CHAPITRE PREMIER

Michel et Volodia avaient ouvert une carte sur le guéridon en laque du boudoir. Assise au fond de la pièce, Tania voyait les deux hommes, penchés côte à côte, dans la lumière jaune tendre de l’abat-jour : Michel, les sourcils noués par l’attention, la joue creuse ; Volodia, détendu et rose, une cigarette coincée à la commissure des lèvres, les paupières plissées à cause de la fumée qui montait devant son visage. Pendant tout le repas, ils n’avaient cessé de discuter politique. Et, à peine sortis de table, ils avaient déplié cette carte.

Depuis quelques semaines déjà, les relations entre la Russie et le Japon inquiétaient Michel. Il parlait souvent à Tania d’un certain Bezobrazoff, capitaine de cavalerie en retraite, qui avait conçu l’idée de former une société par actions, avec participation financière du Trésor, en vue d’exploiter les richesses forestières de la Corée. Plusieurs membres de la famille impériale étaient, disait-on, intéressés à cette opération commerciale. Cependant, la Corée n’appartenait pas à la Russie, et les tractations des agents de la société sur ces territoires irritaient l’opinion publique japonaise. Les pourparlers traînaient dangereusement. Les journaux publiaient des statistiques et des articles sur l’armée nippone. Michel avait acheté une carte et fabriqué de petits drapeaux.

— C’est drôle, dit Tania, quand ça va mal en Russie, on regarde toujours une carte.

Et elle s’avança vers Michel et Volodia, avec une expression de dignité outragée. Ils ne tournèrent pas la tête à son approche. Alors, elle posa une main sur l’épaule de son mari et baissa les yeux vers la tablette où s’étalait une carte de Russie. Comme elle était vaste, la Russie, avec son corps maladroit, étiré d’un bout à l’autre du monde, ses frontières indolentes, ses rivages abandonnés aux glaces polaires, les chenilles brunes de ses montagnes, le pointillé bleuâtre de ses marécages, le persillement vert sombre de ses forêts ! Les fleuves pendaient sur son visage et se divisaient en mèches minuscules. Les ronds noirs des villes la marquaient à larges intervalles. Des lacs d’azur ouvraient, çà et là, leurs paupières tranquilles. Et il y avait des noms sur toute cette étendue. Des noms familiers, de beaux vieux noms aux consonances amicales : Moscou, Saint-Pétersbourg, Kiev, Ekaterinodar, Armavir, Samara, Tobolsk, Irkoutsk, Vladivostok… Tania aimait bien regarder la carte de la Russie, parce que cette contemplation lui donnait le vertige. Elle fixait ses yeux sur un petit point d’encre, et le petit point s’enflait et crevait dans son imagination, jusqu’à révéler une bourgade de province, avec son marché bariolé, son église à coupole verte et une foule de paysans, dont chacun avait une femme, des enfants, une maladie quelconque, des chagrins, des joies, des espoirs. Ou bien, elle arrêtait son attention sur un endroit de la carte où il n’y avait pas de cités, pas de cours d’eau, pas de chemins de fer et pas de montagnes, mais un grand vide inutile, et elle se disait que ce grand vide était une steppe, et qu’à l’instant précis où elle formait cette réflexion le vent soufflait sur les herbes hautes, les nuages roulaient au ciel, et une calèche, entourée de poussière et des tintements de grelots, emportait un monsieur barbu vers la ville lointaine où l’attendait sa famille. Et elle était un peu triste, à cause de tous ces gens qui vivaient autour d’elle et dont elle ne verrait pas le visage.

Mais ni Michel ni Volodia ne regardaient la carte avec le sentiment attendri et respectueux qu’elle éprouvait elle-même. Elle demanda :

— Peut-on savoir ce qui vous préoccupe ?

— Tu vois Port-Arthur ? dit Michel.

Et, de l’index, il désignait une petite baie dentelée à l’autre extrémité du continent.

— Encore Port-Arthur ! dit Tania.

La conviction de Tania était qu’on ne pouvait pas déclarer la guerre à cause d’une ville ou d’un bout de terre dont tout le monde, la veille encore, ignorait le nom. Les gens qui croyaient à la guerre étaient des nerveux ou des mélancoliques. Il était absurde que des garçons comme Michel et Volodia prêtassent quelque crédit aux rumeurs qui couraient la ville.

