CHAPITRE XIX

Allongé de tout son long sur le corps moite de Hawo, Malko demeurait immobile, plongé dans une espèce de sérénité sensuelle, déconnecté du monde extérieur. Encore fiché au fond de la jeune femme.

Immobile, sentant le sang battre dans son ventre, délicieusement.

Hawo, tenant le lit à deux mains, comme elle aurait étreint un autre amant, cambrée, les jambes ouvertes, n’arrivait pas à se rassasier de sexe, comme si elle avait des années de manque à rattraper. Malko se souleva légèrement et elle émit un petit cri de protestation.

— Non !

— C’est l’heure, dit-il, après un coup d’œil à sa Breitling.

Ils se retrouvèrent sous la douche. Dix minutes plus tard, ils étaient en bas. Les quatre véhicules de Dar-wish étaient déjà là, les miliciens mâchant leur khat, le regard dissimulé derrière leurs lunettes noires fantaisie.

Hawo et Malko prirent place dans la première Land-Rover. Elle, à l’avant, la tête couverte, lui, à l’arrière, entre les miliciens.

— Vous pouvez joindre Amin ? demanda Malko.

— Oui, il m’a laissé son numéro de portable. On l’appellera quand on approchera.

Et, de nouveau, ce fut « Mad Max ». Cette fois, ils passèrent en trombe le carrefour mortel du kilomètre 4, la voie étant libre, pour tourner dans la Via Lenin. C’est le pick-up Toyota, avec sa mitrailleuse lourde, qui avait pris la tête, roulant une centaine de mètres devant eux. Malko distinguait mal la route, à travers le pare-brise sale et les passagers de l’avant.

Soudain, le conducteur de la Land-Rover donna un coup de frein si violent que le 4 x 4 se mit en travers de la route. Les miliciens s’interpellèrent bruyamment. Hawo se retourna mais n’eut pas le temps de parler. Des rafales de coups de feu venaient d’éclater en avant du convoi. Les voisins de Malko jaillirent du 4x4 comme des fous et filèrent prendre position dans un fossé et derrière les ruines d’une maison.

Les coups de feu continuaient, sporadiques. Le voisin de Malko leva sa Kalach et tira une courte rafale en l’air. Un autre traversa la route en courant, un RPG 7 sur l’épaule et alla se planquer dans les ruines.

Malko voulut descendre, mais un des miliciens resté à bord le plaqua contre son siège avec un grognement furieux. Visiblement, ça craignait...

— Qu’est-ce qui se passe ? lança-t-il à Hawo.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Le pick-up est bloqué par des tirs.

Soudain, plusieurs silhouettes apparurent sur la route, devant eux. Une demi-douzaine de jeunes, coiffés d’étranges keffiehs roses qui leur donnaient un air de fête, en tenue blanche, le visage dissimulé sous les plis de leur keffieh. Ils barraient la route, armes braquées sur leur convoi. Trois des miliciens du pick-up parlementaient avec eux. Hawo se retourna, les traits tendus.

— Ce sont des Shebabs !

Un des hommes qui discutaient avec les Shebabs accourut et eut une brève conversation avec elle.

— Ils viennent de chasser les miliciens d’Indo Adde liés aux gens de Bakara market. Ils disent que, désormais, ils contrôlent la route.

— Ils refusent de nous laisser passer ?

— Ils discutent entre eux, car ils n’aiment pas le président Youssouf et Darwish leur a dit qu’il travaillait pour lui, mais comme nous sommes nombreux, ils ne veulent pas engager le combat.

— Où est le problème, alors ?

— Ils veulent fouiller les véhicules... S’ils vous trouvent, ils risquent de vous tuer ou de vous emmener.

— On ne peut pas les contourner ?

Autour d’eux, il n’y avait que du terrain plat, du sable et des ruines.

— Non. Trop dangereux. Il y a des mines partout. Il faut négocier. Vous avez cinq cents dollars ?

— Oui, bien sûr.

— Donnez-les-moi.

Il lui donna les billets et, à son tour, elle les donna au milicien du pick-up avec de longues explications.

— Je leur ai dit de leur dire qu’il me transportaient à l’hôpital, avec mes cousins.

