CHAPITRE XII

Cette année-là, les fêtes de la Noël furent attristées par l’annonce de la capitulation de Port-Arthur. Jamais la Russie n’avait connu de reddition aussi humiliante. Trente mille hommes de troupe, huit généraux, quatre amiraux, un important matériel tombaient aux mains des Japonais. Les journaux multipliaient les bulletins nécrologiques. Des manifestations s’organisaient un peu partout pour réclamer la fin de la guerre. Dans le peuple, circulaient des chansons comiques sur les troupes de Kouropatkine, qui avaient emporté des icônes au lieu de munitions :

Pour défendre notre patrie,

Nous n’emportons que des icônes,

Avec l’espoir qu’à notre place

Elles prendront le plomb dans le cul.


Depuis deux mois, Tania et ses parents n’avaient reçu d’Akim qu’un télégramme laconique, où il disait avoir été décoré sur le champ de bataille. L’absence de nouvelles précises inquiétait Tania, et elle souhaitait maintenant que la paix fût signée au plus vite, et dans n’importe quelles conditions. Michel partageait son avis, car les troubles intérieurs s’aggravaient en Russie, et il lui paraissait urgent d’en finir avec l’ennemi extérieur pour combattre l’ennemi du dedans. En effet, des milieux révolutionnaires, le mécontentement avait gagné les milieux intellectuels. Des idéologues applaudissaient aux embarras du gouvernement et espéraient que les difficultés de l’armée russe en Mandchourie inciteraient l’empereur à accorder de nouvelles réformes libérales. Cependant, des hommes partaient toujours pour les frontières d’Orient, découragés, hébétés, inutiles. Et, à l’arrière, les cabarets, les théâtres, les restaurants étaient bondés de fêtards.

À l’occasion du Nouvel An, Tania organisa chez elle une petite soirée à laquelle ne furent conviés que les très proches amis de la maison. Le souper fut servi à la lueur des bougies. Au dessert, Volodia prononça un discours humoristique en vers libres. Puis, Eugénie Smirnoff demanda à l’écrivain Malinoff de leur lire sa dernière nouvelle. Elle avait obtenu de Tania l’autorisation d’amener ce personnage illustre, qui était son amant depuis quelques mois, et dont tout Moscou admirait les œuvres.

Sans avoir jamais été au front, Malinoff s’était spécialisé dans les contes de guerre. Il décrivait volontiers les misères du paysan russe arraché à sa charrue et poussé vers d’atroces combats modernes. Sa pitié facile, son abondance larmoyante, lui valaient la sympathie du public féminin. Ayant tiré de sa poche un paquet de feuillets manuscrits, il commença à lire.

Eugénie Smirnoff, pétrifiée par l’attention, ne le quittait pas des yeux. Elle ne remarquait même pas, ou feignait de ne pas remarquer, que Volodia lui avait pris la main sous la table. Mais Tania observait les moindres gestes de Volodia. Elle acceptait aisément, d’ailleurs, qu’il essayât de se distraire avec cette sotte d’Eugénie. Car Eugénie était inoffensive. Elle ne risquait pas d’accaparer et d’annihiler Volodia comme Olga Varlamoff avait médité de le faire. Ne disait-on pas qu’Olga Varlamoff songeait à épouser maintenant un colonel, âgé de cinquante ans, qu’elle avait rencontré à Goursouf ? Tout cela pour étonner la galerie ! Quelle femme ! Heureusement Volodia avait su échapper à ses griffes ! Sans doute, il était encore un peu triste et endolori, mais déjà il cherchait une remplaçante. « Au fond, il me dégoûte », se dit Tania, avec une espèce d’amusement irrité. Et elle cessa de le regarder pour mieux écouter la prose de Malinoff.

Malinoff lisait d’une voix moelleuse et lente. Une petite barbe dorée encadrait son visage pâle, noble et mou. Il était parfumé au vétiver. « Alors Protopopoff pensa au village natal, disait-il, et, devant ses yeux, surgit la petite église à coupole verte, et la mare croûteuse où barbotaient les canards lustrés. Le sang s’écoulait de sa blessure et les canards chantaient dans ses oreilles… »

— Dieu que c’est beau ! soupira Eugénie, et elle serra la main de Volodia d’une manière significative.

