CHAPITRE XIV

Après le billet aimable qu’Olga Varlamoff lui avait envoyé pour le remercier de ses roses, Volodia reprit courage et se rendit chez elle au thé rituel du jeudi. Olga Varlamoff l’accueillit avec la meilleure grâce du monde, le gronda pour sa longue absence, lui demanda même de rester après le départ de ses invitées. On eût dit qu’elle ne se souvenait plus des aveux de Volodia, ou que ces aveux lui paraissaient négligeables. Lorsqu’ils furent seuls, Volodia la pria de lui présenter son fils. L’enfant était en visite chez des cousins. Volodia feignit d’en être désolé.

— J’ai beaucoup changé, dit-il. Il me semble que votre influence sur moi est salutaire. Ah ! si vous pouviez me conseiller, me guider un peu…

Il avait réfléchi que cette attitude repentante devait flatter la jeune femme et endormir ses soupçons. Il ne se trompait pas. Olga Varlamoff le conduisit dans le boudoir beige et lui apporta un album de photographies. Il le feuilleta sagement avec elle, la questionnant sur ses parents, sur ses amis.

— J’aimerais vous mieux connaître, disait-il humblement. Près de vous, je me sens meilleur. Seul, ou parmi les autres, je comprends que je gâche ma vie. À présent que nous sommes amis, vous pouvez bien me dire ce qui vous déplaît en moi. Mon physique ?

Elle se mit à rire.

— Mon moral ?

— Oui, dit-elle. Vous êtes l’être le plus paresseux, le plus fat, le plus versatile et le plus dangereux que j’aie rencontré.

Il fit un petit air penaud et se cacha la tête dans ses mains.

— Vous êtes dure ! dit-il.

— Parce que vous m’êtes sympathique. Si je n’avais aucune amitié pour vous, je vous laisserais étouffer sous vos défauts. Mais je veux vous sauver.

— Que faut-il entreprendre ?

— Tâchez de travailler, et, déjà, vous aurez fait un pas vers la guérison.

— Mais je travaille, répondit-il le plus sérieusement du monde. Je dirige la publicité des Établissements Danoff.

— Je n’appelle pas cela travailler. Michel Danoff vous a offert une sinécure. Vous allez au bureau aux heures qui vous conviennent, et surtout pour bavarder avec votre ami. Il faut faire autre chose…

Il la regarda droit dans les yeux avec une expression loyale. Puis il proféra gravement :

— Je vous promets d’essayer. J’ai toujours voulu écrire. Mais la patience me manquait. Encouragé par vous, je vais m’atteler à la tâche. Et, si vous le permettez, je viendrai quêter vos conseils, mendier votre approbation…

— Je ne suis guère qualifiée…

— Si ! s’écria-t-il, vous êtes une créature admirable, un ange…

— Pas de compliments entre nous !

— Pas de compliments. Vous avez raison. Francs et rudes, tels seront nos rapports.

Il la quitta sur un salut respectueux, et se précipita chez Tania pour lui raconter que ses affaires étaient en bonne voie.

Le soir même, il condamna sa porte aux amis, étala du papier sur sa table, et se mit en devoir d’écrire un long poème sur l’amour malheureux. En grappillant dans les œuvres de Pouchkine et de Lermontov, il put étager une trentaine de vers passables, qu’il se récita, la main sur le cœur, avec étonnement. En toute sincérité, il était fier de sa nuit studieuse et du résultat obtenu. Pour la première fois, depuis des années, il lui semblait que le temps n’avait pas fondu entre ses doigts comme une vapeur, mais qu’il l’avait arrêté, marqué de son sceau, et qu’il méritait des louanges. Il envisagea même sérieusement de se consacrer à la carrière des lettres.

Le lendemain, il lut son poème à Olga Varlamoff. Elle le félicita et lui conseilla de s’attaquer à un roman.

— Me permettez-vous d’écrire notre histoire ? dit-il.

— Elle est bien mince.

— Je saurai l’étoffer !

