ses amis avaient mis une heure et demie pour parcourir les vingt-cinq kilomètres séparant l’aéroport de la ville. La circulation était une horreur. Dans Stamboul – le quartier des Mosquées et du bazar –, on ne pouvait pratiquement plus circuler.
Le chauffeur du taxi contourna un fourgon en panne au milieu du pont, lui jetant au passage.
— Bok soyu[20] !
Vexé, le conducteur du fourgon saisit son cric et commença à courir derrière le taxi en hurlant :
— Pezevenk ! Esseoglu essek[21] !
La carrure impressionnante de Chris Jones assis à côté du chauffeur le fit soudain ralentir. D’ailleurs, à la sortie du pont, la circulation s’accéléra, une partie des voitures se disséminant dans les ruelles tortueuses de Käraköy. Les deux Américains contemplaient cette ville pleine de miasmes avec un silence terrifié. S’ils avaient eu un masque à gaz, ils l’auraient mis immédiatement. Milton Brabeck se mit brutalement à se gratter l’entrejambe, envoyant un regard noir au chauffeur.
Je suis sûr qu’il y a des bêtes ici ! lança-t-il.
Chris Jones ricana.
— T’en fais pas ! On va prendre un bon bain d’eau de javel en arrivant.
— Pour circuler dans une ville comme ça, il faudrait une combinaison d’astronaute, grommela Milton. Tu es sûr qu’ils appartiennent à l’OTAN ?
— Certain, dit Malko en se retournant vers les minarets des cinq cents mosquées qui se détachaient sur le ciel, étagées le long des collines de la vieille Constantinople, dominés par les six flèches de la Mosquée bleue. Ici, les choses n’avaient guère changé depuis un siècle. Cela faisait un drôle d’effet de se retrouver en Turquie, si longtemps après une de ses premières missions[22]. La ville avait grandi comme un champignon et de hideuses constructions neuves avalaient peu à peu les Yali, les vieilles maisons de bois à balcons, qui faisaient le charme de la ville.
Sorti de l’aéroport flambant neuf, on replongeait immédiatement dans l’Orient torride, crasseux, bruyant, chatoyant, grouillant comme une fourmilière et quand même plein d’un charme sulfureux. Le taxi attaqua la montée vers Beyoglu. À leur droite, les « vapeurs » et les innombrables « Feribot »[23] pullulaient sur le Bosphore, reliant la rive asiatique à Stamboul, à Beyoglu. Du temps de la Sublime Porte, toutes les ambassades étrangères se trouvaient autour de la colline de Galata. Maintenant, elles étaient reléguées à Ankara, laissant parfois inoccupées de somptueuses résidences au milieu de parcs en friches donnant sur des ruelles sordides.
Le taxi déboucha devant le Pera Palace, le plus vieil hôtel de la ville construit en 1892 par les Britanniques, et s’arrêta devant un grand bâtiment carré à la façade tarabiscotée, protégé de hauts murs de pierre, eux-mêmes surmontés d’un imposant grillage. Un grand drapeau américain flottait sur le toit-terrasse au milieu d’une forêt d’antennes. Des soldats turcs en gardaient l’accès, armés jusqu’aux dents.
Le Consulat américain, centre nerveux de la CIA en Turquie. À Ankara, il ne se passait jamais rien, tous les trafics, toutes les arnaques avaient toujours lieu à Istanbul, point de passage entre la Roumanie, la Bulgarie et les pays du Moyen-Orient. Malko et les deux « gorilles » descendirent, et le taxi continua ensuite, avec Elko Krisantem, par un dédale de petites rues jusqu’à la place Taksim, où se dressait l’hôtel Marmara.
— Enfin de la clim ! soupira Chris Jones, en entrant dans le Consulat.
Les Marines de garde échangèrent quelques propos aimables avec Chris et Milton, puis un garde de la sécurité les mena tous les trois jusqu’à un ascenseur.
Un homme distingué, de haute taille, plutôt efféminé, mais charmant, les attendait au dernier étage, habillé comme une gravure anglaise. Il s’enquit avec une politesse exquise des conditions de leur voyage, comme s’ils étaient venus en bateau ou par l’Orient Express, et les fit pénétrer dans son bureau.
