Chapitre III

Il n’y avait pas grand monde à la sortie de l’église de Kahlenberg, le long du Danube, au nord de Vienne. Quelques femmes en noir, un homme très digne aux yeux rouges – le père de Heidi Ried –, une poignée d’amis, deux photographes de presse et plusieurs vieilles femmes dont les enterrements étaient la seule distraction. Respectueux, un groupe de touristes attendait la fin de la cérémonie, Leica en bandoulière, pour visiter l’église. Leurs regards curieux s’étaient braqués sur Malko et Alexandra lorsqu’ils étaient descendus de la Rolls bleue pour se joindre au cortège. Par contre personne n’avait prêté attention à un homme de haute taille, distingué, grisonnant, très oxfordien, qui avait fait déposer une énorme couronne sans inscription sur le cercueil.

Comment les habitants de ce charmant faubourg viennois auraient-ils pu deviner qu’il s’agissait de Jack Ferguson, le chef de station de la Central Intelligence Agency à Vienne ?

Officiellement, Heidi Ried était morte d’une chute accidentelle dans le massif de l’Obersalzberg. Sa famille ignorait qu’elle avait été violée. À la demande du BND[6], la police bavaroise avait été extrêmement discrète. D’ailleurs, personne ne s’était préoccupé de cette affaire dans la presse. Le corps de John Mac Kenzie avait été renvoyé aux États-Unis dans un cercueil plombé. Là aussi, la presse allemande avait accepté la version de la chute provoquée par le brouillard. Cependant, les vêtements et les corps des deux victimes avaient été examinés par les meilleurs spécialistes du BKA, la police criminelle allemande, qui avait transmis ses observations au BND, qui les avait remis à la CIA.

Malko regarda le cercueil disparaître dans le fourgon et la porte claquer. Les fleurs débordaient de partout. Il se sentait triste. Jadis, il avait eu une brève et agréable aventure avec Heidi Ried. Jack Ferguson passa près de lui et dit à voix basse.

— Rendez-vous dans mon bureau. Dans une demi-heure.

Une voiture de fonction l’attendait un peu plus loin. Le petit groupe se dispersait. Seule la famille allait au cimetière. Elko Krisantem attendait au volant de la Silver Spirit. Il se retourna vers Malko.

— Où allons-nous, Sie Hoheit ?

— Nous déposons la comtesse Alexandra au Sacher et nous filons ensuite à l’ambassade américaine.

Alexandra eut un mouvement d’humeur.

— Je croyais que tu m’accompagnais faire du shopping ?

— Je suis désolé, dit Malko. Jack veut me voir immédiatement.

— Jack ! Jack ! Ce n’est pas lui qui écarte les cuisses quand tu as envie de baiser, remarqua Alexandra avec une charmante verdeur.

Elle était superbe dans un tailleur de cuir vert extra-court qui révélait le triangle blanc de son slip, dès qu’elle s’asseyait. Elle avait négligé de mettre un chemisier. Aussi, dès que les pans de sa veste s’écartaient un peu, Elko Krisantem se trouvait au bord de l’infarctus.

— Si tu en as envie maintenant, proposa Malko à voix basse, glissant une main entre ses cuisses tièdes, je peux retarder mon rendez-vous de quelques minutes…

Ses doigts avaient remonté jusqu’au renflement du pubis. Le regard d’Alexandra se brouilla et son bassin glissa imperceptiblement. Elle adorait se faire prendre dans les endroits les plus inattendus. Depuis sa brève aventure avec la princesse Mathilda von Grünsig, Malko lui avait été d’une fidélité exemplaire et ils étaient de nouveau en pleine lune de miel.

La voiture s’arrêta devant l’hôtel Sacher. Alexandra pivota pour descendre, révélant volontairement le haut de ses cuisses au portier et se pencha vers Malko.

— Après ton rendez-vous, tu m’emmèneras visiter la crypte impériale de Stephan Kirche.


* * *

— C’est moi qui ai transmis les coordonnées du rendez-vous avec John Mac Kenzie à Heidi Ried, expliqua Malko. À l’hôtel Geiger, à Berchtesgaden. Je ne savais rien de plus. Elle devait y retrouver John. Ils avaient déjà travaillé ensemble et ils se connaissaient.

