Malko avait étalé sur le lit la carte satellite de Mogadiscio établie par les Nations-Unies, répertoriant les zones les plus dangereuses, piquetée de points colorés signalant les « incidents », c’est-à-dire les attentats, les tirs de mortiers, les combats spora-diques entre milices. C’était assez effrayant : en gros, Mogadiscio s’étendait sur un rectangle de quinze kilomètres sur dix, le long de la mer. Tout ce qui avait constitué le centre de cette ancienne colonie italienne avait été réduit en poussière par les combats depuis 1991. L’ancien port, la cathédrale, la grande mosquée, les villas élégantes et les restaurants.
Quelque chose lui sauta aux yeux, après une courte observation. L’endroit où était censé habiter Amin Osman Said, le « contact » de « Wild Harry », sur qui la CIA mettait tous ses espoirs, se trouvait situé juste entre les deux quartiers les plus dangereux de la ville ! À l’ouest, Houdan où était installée une des grandes bases éthiopiennes et, à l’est, Hawl-Wadag où se trouvait le Bakara market, le centre commerçant de la ville où s’entassaient 300 000 personnes au minimum.
Envoyer Hawo là-bas revenait à lui faire prendre des risques insensés. À vol d’oiseau, ce n’était qu’à six ou sept kilomètres, mais, entre deux points d’appuis éthiopiens, c’était une jungle féroce où tout le monde s’entre-tuait...
Il était encore penché sur sa carte lorsque Hawo revint, portant un plateau. Elle souriait.
— J’ai vu Darwish, dit-elle, je lui ai expliqué que je devais retrouver un cousin. Il viendra lui-même, avec quatre de ses hommes, demain à huit heures. Le matin, c’est un peu moins dangereux.
-Ha une voiture blindée ? Hawo secoua la tête, amusée.
— À Mogadiscio, personne n’a de véhicule blindé, sauf les Éthiopiens et ils ne les prêtent pas. Pas de gilets pare-balles, non plus. C’est une guerre primitive.
— Il ne faut pas y aller ! lança Malko. C’est une des zones les plus dangereuses de la ville. Regardez.
Hawo se pencha à son tour sur la carte, tandis que Malko lui désignait les innombrables taches de couleur signalant des « incidents ». Une sorte de petite vérole qui grêlait toute la ville et surtout cette zone-là.
— C’est vrai, soupira la Somalienne, mais, vous savez, je suis restée ici longtemps. Chaque fois que nous bougions, on avait la peur au ventre.
— Vous en êtes sortie. Pourquoi retenter le sort ?
Elle affronta son regard avec un sérieux soudain.
— C’est la vie. S’il n’y avait pas cette mission, je ne serais sûrement pas revenue ici, je préfère vendre des roses à Nairobi. Seulement, vous êtes arrivé et Harry n’est pas en état de venir ici. Dès son arrivée, on aurait su qu’il était là et on aurait ensuite tenté de le tuer. Moi, je suis une femme, on ne fait pas attention à moi.
— Il y a un avion demain ?
— Oui, je pense, dit-elle, il y en a tous les jours. Pourquoi ?
— Nous allons repartir. C’est stupide de jouer les kamikazes.
Le regard de la jeune femme s’assombrit.
— J’ai promis à Harry ! dit-elle, je ne peux pas faire cela. Et vous non plus. Ils vous font confiance. Vous avez du courage. Personne ne veut venir à Mogadiscio. Vous verrez, tout se passera bien. Vous n’avez pas faim ?
Il n’était que six heures du soir, mais ils n’avaient rien avalé depuis le matin et s’étaient levés très tôt.
— Si, un peu, avoua Malko.
— Nous allons dîner, proposa Hawo, ensuite, nous nous reposerons. Demain, vous ne bougerez pas de l’hôtel tant que je ne serai pas revenue. Il ne faut pas vous faire repérer. Déjà, c’est ennuyeux que les gens de la réception vous aient vu. J’espère qu’ils ne parleront pas.
