Chapitre V

Le colonel Ephraim Neguav était blême de rage. Officier de liaison du Mossad attaché à la CIA, il avait été convoqué à Langley à huit heures du matin pour un briefing impromptu, suite aux événements de Roissy. À cause du décalage horaire – il était deux heures du matin à Washington lorsque l’attaque avait eu heu –, une enquête avait déjà eu le temps d’être lancée, ce qui ne semblait pas le calmer. Il n’y avait que cinq personnes dans le bureau de Jeff Miller, Deputy Director de la Company. Lui-même, le Directeur des Opérations, un représentant du FBI et un de la Maison-Blanche.

L’officier israélien tourna le regard froid de ses yeux gris sur le haut fonctionnaire de la CIA et dit d’une voix cinglante.

— Je suis obligé de constater, messieurs, qu’à cause d’une série d’imprudences de vos deux Agences, quarante détonateurs nucléaires sont en possession d’individus liés très vraisemblablement à nos pires ennemis.

Visé, le représentant du FBI protesta aussitôt.

— En aucun cas, il n’y a eu imprudence. La collaboration entre nos services et la police française a été parfaite.

— Il y a eu quatre morts, répliqua l’Israélien. C’était de la folie de laisser partir ces krytrons.

— C’était aussi la seule façon de savoir qui les voulait, remarqua d’une voix douce le Directeur adjoint de la CIA. Ce qui s’est passé était imprévisible.

— Vous le savez, aujourd’hui, qui les voulait ?

Un ange passa, des bombes accrochées sous les ailes. Le Directeur des Opérations rompit le silence qui commençait à devenir pesant.

— Nous avons identifié deux passeports utilisés par les Services iraniens, remarqua-t-il. Or, l’Iran est encore très loin de pouvoir se doter d’armes nucléaires. Par contre, il est proche du Pakistan. Ce sont les Indiens qui devraient s’inquiéter, pas vous.

L’officier du Mossad faillit grimper au mur.

— Ce n’est pas vous qui allez me dire si nous devons nous inquiéter ou non ! aboya-t-il. Ce n’est pas vous qui risquez de prendre un projectile nucléaire sur votre pays ! Vous ne savez pas que le Pakistan et la Libye coopèrent dans beaucoup de domaines ? Et que la Libye est le pays le plus acharné à nous détruire, avec l’Irak ? Sans parler de la Syrie.

— La Syrie est hors de cause, trancha le représentant de la Maison-Blanche. Nous venons de recevoir des assurances formelles de Damas. Ils ne s’amuseraient pas à ce petit jeu en ce moment.

Depuis quelques mois, Hafez El Assad, le président syrien, lâché financièrement par l’Arabie Saoudite, faisait les yeux doux aux États-Unis pour obtenir des crédits. La Syrie avait même mis en sourdine quelques groupes terroristes qu’elle abritait.

— Tous les Arabes mentent ! écuma l’Israélien. Vous savez très bien que les Syriens sont impliqués dans l’attentat de Lockerbie. Pourquoi vous obstinez-vous à tourner la tête de l’autre côté ?

— Nous n’avons aucune preuve, fit platement le Directeur des Opérations.

Le silence retomba. Tous avaient hâte que ce meeting se termine. Dehors un soleil radieux éclairait les arbres du parc de Langley. Le bureau insonorisé ne laissait filtrer aucun bruit. Un voyant rouge s’alluma sur le bureau de Jeff Miller, qui appuya aussitôt sur l’ouverture de la porte donnant sur le bureau de sa secrétaire. Celle-ci pénétra dans la pièce, salua d’un signe de tête et déposa sur le bureau une chemise rouge vif barrée de la mention « COSMIC. EYES ONLY ».

Jeff Miller l’ouvrit et prit connaissance du message. Lorsqu’il releva la tête, ses traits n’avaient pas bougé, mais sa voix était visiblement altérée.