— La rencontre a bien eu lieu, confirma Jack Ferguson. John était arrivé de Munich le matin même. Il suivait un certain Farid Badr. Un Libanais porteur d’un passeport jordanien qui arrivait de New York. Il avait couché au Vierjahrezeiten, à Munich, loué une voiture et pris la route.

Malko était seul avec le chef de la CIA, dans son bureau, dominant le parc d’attractions du Prater, en bordure du Danube. La climatisation bruissait doucement et les bruits de la capitale autrichienne ne parvenaient pas jusqu’à eux. L’Américain avait ôté sa veste, découvrant des bretelles rouges et une chemise rayée assortie. Le tout très britannique. Toutes les trois minutes, il se resservait du café. À plusieurs reprises, sa secrétaire était venue lui apporter des messages urgents de Langley. Vienne était une des stations les plus importantes de la company.

— Qui est ce Farid Badr ? interrogea Malko.

— Un homme d’affaires libanais établi à New York. Très riche. Sa famille possède des immeubles à Beyrouth. Lui a une grosse affaire d’import-export. Il travaille avec tout le monde. Surtout dans l’électronique haut de gamme. Il a montré son nez à l’époque de l’Irangate. Il essayait de se procurer des cartes du programme électronique pour les Phantoms iraniens cloués au sol.

— Il n’a pas eu d’ennuis ?

Le chef de station secoua négativement la tête.

— Non. Il a laissé tomber à temps.

— Pourquoi vous intéressez-vous à lui ?

— C’est le FBI qui nous a signalé une affaire suspecte. Badr s’est mis en cheville avec la seule usine des USA qui fabrique des krytrons et leur a passé une commande, en se faisant passer pour un industriel normal.

— Qu’est-ce que c’est qu’un krytron ?

L’Américain eut un geste vague.

— Un bidule électronique hi-tech. Une sorte d’interrupteur qu’on utilise dans différentes technologies de pointe, avec les lasers, par exemple. Seulement, c’est aussi une sorte d’allumette atomique ! Indispensable pour la mise à feu d’un engin nucléaire. Très peu de pays savent les fabriquer. Leur exportation est formellement interdite. Le FBI, qui surveille de très près les commandes de krytrons, s’est mis en branle dès qu’il a vu le nom de Farid Badr apparaître. Il a laissé faire la livraison, après accord avec la Maison-Blanche et nous, afin de savoir à qui ils étaient destinés. Toute l’opération étant, bien sûr, sous haute surveillance. Badr est parti de New York avec un exemplaire et doit en réceptionner quarante autres à Paris dans quelques jours. Ils sont escortés par vos vieux amis, Chris Jones et Milton Brabeck. Plus quelques gars du FBI.

— Il construit une bombe atomique, ce Badr.

L’Américain ne se dérida pas, se contentant de préciser.

— C’est un intermédiaire qui dispose de capitaux énormes. Nous n’avons pas encore réussi à démonter ses circuits de financement qui passent par des sociétés « off-shore », une chaîne de paradis fiscaux et une banque d’Atlanta. C’est quasiment impossible. Mais il a déjà reçu trois millions de dollars sur son compte depuis le début de l’opération krytrons.

Pour qui roule-t-il ?

— C’est la question ! reconnut le chef de station. Dans le passé, Farid Badr a traité avec les Iraniens.

— Ils ne construisent pas d’armes nucléaires.

— Non. Le shah avait bien commencé à s’intéresser à la question, en collaboration avec l’Afrique du Sud, mais, depuis, les mollahs ont eu d’autres chats à fouetter. Mais plusieurs pays du Tiers Monde cherchent frénétiquement à se doter de l’arme nucléaire. La Libye, bien sûr, l’Inde, l’Afrique du Sud, l’Argentine, l’Irak et le Pakistan. Sans parler d’Israël qui l’a déjà secrètement mais ne veut pas le reconnaître.