— À qui ?
Elle sourit tristement.
— À n’importe qui. Ici, on hait les étrangers, surtout les Américains, bien sûr. Mais tous les gaal. Alors, on peut vouloir vous tuer ou vous kidnapper.
— Nous n’avons même pas d’armes, remarqua Malko.
Hawo haussa les épaules.
— Cela ne servirait à rien. Ici, quand on tue, c’est à la Kalach ou à l’explosif. Nous sommes protégés.
En plus des gardes dans l’hôtel, Darwish a laissé six de ses hommes. Il y en a dans le hall et d’autres dehors. Vous aimez le lait de chamelle ?
— J’en ai déjà goûté. Ici, il y a trois ans.
— Eh bien, j’espère que vous aimerez celui-là ! fit gaiement Hawo. J’ai aussi pris du riz et du mouton.
Il la rejoignit à table et il trempa les lèvres dans le breuvage tiède, un peu écœurant. En un quart d’heure, ils eurent terminé. La nuit était complètement tombée. Malko avait laissé la télé, sans le son.
Une série de coups de feu claquèrent, pas très éloignés. Des armes légères.
— Ça vient du port, remarqua Hawo. Des pillards qui se heurtent aux Éthiopiens.
Malko s’essuya le front. Il faisait une chaleur de bête. Près de 20° de plus qu’à Nairobi. Il baissa les yeux sur les aiguilles lumineuses de sa Breitling : sept heures et quart.
— Vous voulez vous reposer ? demanda-t-il à Hawo.
— Je vais fumer une cigarette avant, fit-elle.
Elle ne semblait pas pressée de le quitter. Ils s’installèrent, tant bien que mal, sur le lit, devant la télé. Étrange ambiance. Les coups de feu avaient cessé. Hawo se leva.
— Vous avez mon numéro de portable local.
— Non.
Elle le lui donna et lui en tendit un, fonctionnant sur le même réseau.
— De cette façon, conclut-elle, nous pouvons communiquer.
Évidemment, il n’y avait pas de téléphone dans l’hôtel. Hawo glissa l’appareil dans son sac et s’approcha de Malko.
— Bonsoir, dormez bien !
Elle l’embrassa, chastement, sur la joue, mais le contact de son corps était „beaucoup moins chaste, pressé doucement contre le sien. Il sentit la masse tiède de ses petits seins contre sa chemise de voile humide de transpiration et faillit la prendre dans ses bras. Seule l’évocation de « Wild Harry » l’en empêcha.
Hawo était-elle une allumeuse, ou désirait-elle sincèrement une aventure ?
Il n’avait pas répondu à la question lorsqu’elle referma la porte. Il reprit une douche et s’allongea. La télé parlait désormais somalien. Il n’avait pas sommeil, se demandant comment, dans cette ville immense et sans loi, il allait pouvoir retrouver la « source » de la CIA. Peut-être Amin Osman Said était-il mort depuis longtemps.
Une sonnerie le fit sursauter.
Il mit quelques secondes à réaliser que cela venait d’un des portables dont le cadran s’était allumé.
Il le prit.
— Vous dormiez ? demanda la voix douce de Hawo.
— Non, fit Malko, surpris, que se passe-t-il ?
— Rien, rien.
Silence quasi interminable, puis il demanda.
— Vous regardiez la télé ? Hawo rit.
— Oh, non, c’est trop nul ! Non, je pensais...
— À quoi ?
— À vous.
— À moi ?
Son pouls grimpa quand même un peu, à cause de l’intonation de la jeune Somalienne. Il se força pour demander :
— Pourquoi ?
— Je me demandais pourquoi, tout à l’heure, vous ne m’aviez pas embrassée.
Il en resta muet de surprise. Se sentant complètement idiot. Il avait soudain l’impression de parler à une très jeune fille, pas à une femme expérimentée de quarante ans, vivant avec un homme.
— Vous êtes l’amie de Harry, dit-il et je respecte Harry.
Elle émit un petit rire léger.