Elle se mit à rire et lui avoua qu’elle attendait avec impatience le produit de son inspiration.

— J’appellerai le personnage féminin Olga Baranoff, et le personnage masculin Volodia Groudine…

— Comme ça, les curieux en seront pour leurs frais !

— Et j’intitulerai le volume : « Fumée »

— Dommage qu’on y ait pensé avant vous !

— Ou : « Vapeurs. »

— Vous songerez au titre quand vous aurez achevé le roman. Il suffit que vous ayez pris une résolution, et, déjà, pour vous, l’affaire est terminée. C’est un grand défaut. Je veillerai à vous en corriger.

À dater de ce jour, Volodia sacrifia quelques sorties avec ses amis pour s’astreindre à son nouveau travail. Ruben Sopianoff le traita de « lâcheur », et la bande vota une motion de méfiance à l’adresse du « membre fondateur » Bourine. Tous les jeudis, Volodia se rendait chez Olga Varlamoff, après le thé, pour lui lire un chapitre ou deux de son livre. L’histoire en était confuse, et les personnages manquaient de substance. Mais le style, tarabiscoté, faisait illusion. Olga Varlamoff écoutait, critiquait, priait Volodia de lui laisser les derniers feuillets pour les relire à tête reposée. Il s’établit entre eux une sorte de camaraderie affectueuse qui enchantait Olga Varlamoff et attisait l’impatience de Volodia. Certains jours, il lui semblait qu’Olga Varlamoff lui parlait sur un ton complice, et il cherchait une invite dans les moindres gestes de son hôtesse. Mais, la semaine suivante, elle lui paraissait hautaine, réservée, moqueuse, et il se désolait du terrain qu’il avait perdu. Il consultait Tania, et Tania lui recommandait la prudence. Il consultait ses amis de la bande, et ils lui enjoignaient de rompre avec cette faiseuse d’embarras. À plusieurs reprises, ils essayèrent de le consoler en l’entraînant chez de petites femmes joviales. Volodia buvait comme eux, chantait comme eux, et, comme eux, caressait les filles, mais il revenait chez lui, le cœur plein de dégoût et la bouche amère.

Au bout de trois mois, le roman de Volodia en était à son douzième chapitre, et son intimité avec Olga Varlamoff ne s’était ni resserrée, ni relâchée d’un cran. Ruben Sopianoff criait au scandale. À la réunion matinale des camarades, dans la chambre de Volodia, il n’était question que de sa maladie.

— Tu en crèveras, rugissait Sopianoff. Regarde ta pauvre mine. Cette femme est un vampire. Elle te suce le sang, la moelle épinière et le cervelet. Je propose que nous, tes amis, tes hommes de confiance, allions lui parler en ta faveur et la sommer de t’accepter dans son lit !

— Vous êtes des imbéciles, disait Volodia en mastiquant une tartine de charcuterie. Il m’a semblé, avant-hier, qu’elle était, comment dirai-je ? un peu plus… un peu moins…

— Elle est toujours un peu plus ou un peu moins qu’il ne faudrait, disait Stopper. Je connais des chevaux comme ça. Un peu plus, un peu moins… ils arrivent toujours dans les choux.

— Cela te ressemble fort de comparer une alcôve à une écurie, disait Vladislav Khoudenko. Moi, je trouve que Volodia a raison de miser sur le roman. Elle attend peut-être le dernier chapitre pour lui tomber dans les bras.

— Si c’était ça, s’écria Volodia, je ferais mourir mon héros dans la livraison de la semaine prochaine !

— Essaie toujours.

Volodia reposa sa tasse de thé sur le plateau qu’il tenait en équilibre sur ses genoux.

— Je réfléchis, dit-il.

Tous se turent. Volodia, assis sur son séant, les cheveux ébouriffés, la chemise largement ouverte, semblait visité par l’extase. Tout à coup, il se donna une claque sur le front.