» Le principe de fabrication de l’arme atomique est connu, mais sa réalisation demande un faisceau de moyens haute technologie que très peu de pays possèdent. Ils sont donc obligés de faire des acrobaties pour se procurer, outre le carburant nucléaire, les éléments qu’ils sont incapables de fabriquer. Comme l’exportation de ces composants est absolument interdite, ils ont recours à des circuits tortueux pour tenter de se les procurer. Ce qui me fait penser aux Iraniens. Ceux-ci sont très liés aux Pakistanais, intégristes comme eux. Ils ont pu vouloir leur donner un coup de main…

» Les Pakistanais, d’après nos informations, en sont au stade final de la construction de la bombe A. Dont ils rêvent évidemment de se servir contre l’Inde, leur voisin et ennemi juré.

Malko avala une gorgée de café tiède et fadasse. Une des choses que les Américains ne savaient pas faire, le café. Ce qu’on lui racontait, c’était de l’espionnage technologique. Or, il y avait eu deux morts. Ce qui n’était pas courant.

— Que s’est-il passé à Berchtesgaden ? demanda-t-il.

Jack Ferguson eut un geste d’impuissance.

— Nous n’en savons rien. John Mac Kenzie n’a pas repris contact avec nous après son départ de Munich. Lorsqu’on a retrouvé son cadavre, toutes ses affaires manquaient. Même chose pour Heidi Ried. La police allemande nous a transmis un rapport détaillé. Il a été égorgé avant d’être jeté dans le vide. Avec une arme très tranchante, style rasoir. Quant à Heidi, elle a eu le larynx fracturé par un professionnel des sports de combat. Elle a aussi été violée par trois hommes. Le rapport scientifique du BKA est formel.

— John Mac Kenzie était armé ?

— Non. Il s’agissait d’une simple filature…

— Apparemment, ils ont vu quelque chose qu’il ne fallait pas voir : le ou les commanditaires de Farid Badr… Personne n’a rien remarqué à Berchtesgaden ?

— Il y a deux mille touristes par jour. Le personnel de la Kehlstein Haus a remarqué plusieurs hommes de type moyen-oriental, mais rien de concret sur le meurtre. Sans l’hélicoptère de la police bavaroise, on ne retrouvait même pas les corps.

— La police bavaroise n’a rien trouvé sur eux ?

— Aucune trace dans les hôtels de Berchtesgaden ou de la région. Nous avons juste un début de piste.

— Lequel ?

Au lieu de lui répondre, Jack Ferguson tira une photo de son dossier et la tendit à Malko.

— Ça vous dit quelque chose ?

Malko examina le document. Un décor de bar avec une superbe créature juchée sur un tabouret. Des cheveux descendant presque jusqu’aux reins, d’immenses yeux noirs et une bouche charnue, pulpeuse, d’une sensualité à donner la chair de poule à un homme normal. Les jambes n’en finissaient pas, découvertes par une robe très courte. Elle souriait d’un sourire carnassier et fascinant qui ne s’adressait pas à l’homme qui la tenait par les épaules.

— C’est le bar de l’hôtel Bristol à Vienne, dit Malko. Et il s’agit d’une certaine Pamela Balzer.

— Vous la connaissez ?

Malko eut un sourire entendu.

— Qui ne la connaît pas à Vienne ! Elle est arrivée il y a deux ans, de Londres, avec une réputation sulfureuse. Elle s’appelait encore Pamela Singh. Une Indienne d’une beauté rare, avec un corps de déesse tantrique. On a prétendu qu’elle se massait tous les matins avec une huile aphrodisiaque, mais c’est vraiment inutile. Elle a épousé un certain Kurt Balzer, dont elle a divorcé six mois plus tard en conservant son nom. Elle a un appartement sur le Schubertring et on la voit dans toutes les soirées. Souvent avec des hommes différents. J’ai dû danser deux ou trois fois avec elle.

L’Américain lui jeta un regard plein de suspicion.

— Vous ne l’avez pas…

Malko sourit. Angélique.

— Cette dame bien que ravissante n’est pas dans mes moyens… Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?

— La police autrichienne affirme que c’est une call-girl de haut vol.

» Elle pourrait être mêlée à notre affaire. Le poste frontalier de Market-Schellenberg entre Berchtesgaden et Salzburg a remarqué, le jour du meurtre, une voiture immatriculée à Vienne, qui rentrait en Autriche avec trois hommes à bord. Ce qui l’a frappé, c’est que le conducteur – de type moyen-oriental – lui a tendu un passeport diplomatique alors que la voiture avait une plaque normale. Une Volvo 480, de couleur noire. Les trois premiers chiffres sont 529… Or Pamela Balzer possède une voiture de même type, même couleur, dont le numéro d’immatriculation est V 529 664…

— C’est un peu mince, remarqua Malko.

