CHAPITRE X

Tania venait à peine de s’installer devant son secrétaire pour relire une lettre de Michel, lorsque la femme de chambre entra dans le boudoir et annonça d’un air mystérieux :

« Il y a une dame, en bas, qui désire parler à madame. »

Tania réprima un geste d’impatience. Elle avait eu beaucoup de mal à se ménager un après-midi libre pour s’isoler dans la réflexion et le chagrin. La mort d’Alexandre Lvovitch l’avait profondément affectée. D’abord parce qu’elle aimait et admirait son beau-père. Mais aussi parce qu’elle imaginait la tristesse de Michel et se savait impuissante à le consoler. Il souffrait loin d’elle, parmi les meubles et les pensées de son enfance. Et elle demeurait à Moscou, inutile et morne, dans sa jolie robe noire. Encore une longue journée à attendre. Et, demain matin, à onze heures, si le train n’avait pas de retard…

— Quel est le nom de cette dame ? demanda-t-elle.

— Je n’ai pas très bien compris, dit la femme de chambre. Quelque chose comme Vrouniloff.

— Connais pas, dit Tania.

— Elle vient au sujet de votre frère, Nicolas Constantinovitch.

À ces mots, Tania se leva brusquement et son visage devint pâle.

— C’est Mme Braniloff, que tu es sotte ! Fais-la monter, vite, vite…

Une appréhension terrible glaçait le cœur de Tania. Chaque fois qu’on prononçait le nom de Nicolas en sa présence, elle évoquait les pires catastrophes. Pour que la femme de Braniloff se fût dérangée, il fallait que le jeune homme eût été victime d’un accident, d’une maladie grave, d’une arrestation. Par une propension naturelle à dramatiser les moindres événements de son existence, Tania repassa en esprit mille signes néfastes qui avaient hanté ses rêves depuis quelques nuits : une chouette, un serpent, des branches cassées.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémissait-elle, il ne manquait plus que cela !

Puis elle donna un coup d’œil à son reflet, noir et mince, dans la glace. La robe fronçait un peu trop sur les épaules. Elle l’avait bien dit à la couturière. Toutes les mêmes ! D’un geste sec, Tania tira les manches sur ses poignets. La porte s’ouvrit. Une dame potelée et rose, au poitrail de nourrice, entra dans la pièce en esquissant deux ou trois courbettes. Elle pouvait avoir quarante ans. Une cape de soie mauve, passementée de vert, lui couvrait le haut du corps. Son chapeau était construit en coques de rubans. Elle balbutia :

— Madame Danoff, sans doute ? Je n’ai pas le plaisir de vous connaître. Mais j’ai aperçu votre mari, chez nous. Un si bel homme ! Il est encore absent, à ce que m’a dit votre domestique ?

— Il rentre demain, dit Tania.

— Pauvre monsieur ! Son père est mort, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Tania, agacée par ce préambule inutile.

— Hélas ! reprit Mme Braniloff, à notre époque il vaut mieux être mort que vivant.

Tania désigna un siège à la visiteuse et s’assit elle-même dans la bergère.

— Quelle jolie robe ! dit Mme Braniloff en plissant les paupières. Ah ! le noir, le noir… Aucune couleur ne peut lutter avec cette couleur-là… Et cette ceinture torsadée… Moi, je ne m’habille plus guère, mais j’apprécie encore les toilettes des autres…

— Vous vouliez me parler de mon frère ? dit Tania d’une voix faible.

Mme Braniloff joignit les mains et poussa un soupir :

— Oui ! Oui ! Figurez-vous, c’est un malheur, Nicolas Constantinovitch nous a quittés.

Tania, brusquement soulagée, se sentit devenir faible et bête de contentement :

— Et c’est tout ?