Le milicien partit en courant.

Soudain, Malko entendit des vociférations venant de la route. Shebabs et miliciens s’invectivaient en se menaçant mutuellement. Puis, cela se calma d’un coup ! À travers le pare-brise, Malko vit les Shebabs s’écarter. Le milicien descendu du pick-up leur adressa un grand signe, avant de courir vers son véhicule.

Les miliciens couraient vers les leurs.

— Dissimulez-vous le plus possible, recommanda Hawo, il ne faut surtout pas qu’ils vous voient.

Malko obéit, se couchant en travers sur la banquette, de façon à ce qu’on ne voie pas sa tête de l’extérieur. En Somalie, les cheveux blonds n’étaient pas vraiment une valeur ajoutée.

Les véhicules démarrèrent en trombe, passant à la queue leu leu devant les Shebabs. Malko commençait à se détendre lorsqu’une violente fusillade éclata, derrière eux, mais toute proche, assourdissante. La glace gauche arrière de la Land-Rover vola en éclats et Malko entendit un cri étouffé. Un des jeunes miliciens assis à l’arrière avait pris une balle en pleine tête. Son visage n’était plus qu’une masse sanglante.

Geste de mauvaise humeur des Shebabs...

Un de ses camarades, éructant des injures, cassa avec le canon de sa Kalach la glace arrière, et commença à arroser la route derrière eux...

Puis tout le convoi tourna à gauche, dans une piste courant à travers un quartier détruit où erraient encore quelques vaches.

Malko se redressa, choqué. Le milicien, après avoir vidé son chargeur, continuait à éructer des insultes. Ils zigzaguaient dans un lacis de pistes qui les ramenèrent sur Lenin road. Quelques instants plus tard, il aperçut la station service démolie, à quelques centaines de mètres devant eux. Là où les attendait, théoriquement, Amin Osman Said.

Nouvel arrêt.

Hawo sortit un portable.

Pendant qu’elle parlait, Malko examinait le terrain autour d’eux. L’interception par les Shebabs l’inquiétait. Et si c’était lié à leur rendez-vous.. Et si Amin Osman Said avait changé de camp ? Hawo se retourna.

— Il nous attend.

Elle jeta quelques mots au milicien assis à côté d’elle et une demi-douzaine sautèrent à terre, se déployant autour du convoi arrêté. Deux miliciens sur leurs talons, Hawo et Malko partirent en direction de la station-service. Tout semblait calme. Peu de circulation. Malko était pourtant tendu comme une corde à violon : l’incident des Shebabs avait montré que le danger pouvait surgir très vite. Et, dans ce paysage plat comme la main, on les voyait de loin.

Jusqu’à une dizaine de mètres des débris de la station-service, Malko ne vit personne. Puis, une silhouette frêle surgit de derrière un mur de béton écroulé.

Un jeune homme très maigre, flottant dans une chemise jaune, barbu, qui s’appuyait sur une canne.

Lorsqu’il arriva à leur hauteur, Malko reconnut la photo affichée sur l’écran de l’ordinateur de la CIA. C’était bien Amin Osman Said, l’ancien collaborateur de « Wild Harry ». Le jeune Somalien lui tendit la main, sans sourire.

Welcome, fit-il, sans se rendre compte de son humour involontaire. Venez avec moi.

Us le suivirent dans un dédale de poutrelles tordues, de murs écroulés, jusqu’à un espace protégé par des pans de mur. Par terre, il y avait une couverture, une bouteille d’eau minérale, et ce qui ressemblait à un sac de couchage sur lequel était posée une Kalachnikov. Équipement standard en Somalie.

— Vous vivez ici ? demanda Malko.

— Je suis sorti de l’hôpital tout à l’heure. Je vais rester là quelques jours, pour surveiller ma maison.

Amin Osman Said s’accroupit sur ses talons et Malko s’installa en face de lui. Le jeune Somalien l’enveloppa d’un regard curieux.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, de sa voix douce. C’était le moment de se jeter à l’eau.

— Un ami de Harry.

— Vous travaillez avec lui ?

— Cela m’arrive.