— Moi aussi, je respecte Harry, mais j’ai envie de faire l’amour avec vous.
Au moins, c’était direct. Les pensées s’entrechoquaient dans la tête de Malko. Donc, son instinct ne l’avait pas trompé. Hawo l’avait bien, sciemment, provoqué. Il eut envie de demander « pourquoi », mais c’était idiot.
— Parlez-moi, dit-elle.
— De quoi ?
— De ce que vous voulez.
Comme il ne trouvait pas tout de suite, elle demanda doucement.
— Vous aimeriez me caresser ?
— Oui, bien sûr, fit-il, pris de court.
— Dites-moi ce que vous aimeriez me faire.
Sa voix s’était faite plus pressante et il lui sembla que sa respiration, elle aussi, s’était accélérée. Brutalement, il réalisa que Hawo était sûrement en train de se caresser et décida d’entrer dans le jeu.
— J’aimerais réveiller vos seins, dit-il, les épanouir. Elle eut un petit soupir étranglé.
— C’est déjà fait, ils sont très durs, même s’ils sont petits. Je peux à peine les toucher. Continuez.
— J’aimerais ouvrir votre sexe. L’apprivoiser. Et puis...
— Et puis ? demanda-t-elle avidement.
— Et puis plonger le mien jusqu’au fond, vous défoncer, vous ouvrir. Vous faire jouir.
— Oui, fit-elle. Oui, continuez !
Il continua, lui détaillant tout ce qui lui passait par la tête, s’apercevant que son sexe tendu avait repoussé la serviette. Ce jeu érotique l’excitait au plus haut degré.
— J’ai envie de m’enfoncer dans votre ventre, lâcha-t-il,je...
— Caressez-vous ! lança-t-elle d’une voix haletante. Caressez-vous. Dites-moi que vous me voulez. Je vais...
Tout à coup, il entendit dans le portable un soupir étranglé qui se termina par un cri bref, aigu, primitif.
Hawo venait de se faire jouir. Lui-même était au bord de l’explosion. Il regarda son membre dressé, encore serré dans sa main et dit doucement.
— Hawo ?
— Oui, fit la Somalienne, d’une voix changée. C’était bon. Merci. J’ai joui magnifiquement.
— Venez.
— Vous voulez vraiment ?
— Oui. Je veux vous faire l’amour.
Elle eut une sorte de petit rire joyeux et lâcha, à voix basse.
— J’arrive.
Encore en érection, il se leva et enroula, par pudeur, sa serviette autour de sa taille. Il était encore à trois mètres de la porte quand un coup léger fut frappé au battant. Hawo venait le rejoindre.
Il eut le temps de parcourir les trois mètres et de mettre la main sur la poignée avant que la sonnerie du portable ne se déclenche.
Il s’arrêta net, regarda l’appareil, ne comprenant plus. Seule, Hawo possédait ce numéro.
Il appuya sur « talk » et, instantanément, entendit la voix de la Somalienne. Haletante, mais pas de plaisir, nouée par l’angoisse.
— Éloignez-vous de la porte ! lança-t-elle. Vite. Couchez-vous !
Il obéit sans réfléchir, s’allongeant le long du lit, le plus loin possible de la porte.
— Qu’est-ce que...
Il n’eut pas le temps de continuer.
Une formidable déflagration secoua tout l’hôtel. La porte de la chambre, soufflée de l’extérieur, vola à travers la pièce et disparut par la fenêtre, emmenant le bâti de bois avec elle ! Un souffle brûlant balaya la chambre, charriant des débris, de la poussière, des morceaux de bois et de plâtre, arrosant Malko, allongé par terre.
Étourdi, stupéfait, il mit de longues secondes à se redresser et à risquer un œil. Il ne vit d’abord qu’un trou noir, de la fumée, puis plusieurs silhouettes surgirent, des hommes armés de Kalachs, visiblement affolés eux aussi.
Des miliciens de l’hôtel ou de Darwish.