— Comment, c’est tout ? s’écria Mme Braniloff. Il est parti, ran-tan-plan, sans laisser d’adresse. Il nous a dit qu’il allait à Saint-Pétersbourg, que Moscou n’était plus sûr, qu’on lui offrait du travail là-bas. Je vous demande un peu ! Vous trouvez, vous, que Moscou n’est pas sûr ? Quand on est un honnête homme, toutes les villes sont sûres ! Non, la vérité la voici : il s’est acoquiné avec des révolutionnaires. On a dû perquisitionner chez lui. Et il a levé le pied. C’est une honte ! Un jeune homme si bien !…

Elle se tamponnait les yeux avec un mouchoir plié en triangle.

— Oui, dit Tania, Nicolas nous cause bien du souci. Tant qu’il était chez votre mari, nous pouvions encore le joindre, le conseiller…

— Ah ! oui, et je vous jure qu’il ne manquait de rien. Je le soignais. Je lui faisais des petits plats. Qu’est-ce qu’il va manger maintenant ? Du pain sec et des choux aigres !

L’indignation empourprait le visage de Mme Braniloff,

— Mon mari, reprit-elle, parle de « dévouement à l’idéal ». Il dit que, lui aussi, quand il était jeune, rêvait de travailler à l’anéantissement du tsarisme. Mais c’est un menteur. Tel que je le connais, il est trop gourmand et trop peureux pour avoir jamais préféré la misère au confort. Votre frère a dû vous dire : il s’occupe d’apiculture. La vie des abeilles. Et pourquoi pas ? Puisque ça l’amuse plus que de plaider des procès. Ah ! le monde est fou, fou, fou… »

Elle agitait devant sa figure ses petites mains courtes, gantées de mitaines en filet :

— Où allons-nous ? Pauvre Nicolas ! Et cette guerre ! Tant de braves garçons qui tombent, Dieu sait pourquoi ! Avez-vous les dernières nouvelles ?

— Mon frère, qui se trouve en Mandchourie, m’écrit quelquefois, dit Tania avec suffisance.

— Vous avez un autre frère là-bas ? Ah ! c’est admirable et navrant, navrant et admirable ! Toute ma vie, j’ai regretté de n’avoir pas eu d’enfants.

Ses paupières roses battirent rapidement :

— Nicolas, c’était un peu mon enfant. Je le choyais, je le grondais, en tout bien tout honneur. Qui est-ce que je vais choyer et gronder maintenant ?

Elle renifla avec sentiment et se tut. Tania ne savait que dire. Le départ de Nicolas l’inquiétait, certes, mais en voyant Mme Braniloff, elle avait redouté des nouvelles plus graves.

— Nous tâcherons de retrouver son adresse à Saint-Pétersbourg, de le ramener ici, murmura-t-elle. Rien n’est perdu… Il est peut-être parti, comme il vous l’a confirmé, pour s’occuper d’un travail plus rémunérateur…

— Puissiez-vous dire vrai ! gémit Mme Braniloff. Puissiez-vous le ramener !

Elle minauda :

— Je m’ennuie de lui.

Puis elle cacha son visage dans ses mains et poussa un petit cri aigu :

— Qu’allez-vous penser ?

Tania commençait à trouver que cette femme bavarde lui faisait perdre son temps. Mais comment l’éconduire ? Plusieurs fois, elle se leva, se rassit. Mme Braniloff demeurait toujours soudée à son fauteuil. À présent, elle parlait de la guerre contre le Japon :

— Ces Anglais, je ne leur pardonnerai jamais ! En voilà une idée de nous faire des difficultés parce que l’amiral Rojdestvenski a quitté Reval avec sa flotte ? Il faut bien qu’on aille au secours des nôtres. Et par où passer ? Pas par le pôle Nord ? Je voudrais bien les voir à notre place. Moi, je trouve que nos marins sont des héros. Et ce n’est pas parce qu’ils ont endommagé quelques bateaux de pêche anglais, sans le vouloir, qu’on doit leur jeter la pierre. Mon mari parle de complications diplomatiques avec l’Angleterre. C’est une sottise. Les diplomates n’ont qu’à se taire et laisser travailler les honnêtes gens ! N’êtes-vous pas de mon avis ?