Malcolm J. Callaghan dirigeait l’antenne de la Company à Istanbul depuis trois ans et s’y plaisait bien. Son bureau, modérément climatisé, était décoré de gravures de la vieille Turquie, de quelques portraits de sultans et de dames de harem. Son allure un peu précieuse mit visiblement Chris Jones de mauvaise humeur. L’Américain demanda plutôt brusquement.
— Alors qu’est-ce qu’on est venu faire ici ? Vous avez démerdé ce merdier ?
Sans se donner la peine de lui répondre, Malcolm J. Callaghan leur demanda s’ils voulaient du café, sucré ou non, le commanda par téléphone. Puis, il se lança dans une éloquente défense des vieilles maisons de bois qui jadis donnaient tant de charme au Bosphore et disparaissaient les unes après les autres, bouffées par le béton. Un jeune garçon pénétra dans le bureau – de toute évidence turc –, balançant à bout de bras un drôle de petit plateau de cuivre suspendu à trois chaînettes. Le café. Dès qu’il se fut éclipsé après un regard énamouré en direction du responsable de la CIA, ce dernier s’adressa enfin à Malko du même ton mondain.
— Je crains que nous n’ayons un problème avec le Gur Mariner, annonça-t-il.
— Pourquoi ? Les Turcs ne veulent pas collaborer ?
— Oh si ! affirma Malcolm Callaghan. Nous avons les meilleurs rapports possibles avec le MIT[24]. Ils ont même l’autorisation d’utiliser certaines de nos banques de données. Le général de brigade Teuman Koman, qui le commande, a été en stage à West Point et parle parfaitement notre langue.
Le MIT était un mélange de Gestapo et de CIA, chargé à la fois de contrôler la population civile, la sécurité extérieure, et, en général, tout ce qui pouvait menacer le régime militaire turc… Depuis des années, les États-Unis avaient élu la Turquie comme allié privilégié, déversant sur le pays des flots de dollars et d’armements divers et détournant la tête lorsqu’on mourait un peu trop dans les prisons… Mais la Turquie avait six cent dix kilomètres de frontière commune avec l’URSS… Depuis que la CIA avait découvert qu’une partie de l’armement moderne livré à la Turquie était mis en place pour préparer une offensive éventuelle contre la Grèce – autre membre de l’OTAN –, l’amour s’était légèrement refroidi. Les missiles offerts gracieusement à la Turquie avaient été affectés au bombardement possible des bases grecques dans la mer de Marmara…
— Que se passe-t-il, alors ? demanda Malko.
— Le Gur Mariner a disparu, annonça l’Américain.
— Que voulez-vous dire ? demanda Malko.
D’après les informations du Mossad, les Irakiens allaient tenter de débarquer la cargaison du Gur Mariner dans un port turc, pour l’acheminer ensuite par voie terrestre jusqu’à l’Irak, grâce à la frontière commune aux deux pays.
Le responsable de la CIA se leva et lui montra une grande carte qui occupait tout un pan de mur. Une épingle rouge avait été piquée au milieu de la mer Égée, en face de l’île grecque de Naxos. Deux autres lui faisaient suite, en face de Chios et de Limnos, à l’entrée du détroit des Dardanelles. De l’autre côté, au milieu de la mer de Marmara, sorte de lac, relié à la Méditerranée par le détroit des Dardanelles et, à la Mer Noire, par le Bosphore, il y avait encore une épingle. C’est celle-ci que l’Américain désigna à Malko.
— Voici la dernière position du Gur Mariner selon l’aviation de reconnaissance israélienne, expliqua-t-il. Cela date de trois jours. Normalement, il se dirigeait vers Istanbul. Or, il n’y est pas.
— Où peut-il être ?
— Il n’y a que deux autres ports importants, Tekirdag et Ismit. Il n’y est pas non plus.
— Et le Bosphore ?
— Il ne l’a pas franchi. Nous avons vérifié et prévenu les Soviétiques de surcroît. Ils n’aiment pas du tout l’aventure irakienne. Le Gur Mariner n’a pas non plus fait demi-tour. Le détroit des Dardanelles est surveillé par des agents du Mossad, qui ne laisseraient pas passer une planche à voile.