— Tu es comique avec ton Port-Arthur, dit Tania. Les Japonais n’oseront jamais nous attaquer. Regarde leur pays. Le Japon a l’air d’un tout petit croissant ratatiné en face de la Russie. Et les habitants sont à la taille de leur île. Si laids, si chétifs…

— Ils sont nombreux, Tania, dit Michel, et probablement mieux armés que nous. J’ai rencontré Gortzeff, qui revient de là-bas. Nous n’avons pas encore reçu de mitrailleuses ni de jumelles. Les soldats sont mal équipés. Les montures sont insuffisantes. Partout règnent le désordre, l’inaction et la vantardise. Eux, en revanche, n’ont pas perdu leur temps. Ils ont disséminé des espions partout. Sais-tu que des ouvriers japonais travaillent dans les docks de Port-Arthur ? Sais-tu que nous leur avons vendu du riz, tout dernièrement, sur leur demande ? Et les deux croiseurs de première classe qu’ils ont achetés à l’Argentine ! Et le rappel de leurs officiers en mission en Allemagne et de leurs ingénieurs en voyage d’étude en Angleterre ! Tout cela ne me dit rien qui vaille. Le Japon ne craint pas la guerre et appelle la guerre…

— Eh bien, il l’aura, dit Volodia, et nous l’écraserons.

— J’ai peur de la réaction populaire, Volodia, dit Michel. La masse ne marchera pas. Nos intellectuels de gauche ont bien mené leur tâche. Partout, ils ont semé le soupçon, l’envie, l’irrespect, la haine. Ce n’est pas avec une nation divisée et hargneuse qu’on gagne les grandes batailles.

— Il n’y aura qu’à envoyer les agitateurs à l’avant !

— Ils y seront plus dangereux qu’à l’arrière. Non, le moment est mal choisi pour une guerre. Il faut à tout prix l’éviter…

— Mais, c’est ce qu’on est en train de faire, dit Volodia.

— Je n’en sais rien. On échange des notes. On tergiverse sur des pointes d’épingle. On ne veut pas avoir l’air de céder. Tout cela exaspère les Japonais. Leur dernière note nous accordait un délai de quinze jours. Le délai expire aujourd’hui. Et qu’a-t-on fait entre-temps ? Rien, rien. On demande l’avis de Bezobrazoff, on sollicite l’opinion d’Alexeïeff. Et les jours passent. Qu’on leur abandonne donc le Yalou, et ces sales concessions forestières dont l’empereur n’aurait jamais dû se mêler…

Volodia secoua la cendre de sa cigarette sur le tapis et murmura d’une voix suave :

— Ne t’emporte pas, mon cher. Nous sommes tous deux fils uniques, et nous ne serons donc pas appelés en cas de guerre. On lèvera quelques divisions, par-ci par-là. On se battra. Si la Russie gagne, gloire à la Russie. Si elle perd… eh bien, mais les Japonais ne viendront tout de même pas jusqu’à Moscou !

— Ce ne sont pas les Japonais que je crains en cas de défaite.

— Et qui donc ?

— Les Russes, dit Michel.

Et il replia la carte avec brusquerie.

— Moi, s’il y a la guerre, je me fais infirmière bénévole, dit Tania.

Michel lui lança un regard fâché :

— On ne plaisante pas avec la guerre, dit-il. Les blessés ne sont pas des poupées.

— Qui parle de poupées ? dit Tania.

Mais Michel ne répondit rien. Il était irrité par l’insouciance de Tania. Aujourd’hui, il l’eût souhaitée moins futile et moins gaie.

Tania regarda sa montre.

— Si nous voulons aller au théâtre ce soir, il est temps de nous préparer, dit-elle.

— Tu veux aller au théâtre ? demanda Michel.

— Et pourquoi pas ? dit Tania.

— Oui, au fait, pourquoi pas ? dit Michel avec amertume. Après tout, ce n’est pas encore la guerre. Tu nous accompagnes, Volodia.

Volodia fit une moue désolée et ouvrit les bras :

— Je m’excuse… On m’attend au Cercle…

Puis, comme Tania le considérait avec sévérité, il porta la main devant sa bouche et pouffa de rire :

— Vous ne me croyez pas ?

