CHAPITRE XXII

Une brise tiède faisait frémir les cocotiers ombrageant la grande pelouse, face à l’Océan Indien ; la plupart des clients du Serena Beach Hôtel s’ébattaient dans la piscine ou exploraient la plage. Un « glass-bottom » boat emmenait quelques touristes émerveillés explorer ce qui restait des coraux.

De jeune Africains jouaient bruyamment en s’aspergeant d’eau tiède.

Idyllique.

Malko, lui, n’arrivait pas à se dénouer. Certes, le dispositif de la CIA était en place et, du côté de Mogadiscio, rien n’indiquait un problème. Seulement, cette attente était épuisante pour les nerfs. En plus Malko allait porter sur ses épaules tout le poids de l’opération, à cause de l’entêtement de la CIA à ne pas vouloir collaborer avec l’US Navy, ce qui augmentait les risques, dont il porterait la responsabilité... Pour tromper son angoisse, il se tourna vers Hawo, allongée sur le transat voisin.

— Si vous rappeliez Lui ? Elle a peut-être des nouvelles...

— Pourquoi pas... Je vais attendre jusqu’à midi.

Le portable de Malko se mit à sonner, mais s’arrêta aussitôt. Deux fois de suite. Intrigué, il le prit. Aucun numéro ne s’affichait sur l’écran. Pourtant, il se remit à sonner. Cette fois, Malko enclencha la communication. D’abord, il n’entendit que du bruit de fond.

Who is calling ? lança-t-il.

Une réponse inintelligible, dans une langue inconnue. Soudain, il réalisa que l’appel venait peut-être de Mogadiscio.

— Amin, lança-t-il, c’est Mister Malko, parlez.

La communication fut coupée. Il n’osait pas rappeler le Somalien. Que signifiait cet appel bizarre ? Il n’avait pas reconnu la voix d’Amin Osman Said.

En avance sur le timing, Hawo était en train d’appeler Lui, la cousine du jeune Somalien. Lorsqu’elle raccrocha, elle semblait soucieuse.

— Lui vient de recevoir un appel de Mogadiscio, dit-elle. Quelqu’un qui voulait vérifier son numéro.

— C’est tout ?

— Non, cet homme lui a dit qu’Amin avait quitté Mogadiscio par la mer.

— Quand ?

— Il ne l’a pas précisé.

— Je vais prévenir Nairobi tout de suite. Au pire, Amin sera là dans quarante-huit heures.

Enfin, les choses bougeaient.

— C’est peut-être un ami d’Amin qui m’a appelé tout à l’heure, conclut Malko, pour m’avertir de son départ.

— C’est possible, admit Hawo, mais c’est bizarre qu’il ait aussi appelé sa cousine. J’espère que personne ne se doute de rien là-bas.


* * *

Pwani Shimba prenait son « early morning tea » avec des galettes dans l’arrière-boutique de son modeste bureau de Kaounda avenue, tout en préparant une expédition, lorsqu’on frappa à la porte de son bureau. Il cria d’entrer et une mince silhouette se faufila dans la petite pièce. Un long Somalien en robe blanche, coiffé d’un calot, la barbe bien taillée, des lunettes à monture dorée.

Pwani Shimba se leva d’un bond, renversant sa tasse de thé sur les papiers, et embrassa trois fois son visiteur. Presque servilement.

Celui-ci, Ibrahim Ahmed Nur, demeurait à la mosquée Bohra, la plus belle du quartier somalien, bien qu’il n’y occupe aucun poste officiel.

— Qu’Allah le Tout Puissant et le Miséricordieux étende sa protection sur toi, mon frère, lança Pwani Shimba. As-tu faim ? as-tu soif ?

— Je suis seulement venu te rendre visite, assura Ibrahim Ahmed Nur. Peut-être peux-tu m’aider ?

Inch Allah, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, assura Pwani Shimba.

Il n’avait rien à refuser à cet homme.