Michel profita de l’interruption pour demander s’il s’agissait d’une « histoire vraie ».

— Bien sûr, cher monsieur, s’écrie Malinoff, sinon je ne l’écrirais pas.

Et il poursuivit sa lecture. Lorsqu’il eut achevé, tout le monde battit des mains, et Volodia dit à Eugénie :

— Vous savez, moi aussi j’ai écrit de petites choses à mes moments perdus. Un roman. Des récits. Il faudra que je vous montre ça !

— Oh ! oui, dit-elle.

— Mes amis, dit Michel, l’heure fatidique approche. Qu’on serve le champagne.

Au dernier coup de minuit, les convives choquèrent leurs coupes avec entrain, et échangèrent les souhaits et les baisers d’usage. Comme Volodia embrassait Tania sur les deux joues, la porte s’ouvrit en grinçant, et Marie Ossipovna parut sur le seuil. La mère de Michel était toute ruisselante de paillettes de jais. Elle portait un plumet noir sur la tête. Elle tenait une canne à la main. Cette vision funèbre glaça les invités. Marie Ossipovna avait refusé d’assister au réveillon, mais avait promis de venir saluer ses enfants pendant la fête. Elle s’avança, raide, sévère, le regard perdu, comme une somnambule. Ayant donné l’accolade à Michel et à Tania, elle toisa fièrement le reste de l’assemblée.

— Bonne année, Marie Ossipovna ! dit Volodia.

— Ah ! tu es là, toi ? grogna la vieille. Eh bien, bonne année.

— Bonne année, Marie Ossipovna ! Bonne santé ! crièrent des voix.

Le sang afflua aux joues de Marie Ossipovna. Elle frappa le parquet de sa canne.

— Je vais dormir, dit-elle.

Et elle sortit à pas lents.

Dès que sa belle-mère eut quitté la pièce, Tania ordonna d’apporter un baquet d’eau et des bougies pour interroger l’avenir. Les dames applaudirent. Les messieurs prirent un air indulgent et sceptique.

— Savez-vous que cette coutume remonte aux premiers âges de l’Antiquité ? dit Malinoff. J’ai écrit un poème à ce sujet.

Mais personne ne lui demanda de le réciter.

Le baquet d’eau avait été posé sur un guéridon recouvert d’une nappe. Selon son habitude, Michel s’était chargé de l’organisation :

— Un peu d’ordre. Les dames d’abord. L’une après l’autre.

Chacune des invitées s’avançait à tour de rôle vers le récipient et chauffait un bâtonnet de cire au-dessus d’une bougie. La cire tombait dans l’eau en larges larmes blanches et se solidifiait aussitôt. De singulières figures boursouflées nageaient à la surface, et les jeunes femmes s’efforçaient d’y reconnaître les signes de leur destin.

— Regarde, Serge, criait une petite dame évaporée, on dirait une bague. Cela veut dire que tu m’achèteras une bague cette année.

— Je trouve que cela ressemble plutôt à un monocle, disait le mari.

— Les hommes sont si bêtes ! Impossible d’être sérieux avec eux ! N’est-ce pas que c’est une bague, Tania ?

— Mais oui, ma chérie.

— Et moi, gloussait une autre. Voyez, Tania. C’est comme un grand oiseau. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

— J’ai entendu raconter qu’un oiseau signifiait « amour coupable », disait Volodia.

— Hum ! Hum ! grognait Malinoff. Je pencherais plutôt pour un voyage.

— L’un n’empêche pas l’autre !

— Moi, disait Eugénie Smirnoff, c’est drôle, on jurerait deux têtes.

— Des jumeaux ! s’exclama Volodia. Vous allez avoir des jumeaux !

Eugénie se fâcha et rougit violemment de toute la figure. Puis, elle se mit à rire et dit :

— Au secours, Tania, ils sont tous ligués contre moi ! Ils me taquinent !