— D’accord, dit-il. Le prochain chapitre sera le dernier, mes braves. J’y flanquerai de l’émotion à la pelle, et des baisers, et des agonies, et du sein qui palpite, et des serments éternels, et de la lune blanche à travers des feuillages vernis. Elle en veut ? Elle en aura. Et, si elle me repousse après cette lecture, c’est qu’elle n’a pas de cœur et ne mérite pas mes efforts.

— Bravo, dit Sopianoff.

Et il se pencha au-dessus du lit pour embrasser Volodia.

Il fallut quatre jours à Volodia pour achever le treizième et dernier chapitre de son roman. Le travail fut pénible, parce qu’il y avait un grand nombre de personnages dont il importait d’annoncer le mariage, la mort ou la séparation brusquée en quelques lignes. Les héros qui, au chapitre douze, étaient encore vigoureux et engagés dans des intrigues de longue haleine se défendirent contre ce cruel revirement imposé à leur destinée. Mais ils finirent par céder à la hâte amoureuse de Volodia. L’auteur lut son épilogue aux membres de la bande réunis en cénacle, et tout le monde fut d’accord pour louer son habileté et lui prédire un triomphe auprès de la belle rousse.

Le jeudi suivant, Volodia se rendit à cinq heures chez la Varlamoff. Par vanité, il contrôlait l’effet de son élégance sur le visage des passants. Toutes les femmes le remarquaient. Deux jeunes filles se retournèrent quand il descendit de voiture devant l’hôtel particulier aux lampadaires massifs. C’était bon signe. Volodia pénétra en habitué dans la vaste antichambre dallée et tendue de tapisseries à personnages. Ils s’arrêta étonné, cependant, de n’entendre pas la rumeur de voix qui l’accueillait toujours dès l’entrée.

Un laquais en gilet rouge et noir s’inclina devant lui et lui annonça d’un air respectueux que le fils de madame était au plus mal, et que madame s’excusait de ne pouvoir recevoir ses invités aujourd’hui. Volodia éprouva un dépit rageur à l’idée de ce contretemps. La politesse la plus élémentaire exigeait qu’il feignît de s’intéresser à la santé de l’enfant. Mais Volodia ne savait réfléchir qu’à ses ennuis personnels. Ce qui le frappait dans cette mésaventure, c’était l’obligation où il se trouvait de reporter à plus tard une entrevue dont il avait espéré tant de joie. Le reste ne comptait pas. Peut-être même cette maladie était-elle un prétexte pour l’éconduire ? La Varlamoff avait flairé le danger. Il grommela devant le laquais imperturbable :

— C’est trop bête !

— Le petit est très mal, dit l’homme. On parle de pneumonie…

— Oui, oui, répétait Volodia, perdu dans une rêverie égoïste. Et quand Mme Varlamoff compte-t-elle reprendre ses réceptions ? Vous ne savez pas ?… Bien sûr !… C’est bon… Je repasserai… Dites-lui que je repasserai…

Il se retrouva dans la rue, furieux contre la Varlamoff, contre l’enfant et contre lui-même. Il ne savait que faire de la journée. Son désœuvrement lui parut tragique. Il se rendit chez Tania pour lui expliquer son échec, mais elle n’était pas à la maison. Ruben Sopianoff, Stopper et Vladislav Khoudenko étaient sortis de leur côté. Le valet de chambre de Ruben affirmait que ces messieurs ne rentreraient pas avant dix heures du soir. Volodia résolut de passer aux Comptoirs Danoff pour bavarder avec Michel. Il y avait douze personnes dans l’antichambre de son ami. Un huissier, glabre et solennel, glissait entre les visiteurs, disparaissait derrière les doubles portes capitonnées du bureau directorial, revenait, chuchotait, repartait pour reparaître encore. Il demanda à Volodia s’il devait annoncer sa présence à Michel Alexandrovitch.

— Non, non, je vais dans mon service, dit Volodia.