Cela rappelait à Malko une vieille histoire : un sous-marin soviétique qui s’était lui aussi évaporé dans la mer de Marmara… Bien des années plus tôt.
— Il n’a pas coulé ? demanda-t-il.
— S’il l’a fait – et on ne voit pas pourquoi –, il l’a fait discrètement et sans envoyer le moindre message de secours.
— Il ne s’est quand même pas transformé en sous-marin, objecta Malko. Et ce n’est pas une soucoupe volante. Il est peut-être abrité dans une crique discrète en attendant que les choses se tassent…
Pourtant un cargo de dix mille tonnes ne se dissimulait pas comme une barque de pêche…
— Nous allons en savoir plus, promit Malcolm Callaghan. L’aviation turque a effectué des reconnaissances le long de la côte. Nous avons rendez-vous maintenant avec mon homologue du MIT.
Tout cela était bien mystérieux… Malko quitta à regret le bureau climatisé et ils se retrouvèrent dans une Ford grise qui redescendit sur Dolmabahce Caddesi longeant le Bosphore, où elle fut immédiatement engluée dans un bouchon de plusieurs kilomètres… Des joueurs de Tavla[25], installés à la terrasse des innombrables Cayeri[26] regardaient tout cela d’un œil bovin. Ça donnait le temps d’admirer le Bosphore… Et de respirer l’odeur de l’Orient. Chris Jones et Milton Brabeck, eux, respiraient le moins possible…
Après le Palais de Dolmabahce allongé au bord du Bosphore, la voiture longea un haut mur de pierre, ressemblant à celui d’un couvent, pour stopper devant un portail massif et noir. Malcolm Callaghan sortit de la Ford et alla parler dans un micro. Quelques instants plus tard, le portail s’ouvrit automatiquement pour se refermer sur le pare-chocs arrière. La Ford s’arrêta dans une cour bordée de bâtiments vieillots et jaunâtres, hérissés d’antennes, avec d’antiques climatiseurs, qui sortaient comme des bubons des fenêtres, des voitures-radio et quelques civils.
— Officiellement, c’est une station de météo, expliqua Callaghan, mais c’est le QG du MIT pour tous les problèmes de Sécurité Extérieure. Vous verrez, ce sont des gens charmants.
Un garde moustachu et rébarbatif les fouilla sans ménagement avant de les installer dans une véritable serre où un autre garde vint les chercher. L’homme, qui les accueillit dans un bureau beaucoup plus somptueux avec des tapis, des tableaux et des meubles anciens, ressemblait à un Méphistophélès jeune avec sa moustache et son bouc.
— Okman Askin, présenta Malcolm Callaghan.
Le Turc serra chaleureusement les mains des arrivants. Malcolm Callaghan lui tendit aussitôt une cassette vidéo avec quelques explications. Malko comprit qu’il s’agissait d’une compilation de bandes concernant les derniers accidents de l’Airbus A 320, avec un commentaire approprié. Malcolm Callaghan eut un bon sourire.
Notre ami a des amis à la télévision, cela passera à une heure de grande écoute.
Boeing n’appréciait pas vraiment que les Turcs s’intéressent à l’Airbus et la CIA lui donnait un coup de main… Via ses amis locaux… La cassette honteuse disparut dans une serviette de cuir et Okman Askin les installa.
Café ? offrit-il. Sadi[27] ou Sekubi[28].
Les Turcs buvaient des litres de café fort et brûlant toute la journée, ce qui, évidemment, les rendait irritables. Mais impossible d’échapper à la tradition.
J’ai malheureusement des nouvelles négatives, annonça-t-il. Les reconnaissances aériennes n’ont décelé aucune trace de ce cargo. Il n’est enregistré dans aucun port turc. Nous possédons les écoutes de l’ambassade d’Irak à Ankara et de leur consulat ici et il n’y a rien de mentionné à cet égard. Je me demande si, à la faveur de la nuit, le Gur Mariner n’a pas fait demi-tour et repassé les Dardanelles. C’est la seule explication.
Malko échangea un regard éloquent avec Malcolm Callaghan.
Vous êtes certain qu’il n’a pas franchi le Bosphore ? demanda-t-il. Depuis la mer Noire, on peut arriver en Irak par la route.