— Si, dit Tania.

— Savez-vous qu’on a perdu 30 000 hommes à la bataille de Liao-Yang ? C’est à peine croyable. Tout ça pour abandonner la ville. Et Port-Arthur, vous pensez qu’il tiendra ?…

— Je l’ignore.

— Votre frère ne vous en parle pas dans ses lettres ?

— Non. Il est très discret.

— Où se trouve-t-il ?

— Du côté de Moukden, je crois.

— L’un à Moukden, l’autre à Saint-Pétersbourg ! Quelles destinées ! soupira Mme Braniloff. Cela mériterait un poème. Savez-vous que j’écris des vers ?

Mais Tania ne l’écoutait pas. Elle s’était approchée de la fenêtre et regardait la rue voilée de pluie et de vapeur. Un coupé s’était arrêté devant la maison. Volodia en descendit, et Tania se sentit délivrée.

— Excusez-moi, dit-elle en se tournant vers Mme Braniloff, mais j’attends quelqu’un et…

Déjà, le pas de Volodia retentissait dans le couloir. Mme Braniloff se leva péniblement, rajusta sa capeline et défripa d’une pichenette sa robe mauve froissée.

— Je ne veux pas vous importuner plus longtemps. Je me sauve.

— Dès que vous aurez des nouvelles de Nicolas, ne manquez pas de me prévenir, dit Tania.

— Aurai-je jamais de ses nouvelles ? soupira Mme Braniloff.

Comme elle achevait ces paroles, Volodia entra dans la pièce et s’immobilisa, interdit, devant elle. Tania le rassura d’un clin d’œil, écourta les présentations et raccompagna Mme Braniloff jusqu’à la porte. Sur le seuil Mme Braniloff se pencha vers elle et lui chuchota à l’oreille :

— C’est encore un de vos frères ?

— Non, dit Tania.

Et elle rougit.

— Dommage, dit Mme Braniloff.

Puis, elle s’engagea dans le couloir qu’emplit la rumeur de sa robe froufroutante.

— Ouf ! s’écria Tania, en refermant la porte. Grâce à vous, me voici libérée de cette créature encombrante.

— Que voulait-elle ?

— C’est la femme de Braniloff. Elle était venue m’annoncer que Nicolas avait quitté Moscou.

— Ah ? dit Volodia.

Visiblement, il n’avait prêté aucune attention à la réponse de Tania. Occupé par ses propres pensées, il regardait d’un œil vague les murs, la fenêtre. Il s’assit enfin et croisa les jambes.

— Michel rentre demain, dit Tania.

— Oui, murmura Volodia. On me l’a dit au bureau. J’ai voulu vous parler avant son retour.

Son visage prit une expression embarrassée. Il se caressa les sourcils du bout des doigts, puis se passa brusquement la main sur le front et éclata de rire :

— Vous devez vous demander quelles révélations je vous prépare !

— Non, dit Tania, je sais déjà que vous allez me parler d’Olga Varlamoff.

Volodia fit la grimace :

— Je vous ennuie ?

— Mais non, vous m’amusez !

— C’est encore plus grave.

Il décroisa ses jambes et s’installa, les coudes au genou, le menton dans les mains. Son regard était humble. Il dit subitement :

— Tania, je vais partir,

— Vous voulez vous engager ? s’écria Tania.

— Non, dit-il, je vais partir avec elle, pour la Crimée. Elle a des amis, là-bas. Elle veut se reposer.

— De quoi ?

Volodia se leva et fit quelques pas dans la pièce en se dandinant. Il déplaça un brûle-parfum sur une table, rectifia la tenue d’un coussin.

— De quoi ? répéta Tania.

Alors il pivota sur ses talons, se planta devant elle, les mains dans les poches, et dit d’une voix courte :

— Elle est enceinte.