Les Danoff ne faisant aucune publicité et vivant sur leur seule réputation de maison riche et intègre, les fonctions de Volodia se limitaient au dépouillement du courrier et au refus circonstancié des offres de service. Il avait un petit bureau très clair, encombré de statuettes et d’estampes japonaises, un secrétaire barbu et méticuleux comme un horloger, et de grands cartons verts où dormaient des correspondances numérotées. Il passait une à deux heures par jour dans ce local somptueux et douillet, signant quelques lettres, cochant au crayon rouge des articles dans des journaux, et fumant de gros cigares avec un air absorbé. Mais, aujourd’hui, cette occupation même lui parut fastidieuse. Il quitta le bureau dix minutes après y être entré et se fit conduire à nouveau chez Ruben Sopianoff.

Il était six heures. Les jeunes gens n’étaient pas encore revenus de leur promenade. Volodia s’installa dans la petite salle à manger de Ruben et se fit servir de la vodka et du saucisson à l’ail. Ayant bu et mangé, il alla flâner dans la cuisine, rafla des cornichons dans un pot en verre, goûta une eau-de-vie que la cuisinière fabriquait elle-même, interrogea le laquais sur ses préférences en matière de vins, se parfuma, se lima les ongles, lança des fléchettes contre une cible en liège placée à la tête du lit de Ruben, essaya quelques grimaces devant le miroir, prit un livre, le reposa, commença une lettre de reproches ironiques à l’adresse d’Olga Varlamoff et la fourra dans sa poche. Sa tristesse lui enlevait toute suite dans les idées. Il ne savait plus de quoi il avait envie. Et il ne voyait aucune raison de vivre jusqu’au lendemain.

À neuf heures et demie, enfin, Ruben, Vova et Vladislav pénétraient dans le salon, où Volodia s’était assoupi, le derrière dans un fauteuil, et les pieds sur un guéridon. Au bruit, Volodia se réveilla et bondit à la rencontre de ses compagnons.

— Brutes infâmes ! Vous me lâchez au moment où j’agonise !

Sans leur donner le temps de placer un mot, il leur raconta sa mésaventure.

Tous l’écoutaient d’un air sombre. Quand il eut fini, Ruben déclara simplement :

— Ne compte pas sur moi pour te remonter le moral.

— Que se passe-t-il ? demanda Volodia.

— Mon père m’a coupé les vivres, dit Ruben. À midi, j’ai reçu sa lettre…

Le père de Ruben était un négociant arménien de Bakou, généreux et compréhensif, mais dont l’idée fixe était de marier son fils. Ruben ayant refusé d’épouser l’une des plus riches héritières de la région, les représailles ne s’étaient pas fait attendre.

— La situation est claire, dit Ruben. Je dois gagner de l’argent par moi-même ou perdre ma liberté.

— Prends un métier, dit Stopper.

— Il ne faut pas violenter sa nature, dit Ruben.

— Trouve une riche maîtresse, dit Vladislav. Elle t’entretiendra, t’achètera des lingeries fines, te gavera de friandises, et tu nous recevras, étendu sur un sofa écarlate.

— Autant vaut se marier, dit Ruben. Non. Il faut trouver autre chose.

Pendant près d’une heure, les amis discutèrent sur la tristesse de leur sort et les remèdes propres à conjurer leurs mauvaises fortunes respectives. Ruben plaignit Volodia. Volodia plaignit Ruben. Stopper et Khoudenko plaignirent Volodia et Ruben. En fin de compte, on décida de se rendre dans une maison de jeu clandestine, tenue par un dénommé Joseph Lewin. Ruben y tenterait sa chance et gagnerait peut-être de quoi se remettre à flot. Et Volodia trouverait dans le jeu une distraction à sa mélancolie.