Nous en sommes sûrs ! affirma Okman Askin. La surveillance est très stricte, dans les deux sens. Nous avons également interrogé les deux postes de dédouanement, à Haydarpaça et Edime. Il n’y a aucune trace de ce navire.
Un ange passa, déguisé en fantôme. Il y avait toujours une explication logique aux choses. Que le bateau ait fait demi-tour ne semblait pas idiot à Malko. Il pouvait faire escale en Égypte et attendre. Ou à Chypre… Le Turc les contemplait, désolé.
Pour fêter votre arrivée, dit-il à Malko, j’ai décidé de vous inviter ce soir à dîner. À quel hôtel êtes-vous ?
— Au Marmara.
Je vous y prendrai vers neuf heures. Ce sera l’occasion de vous présenter l’une de mes meilleures collaboratrices occasionnelles – vous dites « stringer » en anglais, n’est-ce pas ? – qui vous aidera. Je suis très pris et ne pourrai vous consacrer autant de temps que je le souhaiterais. Maintenant, je dois m’occuper de ceci, si vous voulez que cela passe aux informations, dit-il en montrant la cassette.
Les quatre hommes se retrouvèrent dans la cour, guère plus avancés. Une fois dans la voiture, Malko demanda à Malcolm Callaghan.
— Quelle confiance peut-on lui accorder ?
— Presque totale, confirma l’Américain. Il est loyal et a besoin de nous. Sans nos dollars, le régime se serait effondré. En plus, ils détestent les Irakiens, bien qu’ils fassent parfois des opérations ensemble contre les Kurdes. C’est leur seul point d’accord : liquider du Kurde. Ils ont exilé le consulat irakien complètement en dehors de la ville, pour mieux le surveiller. Il n’y a pratiquement pas d’échanges diplomatiques entre les deux pays.
Ils remontaient de nouveau vers Taksim, là où se trouvaient tous les hôtels. Un camion-grue était en train de retirer fébrilement des voitures mal garées. La Turquie entrait dans la civilisation moderne…
— Et les Israéliens ? demanda Malko.
— C’est le seul pays musulman à entretenir des relations diplomatiques avec eux. Au niveau « Second Secrétaire ». D’ailleurs, les Turcs détestent les Arabes et se tournent beaucoup plus vers l’Europe.
La voiture déboucha sur la « maidane » Taxim, une grande place rectangulaire bordée d’immeubles laids et modernes et encombrée de bus à l’arrêt. De là partaient toutes les grandes artères irriguant le quartier. La Ford stoppa devant l’hôtel Marmara, un bloc de vingt étages avec une terrasse au rez-de-chaussée.
— Je ne vous accompagnerai pas ce soir, annonça Malcolm Callaghan, j’ai des obligations. Je vais envoyer un rapport en rentrant au bureau. Demandant des instructions pour vous. En attendant, bonne soirée.
À côté de l’hôtel, une douzaine de chats vidaient consciencieusement une poubelle. Istanbul était restée la ville des chats.
— Ça sent l’arnaque.
L’avis d’Elko Krisantem était définitif. Et il connaissait le pays : c’était le sien… Malko regardait un gros pétrolier remonter le Bosphore s’apprêtant à passer sous l’énorme pont suspendu dominant la voie d’eau de soixante mètres, reliant l’Europe à l’Asie. Il y en avait un second quelques kilomètres plus loin. Leur construction en 1973 avait porté un coup fatal aux ferrys d’antan.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? demanda-t-il.
Le Turc frottait son menton mal rasé. Il eut un geste bien oriental avec ses mains ouvertes, la paume en l’air.
— S’il n’a pas fait demi-tour, ce bateau est quelque part ! Les Irakiens ne sont pas des imbéciles. Ils ont prévu qu’on leur tomberait dessus. Bien sûr, le gouvernement turc collabore avec nous ! Mais au niveau subalterne ? Au prix où est la livre turque, ce n’est pas difficile d’acheter des gens. Policiers, marins ou douaniers acceptent tous des rucvets[29].
— Mais encore ? insista Malko.
— Il faut que je retrouve des amis, fit Elko Krisantem. Donnez-moi quelques heures. Je suis parti depuis longtemps…
— OK, dit Malko. Tenez-moi au courant.
