CHAPITRE XVII

Revenu à Moscou, Michel mit Volodia au courant de la liaison d’Olga Lvovna avec Kisiakoff. Conformément aux prévisions de Tania, Volodia feignit d’être très exactement renseigné sur l’affaire. Il prétendit qu’il avait cessé depuis longtemps de considérer Olga Lvovna comme sa mère, que les démêlés de la pauvre femme avec Kisiakoff lui répugnaient trop pour qu’il songeât à s’en occuper, et qu’il était bien tard pour empêcher la liquidation des dernières propriétés familiales. Michel lui ayant conseillé d’intenter un procès à Kisiakoff, Volodia se fâcha et déclara qu’il ne tenait pas à se couvrir de ridicule en disputant des miettes d’héritage au suborneur barbu et malodorant de sa mère. À l’entendre, sa vie à lui, Volodia, n’était plus à Ekaterinodar, mais à Moscou. Il était éperdument amoureux d’une créature admirable. Et il ne voulait pas que des histoires de succession vinssent lui gâcher son plaisir.

Tandis que Volodia pérorait avec de grands gestes en arpentant le bureau, Michel souriait de son inconséquence.

— Ai-je eu raison en t’enjoignant de ne pas lâcher les Comptoirs ? demanda-t-il.

— Oh ! dit Volodia, ce n’est pas difficile, tu prévois toujours le pire.

— Et toi le meilleur.

Volodia éclata de rire :

— Sacré Michel ! Je vais vivre à tes crochets. Tu vas m’entretenir…

Cette idée l’amusait prodigieusement. Tout à coup, il s’arrêta et posa une main sur l’épaule de son ami :

— Si tu savais comme ces questions d’argent me paraissent secondaires depuis que je suis amoureux ! Elle m’a transformé ! Elle est divine ! Quand je pense que ce soir, elle sera de nouveau chez moi !…

Il claqua des doigts et fit une pirouette.

— Tes amis ne viennent jamais te déranger pendant ses visites ?

— Non, dit Volodia. Lorsque je ne suis pas seul, je suspends un ruban rose à la sonnette. Ils savent ce que cela veut dire. D’ailleurs, je les vois de moins en moins. Olga estime qu’ils ne sont pas une fréquentation pour moi…

Il passa la langue sur ses lèvres et murmura :

— Elle a un corps ! Un parfum ! Ah ! je me damnerais pour ce corps et pour ce parfum ! Comment se fait-il que tu ne sois pas amoureux d’elle, toi aussi ?

Puis il se tut. La conscience de son bonheur lui procurait une impression de contrainte très douce. Jamais encore, lui semblait-il, il n’avait éprouvé cette plénitude de joie. Autrefois, ses jeux nocturnes s’achevaient par un sentiment de lassitude écœurée. Avec Olga, l’étreinte passée, il se retrouvait aussi pur et tendre que s’il ne l’avait pas tenue entre ses bras. Sur les coussins froissés, ils avaient de longues conversations qui étaient le meilleur de leur entrevue. Parfois, ils discutaient gravement d’un roman ou d’un article de journal. Tout ce qu’elle disait était d’une justesse et d’une nouveauté surprenantes. Il oubliait qu’elle était une femme. Il écoutait ses arguments. Un jour, il eut l’idée de lui lire un livre à haute voix. Cette distraction leur parut si agréable qu’ils en firent une habitude. À sept heures, Olga poussait un cri et suppliait Volodia de la laisser partir. Il la retenait une demi-heure encore. Puis, elle s’échappait, s’habillait en hâte. Et, tandis qu’elle vaquait à sa toilette, Volodia, détendu, satisfait, vaniteux comme un tout jeune homme, fumait des cigarettes en la regardant. Quand elle était partie, il allait se recoucher dans le lit qui gardait encore la tiédeur de leur amour.

L’évocation de cette volupté était si précise que Volodia en oublia, l’espace d’un instant, qu’il se trouvait dans un bureau, avec Michel assis en face de lui. Son visage se figea dans une expression béate. Ses yeux s’arrondirent stupidement. Michel avança la main, toucha le bras de son ami, avec précaution, comme pour l’éveiller.

— Eh ! tu dors, Volodia ?

— Excuse-moi, dit Volodia en changeant de figure, je réfléchissais.

— Pourquoi ne l’épouses-tu pas ? demanda Michel.

Le regard de Volodia s’assombrit. Il serra les lèvres dans une moue méditative.

— J’y ai pensé, dit-il enfin. Mais j’ai peur de tout gâcher par le mariage. Le mariage tue l’amour et fortifie l’affection, l’habitude.

— Je ne le crois pas, dit Michel en souriant.

— Oh ! toi, dit Volodia, tu es un être exceptionnel. Et puis, il y a cet enfant qui nous gênerait. Non, tout est mieux ainsi, j’en suis sûr…

Il regarda sa montre :

— Six heures ! Dans deux heures, elle sera chez moi. Je te quitte. Je vais me préparer.

Comme il s’apprêtait à sortir, le garçon de bureau annonça la visite de Nicolas Constantinovitch Arapoff.

— Tiens, il existe encore celui-là ? demanda Volodia en enfilant ses gants beurre frais.

— Oui. Va-t’en vite, dit Michel. Il est urgent que je le reçoive.

Nicolas entra dans le bureau d’une démarche lente et inquiète. Il se retourna précipitamment lorsqu’il entendit la porte se refermer en battant dans son dos. Une grimace peureuse lui pinça le visage.

— Asseyez-vous, dit Michel.

— Non, non, dit Nicolas. Je suis très pressé. Je voulais savoir simplement… comment s’est passé le mariage de Nina ?

— Fort bien, dit Michel. Vos parents ont beaucoup regretté votre absence. Ils ne l’ont pas comprise. Ils ont eu du chagrin.

— Oui, dit Nicolas, je le pensais bien, mais que pouvais-je faire ?

Il eut un regard circulaire, comme pour chercher un secours dans l’attitude des meubles. De nouveau, ses yeux rencontrèrent le portrait de l’empereur. Et ses épaules tressaillirent imperceptiblement. Il demanda :

— Mais le mari, ce Mayoroff, comment est-il ?

— Ni bien ni mal, dit Michel. Un honnête garçon.

— Nina est heureuse ?

Michel hésita un instant avant de répondre :

— Elle le sera.

Nicolas passa le poids de son corps d’une jambe sur l’autre. Puis, il glissa la main dans sa poche, en tira un mouchoir de toile bise et s’épongea le front.

— Eh bien, voilà, murmura-t-il, c’est tout ce que je désirais savoir.

— Mais vous-même, demanda Michel, vos affaires ?

— Ça va, ça va, dit Nicolas avec un léger sourire. Le travail avance. Braniloff est content.

— Vous n’avez besoin de rien ?

— Mais non.

— J’aimerais vous avoir à dîner, un soir.

— Oui, c’est ça, je repasserai, dit Nicolas. Nous en reparlerons.

Une toux sèche lui gonfla les joues. Il boutonna son veston d’une main nerveuse :

— Il faut que je m’en aille.

Michel le raccompagna jusqu’à la porte. Puis il revint à sa table où dormaient des piles de lettres et de télégrammes jaunes. Mais il n’avait pas envie de travailler. Par la fenêtre ouverte, arrivait le bourdonnement continu de la rue. Et ce sourd grondement, cette palpitation universelle, entretenaient en lui un sentiment d’inquiétude.

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