À onze heures, les quatre gaillards débarquaient dans les salons de Joseph Lewin. Dans la première pièce, des jeunes gens, assis sur des canapés de cuir, mangeaient de la glace et bavardaient en riant très fort. Dans la deuxième pièce, une cohue de militaires, de fonctionnaires en uniforme et de civils se pressait autour de trois tables de jeu, dont la réverbération verdissait et déformait leurs visages. Le troisième salon, où pénétrèrent Volodia et ses compagnons, était réservé à la roulette. Il y régnait une fumée épaisse qui plafonnait mollement. Deux laquais passaient des rafraîchissements sur des plateaux tenus au-dessus de leur tête. Ruben Sopianoff avala trois verres de cognac à la file et se dirigea vers la table de la roulette. Volodia préféra se risquer au trente et quarante. Il laissa son ami sous la surveillance de Vladislav et de Vova, et les pria de le prévenir si les affaires de Ruben tournaient à la catastrophe. Lui-même s’installa devant le tapis vert, entre un Anglais à favoris jaunes et un gros colonel chauve.

De cette nuit, Volodia devait garder un souvenir violent et confus. Il jouait noir et gagnait. Il jouait rouge et gagnait. Il changeait de table et gagnait encore. Il but beaucoup de bière et de cognac, eut une altercation sévère avec un officier qui lui avait marché sur le pied, et distribua des pourboires massifs autour de lui. La tête lourde, la gorge déchirée, les yeux brûlés de lumière, il fourrait les billets de banque dans sa poche en répétant :

— À quoi ça me sert, bon Dieu ? À quoi ça me sert ?

Deux inconnus le complimentèrent sur sa chance, et Volodia les invita à déjeuner pour le lendemain. Un jeune homme, ayant perdu sur parole, lui offrit en paiement un caniche qu’il venait d’acheter et qui l’attendait au vestiaire. Volodia refusa le marché et prétendit acquérir le chien pour quatre cents roubles. Le jeune homme accepta. Volodia l’embrassa sur les deux joues en le traitant de : « frère par l’esprit ».

À quatre heures du matin, Ruben Sopianoff, Vova et Vladislav rejoignirent Volodia à sa table. Ruben avait perdu ses dernières réserves. Vova et Vladislav étaient ivres, Volodia jugea prudent de rentrer.

Dans la rue, les quatre amis décidèrent de sceller leur alliance par une promenade à pied dans la ville. Le vin, le jeu, la fatigue les avaient rapprochés, et ils s’attendrissaient sur leurs malheurs réciproques.

— C’est toi qui es le plus à plaindre dans le coup, grondait Ruben de sa voix de tonnerre. L’amour passe avant l’argent.

— Non, c’est toi qui es le plus à plaindre, disait Volodia. Il est plus difficile de vivre sans argent que sans femme.

— Non, c’est toi !

— Non, c’est toi !

— Dieu ! que nous nous aimons ! disait Khoudenko. Que la nature humaine est généreuse !

Et, vraiment, il leur semblait ne former qu’un seul corps à quatre têtes, aux blessures communes et aux contentements partagés. Titubants et graves, ils marchaient à travers la ville endormie, et les réverbères se transmettaient leur ombre comme un secret. Volodia tenait en laisse le caniche qu’il avait gagné. C’était une toute jeune bête, noire, vive et frisée, qui répondait au prénom de Viki.

— Tu as gagné ce chien, et maintenant que vas-tu en faire ? dit Ruben.

— Le dresser, dit Volodia, le dresser à mordre les femmes. Car toutes les femmes sont des monstres dissimulés sous une apparence humaine. Elles sont le diable.

— C’est très juste ce que tu dis là, hoqueta Vova. Ça mériterait d’être développé.

— Les sergents de ville aussi sont des diables, dit Volodia en apercevant un gardien de la paix qui marchait à quelques pas devant eux, sous un réverbère.

— Oui, dit Ruben. Et celui-ci nous espionne.

— On lui tombe dessus ? demanda Stopper.

— Non, dit Vladislav. Nous allons faire la ronde autour de lui, comme des elfes dans une prairie.

— Il se fâchera, dit Ruben.

— Tant mieux, dit Volodia.

Comme ils se rapprochaient pour encercler l’agent, celui-ci tourna la tête, et le réverbère éclaira son visage pétrifié, à la barbe blond filasse.

— Nous sommes les elfes de la prairie ! s’écria Vladislav d’une voix aiguë de fillette.