— Non, dit Tania. Je devine que votre Cercle est un Cercle très fermé, très intime, et qui se réduit, pour tout dire, à une certaine dame de ma connaissance !

— Pas de personnalités ! s’écria Volodia.

Et il avait l’air tellement fier d’avoir une maîtresse que Tania le jugea stupide. Depuis quelque temps déjà, la suffisance amoureuse de Volodia l’exaspérait. Il était installé devant son bonheur comme un convive devant une table servie. Il souriait à la ronde. Il semblait prendre le monde entier à témoin de sa délectation. Tania était sûre qu’il avait engraissé du cou et de la taille. C’était dommage.

— Vous allez trop souvent au Cercle, dit-elle rapidement.

— Laisse-le, Tania, dit Michel.

— Oh ! je ne dirai plus rien, soupira Tania. Partons vite. Je suis sûre que nous arriverons au milieu du premier acte…

Et elle quitta la pièce, suivie des deux hommes qui toussotaient et traînaient désagréablement les pieds.

Au théâtre, la mauvaise humeur de Tania ne fit que s’aggraver d’acte en acte. Des messieurs ennuyeux et bedonnants vinrent dans la loge et discutèrent avec son mari, sans lui adresser, à elle, le moindre compliment. Il n’était question que de Port-Arthur, de la Corée, de l’ambassadeur Kourino, du baron de Rosen, du comte de Lamsdorf, de Kouropatkine et d’Alexeïeff. Les uns prétendaient que la note comminatoire du Japon n’était qu’une mesure d’intimidation vis-à-vis du gouvernement russe et qu’on avait eu raison de consulter Alexeïeff avant de répondre, quitte à dépasser de quelques jours le délai fixé par Tokyo. Les autres affirmaient que ce malentendu risquait de compromettre définitivement une situation déjà menaçante, et qu’il fallait accepter d’emblée les propositions japonaises. Tous s’échauffaient, s’indignaient, citaient des noms, des chiffres, des références. Tania détestait ces Japonais minuscules, dont l’orgueil bouleversait l’existence d’une grande et noble nation et son existence propre. En rentrant du théâtre, elle pria Michel de lui montrer encore une fois la carte de la Russie et du Japon. Mais, vraiment, le Japon était si petit, sur cette carte, que Tania alla se coucher rassurée.

Le lendemain, 26 janvier 1904, Le Messager du Gouvernement publiait que M. Kourino, ambassadeur du Japon à Saint-Pétersbourg, avait annoncé officiellement la décision du Japon de rompre toute négociation avec la Russie et de rappeler son ministre. Michel, qui était sorti très tôt le matin, revint tout bourdonnant de nouvelles contradictoires. Lamsdorf avait résolu de tenter une suprême démarche. On comptait sur l’intervention de Delcassé auprès du gouvernement japonais. L’Allemagne poussait la Russie à la guerre et lui assurait son concours entier. À plusieurs reprises, au cours du déjeuner, le téléphone sonna, et, chaque fois, Michel sursautait, comme s’il eût attendu une communication capitale. Il mangeait de mauvais appétit. Il buvait beaucoup. Peu à peu, son angoisse se transmettait à Tania. Elle s’inquiétait surtout au sujet de ses frères. Mais Michel la rassura en quelques mots : Nicolas avait été reconnu inapte au service militaire pour raisons de santé ; quant à Akim, il se trouvait en garnison aux confins de la Pologne, à deux verstes de la frontière allemande, et il était improbable qu’on dégarnît les territoires des marches occidentales, où des troubles étaient toujours à craindre en période d’hostilités.

— Et toi, et Volodia ? demanda Tania, encore à demi convaincue.

— Volodia te l’a dit. Nous sommes fils uniques. De plus, nous nous occupons tous deux d’une entreprise qui, en temps de guerre, travaillera certainement pour l’armée.

— Vous ne serez donc pas mobilisés ?

— Mais non, dit Michel avec agacement. D’ailleurs, cette question-là est secondaire.

Tania ne trouvait pas du tout que cette question fût « secondaire ». Maintenant que Michel l’avait renseignée sur les répercussions bénignes que cette guerre provoquerait dans son entourage, elle se sentait mieux. Un regain de courage lui permettait de considérer les événements avec lucidité. Elle se découvrait même bizarrement excitée par la menace d’un conflit qui modifierait le décor de son existence. Mais Michel, à qui elle tenta d’expliquer son état d’âme, ne voulait pas la comprendre. Il répétait stupidement :

— Nous courons à la catastrophe !