— Il s’agit d’un message du Ministre de la Défense du Pakistan. En ce moment il est dix-huit heures à Rawalpindi. Il a procédé à une enquête approfondie dans ses Services et apporte une réponse absolument négative à notre question : il n’a en cours aucune opération concernant des krytrons.

Le colonel Neguav haussa les épaules et murmura entre ses dents : « bullshit ». Jeff Miller fit comme s’il n’avait pas entendu et enchaîna :

— Je le crois. Les Pakistanais savent que nous suspendrions notre aide économique pour une histoire semblable. Ils n’ignorent pas non plus que nous avons les moyens de savoir s’ils mentent ou non. Donc, je suis certain qu’ils disent la vérité.

Toute l’aide pour l’Afghanistan transitait par le Pakistan et les officiers intégristes commandant les Services pakistanais avaient des contacts étroits avec la CIA. Surtout depuis l’assassinat du Président Zia.

Le silence retomba. Les quatre hommes étaient certains que Jeff Miller ne s’engageait pas à la légère sur un sujet aussi grave. S’il disait être sûr des Pakistanais, c’est qu’il en était sûr. Le colonel Neguav connaissait les règles du jeu. Dès qu’il s’agissait de prolifération nucléaire, les Américains ne plaisantaient pas.

— La police française a-t-elle découvert qui a tué Farid Badr ? demanda-t-il.

— Non, dut avouer Jeff Miller. D’après les témoins, il semble que ce soit une femme de type oriental. Les recherches pour la retrouver ont été vaines.

— Et pourquoi l’a-t-on tué ? insista l’Israélien.

C’est encore Jeff Miller qui répondit :

Ce n’est qu’une hypothèse… Ceux qui se sont emparés de ces krytrons ont voulu éliminer toute possibilité de remonter jusqu’à eux. Farid Badr les connaissait. Ils ont pensé qu’il pouvait tomber entre nos mains ou celles des Français et parler. Je ne vois pas d’autre explication. Il n’était pas armé et ne s’attendait pas à être attaqué. Mais cela ne nous donne aucune indication sur les commanditaires de toute cette opération.

Le colonel Neguav eut un soupir excédé.

OK ! admit-il. Ce ne sont pas les Pakistanais. Ni les Syriens. Ni les Iraniens. Il reste le diable, les Libyens ou les Irakiens. C’est encore plus grave. Parce que nous avons affaire à des fous furieux.

Cette fois le silence fut de plomb. Il n’y avait rien à répondre. Les méthodes utilisées supposaient des moyens importants. Donc un grand Service, pas un groupuscule terroriste capable de mettre une bombe dans un avion. Et là, c’était grave. Car cela révélait une faute de tous les services occidentaux, y compris le Mossad. Ceux-ci entretenaient à grands frais une armada d’informateurs destinés justement à leur fournir ce genre de renseignement. Le Directeur Adjoint de la CIA récapitula le mémo, qu’il avait réclamé une heure plus tôt, sur les pays capables de construire une arme nucléaire dans des délais assez brefs. Au premier rang, le Pakistan. Ensuite l’Irak et, très loin derrière, la Libye.

Le colonel israélien consulta son gros chrono, un souvenir de son passé de baroudeur.

Je dois appeler Jérusalem et prévenir mon gouvernement, annonça-t-il. Il s’agit d’une affaire mettant en péril la sécurité de mon pays. Nous allons prendre les choses en main. Je pense que vous ne tarderez pas à recevoir une protestation officielle.

Dès que nous aurons du nouveau, promit Jeff Miller, vous le saurez en même temps que nous.

L’Israélien ne put claquer la porte à cause des épais bourrelets de cuir, mais l’intention y était… Dès qu’il fut parti, les quatre hommes allumèrent chacun une cigarette, avec un ensemble touchant, puis se versèrent du café. La tension était tombée d’un cran. Le représentant du FBI qui rompit le silence se jeta à l’eau.

— Que pensez-vous de la situation, Mister Miller ?

L’homme de la Maison-Blanche répondit à sa place.