Lorsque, de nombreuses années plus tôt, Pwani Shimba était parti travailler à Sharjah, dans les Emirats Arabes Unis, il était pauvre. Très pauvre, et avait dû emprunter auprès de sa famille l’argent du voyage. Kenyan, il n’était pas musulman mais animiste et se souciait peu de religion. À Sharjah, la vie n’avait pas été facile : traité comme un esclave, sous-payé, il parvenait quand même à mettre un peu d’argent de côté pour rembourser sa famille. Jusqu’au jour où un de ses employeurs — un musulman — lui avait demandé pourquoi il ne se convertissait pas à l’Islam.

Pour améliorer son sort, Pwani Shimba aurait fait n’importe quoi. Son employeur l’avait emmené à la grande mosquée de Sharjah où il avait fait la connaissance d’un mollah onctueux comme du miel qui l’avait pris en main. Peu à peu, il s’était initié au Coran, avait pris l’habitude de venir prier régulièrement et de se mêler aux autres musulmans du cru. Accueilli à bras ouverts. Il y avait trouvé une nouvelle famille. Et, comme par miracle, son sort s’était amélioré : mieux payé, il était considéré, on ne le traitait plus comme un chien. Au bout de dix ans, il avait intégré la communauté. Et accumulé un peu d’argent.

Lorsqu’il avait fait part à son mentor de son désir de retourner dans son pays, ce dernier lui avait demandé ce qu’il comptait y faire.

— Du transport, avait répondu Pwani Shimba. Je voudrais acheter un camion.

— Tu as l’argent ?

Le Kenyan avait dû avouer qu’il n’en avait pas assez. Son mentor l’avait pourtant encouragé.

— Tu es un bon musulman, désormais, et nous devons nous entraider. C’est la volonté de Dieu.

Quand tu vas revenir chez toi, à Mombasa, je vais te donner une lettre pour un de nos frères, Ibrahim Ahmed Nur. Tu le trouveras à la mosquée Bohra.

Pwani Shimba avait suivi son conseil et, effectivement, Ibrahim Ahmed Nur l’avait accueilli comme un « frère ». Grâce à un prêt sans intérêt, selon le code islamique, il avait pu acheter tout de suite deux camions.

Aujourd’hui, il en avait dix et c’était presque un homme riche. Sa ferveur religieuse s’était un peu refroidie, mais il entretenait toujours des liens étroits avec son bienfaiteur. À son tour, il avait pu rendre quelques services. Un jour, sous le sceau du secret, Ibrahim Ahmed Nur lui avait confié qu’il était en contact avec les groupes d’Islamistes somaliens et qu’il les aidait dans la mesure du possible. Ceux-ci avaient besoin d’armes et de munitions. Surtout de munitions... C’est ainsi que Pwani Shimba avait monté un petit réseau qui achetait à des militaires kenyans les munitions dont ils n’avaient pas l’usage. Grâce à ses camions, il les transportait facilement à Mombasa où des dhows venus de Somalie les récupéraient.

En plus de la reconnaissance de son bienfaiteur, ces opérations lui laissaient un petit bénéfice. Il venait justement de livrer près de deux tonnes de munitions d’AK 47. Pensant que son visiteur venait lui en réclamer d’autres, il l’avertit aussitôt.

— Frère Ibrahim, je n’aurai rien avant une quinzaine de jours. Mais peut-être des obus de mortier...

Ibrahim Ahmed Nur écarta les obus de mortier d’un geste désinvolte.

— J’ai besoin de toi pour autre chose.

Il lui expliqua le problème. Un jeune Somalien dont il lui donna le nom allait arriver à Mombasa. Il y retrouverait sa cousine qui tenait une boutique de souvenirs dans Mzizima road. Ibrahim Ahmed Nur souhaitait que cet homme soit surveillé dès son arrivée. On le soupçonnait de contacts avec des ennemis de l’Islam. Contacts qu’il fallait empêcher à tout prix. Dans l’hypothèse où on le verrait s’approcher d’un étranger, il fallait agir sans hésiter. Ibrahim Ahmed Nur parlait d’une voix douce, lente, mais pressante.