Tania supporta le coup sans broncher. Mais, à l’intérieur d’elle-même, elle éprouvait une révolution bizarre. On eût dit que tous les organes de son corps se resserraient douloureusement. En même temps, l’inquiétude, le dépit, la colère brouillaient ses pensées et l’empêchaient de parler. Elle put articuler enfin :

— Vous êtes sûr ?

— Oui.

Il avait baissé la tête et regardait obstinément le tapis, entre ses souliers.

— Et… et que comptez-vous faire ? demanda Tania en reprenant sa respiration.

— Je ne sais pas, dit Volodia. Elle voudrait que je l’épouse. Cela paraît juste, normal…

— Mais oui, dit Tania, et elle se sentit si faible qu’elle appuya sa nuque au dossier de la bergère.

Volodia eut un sourire un peu bête.

— C’est drôle, n’est-ce pas ? dit-il, que vous soyez toutes les deux enceintes, en même temps.

— Oui, c’est drôle, murmura Tania.

— Seulement, pour vous c’est une joie, et pour elle…

À ce moment, Tania s’entendit prononcer des paroles étranges :

— Pourquoi ne le fait-elle pas disparaître ?

Il y eut un long silence, pendant lequel Tania crut qu’elle allait défaillir de honte. Puis Volodia dit doucement :

— Je le lui ai proposé : elle ne veut pas.

— Je comprends, je comprends, dit Tania précipitamment.

Elle hésita une seconde et ajouta :

— C’est tout en son honneur… Il ne faut pas… Ce serait affreux…

Volodia sortit les mains des ses poches, les regarda attentivement.

— Oui, dit-il. Alors, la seule solution possible c’est…

— Mais voyons ! s’écria Tania d’une voix détimbrée, il n’y a pas à tergiverser. Vous devez l’épouser…

— Je vais y réfléchir, dit Volodia. Nous partirons. Nous déciderons là-bas. Oh ! quelle sale affaire !…

Son visage se crispa dans une grimace pleurarde. De petites larmes brillantes tremblaient devant ses yeux. Il marmonna :

— N’en parlez pas à Michel, surtout. Dites que je me prépare pour… pour un voyage d’agrément…

Il répéta avec rage, en serrant les poings :

— Un voyage d’agrément, vous entendez ?

— Quand partirez-vous ? demanda Tania dans un souffle.

— Dans une ou deux semaines.

— Vous reverrai-je avant ?

— Mais oui…

Il lui tendit la main :

— Au revoir, Tania…

Elle frémit et détourna la tête. Il sortit rapidement. La porte était restée ouverte derrière lui. Tania regarda longuement le rectangle vide et obscur qu’encadrait le chambranle. Puis, elle se leva et se mit à marcher dans la pièce, à petits pas réguliers. Une détresse affreuse lui écrasait le front. Vigoureusement, elle voulut se distraire des images qui l’obsédaient. Mais chaque sursaut de révolte l’enfonçait plus avant dans son chagrin. Olga Varlamoff était enceinte. Et cela dans le même temps qu’elle. Cette coïncidence grotesque était blessante pour Tania. Il lui semblait qu’en l’imitant cette créature lui volait le privilège d’une situation exceptionnelle. Son aventure intime était en quelque sorte diminuée par la concurrence déloyale d’une étrangère. Mais ce n’était rien encore. À cette perte de prestige s’ajoutait pour elle un affront plus sensible. Volodia se préparait à épouser une femme, non point tant par amour que par correction. Pour tenir un engagement absurde, il deviendrait un monsieur rangé, posé et fade, un monsieur comme les autres. Un mari. Et elle, Tania, quelle que fût son indignation, ne pouvait que l’encourager à réparer sa faute. Pour obéir à des lois morales surannées, elle devait le pousser à consommer son malheur. Après tout, ce rejeton, personne ne l’avait voulu. Il n’avait rien à faire dans ce monde. Aucune comparaison possible avec l’enfant que Tania donnerait à Michel. Ah ! que cette histoire était donc bête et affligeante ! La seule consolation que Tania pût trouver à sa peine, était de se dire que Volodia épouserait Olga Varlamoff à contrecœur et forcé par les circonstances.