— Nous sommes dans un cas de figure extrêmement grave, dit-il. Maintenant qu’Israël n’a plus peur des Soviétiques, ce vieux fou de Shamir est capable de vitrifier préventivement ses voisins arabes si nous ne retrouvons pas dare-dare ces fichus krytrons.

« Enfin une solution au problème du Moyen-Orient », pensa le Directeur des Opérations qui était plutôt anti-arabe. Avec ce qu’on savait de Saddam Hussein, Israël n’attendrait pas les événements sans réagir.

La secrétaire entra de nouveau avec des papiers, que Jeff Miller examina rapidement. Il tourna la tête vers le Directeur des Opérations.

— Messieurs Jones et Brabeck demandent des instructions. Leur mission à Paris est terminée…

Un ange passa, drapé dans un suaire. En dépit de leur dévouement, les deux « gorilles » ne pouvaient pas suivre Farid Badr là où il se trouvait maintenant.

— Nous répondrons d’ici une heure, dit le Directeur des Opérations. Il faut être prudent. Il y a déjà six morts dans cette affaire, et nous n’avons aucune idée de l’identité des coupables. Je viens de recevoir un rapport de la Station de Vienne. Il semble que Malko Linge ait commencé à suivre un embryon de piste, une call-girl mêlée à l’incident de Berchtesgaden.

— Cela ne m’étonne pas du prince Malko, remarqua suavement le Directeur Adjoint. Vous m’auriez dit qu’il s’intéressait à un mineur de fond, c’eût été plus étonnant.

— Ne faites pas de mauvais esprit, protesta le Directeur des Opérations. Si nous avions beaucoup de chefs de mission de sa trempe la Company se porterait mieux… Étant donné ce qui est déjà arrivé, j’ai bien envie de lui envoyer Jones et Brabeck. Puisqu’ils sont déjà en Europe.

— Accordé ! fit Jeff Miller. Il faut que nous obtenions un résultat. Coûte que coûte. Les Israéliens vont faire jouer leur lobby et ça va être l’horreur…

— Et nous ? protesta le représentant du FBI. On va se faire traîner dans la boue. Dites-moi, les Iraniens ne collaborent bien sûr pas avec l’Irak, mais est-ce qu’il est pensable qu’ils agissent pour le compte des Libyens ?

— Pas impossible, conclut le Directeur des Opérations, mais peu probable. Hélas, nous avons très peu de sources de ce côté. J’ai pourtant activé tous les agents susceptibles de nous apporter un peu de lumière sur cette affaire. On doit me rappeler de Beyrouth aujourd’hui. J’ai alerté aussi le roi du Maroc et surtout les Algériens. Ceux-ci ont déjà répondu : ils ne sont au courant de rien. Si c’étaient les Libyens, je pense qu’ils le sauraient.

Jeff Miller consulta sa montre.

— Messieurs, j’ai un meeting avec des membres du Congrès. Bien entendu, cette affaire doit demeurer secrète le plus longtemps possible. Le président va entrer dans une colère noire si cela sort dans la presse.

Le représentant du FBI secoua la tête avec résignation.

— Vous pouvez faire confiance aux Israéliens ! Ils vont se mettre à couiner dans tous les coins.

Jeff Miller enfournait ses papiers dans sa serviette. Il se tourna vers le Directeur des Opérations.

— Mettez la pression maxima sur la Station de Vienne. Il semble certain que la piste de cette call-girl soit la seule dont nous disposions.


* * *

Le jeune duc de Wittenberg avait un rire sot et haut perché qui exaspérait Malko. Ce n’était hélas pas le moment de le lui faire remarquer… Installé dans la bibliothèque du château de Liezen, à côté du plateau de son petit déjeuner, Malko bavardait aimablement avec le jeune homme qu’il avait appelé un peu plus tôt. Apparemment, la pulpeuse Pamela Balzer ne lui avait pas parlé du somptueux bouquet de roses envoyé par Malko après l’accident…

La silhouette légèrement voûtée d’Elko Krisantem apparut à la porte de la bibliothèque, faisant signe à son maître que l’heure passait.