Pwani Shimba avait tout noté.

La main appuyée contre son cœur, il assura à son bienfaiteur :

— Frère Ibrahim, va en paix. Je vais faire surveiller étroitement cet homme. Et, Inch Allah, je ferai le nécessaire.

Ibrahim Ahmed Nur se leva, étreignit Pwani Shimba et l’embrassa trois fois, puis sortit du bureau. Rassuré.

Le transporteur était un bon musulman, sur qui on pouvait compter. Comme il n’avait pas le cœur mauvais, il souhaita que ses amis Shebabs de Harardhere aient nourri de faux soupçons. Amin, ce Somalien, était musulman, lui aussi, et seuls les ennemis de Dieu méritaient châtiment.


* * *

Lui s’était levée à quatre heures du matin, de façon à se trouver, dès l’ouverture, au marché aux poissons de Mzizima road. Selon ses calculs, le dhow transportant son cousin, devait normalement arriver à l’aube.

Elle suivit le sentier rocailleux serpentant le long de l’eau, pour gagner un promontoire d’où on apercevait les bateaux entrer dans le bras de mer formant l’ancien port de Mombasa. Elle s’assit sur ses talons, anxieuse, priant Dieu pour que tout se passe bien.

Soudain, son cœur battit plus vite : un dhow venait d’apparaître à l’entrée du bras de mer, en face du Four Seasons, l’hôtel abandonné. Il avançait à sept ou huit nœuds et mit un certain temps à venir s’ancrer près du bord, en face de la rampe menant au marché aux poissons. À peine amarré, les pêcheurs commencèrent à décharger les caisses de poisson.

Lui se précipita pour gagner le petit marché aux poissons, ne sentant même pas l’odeur épouvantable, n’ayant d’yeux que pour un groupe qui avançait tout doucement sur la passerelle de planches reliant le dhow au quai : deux hommes, qui en soutenaient un troisième, qui avait visiblement beaucoup de mal à marcher.

Elle poussa un cri et se précipita.

— Amin !

Amin Osman Said leva la tête et esquissa un sourire dans sa barbe hirsute. Ses traits étaient creusés, son regard vide. Chaque pas lui arrachait une grimace de souffrance. Lui écarta un des deux hommes et prit sa place. Comme elle ne possédait pas de voiture, elle avait prévu de prendre un taxi. Il y en avait toujours sur la place, en face du fish-market.

— Je reviens ! lança-t-elle.

Elle partit en courant et, dix minutes plus tard, revint avec un taxi jaune qui s’arrêta dans la rue étroite. Le temps de remercier l’équipage, elle démarrait. Amin Osman semblait somnoler. Elle ne fut tranquille qu’après l’avoir installé sur son propre lit. Il sentait la mer, le poisson, le gas-oil. Comme un enfant, elle le déshabilla, ne lui laissant que son caleçon, demandant pardon à Dieu d’être en contact avec un homme nu. Cependant, aucune pensée impure ne la traversait : c’était son cousin. En voyant le gros pansement qui enveloppait son genou droit, elle eut envie de pleurer. Lorsqu’elle l’effleura, Amin poussa un cri de douleur.

Elle alla lui chercher de l’eau et des galettes de maïs. Il but mais ne mangea pas.

Il somnolait et Lui attendit respectueusement qu’il reprenne ses esprits pour connaître ses intentions. Il serait toujours temps de lui parler de Hawo, la femme qui voulait le voir dès son arrivée.


* * *

Khamis Makamé, l’homme choisi par Pwani Shimba pour surveiller Amin, avait suivi le taxi en courant jusqu’à la maison de Lui, dans Mzizima road. Ensuite, il s’était installé en face, dans les ruines d’une maison détruite, d’où il pouvait surveiller l’entrée.