Et il se dressa sur la pointe des pieds, en arrondissant les bras au-dessus de son crâne, comme une ballerine.

— Et nous voulons danser autour de vous, gronda Ruben, en esquissant un entrechat vigoureux.

— Et nous vous charmerons jusqu’au vertige, dit Volodia en sautant sur place.

— Et nous vous boufferons le nez pour le dessert ! rugit Stopper.

L’agent reculait pas à pas devant ces énergumènes. Tout à coup, il pivota sur les talons et se mit à fuir dans la rue.

— Il a peur ! glapit Ruben. Sus ! Sus à l’agent ! Lâchez les chiens !

Volodia lâcha le caniche qui se rua sur les trousses de l’homme, en aboyant à pleine gueule. Les camarades le suivaient en courant. Ils riaient à en perdre l’haleine. Le bruit de leur galopade, les jappements de Viki, les braillements enroués de Ruben, se répercutaient très loin dans les mes désertes. L’agent disparut au coin d’une maison, et les amis s’arrêtèrent, essoufflés. Viki tournait autour d’eux, frétillait de la queue, sautait, léchait des mains au hasard, repartait sur la piste, revenait en poussant de petits cris plaintifs.

— L’autorité est en fuite, dit Volodia entre deux sanglots de joie. Le champ est libre. Une chanson triomphale, je vous en prie.

Les quatre amis se postèrent en ligne, au milieu de la chaussée, et entonnèrent à pleine voix le Gaudeamus igitur.

Une fenêtre s’ouvrit, au premier étage d’un immeuble bourgeois.

— Vous ne pouvez pas rentrer chez vous, bande d’ivrognes ? hurla quelqu’un. J’appellerai la police si vous empêchez encore les honnêtes gens de dormir !

— Nous sommes nous-mêmes des honnêtes gens, et nous ne craignons pas la police, dit Volodia.

— Voyous ! cria l’inconnu, et la fenêtre se referma en claquant.

— Mes amis, dit Volodia. Je crois qu’il est prudent de décamper. L’agent est allé chercher du renfort, sans doute. Le poste n’est pas loin. Et je veux dormir dans mon lit. Au trot.

Les camarades applaudirent à ce conseil, et le groupe détala dans la direction opposée à celle qu’avait prise l’agent. Ils rentrèrent à six heures du matin, après avoir déposé leurs chapeaux aux pieds des monuments de Pouchkine et de Gogol.

Tous prirent pension chez Volodia. Ruben et Volodia s’étendirent sans se déshabiller, sur le même lit. Stopper s’endormit sur un canapé, et Vladislav s’arrangea une couchette dans la baignoire. Le caniche profita de leur sommeil pour manger des côtelettes de mouton qui étaient restées sur la table de la cuisine et déchiqueter les pantoufles brodées de Volodia. Puis il pissa contre les rideaux de velours, s’assoupit, tranquillisé, au creux d’un fauteuil en tapisserie ancienne.

Ce fut le caniche qui, à midi sonnant, réveilla Volodia en lui léchant la figure. Volodia se sentait la tête lourde et la langue mauvaise. Il délogea Vladislav, qui ronflait encore dans la baignoire, et prit un bain d’eau tiède, parfumée à l’alcool de lavande.

À quatre heures, les amis sortirent en grande pompe pour promener le chien, Volodia avait décidé de s’en débarrasser à la première occasion.

— Il est trop gentil, disait-il. Il nous gênera. Et puis, je tenais à mes pantoufles…

Passant sous les fenêtres d’Olga Varlamoff, il voulut rentre visite à la jeune femme. Tandis que ses compagnons déambulaient dans la rue avec le chien, il pénétra dans l’hôtel particulier, remit ses gants au laquais, vérifia son nœud de cravate dans la glace et se fit annoncer à la maîtresse de maison. Il tentait sa chance, mais n’avait pas grand espoir d’être reçu. Aussi, fut-il très étonné d’apprendre que madame l’attendait dans le boudoir beige.