Malko devait aller à l’aéroport de Schwechat accueillir Chris Jones et Milton Brabeck qui arrivaient de Paris. Il devait bien ça à une amitié de longue date. Il décida d’abréger.

— Cher ami, proposa-t-il, que diriez-vous de venir passer le prochain week-end à Liezen avec la dame de votre choix ? Ou même plusieurs dames…

Il ne risquait rien : le jeune aristocrate autrichien était désespérément fidèle à Pamela Balzer. Le rire aigrelet du petit duc éclata désagréablement dans le récepteur, vrillant les tympans de Malko.

Ach ! Toujours coquin. Vous savez bien que je suis amoureux. J’aurais accepté avec grand plaisir mais nous allons en France ce week-end.

Ah bon ? À Paris ?

Non, chez les Saint-Brice. Ils organisent un bal costumé. Toute l’Europe y sera. C’est à Amboise, à deux cents kilomètres de Paris. Je vais me déguiser en page…

— Vous serez superbe, affirma Malko très sérieusement. Nous nous y verrons peut-être. J’hésitais encore à m’y rendre, mais puisque vous y allez…

À peine eut-il raccroché que Malko se rua sur la cheminée où s’entassaient les invitations. Il dénicha celle concernant le fameux bal masqué et la relut. Il avait autant envie de se déguiser que de faire du deltaplane… Seulement, les appels de la station de la CIA de Vienne se succédaient, de plus en plus pressants. L’enquête sur la call-girl avait commencé presque comme une mondanité, mais il réalisait maintenant que Pamela Balzer était l’unique piste permettant de remonter aux meurtriers de Berchtesgaden et aux voleurs de krytrons. Seulement, pour avancer, il était obligé de procéder très, très doucement. Tout en sachant que chaque minute comptait.

Il fut interrompu dans ses pensées par l’entrée d’Alexandra. Somptueuse dans son tailleur de cuir rouge.

— Je sors, dit-elle sobrement, puisque tu vas t’amuser avec tes singes miteux…

Elle ne portait pas les « gorilles » dans son cœur.

— Où vas-tu ?

— Déjeuner à Vienne.

— Avec un homme ?

— Tu m’as déjà vue déjeuner avec une femme…

— Dans cette tenue ?

Glissant la main le long de sa cuisse, il venait de se rendre compte qu’elle ne portait rien sous son tailleur. Alexandra lui adressa un sourire provocant.

— Tous les hommes ne sont pas aussi audacieux que toi, Lieblich ! Et même si j’en fais bander quelques-uns, tu devrais être fier. Je te promets de bien me tenir. Enfin presque.

— Tu es une merveilleuse salope !

Il se souvenait d’une fois où elle avait vampé un hobereau en visite à Liezen, avec une grande économie de moyens. Alexandra assise en face de lui, le dominant légèrement, s’était contentée d’ouvrir légèrement les jambes en le regardant droit dans les yeux, lui permettant de se régaler de la vue de ses cuisses, des bas, et de ce qu’il y avait au-dessus. Le malheureux avait mis six mois à s’en remettre et avait envoyé assez de fleurs à Alexandra pour lui permettre d’ouvrir une boutique…

Elko Krisantem apparut à la porte de la bibliothèque.

— Un téléphone pour vous, Sie Hoheit.

Malko prit l’écouteur. La voix sucrée et sensuelle de Mandy Brown La Salope lui caressa aussitôt agréablement le tympan.

— Maaalko ! Tu m’as appelée ? Hier matin, j’étais allée jouer au golf ! C’est très amusant et c’est plein d’hommes sportifs, musclés, un régal. Tu joues au golf ?

— Non, dit Malko.

Alexandra se pencha et tapota la touche « haut-parleur » avec un rictus sardonique. Juste à temps pour que la voix langoureuse de Mandy Brown éclate dans la pièce.