L’arrivée de Volodia interrompit leur conversation. Il avait le front moite, ses cheveux étaient dépeignés.

— Je tiens de source sûre qu’il y aura la guerre, dit-il.

— C’est Olga Varlamoff, votre source sûre ? demanda Tania.

Cependant, Volodia n’était pas d’humeur à plaisanter. Autant il paraissait, la veille, envisager l’avenir avec indifférence, autant il se passionnait aujourd’hui pour les dernières nouvelles diplomatiques et militaires. Il avait quitté son ton de bravade légère. L’approche de la guerre le rendait sérieux. Il disait :

— La guerre est une chose absurde et laide.

Et :

— J’ai vu des officiers qui redoutaient de partir pour la guerre. L’héroïsme est un état de crise…

Mais il suffit que Tania le taquinât à cause de sa prudence excessive, et, aussitôt, il se crut obligé de justifier sa conduite : à l’entendre, il ne condamnait la guerre que sur le plan philosophique, et, s’il n’avait pas été fils unique, il eût été heureux de partir avec les autres pour infliger une leçon à ces petits Japonais outrecuidants et interchangeables.

— Ne te donne pas tant de mal pour lui répondre, dit Michel.

D’autres visites arrivèrent bientôt, et leur venue détourna Michel de ses pensées. Tania recevait ses invités avec le sourire et déclarait, à la ronde, que la guerre ne lui faisait pas peur. Les messieurs la complimentaient sur sa vaillance et la citaient en exemple à leurs épouses. Un général en retraite lui dit :

— Vous avez un cran admirable, madame.

Tania fut très fière de cette remarque et répéta la phrase à quelques intimes.


Le 27 janvier, en sortant du bureau, Michel loua un traîneau pour rentrer chez lui. Il faisait doux. La neige ensoleillée brillait au revers des trottoirs et aux toits des maisons. Des gamins couraient le long de la chaussée. Ils tenaient des liasses de journaux sous le bras. Ils hurlaient :

— L’attaque de Port-Arthur !… Trois cuirassés coulés !…

Michel ressentit un choc au cœur.

— Arrête, cria-t-il au cocher.

Puis, il appela un gamin, acheta un journal, l’ouvrit avec des mains tremblantes.

— Ça ne va pas, là-bas, barine ? demanda le cocher.

— Non, dit Michel, ça ne va pas.

— Ils ont coulé nos bateaux ?

— Oui.

— Et sans déclarer la guerre ?

— Oui.

— On voit bien que ce ne sont pas des chrétiens. Des chrétiens auraient d’abord déclaré la guerre. Et puis, ils auraient coulé les bateaux, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Michel.

— Et ça s’est passé loin d’ici ?

— À Port-Arthur.

— Port-Arthur ? dit le cocher en écarquillant ses yeux jaunes et poisseux.

— Tu ne vois pas où c’est ?

— Non. Et on va tous nous mobiliser ?

— Je n’en sais rien. Les troupes qui sont là-bas se tireront peut-être d’affaire. Sinon, il faudra lever des renforts.

— À Moscou ?

— À Moscou, et ailleurs.

— Alors, je partirai ? Je me suis tout juste établi à mon compte. Et puis ma femme, mes enfants.

— Tu n’es pas le seul !

— On raconte que c’est pour une histoire de forêts que l’empereur a achetées chez eux et qu’ils veulent reprendre.

— Ce n’est pas tout à fait exact.

— Même si ce n’est pas exact, dites, barine, nous n’avons rien à voir là-dedans ! Je ne sais pas où elles sont, leurs forêts ! Et on va me mobiliser… comme ça… S’il a ses forêts à défendre, l’empereur, moi, j’ai mon traîneau et mon cheval à défendre. Chacun son bien…

— Tu parles trop, dit Michel.

— Tout de même, barine, vous ne croyez pas que notre empereur aurait pu s’entendre avec le leur ?

Michel ne répondit rien. Le cocher secoua les guides et le traîneau glissa doucement dans le soleil et la neige.

Загрузка...