Malko se remit debout. Son dos était couvert de petites brûlures légères et il n’entendait plus rien. Il vit surgir Hawo, drapée dans son Bafto blanc et vit ses lèvres bouger mais il ne perçut aucun mot de ce qu’elle disait. Les hommes l’entouraient, l’époussetaient.
Enfin, la Somalienne hurla à son oreille gauche et il entendit.
— C’était une bombe !
— Je sortais de ma chambre pour vous rejoindre, expliqua Hawo, quand j’ai vu un homme déposer un paquet devant, votre porte et puis frapper au battant, avant de s’enfuir dans l’escalier. Heureusement, j’avais encore mon portable à la main...
Il la regarda : ses yeux étaient soulignés de bistre, sans qu’il puisse savoir si c’était le plaisir éprouvé avant l’attentat ou l’émotion. Il entendait un peu mieux, mais était encore choqué. De sa chambre dévastée par l’explosion, il ne restait rien et il avait déménagé ses affaires dans la chambre de Hawo.
— À quoi servent les gardes ? demanda-t-il.
Elle haussa les épaules.
— On est à Mogadiscio... Ils disent qu’ils avaient déjà vu cet homme qui livre régulièrement du khat. Ils pensaient qu’il venait en apporter à un client.
— D’où cela peut-il venir ?
— Je n’en sais rien, avoua-t-elle. C’est peut-être tout simplement quelqu’un qui a vu un Blanc et a voulu le tuer. Ou une intimidation. Tout est possible.
Alors qu’ils n’avaient même pas commencé leur mission, cela commençait bien !
— Demain, j’irai avec vous, dit Malko. Pas question de vous laissez prendre des risques seule. S’il le faut, je mettrai un keffieh.
Hawo sourit.
— D’accord, mais vous ne sortirez pas de la voiture. Ce serait nous faire prendre des risques à tous les deux. Pour ce soir, il n’y a plus rien à faire. J’ai demandé à ce que deux des hommes de Darwish restent ici, sur le palier, et je leur ai donné cent dollars à chacun.
Malko réalisa qu’il n’avait que le pantalon passé à la hâte après l’attentat.
Hawo lui appuya doucement sur les épaules et le força à s’allonger sur le lit étroit. En un clin d’oeil, elle se fut débarrassée de son bafto et elle vint s’allonger contre Malko. Elle fit glisser le pantalon et le prit dans sa main, le caressant avec douceur. Il ne mit pas longtemps à retrouver sa vigueur et la Somalienne colla alors sa bouche à son oreille.
— Venez dans mon ventre.
Elle était onctueuse, brûlante, et commença à bouger dès qu’il se fut enfoncé en elle. Comme pour l’empêcher de la prendre à un rythme trop rapide, elle noua ses longues jambes fines autour des siennes, afin qu’il ne puisse bouger que très légèrement.
Malko aurait voulu que ce va et vient sensuel et lent dure jusqu’à l’aube, mais à un moment, il sentit qu’il ne pouvait plus se retenir. Aussitôt, Hawo pesa sur ses reins, comme pour mieux le clouer à elle et l’embrassa furieusement. Soulevée pour mieux le sentir, elle exhala un long soupir ravi lorsqu’il se vida dans son ventre.
— Voilà le breakfast ! annonça Hawo.
Déjà habillée dans sa tenue bleue. Malko regarda ce qu’elle avait apporté sur un plateau. Pas ragoûtant.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Ça, expliqua la Somalienne, c’est du foie de chèvre rôti avec des oignons. Ça, de la soupe de riz.
Un cloaque plutôt écœurant... Mais il y avait aussi du pain brioché italien, souvenir de la colonisation, des papayes, des mangues et du thé.
Quand ils eurent mangé, Hawo ressortit et revint avec une sorte de salopette bleuâtre et une casquette de base-bail ainsi qu’un gros pistolet automatique Tokarev 9 mm.
— Voilà, habillez-vous avec ça, dit-elle, vous resterez dans la Land-Rover.