Il regagna sa chambre. À peine y était-il que le téléphone sonna. Une voix de femme demanda :
— Mr Linge ?
— Oui.
Je m’appelle Nesrin Zilli, annonça-t-elle. Mr Askin m’a demandé de vous servir de guide si vous aviez un problème.
Où êtes-vous ?
— En bas.
— Je descends. Comment vais-je vous reconnaître ?
La Turque eut un rire charmant.
— Je suis tout en rouge !
Le temps de prendre l’ascenseur et il était dans le salon-bar en face de la réception. Il repéra tout de suite la silhouette rouge… Belle à crever ! Une grande jeune femme au regard de braise, dans un tailleur de toile plein à éclater, les ongles faits, la bouche pulpeuse, les hanches en amphore. Son regard détailla Malko et elle lui tendit une main longue et fine.
— Bonsoir. Je suis Nesrin Zilli. J’espère que je ne vous dérange pas !
Avec un physique pareil, elle ne risquait de déranger personne. Ils s’assirent au bar et elle commanda un Cointreau.
— Que faites-vous ? demanda Malko.
— Oh, je sers un peu de Relations publiques à Mr Askin, qui a tellement de travail. Je suis journaliste aussi, au Cumuriyet.
Son regard ne le quittait pas et il se dit qu’il la mettrait dans son lit quand il en aurait envie… Elle était là pour le « marquer ». Les Turcs n’étaient pas aussi clairs que le disait Malcolm Callaghan. Sinon, cette rouge créature n’aurait pas débarqué ainsi. Ou ils cachaient quelque chose à leurs alliés, ou ils espéraient en savoir plus par lui et prendre l’initiative d’une enquête dans leur pays.
— Istanbul est calme, remarqua Malko, vous n’avez plus de terrorisme.
Nesrin Zilli eut un sourire ironique.
— Il y a trois semaines, le rédacteur en chef du Cumuriyet a été assassiné par trois hommes masqués.
— Pourquoi ?
— On ne sait pas vraiment. Les Syriens ou les Irakiens. À cause du partage des eaux de l’Euphrate.
Elko Krisantem apparut soudain près des ascenseurs et Malko se leva allant à sa rencontre. Inutile qu’elle sache qu’il était turc.
— Je reviens, dit-il.
— Si vous n’avez besoin de rien, j’irai me changer, dit-elle. Je crois que je dîne avec vous. Demain, si vous souhaitez visiter le musée Topkapi, je suis à votre disposition.
— Merci, fit Malko, avec plaisir.
Elko Krisantem arborait un sourire radieux.
— J’ai commencé à travailler, annonça-t-il. Vous venez avec moi ?
— Où ?
— C’est une surprise…
Malko traversa en diagonale la place Taksim, derrière Elko Krisantem. À côté du palais des Congrès, une file de vieilles voitures, qui, à première vue, évoquaient le Musée de l’automobile, étaient stationnées le long du trottoir. Les chauffeurs discutaient avec des gens qui faisaient la queue, d’autres attendaient à l’intérieur. Un marchand d’épis de maïs allait de l’un à l’autre. C’étaient toutes des « américaines » des années cinquante, en plus ou moins piteux état.
Des « dolmus », très prisés des istanbuliotes. Ces taxis collectifs desservaient toutes les directions, à condition de ne pas être pressé : ils ne partaient qu’une fois pleins, ce qui signifiait une bonne quinzaine de passagers…
Elko Krisantem s’arrêta avec émotion devant une antique Buick noire 1958, qui ne tenait plus que par les couches successives de peinture. Les vitres étaient fendillées, le pare-brise rapiécé et des couvertures avaient été jetées sur les banquettes pour en cacher la misère. Un morceau de céramique bleu et rond, le porte-bonheur classique en Turquie, représentant un œil était accroché au-dessus du tableau de bord, remplaçant les cadrans et compteurs depuis longtemps défaillants.
Le chauffeur à la moustache tombante sortit de son véhicule et étreignit Elko Krisantem. Ils s’embrassèrent, se tapant dans le dos sous l’œil résigné de la dizaine de passagers déjà installés. Puis Elko se tourna vers Malko fièrement.