« Ce sera bien fait », grommela Tania, en frappant du poing droit sa main gauche ouverte.

Peu à peu, l’idée du désarroi où Volodia se voyait plongé apaisait le tourment de la jeune femme. Une espèce de satisfaction méchante dominait à présent son esprit. Elle se sentait mieux. Elle reprenait courage. Tout à coup, elle se rappela la pauvre face inquiète de Volodia, et une envie de rire lui réjouit tout le corps. Elle se rapprocha de la fenêtre et regarda la rue, dans l’espoir douteux que le coupé de Volodia était encore rangé contre le trottoir. Mais la rue était vide. Un crépuscule timide effaçait l’épaisseur des maisons. Tania étendit le bras, alluma une lampe. Cette lumière domestique invitait au calme et à la réflexion. Une torpeur bienfaisante envahissait le ventre de Tania. Elle s’assit dans un fauteuil, pencha la tête sur son épaule et s’efforça de respirer à larges intervalles. « Rien n’est décidé encore. Volodia agira selon sa conscience. Hum ! la conscience de Volodia ! D’ailleurs, cette affaire ne me concerne pas. Je suis bien sotte de m’émouvoir. Michel rentre demain. J’attends un enfant de lui. Je l’aime. » Pour affermir sa conviction, Tania ouvrit un tiroir du secrétaire et en extirpa des photographies de Michel. Longtemps, elle regarda ce visage familier, avec une violence, une exigence douloureuses. À force d’interroger le carton brillant, il lui semblait que les traits de Michel se boursouflaient, s’animaient et se détachaient du plan horizontal. Il grandissait. Il prenait ses vraies dimensions dans la pièce. Même il se déplaçait avec lenteur devant les yeux de Tania. Elle eut peur de cette hallucination banale et ferma les paupières. Son cœur battait promptement. De petites gouttes de sueur perlaient à la racine de ses cheveux. Une bouffée de chaleur lui gonfla les joues, « Je ne me sens pas bien. Ah ! oui, c’est l’enfant… » Un contentement stupide relâcha tous les muscles de son corps. La petite horloge Louis XV sonna six coups, dans l’ombre tiède du boudoir. Un doigt discret frappait à la porte :

— C’est votre thé, madame.


— M. Stopper et M. Sopianoff ont téléphoné, dit le valet de chambre en accompagnant Volodia dans le salon.

— Ils m’embêtent, grogna Volodia. S’ils rappellent, tu diras que je ne suis pas rentré.

— Mme Varlamoff aussi a téléphoné.

Volodia fronça les sourcils et jeta à son serviteur un regard oblique. Le visage de Youri était imperturbable.

— Je ne suis là pour personne, dit Volodia avec brusquerie.

Youri s’inclina profondément. Mais il semblait à Volodia qu’un sourire narquois plissait les lèvres du domestique. Il alluma une cigarette et passa dans la salle à manger. La table n’était pas mise. Remarquant l’expression fâchée de Volodia, Youri murmura en croisant ses grosses mains gantées :

— Nous n’attendions pas Monsieur. Monsieur avait prévenu qu’il dînerait en ville.

— Première nouvelle ! s’écria Volodia, chez qui ?

— Je ne sais pas, Monsieur. Peut-être chez Mme Danoff ?

— Non.

— Ou chez Mme Varlamoff ?

— Encore moins.

Youri se gratta le crâne du bout des doigts :

— Monsieur désire-t-il que je lui prépare quelque chose ?

— Inutile. Je n’ai pas faim. D’ailleurs, je ne veux pas te voir. Va-t’en.

Le valet de chambre se retira sur la pointe des pieds et referma la porte.