Olga Varlamoff était très pâle, décoiffée, et ses yeux étaient fatigués par les larmes. L’expression égarée de son visage surprit considérablement le jeune homme. Il l’avait toujours vue calme, fière et souriante. Il n’imaginait pas qu’elle pût souffrir comme les autres.

— Les médecins cherchent à me rassurer, dit Olga Varlamoff. Mais Georges tousse si fort… les veines de son front sont gonflées… Il pleure… il est tout rouge… je ne peux pas supporter cela…

Pendant qu’elle parlait, Volodia réfléchissait à son propre isolement et à sa disgrâce. Il comptait si peu pour Olga Varlamoff, auprès de cet enfant dont la maladie la bouleversait jusqu’aux larmes ! Elle avait oublié, sans doute, l’amour de Volodia et ce roman qu’il écrivait pour elle. Il avait travaillé en pure perte. C’était grotesque ! Que faisait-il devant cette mère éplorée ? Il ne se sentait aucun goût pour bercer le chagrin d’autrui, discuter température, selles, potions, et cataplasmes. Mais que dire d’autre ? Il murmura :

— C’est bien ennuyeux… Mais ces refroidissements sont fréquents chez des enfants de l’âge de votre Georges… Il ne faut pas s’en alarmer…

— Vous croyez ? dit-elle.

Et une lueur d’espoir élargit ses yeux. Volodia fut flatté de la deviner attentive à son jugement. Il se rappelait avoir souffert, à l’âge de quinze ans, d’une violente bronchite. Fort de cette expérience lointaine, il poursuivit avec sûreté :

— Vous lui faites boire des tisanes, sans doute ?

— Oui, dit-elle, de la tisane de mauve, de violette, de bourrache…

Était-ce bien la hautaine et voluptueuse Olga Varlamoff qui lui tenait ce langage ? Toutes les femmes étaient donc semblables – faibles, animales et maternelles – derrière leurs attitudes diverses ?

— Il faudrait aussi lui appliquer des compresses froides sur la poitrine pour le soulager, reprit Volodia.

— C’est ce que m’a dit le docteur, s’écria Olga Varlamoff. Voulez-vous voir Georges ! Un instant, rien qu’un instant !

Volodia pénétra dans la chambre sombre et surchauffée où reposait le malade. Une gouvernante était assise au chevet du lit. L’enfant gisait vaincu et moite, parmi les coussins dérangés. Volodia renifla, avec dégoût, l’odeur des médicaments et des draps, s’avança vers la couche à petits pas silencieux. Puis, il contempla longuement la figure du gamin, rouge, aux narines dilatées, aux grands yeux verts, suppliants et peureux. Olga Varlamoff posa la main sur le front de son fils.

— Tu ne dors pas, Georges ? Tu devrais dormir, dit-elle avec douceur.

Volodia fut frappé par l’expression attendrie, simplifiée, de son visage. Georges se mit à geindre en roulant sa tête sur les oreillers. Puis, une quinte de toux secoua sa poitrine, creusa son ventre sous la chemise trempée de sueur. Ses prunelles exorbitées, sa bouche tordue, faisaient peine à voir. Olga Varlamoff détourna les yeux. La gouvernante versa une potion entre les lèvres bleues de l’enfant. Il fit la grimace et griffa les couvertures à pleins doigts.

— Que veut-il ? demanda Volodia.

— Je lui ai fait acheter les plus beaux jouets, soupira Olga Varlamoff. Il s’en amuse un instant, et puis il les repousse.

— Il demande un petit chien à présent, dit la gouvernante.

— Un petit chien ? Mais pour quoi faire, mon chéri ? Il va sauter partout, il va t’énerver, dit Olga Varlamoff. Il faut que tu restes calme. D’ailleurs, où irais-je te chercher un petit chien ?…

Il jeta les bras au cou de sa mère. Des larmes coulaient sur ses joues gonflées de sang. Une toux atroce le renversa.