— Elle a bien tenu le coup, dit-il avec une pointe d’émotion dans la voix. J’ai eu du mal à la retrouver.
C’était la voiture qu’il utilisait pour transporter des touristes lorsqu’il avait rencontré Malko, des années plus tôt.
Il se lança dans une longue discussion avec le chauffeur, tandis que les passagers de la Buick se chamaillaient : un vieil homme voulait absolument changer de place pour ne pas se trouver à côté d’une femme : il revenait de La Mecque. Les autres se moquaient de lui.
Dix minutes plus tard, Elko se retourna vers Malko et le chauffeur rentra dans la voiture.
— Alors ? Vous avez appris quelque chose ? demanda Malko.
— Oui, fit Krisantem. Je sais où retrouver mon vieil ami, Hakan Sungur. C’est comme mon frère. Lui sait tout ce qui se passe à Istanbul. S’il y a une arnaque, il va la trouver.
— Où va-t-on le voir ?
— Je lui ai fait donner un rendez-vous ce soir. Il est maintenant propriétaire d’un « gazino »[30].
— Faut-il que je vienne ?
— Bien sûr, fit Elko, dans mes lettres je lui ai souvent parlé de vous. Il sera ravi de vous connaître.
Que faisait-il avant ?
— Comme moi, répondit placidement Elko Krisantem.
Autrement dit, tueur à gages.
— Je vais dîner d’abord, nous irons ensuite, fit Malko. Retrouvons-nous dans le hall de l’hôtel, vers onze heures.
Je n’aime pas cette fille en rouge, dit soudain Elko.
— Pourquoi ?
— Elle ne se conduit pas comme une vraie Turque. Elle veut vous séduire.
Selon Elko Krisantem, seules les « créatures » affrontaient le regard des hommes. Le laxisme de Malko avec Alexandra le plongeait dans des rages noires et silencieuses… Celle-ci, avant le départ de Malko, avait enfin consenti à se laisser violer.
Sous la table, la jambe de Nesrin Zilli, assise en face de lui, frôlait parfois celle de Malko. Chris et Milton étaient restés prudemment au Marmara, dévalisant la cafétéria de tous ses hamburgers. Okman Askin était toujours aussi courtois et affable. Il avait amené Malko dans un délicieux restaurant de poissons, tout au nord du Bosphore, l’Urcan. Bruyant à souhait, mais délicieux, avec une décoration très folklorique de poissons séchés pendus au plafond, de filets, d’accessoires de pêche.
De la table, on voyait les bateaux défiler lentement sur le Bosphore.
Le Turc leva son verre de vin blanc avec un sourire.
— À votre mission. J’espère que vous retrouverez ce bateau. Sinon que vous garderez au moins un bon souvenir d’Istanbul.
Nesrin Zilli adressa un regard appuyé à Malko. Elle avait troqué sa tenue rouge pour une robe noire, des bas et un collier de perles. Ce qui la rendait encore plus désirable. On aurait dit une publicité pour Shalimar… Pendant tout le dîner, elle lui avait fait un rentre-dedans pas possible… À peine sa langouste terminée, Malko demanda :
— Où les navires sont-ils déchargés, à Istanbul ?
— Sur la rive asiatique, expliqua Okman Askin. Il y a un seul point de dédouanement, à Haydarpaça. Les cargos sont ancrés dans la rade ou à quai. Ensuite, leur contenu est déchargé, stocké dans une enceinte sous douane et emmené ensuite, par camion ou par train, dans le reste du pays.
— Vous y avez été vous-même vérifier que le Gur Mariner ne s’y trouvait pas ?
Le représentant du MIT eut un léger sourire devant cette candeur.
— Non bien sûr ! Mes services ont téléphoné au responsable de la douane. Il eut un sourire mielleux qui le fit ressembler encore plus à Méphisto. Vous savez, les gens ont un peu peur de nous, du MIT, ils ne racontent pas n’importe quoi. Si le Gur Mariner avait été à quai, on me l’aurait dit.
Nesrin Zilli renchérit.
— Nous sommes très proches des Américains. Malcolm Callaghan le sait. Ce serait très mauvais pour la Turquie si elle était mêlée à une histoire de ce genre.