— Bien sûr, reconnut l’Américain. Seulement, la police viennoise a procédé à une enquête rapide chez le concessionnaire Volvo d’ici. Il n’a vendu que six voitures de ce type immatriculées à Vienne. Aucun des autres numéros ne correspond…

— Elle a interrogé Pamela Balzer ?

— Oui, sous prétexte d’un accident de la circulation avec une voiture qui se serait enfuie. Elle prétend que sa voiture n’a pas quitté son parking. Invérifiable. Dans le quart d’heure qui a suivi cette demande, le chef de la police a reçu un coup de téléphone très poli du cabinet du Premier ministre s’inquiétant des « misères » qu’on faisait à Pamela Balzer…

— Elle a la cuisse très éclectique, confirma Malko. Je pense qu’en deux ans, elle a couché avec tout ce qui compte à Vienne et en Haute-Autriche. Mais je ne vois pas pourquoi elle serait mêlée à ce double meurtre.

— Moi non plus, avoua l’Américain, mais c’est la seule piste que nous ayons. Aussi, j’ai pensé que vous seriez mieux à même que la police d’approcher cette personne.

— Si c’est comme client, dit Malko en souriant, les comptables de Langley vont s’évanouir.

Décidément l’Américain n’avait pas le sens de l’humour.

God damn it ! jura-t-il, je ne finance pas vos mauvais instincts. Nous avons perdu deux agents et nous sommes dans la merde. Aucune piste. Tout ce beau monde s’est évanoui. Farid Badr, le Libanais, a disparu. À mon avis il est déjà à Téhéran.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

De nouveau, le chef de station fouilla dans son dossier et en sortit un rapport de la police des frontières autrichiennes, avec la photocopie d’une page de passeport, qu’il tendit à Malko.

— Le soir de l’incident de Berchtesgaden, expliqua-t-il, un homme, répondant au signalement de Farid Badr, a embarqué à Schwechat, sur le vol de Larnaca, à Chypre, porteur de ce passeport. Les Autrichiens photocopient tous les passeports orientaux, par précaution. Ils nous ont communiqué celui-ci et nous l’avons passé dans l’ordinateur. Le résultat confirme ce que nous pensons.

— C’est-à-dire… ?

— Ce passeport fait partie d’un lot de passeports vierges iraniens, mis à la disposition des Hezbollahs pour des opérations terroristes.

— Comment avez-vous découvert cela ?

— Une fuite volontaire d’un diplomate iranien qui estime que cela peut nuire à l’image de son pays…

Malko regarda la Grande Roue du Prater qui commençait à tourner. Avec l’été, le parc d’attractions viennois, coincé entre le Danube et son canal, ne désemplissait pas. Tous les indices énumérés par l’Américain concordaient. Mais cela ne leur donnait aucune piste. Il remarqua.

— Quelqu’un va bien récupérer le lot de krytrons qui arrivent des États-Unis ? Cela permettra de reprendre la piste.

L’Américain acheva son café et alluma une Marlboro.

— C’était l’intention initiale, mais, après ce qui est arrivé, nous ne voulons plus jouer avec le feu. On va arrêter le réceptionniste sans aller plus loin. Il y a de fortes chances pour qu’il ne parle pas.

— Je vais voir ce que je peux faire, dit Malko. Si cette Pamela Balzer est mêlée à l’histoire, elle est déjà sur ses gardes et je n’en tirerai rien.

— Essayez quand même. Je vous ouvre un crédit de mille dollars sur le budget de la Station, ajouta généreusement l’Américain.

Malko le regarda ironiquement.

— Cela me donnera tout juste le droit de lui baiser la main.


* * *

Le bar de l’hôtel Bristol était toujours peu fréquenté avant le déjeuner. Le visage du barman s’éclaira en voyant Malko.

Ach ! Sie Hoheit ! Cela fait plaisir de vous voir. Vous faites enfin une infidélité au Sacherl Est-ce que je peux vous offrir une Stolichnaya ? En guise de bienvenue ?

— Avec plaisir, dit Malko en se hissant sur un tabouret.