Il glissa le pistolet dans la salopette et ils descendirent. La chaleur était déjà effroyable. Malko, rendu prudent par ce qui s’était passé la veille au soir, regarda autour de lui, mais il était impossible de distinguer une menace précise.
Hawo monta à l’avant de la Land-Rover et Malko se retrouva sur la seconde banquette coincé entre deux miliciens en T-shirt vert, bardés de chargeurs, lunettes noires, bouteille d’eau minérale à la ceinture, mâchant déjà leur khat matinal.
Derrière le véhicule de tête, se trouvait un pick-up Toyota dont le plateau était équipé d’une « Douchka », mitrailleuse lourde russe et deux autres Land Rover.
Le convoi se mit en route.
— Nous allons contourner le port, pour retrouver Maka Ala Mukaraba Road, expliqua Hawo.
Les moteurs des véhicules tournaient déjà... Malko retint un haut-le-cœur. L’odeur de khat et de transpiration était épouvantable. Tous les miliciens étaient très jeunes, le regard halluciné. Coincé entre deux d’entre eux, Malko regarda le pare-brise fêlé et rafistolé. Par toutes les glaces ouvertes, les canons des armes pointaient vers l’extérieur.
Le moteur de la Land Rover rugit et il eut l’impression de se trouver sur la catapulte d’un porte-avions tant le conducteur démarra sec.
Tout de suite à fond la caisse, bien qu’il y ait déjà beaucoup de monde dans les rues, et, devant chaque boutique ou presque, un générateur.
Ils passèrent devant un « technical » équipé d’un bi-tube antiaérien, puis il aperçut des hommes faisant la queue devant une mosquée.
— On leur donne du riz, lança Hawo en se retournant.
Le convoi fonçait en klaxonnant, zigzaguant entre les piétons, les carcasses de véhicules, les charrettes. À certains endroits, la vie semblait presque normale, puis on trouvait des quartiers inhabités aux maisons détruites, dont peu avaient plus de 1 m 50 de hauteur. Des gosses et des femmes étaient accroupis au bord de la route, devant des éventaires squelettiques. Parfois, ils passaient devant un homme seul, la Kalach sur les genoux, bâillant aux corneilles.
Le convoi ne ralentissait jamais, même en longeant les murs de l’ancien stade transformé par les miliciens en école de conduite. Du coin de l’œil, Malko repéra même une enseigne totalement irréaliste « Travel Agency », surmontée d’un Boeing 747 grossièrement dessiné au pastel. Dans ce pays, sans gouvernement, sans monnaie, sans douane, sans impôt, sans administration et, surtout, sans touristes. Et où la tête du moindre étranger étant mise à prix à un million de dollars...
Ils coupèrent par un chemin poussiéreux bordé d’épineux, doublant des piétons, surtout des femmes et des enfants, pour déboucher dans Maka Al Muka-bara road. En arrivant à Tribunka Square, le km 4, le véhicule ralentit à la grande surprise de Malko, les miliciens sortirent les canons de leurs armes, visant le ciel.
— Qu’est-ce qu’ils font ? demanda-t-il.
Hawo désigna plusieurs cocotiers, plantés le long de la voie.
— Ils vérifient s’il n’y a pas de types planqués dans les arbres pour déclencher une charge explosive.
Comme ici, le terrain est très plat, ils se mettent là.
Il n’y avait pas de malfaisants dans les cocotiers et ils s’engagèrent dans la Via Lénine montant vers le nord. Bordée surtout de ruines et de terrains vagues avec quelques maisons blanches et des petits marchés.
Au bout de dix minutes, ils aperçurent un hôpital sur la gauche et Hawo annonça.
— Ce n’est pas loin.
Effectivement, cinq cents mètres plus loin, la route se scindait en deux et Malko aperçut une station-service explosée, au toit de guingois. Hawo lança quelques mots au conducteur qui bifurqua et se dirigea vers un groupe de maisons de l’autre côté de la route, dans la direction de Bakara Market. Hawo se retourna vers Malko.