Alors, Volodia s’assit devant la grande table nue de la salle à manger et caressa du plat de la main le bois frais et verni. Son regard distrait courait le long des murs, sur les moulures de chêne marron, sur les assiettes armoriées, sur les deux paysages verts qui encadraient la fenêtre. La desserte supportait une pile de vieux journaux à demi dépliés. De sa place, Volodia lut machinalement les titres gras : « Port-Arthur résiste victorieusement… » « Nos troupes évacuent la région de Liao-Yang… »

Sa détresse était telle qu’il se demanda un moment s’il ne ferait pas mieux de s’engager dans l’armée. Cette fuite glorieuse lui éviterait l’obligation de choisir entre le mariage avec Olga Varlamoff et la vie loin d’elle. Là-bas, il s’arrangerait pour être versé dans quelque centre administratif. Il ferait la guerre au bureau. Et, à son retour en Russie, ayant pris le temps de la réflexion, il annoncerait à la jeune femme sa décision irrévocable. L’essentiel était d’obtenir un délai. Mais Olga Varlamoff ne voulait pas entendre parler de délai. L’enfant grandissait dans le ventre de la mère, jour après jour. Cette exigence aveugle, minutée, mécanique, exaspérait Volodia. Partir ! Mais pouvait-on être sûr, lorsqu’on partait comme soldat, de revenir sain et sauf avec les honneurs de la guerre ? Que deviendrait-il si, par malchance, ses relations ne jouaient pas et qu’on l’incorporât dans une formation combattante ? La boue, le froid, le risque quotidien, les blessures, la mort peut-être… Il frissonna. « Ce serait trop bête… » Une rage froide pénétrait son corps. Sa rancune contre Olga Varlamoff se faisait épaisse, obsédante. Violemment, il la rendait responsable de son angoisse. « Elle n’avait qu’à se surveiller ! Qui sait, même, si elle ne l’a pas fait exprès ! Pour me forcer à l’épouser, coûte que coûte ! » Il buta contre cette idée. Autrefois, il acceptait assez facilement la perspective du mariage. C’était elle, plutôt, qui paraissait hostile à leur union. L’aimait-il donc moins que par le passé ? Non. L’estime, la tendresse, le désir qu’il vouait à la jeune femme étaient demeurés intacts. Simplement, il ne voulait pas admettre d’être commandé par les événements. Du seul fait qu’une solution lui était imposée, il la jugeait odieuse. « Qu’elle supprime cet enfant et, alors, peut-être, je l’épouserai. » Cette phrase lui sembla résumer admirablement son état d’âme. Olga Varlamoff était-elle si pieuse, ou si sotte, que la pensée d’un avortement la comblât d’indignation ? Elle lui avait dit : « Je n’ai pas le droit. » Pourquoi n’avait-elle pas le droit ? Qui le lui interdisait ? Des lois croûteuses ? Des préceptes moraux usés jusqu’à la corde ? Pouvait-on s’arrêter à de pareils enfantillages lorsqu’une existence d’homme était en jeu ? Eh ! oui, c’était absurde et révoltant, mais l’existence de Volodia, le bonheur ou le malheur de Volodia, se trouvaient entre les mains d’une femme enceinte. Il l’aimait trop pour la quitter et trop pour l’épouser de force. Il était pris entre deux situations aussi cruelles l’une que l’autre. Emmuré d’avance dans des histoires de nausées, de langes, de biberons, d’entrailles, de complexes. Englué par anticipation dans un univers de soins intimes dont il avait horreur.

— Mais je suis libre ! s’écria-t-il soudain, et il appliqua un coup de poing sur la table.