Il attendit que la vodka glacée soit devant lui pour demander :

— Avez-vous aperçu Pamela Balzer ces temps-ci ?

La surprise du barman fit peine à voir. Il adressa un regard de reproche à Malko avant de lui glisser, par-dessus le bar, avec une gentillesse respectueuse :

Sie Hoheit ! Ce n’est pas une femme pour vous ! Si vous saviez les gens qu’elle fréquente.

— Quelles gens ? Je l’ai pourtant vue dans des soirées très élégantes.

Le barman eut un geste apitoyé.

— C’est à cause de ce jeune duc de Wittemberg. Il est absolument fou d’elle et il la traîne partout. Comme c’est une des plus grandes familles de ce pays et que sa fortune n’a pas été entamée par son train de vie, on n’ose pas lui en faire la remarque. Elle le mène par le bout du nez… Il lui a offert une émeraude qui vaut, paraît-il, deux millions de shillings. Et elle a presque dix ans de plus que lui…

— Elle ne sort qu’avec ce garçon ?

— Vous plaisantez, Sie Hoheit ! Il y a quatre jours, elle était à cette table, avec un Arabe noir comme du charbon et un drôle de type presque chauve, un étranger. Il lui triturait les cuisses comme un malade. J’ai cru qu’il allait se jeter sur elle dans ce bar.

— Qui était-ce ?

Le barman secoua la tête.

— Je l’ignore, Sie Hoheit. Aucun des deux n’était à l’hôtel. Il me semble avoir déjà vu le plus grand à deux ou trois reprises, mais je ne sais rien de lui.

Malko but une gorgée de vodka. Quatre jours, c’était la veille du meurtre de Berchtesgaden.

— Vous êtes sûr de la date ?

— Absolument. Je me souviens même que Frau Balzer a redemandé de la glace avec son Cointreau et que l’Arabe a commandé une bouteille entière de Johnny Walker, carte noire.

— Décrivez-moi cet Arabe.

— Grand, athlétique, une énorme moustache, les cheveux courts, l’air d’une brute. Une grosse chevalière à la main gauche, en or. C’est lui qui a payé, avec un billet de 10 000 shillings.

Malko enregistra. Cela ne l’avançait guère. Au moment où il glissait de son tabouret, le barman ajouta d’un ton confidentiel.

— En plus, je la vois souvent avec des gens de l’OPEP, des Arabes qui viennent traîner ici tous les soirs. Ce n’est pas brillant.

Malko remercia le barman et se retrouva sous le soleil. Il allait falloir un montage d’enfer pour aborder Pamela Balzer. Mais, d’abord, il devait s’assurer que la CIA ne se mettait pas le doigt dans l’œil. Si elle n’était pour rien dans le double meurtre, inutile de se casser la tête. Il regagna le Sacher à pied. Elko Krisantem sortit de sa Rolls, garée devant l’hôtel et vint au-devant de lui.

— Monsieur Ferguson, de l’ambassade américaine, vous a téléphoné. Il faut le rappeler d’urgence.

Malko monta dans la Rolls et composa la ligne directe du chef de Station. Jack Ferguson semblait très excité.

— Venez vite, dit-il. J’ai une information importante. Je ne veux pas en parler au téléphone.


* * *

— J’avais mis un « stringer » sur le coup, expliqua l’Américain. Il a farfouillé pour une enquête d’environnement et découvert que la fameuse Volvo 480 a été à la révision la veille de l’incident de Berchtesgaden.

— Et alors ?

— Alors, fit triomphalement l’Américain, on a noté le kilométrage au garage ! Il suffit de le comparer à celui du compteur aujourd’hui… Pamela Balzer ne se sert de sa voiture que durant ses week-ends. Nous avons vérifié qu’elle n’a pas bougé de Vienne ces jours-ci.

— Où est sa voiture ?

— Dans son parking. Gardé. Ou devant chez elle.

Malko réfléchit rapidement.

— Bien, je vais m’en occuper.


* * *

De la contre-allée du Schubertring, Malko surveillait, sans problème, l’entrée du garage souterrain de Pamela Balzer. Depuis une demi-heure déjà.