— Tu as raison au fond. Moi aussi, je préfère baiser. Surtout avec toi. Tu te souviens à Brunei… Quand j’y pense je suis encore toute trempée. Et à Abu Dhabi, dans la Rolls pendant que ce Khalid se faisait décapiter. Je crois que je n’ai jamais autant joui de ma vie…

Malko avait l’impression que le ciel lui tombait sur la tête par petits morceaux. Il croisa le regard d’Alexandra : celui d’une panthère prête à déchiqueter sa proie. Il voulut lui ôter la main du téléphone, mais elle lutta silencieusement et finit par enfoncer de toutes ses forces ses dents dans la main de Malko. Celui-ci poussa un cri auquel répondit le roucoulement langoureux de Mandy Brown.

— Tu jouis déjà ! Attends, j’ai à peine eu le temps de me caresser. Tu sais que je suis dans mon grand lit avec des draps de soie rose. Comme ça glisse, j’ai fait coudre des étriers pour s’accrocher les pieds. On baise encore mieux.

— Qui est cette pouffiasse ? hurla Alexandra assez fort pour que Mandy Brown entende.

Un ange passa et s’enfuit à tire-d’aile, le silence se prolongea quelques secondes, puis la jeune Américaine demanda d’une voix dangereusement calme.

— Je n’ai pas entendu le mot « pouffiasse » par hasard ? Tu es avec ta femme de chambre, honey ?

Malko crut qu’Alexandra allait arracher le fil du téléphone. Penchée sur le combiné, elle hurla.

— J’ai dit « pouffiasse » et j’aurais pu ajouter pute. Et c’est encore trop gentil.

Is that so[14] ?

Mandy Brown avait même réussi à attraper l’accent d’Oxford. Conservant un calme olympien et vipérin, elle enchaîna aussitôt.

— Malko chéri, ta bonne est vraiment trop vulgaire. Ce n’est pas parce que j’adore avoir ta grosse queue au fond de ma petite chatte qu’elle peut se permettre de me parler sur ce ton.

— Sale petite pute ! hurla Alexandra, en arrachant le fil du téléphone.

Ses yeux flamboyaient. D’un coup d’escarpin bien ajusté, elle pulvérisa un vase chinois de l’époque Ming. Le coup suivant était destiné à écraser les parties vitales de Malko, qui réussit à l’éviter. Le pied de la jeune femme heurta le bois d’un fauteuil Régence et elle recula avec un hurlement de douleur.

— Salaud ! En plus, tu me fais mal !

La mauvaise foi, à ce niveau, méritait largement une médaille d’or.

— Calme-toi ! essaya de plaider Malko, Mandy plaisantait. Elle te faisait marcher. Nous ne…

Plantée en face de lui, Alexandra rugit.

— Eh bien moi, je ne vais pas te faire marcher ! Je vais me faire baiser par tous ceux qui voudront de moi aujourd’hui. Et je déjeune avec cinq hommes qui me font tous la cour.

Elle sortit de la bibliothèque en claquant si fort la porte qu’un vase de cristal bascula et se brisa. Quelques instants plus tard, Malko entendit le moteur de la Volkswagen démarrer rageusement. La tornade s’éloignait. Contournant les débris de porcelaine, il alla décrocher le téléphone de l’entrée. Mandy Brown était toujours au bout du fil.

— Tu as eu des problèmes avec ta bonne ? demanda-t-elle avec une candeur hypocrite.

— Mandy, fit Malko, je savais que tu étais une horrible salope, mais-là, tu t’es surpassée… Ce n’était pas la bonne, mais Alexandra. Et…

— Elle n’était pas bonne avant de baiser avec toi ?

Sa voix avait la froideur du marbre. Visiblement, elle prenait son pied. Sentant que Malko était de mauvaise humeur, elle demanda d’une voix redevenue merveilleusement douce :

— À propos, pourquoi m’appelais-tu ?