Ils se fixèrent en silence quelques instants, puis Malko enchaîna.

— Hawo m’a dit que vous vouliez quitter Mogadiscio ?

Le jeune Somalien inclina affirmativement la tête.

— Oui, la vie est impossible ici.

— C’est si difficile de partir pour le Kenya ?

Amin Osman Said eut un sourire triste.

— C’est presque impossible. D’abord, il faut de l’argent, et surtout, un visa pour le Kenya. Les Kenyans sont très stricts. Et puis, je veux emmener ma femme et mes deux enfants qui sont à Baidoa.

D se tut et but un peu d’eau minérale. Malko comprit que c’était inutile de tourner autour du pot.

— Harry m’a beaucoup parlé de vous, dit-il, et des services que vous lui aviez rendus. Je continue son travail. Hawo m’a dit que vous aviez des contacts avec les Shebabs. C’est exact ?

— Oui.

— Ils vous tiennent au courant de leurs projets ?

— Pas de tout, mais de ce qui touche aux opérations de piraterie effectuées avec le clan Majarteen d’Hobyo. D’ailleurs, il y a quelque chose en préparation.

— Quoi ?

— Je ne sais pas encore exactement. Il s’agit d’attaquer un très gros navire, un pétrolier, je crois, mais pas pour réclamer une rançon.

— Pour quoi faire, alors ?

— Une opération spectaculaire. Une sorte d’attentat.

Malko l’aurait embrassé : c’était exactement le genre d’information qu’il était venu chercher à Mogadiscio. Qui confirmait les soupçons de la CIA.

— Pensez-vous en apprendre assez sur cette opération pour nous permettre de la contrer ?

Amin Osman Said frotta brièvement sa courte barbe.

— Oui, c’est possible, dit-il. L’adjoint de Robow m’a déjà prévenu qu’il aurait recours à moi très vite.

— Pour quoi faire ?

— Recevoir une information d’une de leurs sources, dans le golfe persique, qui ne parle pas somalien.

Une rafale de vent brûlant balaya les ruines de la station service, les enveloppant d’un nuage de poussière jaunâtre. Malko échangea un regard avec Hawo qui ne dissimulait pas sa nervosité.

— Il ne faudrait pas trop s’attarder, dit-elle.

— OK, conclut Malko. Voilà ce que je vous propose : dès que vous serez en possession de cette information, vous me prévenez. Je vais vous donner plusieurs numéros où me joindre.

— Et ensuite ? demanda le jeune Somalien.

— J’organiserai votre exfiltration de Mogadiscio dans un délai de vingt-quatre heures.

— Comment ?

— Comme Harry procédait avec ceux qu’il kidnappait. Il faudra nous fixer un lieu de rendez-vous où un hélicoptère viendra vous récupérer.

— Et ma famille ?

— Vous irez les chercher ensemble. Baidoa est une zone à peu près safe. Ensuite, vous serez transféré au Kenya. Je m’occuperai de vos visas, pour vous et votre famille.

Amin Osman Said lui jeta un long regard inquiet.

— Vous ne me laisserez pas tomber ?

Malko sourit.

— Vous serez en possession d’une information très importante pour nous...

Le Somalien hocha la tête.

— Mister Harry ne m’a jamais trahi. Je vous fais confiance. Vous allez le voir ?

— Oui, bien sûr.

— Dites lui que je serai si content de le revoir...

Il se leva et serra longuement la main de Malko, mais pas celle de Hawo. Celui-ci voulut obtenir une dernière information.

— Vous ne savez rien de plus, à ce stade, sur ce que les Shebabs projettent ?

Amin Osman Said regarda autour de lui, comme s’il y avait des fantômes et baissa la voix.

— Le secrétaire de Robow m’a dit qu’ils allaient faire quelque chose d’aussi spectaculaire que le 11 septembre ! Afin de montrer au monde que les taliban somaliens sont Ses plus forts.

Même en tenant compte du lyrisme africain, c’était inquiétant...

— Vous m’avez parlé du Golfe persique, insista Malko. C’est très loin... Les pirates peuvent aller jusque-là ?