Grâce à quelques judicieux coups de fil, il avait appris qu’elle devait déjeuner avec son fiancé au Palais Schwartzenberg. Il était une heure. Elle n’allait pas tarder…

Le museau noir de la Volvo 480 surgit doucement de l’entrée souterraine et il aperçut, derrière le volant, le profil inoubliable de Pamela Balzer, avec la masse de ses cheveux noirs tombant sur ses épaules. Elle tourna à droite, accélérant aussitôt.

— Allons-y Elko ! lança Malko.

La Rolls décolla du trottoir et se mit à suivre la Volvo à distance respectueuse. Pamela Balzer conduisait sec et ils eurent du mal à ne pas la perdre. Elle stoppa Schwartzenbergplatz, en face du vieux palais transformé en restaurant.

— Faites ce que je vous ai dit, ordonna Malko.

Le Turc ralentit, laissant le temps à la jeune femme de garer sa voiture. Au moment précis où, encore à l’intérieur, elle ouvrait toute grande la portière, il lança la Rolls.

Dix secondes plus tard, le pare-chocs avant de la Silver Spirit arrachait pratiquement la portière entrouverte de la Volvo, la rabattant contre l’aile dans un horrible bruit de ferraille.

Malko sauta en voltige de la Rolls stoppée cinq mètres plus loin et courut vers la jeune femme debout à côté de sa voiture, contemplant les dégâts. Pamela Balzer portait un tailleur en piqué blanc très élégant, dont la jupe déjà courte était relevée sur le côté gauche, découvrant jusqu’à l’aine une cuisse gainée de noir. Comme ses yeux qui jetaient des éclairs.

— Votre chauffeur est un imbécile ! écuma Pamela Balzer. Où avait-il la tête ? En plus, il avait largement la place de passer. Je suis en retard pour déjeuner ! Je ne peux pas laisser cette voiture dans cet état.

Malko réussit à attraper sa main droite pour la baiser. Son regard d’or aurait fait fondre une banquise.

Sehr Genige Fräulein[7], dit-il avec son plus bel accent viennois, je suis totalement désolé. Je vais le licencier. Mais, avant, laissez-moi me faire le plaisir de vous conduire où vous le désirez.

— Je vais en face. Mais ma voiture !

— Tout est de ma faute ! Je vais m’en occuper, la faire remorquer dans votre garage. Bien entendu, ne prévenez même pas votre assurance, je prends tout à ma charge…

Devant des paroles aussi conciliantes, Pamela Balzer commença à se calmer et son regard s’adoucit un peu. Elle était vraiment superbe, pulpeuse à souhait, avec sa grande bouche bien dessinée et ses prunelles sombres d’Orientale. Le tailleur accentuait la minceur de sa taille, et s’ouvrait sur un bustier en dentelles mauves qui offrait ses seins comme sur un plateau. Le duc de Wittenberg avait bon goût.

Elko Krisantem, debout à côté de la Spirit, attendait, le regard baissé, celui d’un chien battu.

Dumkoft ! lança Malko pour faire bonne mesure. Vous avez gâché la journée de cette adorable jeune femme. Essayez de vous racheter en conduisant cette voiture au garage de son choix.

Pamela Balzer observait Malko avec un sourire de commande, les sourcils froncés.

— Il me semble vous avoir déjà rencontré…

Malko s’inclina légèrement.

— Je suis le prince Malko Linge. Nous nous sommes croisés dans quelques dîners et j’avais déjà été impressionné par votre beauté.

Elle sourit, flattée, et lui jeta un regard interrogateur.

— Vous êtes certain de pouvoir vous débrouiller ?

— Je ne veux même pas que vous y pensiez, dit Malko. Allez vite retrouver l’heureux homme qui a l’honneur de vous inviter à déjeuner.

D’après sa tenue, elle n’allait pas s’arrêter aux plaisirs de l’estomac…

Il attendit qu’elle ait pénétré dans le Palais Schwartzenberg pour examiner la Volvo accidentée. L’étiquette de vidange était collée sur le montant de la portière avant, celle qui était à moitié arrachée. Malko lut le kilométrage : 10 456. Il s’assit derrière le volant et regarda le compteur : 10 987. Plus de quatre cents kilomètres.

Pamela Balzer avait menti. C’était bien sa voiture qui avait transporté les assassins de John Mac Kenzie et Heidi Ried.

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