Ils semblaient parfaitement sincères tous les deux. Pourtant, le Gur Mariner était bien quelque part…
— Pourrais-je me rendre à Haydarpaça ? demanda-t-il.
— Bien sûr, accepta le Turc sans hésitation. Nesrin vous y conduira parce qu’il faut un laissez-passer. Mais vous ne verrez que des centaines de Containers et des navires à quai.
— Je pourrai aussi m’entretenir avec les responsables, compléta Malko.
Quand ils quittèrent l’Urcan un peu plus tard, il pleuvait, comme souvent à Istanbul. Sur le chemin du retour, Okman Askin désigna à Malko un grand palais décrépit qui dominait la route.
— Ici vivait un des derniers sultans. Un homme bizarre. Dans une crise de neurasthénie, il a fait noyer, dans le Bosphore, toutes les femmes de son harem. Il y en avait trois cents.
— Comment ?
— Il les a mises dans des sacs, comme des chats.
Encore un misogyne… Le coupé Jaguar d’Okman Askin stoppa devant le Marmara et Nesrin Zilli proposa aussitôt :
— Voulez-vous visiter quelques endroits amusants ?
— Non, dit Malko, je préfère me coucher, demain soir peut-être. Mais pouvons-nous nous retrouver à neuf heures, demain matin ?
— Pas de problème, assura la jeune femme.
Malko n’eut même pas à prendre l’escalator. Elko attendait à côté. Ils redescendirent dans le parking sous l’hôtel prendre la Fiat louée par Malko, contournèrent la place, redescendirent le boulevard Tarlabasi et dévalèrent une rue horriblement raide. Trois cents mètres plus loin, ils durent laisser la voiture, continuant à pied pour gagner la rue Isticlal qui n’était plus qu’un chantier défoncé, y compris les trottoirs. Des néons rouges brillaient dans toutes les impasses, indiquant des boîtes de nuit.
C’est ici, annonça Elko Krisantem.
L’enseigne rouge annonçait Denizli.
Un portier chamarré s’inclina jusqu’au sol, repoussé sèchement par Krisantem. Le gazino était en sous-sol d’où filtrait de la musique orientale. Malko arriva sur le seuil d’une pièce toute en longueur, au plafond bas, coupée en deux par une estrade. Une danseuse du ventre se trémoussait mollement dessus, face à cinq musiciens endormis. Dans la salle, il y avait une majorité d’hommes seuls. Pas gais. Chacun d’eux avait devant lui un verre de raki et de l’eau. Ils ne buvaient pas, le regard glué à la danseuse. Quelques putes à l’allure paysanne occupaient des banquettes, papotant en attendant l’heure de pointe.
Elko murmura quelques mots au loufiat qui s’était jeté sur eux, et on les installa aussitôt au premier rang, bousculant sans ménagement quelques spectateurs amorphes.
Voilà mon copain ! annonça fièrement Elko.
Un homme énorme roulait jusqu’à eux, presque chauve. Des épaules de lutteur de sumo, un ventre impressionnant, un grand nez busqué et une moustache retombant de chaque côté de sa bouche, à la kurde. Il poussa un rugissement en voyant Elko et le serra sur son ventre à défaut de le serrer sur son cœur. Pendant plusieurs minutes ce ne furent qu’embrassades et rires gras.
Malko eut droit quasiment au même traitement et faillit étouffer… Ils s’assirent enfin et le raki commença à couler à flots. Hakan Sungur parlait anglais, mais se lança dans une interminable conversation en turc avec Elko.
Presque tous nos amis sont morts ! traduisit ensuite Krisantem. Abattus par la police ou pendant un « contrat ». D’autres ont quitté le pays. Il n’y a plus de travail, maintenant avec le gouvernement militaire.
— Et lui ?
Il est devenu légal. Juste quelques petits trafics avec la Bulgarie et la Roumanie… Mais il garde le contact.
Hakan Sungur se pencha vers Malko, hilare, montrant ses clients et dit en mauvais anglais.
Ce sont tous des koyru[31], des Anatoliens. Chez eux, ils ne voient jamais de femmes, elles portent toute le tchartchaf. Alors, ils restent ici des heures à regarder. Ils n’osent même pas aller avec les putes. Ils sont contents.