— Oui. Le « mother-ship » qui participe à l’opération a déjà quitté Hobyo. Il peut aller à plus de 800 miles.

Autrement dit, à la sortie du détroit d’Hormouz...

— Il faut y aller, conseilla Hawo.

Le Somalien et Malko échangèrent une dernière poignée de mains. Et ils s’éloignèrent en direction du convoi. Lorsque Malko se retourna, Amin Osman Said avait disparu derrière les tas de gravats. Le convoi repartit à fond la caisse, effectuant un grand détour par le nord, afin d’éviter une nouvelle confrontation avec les Shebabs. Malko se pencha vers Hawo, et cria pour dominer le vacarme du convoi.

— Vous pensez que c’est sérieux ?

— Oui, dit-elle. Il est sérieux et veut absolument quitter Mogadiscio.

— J’espère que personne n’apprendra ce contact, soupira Malko. Sinon, il est mort.


* * *

Lorsque la Land-Rover stoppa devant l’hôtel Ramada, Malko aperçut Darwish entouré de ses gardes du corps. Le Somalien se précipita vers lui dès qu’il mit pied à terre.

— Vous avez fini votre travail ?

— Oui, je pense. Pourquoi ?

— Nous avons eu des informations : les Shebabs veulent attaquer la « green zone » de l’aéroport demain matin. Alors, nous avons avancé le vol à aujourd’hui. Il faudrait partir immédiatement.

— Pas de problème, assura Malko.

Dix minutes plus tard, ils contournaient la « green zone » de la Villa Somalia pour gagner Muka Al Mukaraba road puis Airport road. À un train d’enfer.

Visiblement, les Ougandais de la Force Interafricaine étaient sur leurs gardes, nerveux, retranchés derrière leurs sacs de sable.

Le vieil Ilyouchine 19 était devant l’aérogare, en train d’embarquer ses passagers.

Hawo et Malko montèrent parmi les derniers, après une chaleureuse étreinte avec Darwish qui les assura qu’il serait toujours heureux de les recevoir à Mogadiscio...

Malko s’écroula dans son siège. Épuisé nerveusement. Déjà, les turbo-props sifflaient. L’appareil s’ébranla en direction de la piste. Soudain, il aperçut plusieurs véhicules militaires ougandais qui filaient en direction du grillage entourant le périmètre de l’aéroport. D’abord, il ne comprit pas, puis, il aperçut de l’autre côté du grillage, dans le no man’s land jouxtant la médina, un gros camion qui fonçait droit vers la clôture. Lorsqu’il l’atteignit, sans ralentir, il passa carrément au travers et continua en direction de la piste d’où allait décoller l’Ilyouchine.

Hawo poussa une exclamation terrifiée.

— Un kamikaze !

Le camion se trouvait encore à un kilomètre, environ. Malko sentit l’adrénaline lui geler les artères. Si le camion kamikaze arrivait à proximité de l’Ilyouchine 19 et se faisait exploser, c’était terminé...

Des cris de terreur montaient de tous les sièges. Tous ceux qui étaient assis du « bon » côté, pouvaient suivre la progression du camion en direct...

Comme une volée de moineaux, les « Technicals » des Ougandais convergeaient vers le camion, tirant de toutes leurs armes. Son conducteur fit un écart, essayant de les contourner. À cause du bruit des réacteurs, la scène était totalement silencieuse, ce qui la rendait encore plus surréaliste.

Malko ne pensait plus, le regard glué au camion.

Soudain, il y eut une énorme déflagration qui couvrit le hurlement des tubo-props et le camion se désintégra dans une gerbe de flammes et de fumée.

Quelques instants plus tard, l’Ilyouchine 19 prit de la vitesse. Malko comptait les secondes. Ils pouvaient encore recevoir un obus de mortier. Enfin, ils furent au dessus de l’eau et il eut l’impression que son cœur se remettait à fonctionner normalement.

De Mogadiscio, il ne distinguait plus qu’une étendue jaunâtre, plate, lunaire. Il repensa au fragile jeune Somalien terré dans les débris de la station-service. Allait-il être vraiment le grain de sable dans la mécanique infernale des Shebabs ?

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