— Restez là, je vais me renseigner.
Elle sauta à terre et s’éloigna, escortée par un des miliciens. Juste au moment où une traînée rouge montait dans le ciel du côté de Bakara Market. Dans le lointain, on entendait un grondement d’artillerie. Malko croisa les doigts, priant pour que Amin Osman Said soit encore dans les parages.
Sinon, ils auraient risqué leur vie pour rien.
Plus d’une demi-heure s’était écoulée. De la Land-Rover, Malko observait Hawo en train de faire son enquête, allant d’une maison à l’autre, traversant Lénine road, revenant. À côté de lui, les miliciens mâchonnaient leur khat comme des bovins heureux, serrant quand même leur Kalach de près quand un véhicule s’approchait.
Un 4x4 plein d’hommes en keffiehs roses passa à toute vitesse. Vraisemblablement des Shebabs. Et puis, des tas de mataton, taxis collectifs, pleins comme des huîtres, avec des monceaux de bagages sur le toit.
Il ne voyait presque plus Hawo qui se trouvait désormais à un kilomètre.
Enfin, il la vit revenir et elle rejoignit la Land-Rover. Le visage couvert de sueur, les yeux cernés, mais souriant courageusement.
Dès qu’elle fut remontée dans le 4x4, elle se retourna vers Malko.
— J’ai trouvé sa maison !
Il sentit sa poitrine se dilater de joie.
— Il y est ?
— Non, elle est fermée, on dirait qu’elle est abandonnée.
— Il est parti ?
Elle eut un sourire de triomphe.
— J’ai retrouvé sa trace, par un voisin. Amin Osman Said est toujours vivant. Seulement, il a eu des problèmes...
— Lesquels ?
— D’abord, des gens lui veulent du mal, alors il a été obligé de quitter sa maison et d’envoyer sa famille à Baidoa. Sinon, ils auraient tous été assassinés. Il a chargé le voisin que j’ai vu de veiller dessus. Ce dernier a creusé une tranchée devant et, la nuit, il planque dedans pour empêcher les pillards de venir. Il y a beaucoup de pauvres à Mogadiscio.
— Et lui, Amin Osman Said ?
— Il a eu un accident de moto et il est à l’hôpital Médina. Avec le genou très abîmé.
— Vous savez où est l’hôpital Médina ?
— Bien sûr.
— Il faut y aller.
Hawo ne répondit pas tout de suite et Malko sentit qu’il y avait un loup...
— L’homme qui m’a renseignée m’a donné une information importante, dit la jeune femme. D’après lui, Amin Osman Said travaillerait avec Moktar Robow...
Malko crut avoir mal entendu. Moktar Robow était le chef « historique » des Shebabs, l’homme dont les Américains avaient mis la tête à prix, un des rares Islamistes à avoir échappé à la campagne de « nettoyage » de « Wild Harry ».
— Vous voulez dire qu’il a changé de camp ?
Hawo eut un sourire résigné.
— Ici, c’est courant. La question est de savoir si vous voulez toujours entrer en contact avec lui. Cela peut se révéler extrêmement dangereux.
Pas besoin de faire un dessin. Même avec les miliciens de Darwish, si Malko se trouvait avec les Shebabs à ses trousses, il ne reprendrait jamais l’avion. L’idée l’effleura un instant que l’attentat de la veille au soir était peut-être lié à ce changement de camp.
Mais comment Amin Osman Said aurait-il pu savoir qu’on venait le voir ? Il ne fallait pas devenir parano.
Un bus surchargé passa dans un nuage de gas-oil. Malko regarda la masse indistincte et blanchâtre de la Médina sur sa droite. Dans cette ville plate comme la main, on se voyait de loin. Sa décision fut vite prise.
— On va prendre le risque, dit-il. On ne peut pas être venus pour rien.
Un nouveau coup de roulette russe. Presque de la roulette belge où il y a une cartouche dans chaque alvéole du barillet, vu les circonstances.