Le gros pistolet automatique qu’il avait glissé sous sa chemise pesait sur son estomac. Son patron lui avait promis 10000 shillings s’il avait à s’en servir. Une somme considérable pour ce pauvre hère venu du nord désertique du Kenya pour trouver un travail sur la côte. Bien qu’il ne nourrisse aucun sentiment hostile envers le jeune blessé, il souhaita quand même avoir à se servir de son arme, ce qui lui permettrait d’envoyer de l’argent à sa femme, demeurée à Isiolo.


* * *

Amin Osman Said venait de se réveiller. Il but encore, avidement, puis se mit à mâcher du khat pour oublier la douleur de son genou. Assise à côté du lit, Lui l’observait tendrement.

— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle. Il faut te soigner. Veux-tu que je t’emmène à l’hôpital ?

Le jeune homme secoua la tête.

— Non, pas ici. Je dois aller à Nairobi. Est-ce que quelqu’un m’a demandé ?

— Oui, une femme, Hawo. Il parait qu’elle t’a rencontré là-bas, c’est vrai ?

— C’est vrai, confirma Amin.

Soulagé. Les Américains tenaient leur promesse. Bientôt, il serait soigné, aidé, et on ferait venir sa famille. Il se redressa et lança à Lui.

— Je voudrais que tu appelles cette femme. Dis-lui que je voudrais la retrouver à l’entrée du port de Kalindini, dès qu’elle le pourra.

— Pourquoi si loin ? C’est de l’autre côté de la ville, objecta Lui. Elle devrait venir te chercher ici...

Amin secoua la tête.

— Non. Je dois retrouver un muzungu, je ne veux pas que cela se sache. Ici, dans ce quartier, tout le monde serait au courant. Fais ce que je te dis. Lui n’insista pas. Une femme ne se mêle pas des affaires des hommes.

— Je vais faire comme tu dis, conclut-elle. Maintenant, repose-toi.


* * *

— Il est arrivé. Il est chez sa cousine Lui, annonça Hawo, en reposant son portable.

— On va le chercher ?

— Oui, mais pas dans Mzizima Road. Il nous donne rendez-vous à l’autre bout de la ville, à l’entrée du nouveau port de Kilindini.

— Quand ?

— Je dois l’appeler, dès que nous y serons.

— On y va.


* * *

Malko trépignait, assis à l’arrière de la voiture du Serena Beach. Le chauffeur, un brave Kenyan au crâne rasé, faisait ce qu’il pouvait, mais la circulation était effroyable sur la route côtière.

Ils franchirent le Nyali bridge à une allure d’escargot, puis, après quelques kilomètres, tournèrent à gauche pour traverser l’île de Mombasa.

Tandis qu’ils se traînaient dans Moi avenue, passant sous les défenses d’éléphant en ciment enjambant la chaussée, il réalisa qu’il n’était même pas armé !

Durant le trajet, il avait eu le temps d’alerter Mark Roll qui envoyait un jet privé à l’aéroport de Mombasa pour rapatrier Amin Osman Said sur Nairobi. « Wild Harry » jugeait inutile de venir, puisque les choses se passaient bien.

En repensant à l’étrange coup de fil reçu au Serena Beach, Malko eut soudain une idée et appela Malcolm, le patron des « Blackwater ».

Lui expliquant la situation.

Le Sud-Africain n’hésita pas.

— Je saute dans un youyou avec ce qu’il faut, promit-il. J’arriverai peut-être avant vous. Rendez-vous en face du Kenya Ports Service.

Malko trépignait intérieurement. Dans quelques minutes, il allait enfin obtenir l’information pour laquelle il avait risqué sa vie à Mogadiscio : l’identification du bateau qui devait être attaqué par les pirates alliés aux shebabs.

Hawo lui prit doucement la main et la serra.

-Ne soyez pas nerveux, dit-elle, tout va bien se passer.

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