Olga Varlamoff se pencha au-dessus de lui. Retenant ses sanglots, elle balbutiait :

— Georges, mon enfant chéri, mon ange, mon trésor… Tu auras un petit chien… Tu auras tout ce que tu désires… Et tu seras très vite rétabli, alors… Regarde ton livre d’images, pour l’instant… Ou prends ton petit ours contre ton oreiller…

La gouvernante apporta un polichinelle, un ours en peluche, quelques volumes illustrés qu’elle étala sur le lit.

Volodia sortit sur la pointe des pieds, descendit dans la rue où ses amis déambulaient toujours en l’attendant.

— J’ai trouvé à caser le cabot ! dit-il d’une voix brève.

Et, saisissant Viki sous son bras, il repartit en courant vers la maison.

— Un chien ! Un vrai petit chien ! s’écria Georges, lorsque Volodia reparut dans la chambre.

Les yeux de l’enfant brillaient d’extase. Sa bouche souriait. Ses bras minces se tendaient, tremblants, vers le caniche.

— Comme il est joli ! Tout frisé ! Et regarde sa drôle de queue, maman ! Et sa langue ! Elle est toute rose, comme un ruban !

Il s’interrompit pour souffler, Olga Varlamoff s’était levée et considérait Volodia d’un air étonné, affectueux.

— Comment s’appelle-t-il ? demanda l’enfant.

— Viki, dit Volodia.

— Et il aboie ?

— Oui.

— Et il mange du chocolat… et de la viande… et…

— Il n’en mange que trop, dit Volodia.

Il déposa le petit chien sur le lit de Georges. Aussitôt, le garçon attira la bête contre sa poitrine. Viki poussait des jappements satisfaits et lui léchait les mains et le visage. L’enfant se mit à rire.

— Il rit… Il rit, murmura Olga Varlamoff.

Puis, elle se tourna vers Volodia et le questionna d’une voix tremblante :

— Où avez-vous trouvé ce chien ?

— C’est mon chien, dit Volodia. Il m’attendait en bas.

— Vous l’avez depuis longtemps ?

— Trois ans, dit-il avec aplomb.

— Et il ne vous est pas trop pénible de vous séparer de lui ?

— Pas dans ces conditions.

Elle l’observait avec fixité. Son regard était empreint d’une douleur que Volodia ne lui avait jamais connue. Elle était transfigurée par l’émotion. Elle rayonnait. Elle dit :

— Quel homme étrange vous faites ! Je n’aurais jamais supposé que vous fussiez capable d’une pareille pensée, d’un pareil geste…

— Ne jugez pas trop vite.

Des larmes montaient aux yeux de la jeune femme. Volodia sentait son propre cœur battre à petits coups pressés dans sa poitrine. Une tendresse merveilleuse l’empêchait de parler. Il regrettait presque, à présent, que ce chien fût une bête gagnée au jeu, la veille, et dont il avait résolu de se débarrasser coûte que coûte. Il aurait voulu mériter la reconnaissance d’Olga Varlamoff, et être tel enfin qu’elle se plaisait à le croire. Il bredouilla :

— Voilà… Heu… Il faut que je parte… Je reviendrai prendre des nouvelles du petit, si vous le permettez…

— Je vous en prie.

Elle le raccompagna jusqu’à l’antichambre. Tandis qu’il lui baisait la main, elle dit encore :

— Merci, Volodia. Je n’oublierai pas.

Dès qu’il eut rejoint ses amis, Volodia changea de visage. Il jubilait. Il se frottait les mains et riait à gorge déployée.

— Un coup de maître ! s’écria-t-il. J’ai réussi un coup de maître avec cette bestiole ! La Varlamoff en a la larme à l’œil ! Elle me prend pour un saint authentique ! D’ici quinze jours, je déposerai mon auréole sur sa table de nuit !…

Comme ses compagnons s’esclaffaient et le complimentaient pour sa chance, il se sentit offusqué, irrité par leur joie. Quelque chose l’étouffait au niveau du cœur. Il refusa de dîner avec la bande, rentra chez lui et passa sa soirée à lire des auteurs sévères.

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