Il y avait un zeste de méfiance dans sa voix. Chaque fois que Malko avait fait appel à elle, c’était pour la plonger dans des histoires plutôt glauques où, sans son don inouï pour la survie, elle aurait laissé sa peau. Alors qu’elle s’en sortait avec quelques millions de dollars. Il n’était évidemment pas question de lui expliquer qu’à travers elle, Malko espérait remonter à des gens qui avaient déjà assassiné six personnes.

— Pour t’emmener à un bal costumé, annonça Malko.

Il avait d’abord projeté d’inviter Mandy Brown à Liezen. Il fallait quelqu’un pour tirer les vers du nez à Pamela. Mandy, une fois briefée, serait parfaite… Maintenant, ça devenait plus compliqué.

Un ange plana longuement dans la pièce.

— Un bal… quoi ? demanda Mandy Brown prise à contre-pied.

— Déguisé, si tu veux.

— Comme le Muppet show ! s’exclama Mandy Brown, ravie.

Elle n’allait jamais au cinéma, ne connaissant que la télé.

— Pas vraiment, dit Malko. C’est en costumes d’époque.

— Quelle époque ?

— Renaissance.

— C’est une époque, ça ?

— Il paraît, et c’est très joli pour les femmes. Tu seras superbe !

— C’est chez toi, avec ta panthère ?

— Non, pas vraiment, corrigea-t-il. Chez des amis en France.

— En France ! s’exclama Mandy. J’y suis jamais allée. Il paraît que c’est plein de vignes et que les mecs te sautent dessus en mangeant des grands morceaux de pain. C’est tous des cochons.

— Mandy, corrigea Malko, tu éveilles chez tous les hommes le goret qui sommeille en eux.

— C’est vrai ?

Elle ronronnait.

— Alors, tu viens ?

Le silence se prolongea tellement qu’il crut la communication interrompue. Jusqu’à ce que Mandy Brown demande d’une voix chargée à ras bord de méfiance.

— Dis-moi, ton bal costumé, ça cache quoi ? La dernière fois, tu m’as fait faire le tour du monde pour me faire rencontrer une bande de dégénérés qui marchaient tout juste sur leurs pattes de derrière.

— Ne sois pas raciste, corrigea gentiment Malko. Le prince Mahmoud a été charmant avec toi.

— C’est vrai, reconnut Mandy, il me défonçait comme un marteau-piqueur avec son énorme truc, mais c’est quand même un chimpanzé. Alors, tu me dis la vérité ? Où est le loup ?

— Il n’y a pas de loup, affirma Malko. J’avais envie de te revoir. Je pensais aller à ce bal avec Alexandra et toi, mais je crois que nous ne serons que tous les deux.

— Tu pensais mal ! coupa sèchement Mandy Brown. Jamais je n’aurais été avec cette bonniche… D’ailleurs ton truc en costume, ça me fait gerber. C’est trop compliqué. Si tu veux me voir, viens à Londres, on baisera tout le week-end.

— Viens, insista Malko ; il y aura toute l’aristocratie européenne, les plus vieilles familles.

— C’est vrai, demanda Mandy d’une toute petite voix, tu ne vas pas m’entraîner encore dans un coup fourré ?

Elle était comme une midinette. Dès qu’on parlait de Bottin mondain, elle fondait. C’était son talon d’Achille.

— Je te présenterai à tous les nobles célibataires du continent, continua Malko.

Mandy Brown émit un gros soupir.

— Bon, tu vas encore me baiser ! De toute façon, j’avais un problème pour le week-end : j’avais promis à deux mecs de le passer avec eux. Comme ça, je me brouille avec les deux. On se rejoint où ?

— À Paris, proposa Malko. Je vais arranger cela.

— C’est chouette de m’inviter. Je vais m’acheter un truc Renaissance. J’espère qu’ils ont ça, ici, soupira Mandy Brown. Je croyais que tu m’avais oubliée.

— On ne peut pas t’oublier, assura Malko. À propos, il y aura quelqu’un que tu connais peut-être, là-bas.