Sur scène, la danseuse avait arrêté ses contorsions et parlait aux musiciens, avec, de temps à autre, une brusque ondulation, comme pour rappeler son numéro. Hakan Sungur l’appela, tira de sa poche une liasse de billets et en garnit généreusement les deux bonnets dorés ornés de pierreries, qui lui servaient de soutien-gorge, et la large ceinture dorée, qui maintenant sa longue robe rouge.
Avec ses gros seins et son visage large et souriant, elle était plutôt avenante.
— Fatos est une brave fille, mais un peu paresseuse ! fit le patron.
Le sourire réapparut sur le visage de Fatos et comme une poupée dont on aurait remonté le ressort, elle se lança dans une danse du ventre endiablée, pour le plus grand plaisir des Anatoliens… Hakan Sungur lança un regard malin à Elko.
— Il paraît que tu as un service à me demander…
Elko Krisantem sourit.
— Oui.
C’est en turc qu’il expliqua son histoire. Hakan Sungur tiraillait sa moustache, pensif. Finalement, il laissa tomber.
— Il n’y a qu’une seule personne qui peut savoir s’il y a quelque chose. Ali Bamyacioglu…
— Qui est-ce ? demanda Malko.
Le Turc eut un geste évasif.
— Il connaît tous les douaniers de Haydarpaça, les dockers aussi. Avant, il était dans le trafic d’armes. Il bosse aussi beaucoup avec les Arméniens du Bazar, ceux qui exportent clandestinement des antiquités.
— Il va parler ? demanda Malko.
Le Turc éclata d’un rire énorme.
— Si vous venez de ma part, sûrement. Mais il ne sait peut-être rien.
En turc, il commença à expliquer la suite à Elko Krisantem.
Le bruit de l’orchestre était assourdissant et le garçon ne cessait de remplir leurs verres. Une autre fille très jeune, l’air vicieux et abruti à la fois, remplaça Fatos qui vint s’asseoir tout contre Malko, le fixant avec des yeux de veau énamouré. Elle avait changé sa tenue de lumière pour un pull, moulant ses gros seins, et une mini. Dans la pénombre, elle glissa la main sur la cuisse de Malko, dans un geste sans équivoque. Hakan Sungur se pencha vers lui avec un sourire salace.
— Elle est arrivée d’Anatolie il y a un mois. On me l’avait réservée. Je vous la donne pour ce soir.
Malko déclina l’offre poliment, mais Fatos ne bougea pas. Ivres de musique et de raki, ils finirent par se lever. Nouvelles congratulations. Malko fut heureux de remonter l’escalier et d’émerger à l’air libre.
Il se retourna, entendant des pas.
Fatos était sur leurs talons !
Malko fit comme s’il ne l’avait pas vue. Mais elle se mit à les suivre, comme un chien perdu.
— Dites-lui que je ne veux pas d’elle, demanda-t-il à Krisantem.
Le Turc prit l’air embarrassé.
— Hakan est un homme susceptible, expliqua-t-il. Il vous a fait un très beau cadeau. Si vous le refusez, il va se vexer. Il risque de donner un mauvais coup de téléphone.
C’était un comble ! L’Anatolienne attendait avec son sourire bovin. Il n’y avait plus qu’à l’adopter. Dans la voiture, elle monta naturellement à côté de Malko. Impossible de s’en débarrasser. Malko demanda finalement à Elko Krisantem.
— Faites quelque chose, emmenez-la !
Il tira une liasse de sa poche et donna cent mille livres à la fille. Elko discuta un peu avec elle et finit par dire :
— Je l’emmène manger une soupe de tripes en haut de la rue Isticlal. Il y a un restaurant ouvert toute la nuit. Après, je verrai.
— Parfait, dit Malko.
Si Elko voulait en profiter, tant mieux. Il rentra dans sa chambre et prit une douche pour dissiper les vapeurs du raki à 50°… S’il ne trouvait aucune trace du Gur Mariner, il n’avait plus qu’à quitter Istanbul. Les copains d’Elko Krisantem allaient-ils se montrer plus efficaces que les féroces Services Spéciaux turcs ?