À ce bruit, le valet de chambre entrebâilla la porte, mais apercevant le visage furieux de son maître, il la referma aussitôt. Volodia se dressa d’un bond et se mit à marcher dans la salle à manger en bousculant les chaises. Il grommelait :

— Je la déciderai. Elle le fera passer. Ou alors…

Subitement, l’idée le traversa que cette décision était une lâcheté insigne. « Je suis peut-être une brute, un égoïste ? » Il haussa les épaules : « Non. Je suis un homme libre. Un homme qui agit selon son cœur, selon son intérêt. N’importe qui, à ma place… »

Une bouteille de vin trônait sur la desserte, entre les journaux. Volodia ouvrit le buffet, prit un verre, le remplit jusqu’au bord. Sa main tremblait. Le goût lourd du vin sur sa langue l’occupa un instant. Il eut, tout à coup, pendant l’espace d’un éclair, la notion exacte de son existence. Il s’éloigna des autres. Il fut seul, divinement, avec, au centre de lui-même, cette odeur et cette saveur un peu âcres de raisin et d’alcool. Une affection inconsidérée l’animait pour sa propre personne. De toutes ses forces, il désirait demeurer disponible. Au fond, jusqu’à ce jour, il n’avait pas vécu sérieusement. Il ne s’était attaché à rien. Il avait louvoyé entre les femmes et les hommes, attentif à ne jamais dépenser pour eux ses réserves d’enthousiasme et d’énergie. Grâce à ce jeu léger, il s’était gardé des amours absorbantes comme des haines stériles, il restait neuf, après mille pirouettes et mille saluts passagers. Et voici qu’on voulait le forcer à vivre. D’un geste, on lui chargeait sur les épaules une femme, un enfant, une maison. On lui désignait une route toute droite. Et, au bout de la route, un fossé.

Il fronça le nez et se versa un second verre de vin : « Elle peut toujours attendre… » Ayant bu, il se sentit mieux. Comme s’il eût deviné son désir, Youri entra dans la pièce, portant une assiette garnie de tartines au caviar :

— J’ai pensé que Monsieur avait faim.

— Tu es une perle, Youri, dit Volodia.

Et il commença à manger. Il mastiquait vigoureusement les tartines, et une béatitude animale s’installait dans son estomac. Lorsqu’il eut fini, il se leva et se tamponna les lèvres avec son mouchoir. Puis, il prit son chapeau, sa canne, ses gants et descendit dans la rue. Un fiacre passait qu’il arrêta d’un geste :

— Rue Skatertny…

Pendant tout le trajet, il s’efforça de prévoir la réaction de Tania lorsqu’il lui annoncerait qu’il avait décidé de rompre avec la Varlamoff ou d’obtenir qu’elle se fît avorter. Mais, chez les Danoff, une déception l’attendait. Dès le seuil, le valet de chambre lui apprit que Mme Eugénie Smirnoff était en visite chez madame.

— Si Monsieur veut bien me suivre jusqu’au boudoir.

— Non, dit Volodia, je repasserai.

Et il se retrouva dans la rue, furieux et chagrin. Pendant près d’un quart d’heure, il se promena au hasard des trottoirs mal éclairés. Sur le coup de dix heures du soir, il se tenait debout devant l’hôtel particulier d’Olga Varlamoff. De la lumière brillait à travers les vitres de la porte d’entrée. Il hésita longtemps, puis, avec un sentiment de corruption lamentable, il gravit les marches et pressa la sonnette d’argent.

Olga Varlamoff le reçut dans le petit salon, où brûlait une seule lampe à la clarté rose et sucrée. Son visage était mince et nu, émouvant. Au premier regard, Volodia éprouva pour elle une grande pitié. Des paroles laides et dures chaviraient dans sa tête. Sa tristesse devenait légère, agréable, musicale. Il murmura :

— Olga, j’ai beaucoup réfléchi…

Elle posa une main fraîche sur son front et répondit à voix basse :

— Il ne faut pas. Je comprends ton hésitation, ta frayeur même. Nous partirons ensemble. Et là-bas, à Goursouf, loin de tous, nous déciderons…

— Oui, oui, dit Volodia, tout ce que tu voudras… Je t’aime…

— Ce n’est pas toujours suffisant, dit-elle.

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