— Ah bon, qui ?

— Une certaine Pamela Balzer.

— Connais pas.

— Tu l’as peut-être rencontrée quand elle s’appelait Pamela Singh…

Mandy Brown eut un rugissement joyeux.

— Pamela ! C’est pas vrai ! Tu la connais ?

— Un peu. Pourquoi ?

— C’est un sacré numéro ! Quand elle a débarqué à Londres, elle avait juste une culotte et pas un rond. Elle se faisait passer pour star du cinéma indien. Elle n’avait jamais tourné que dans des pornos, mais elle avait un cul inouï, une gueule superbe avec ses grands yeux noirs et l’air d’une sainte-nitouche. Plus des dents qui traînaient par terre… En un rien de temps, elle connaissait tout Londres. On s’est rencontrées et elle a voulu me piquer mon mec. Comme j’en avais rien à foutre, ça m’a amusée et nous sommes devenues copines. Mais c’est une dure, qui en a bavé. Elle hait les hommes. Il faut dire qu’elle a dû en avaler des kilomètres de bites…

Parfois, Mandy Brown avait la fraîcheur candide d’un charretier.

— Tu es restée bien avec elle ? Ça ne te gêne pas de la voir. Parce qu’elle est avec un de mes amis.

— Pas du tout ! On aura plein de trucs à se raconter.

Quand Malko raccrocha, il buvait du petit lait. Avec un peu de chance, il allait faire progresser son enquête. Il serait plus facile d’expliquer à Mandy Brown de vive voix ce qu’il attendait vraiment d’elle… Le verrou Pamela Balzer débloqué, ils avaient une chance de progresser rapidement. C’était l’ironie du sort de penser que la plus grande agence de renseignements du monde était suspendue aux humeurs de deux « créatures », et que leur papotage risquait de changer la face du monde.

Il avait juste le temps d’aller récupérer les deux « gorilles » et d’annoncer à Jack Ferguson la bonne nouvelle.


* * *

Sie Hoheit, je crois qu’il y a une voiture qui nous suit, annonça Elko Krisantem.

La Rolls bleue roulait sur la partie rectiligne de la route qui longe l’aéroport de Schwechat ; à gauche, il y avait le terrain, à droite, des champs de betteraves. Malko se retourna et vit une BMW grise derrière eux. Il y avait deux hommes à bord, et la voiture ne portait pas de plaque à l’avant, ce qui arrivait parfois en Autriche.

— Il y a longtemps qu’ils sont là ? demanda Malko, plus intrigué qu’inquiet.

— Je ne sais pas, avoua le Turc. Je n’avais pas fait attention.

Discrètement, il farfouilla dans le vide-poches central et en sortit son vieux parabellum Astra qui ne quittait jamais la voiture. Bien graissé, il l’entretenait avec amour. Il y avait une balle dans le canon et un chargeur plein.

Elko le coinça entre le siège et le vide-poches, la crosse en l’air. En une fraction de seconde, il pouvait l’attraper.

La voiture se rapprochait. Malko, l’observant, aperçut le clignotant : elle se préparait à les doubler. Rassuré, il se rejeta en arrière et lança à Krisantem :

— Vous êtes trop nerveux, Elko ! Ils ne nous suivaient pas.

La BMW arrivait à leur hauteur. Il y eut soudain une série de claquements secs et la glace arrière gauche de la Rolls vola en éclats sous les impacts de plusieurs projectiles.

Si Malko était resté penché vers Elko Krisantem, il était criblé de balles. Il avança la tête un petit peu et aperçut un homme au visage dissimulé par une cagoule avec un pistolet-mitrailleur Skorpio. Le chauffeur de la BMW ajustait sa vitesse sur celle de la Rolls, de façon à ce que le tireur tienne Malko dans sa ligne de mire. Ce dernier ne disposait d’aucun espace pour reculer. Il sentit sa colonne vertébrale se liquéfier. Le tueur allait lâcher sa rafale d’une seconde à l’autre.

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