Malinoff la regarda sévèrement. Elle était vraiment trop bête. Comment avait-il pu perdre son temps avec elle ? Lui, un homme célèbre, intelligent, cultivé. N’importe quelle femme eût été flattée de coucher avec lui. Et il avait choisi celle-là. Il lui avait promis, même, de lui dédier son prochain livre. Cela, il ne le ferait pour rien au monde.

— Vous êtes trop loin du baquet, monsieur Malinoff, dit Tania. Vous ne pouvez rien voir.

— C’est ce qui vous trompe, dit-il, les signes que je lis sur vos visages me renseignent plus exactement que les taches de cire du baquet.

Il était content de sa phrase. Mais nul ne parut l’avoir remarquée. En vérité, ces Danoff n’étaient que des commerçants mal dégrossis, des parvenus. Malinoff s’ennuyait chez eux. Il regarda sa montre.

— À votre tour, Tania, dit Eugénie Smirnoff.

Tania, elle aussi, chauffa la cire et la laissa couler dans l’eau. Les dames l’entouraient en se tenant par le bras.

— Oh ! on dirait un arbre.

— Un sapin tout blanc.

— C’est bête.

— Vous y comprenez quelque chose ?

— Peut-être une croix ?

— Quelle horreur !

Tania observait ce profil d’arbuste rabougri et blanchâtre qui nageait sur l’eau. Et, elle ne savait pourquoi, une douce tristesse envahissait son cœur. Elle entendait Michel et Volodia qui discutaient dans son dos.

— Il faut absolument faire revenir Akim, disait Volodia. Je trouve absurde qu’il risque sa peau pour rien. On n’a plus besoin de lui, là-bas. On n’a plus besoin de personne. Nous sommes à la veille d’une ère de paix et de prospérité libérales.

— J’ai tenté déjà de le faire revenir, disait Michel. Mais c’est impossible.

— Khoudenko est bien revenu ! Il s’est fait porter malade. Un petit voyage à Kharbine. Et le voilà rentré avec des théières japonaises et des plateaux de laque. C’est tout ce qu’il a vu de la guerre. Des théières japonaises et des plateaux de laque !

— Akim ne trichera jamais, dit Michel.

Tania baissa la tête.

— Alors, ce petit sapin ? demanda Eugénie Smirnoff. Qu’est-ce qu’il signifie ?

— Je ne sais pas, dit Tania. Mais je le trouve sinistre. Excusez-moi un instant.

Et elle quitta le salon en courant. Elle éprouvait subitement le besoin de regarder une photographie d’Akim, comme pour se persuader qu’il existait encore. Une fois dans sa chambre, elle tira d’un sous-main le dernier portrait de son frère en uniforme. Avec avidité, avec inquiétude, elle contempla ce visage de petite brute juvénile, au menton épais, au nez court.

— Pourvu qu’il ne lui arrive rien ! gémit-elle. Akim ! Akim !

Elle s’était assise au bord du lit. Tout à coup, elle devina que la porte s’ouvrait. C’était Michel.

— Tu n’es pas bien ? demanda-t-il.

— Si, si, dit-elle. Va les rassurer. J’arrive.

La soirée se prolongea jusqu’à quatre heures du matin. Mais, dès deux heures, Malinoff avait prétexté un travail urgent pour prendre congé de ses hôtes. Il rentra chez lui, en fiacre, sous la neige molle et fondante qui tournoyait autour des becs de gaz. Bercé par le trot du cheval, il songeait à son art, à sa vie, à lui-même, et une grande lassitude lui venait de cette réflexion. En vérité, il était las de toujours parler du moujik aux mains calleuses et du petit soldat courageux qui se fait tuer à son poste. Mais le public aimait ce genre de récits et n’aurait pas compris qu’il changeât de style et de thème. Il soupira. Un hoquet parfumé au champagne mourut sur ses lèvres. « Eux, ils crèvent, et moi, j’écris », pensa-t-il encore.

Le cocher se tourna vers lui et dit, d’une manière absolument inattendue :

— Pas fameuses, n’est-ce pas, les nouvelles, barine ?

— Non, dit Malinoff.

— Moi, j’ai un fils là-bas… C’est pour ça… Il est parti et on ne sait rien…

— Marche, marche, dit Malinoff avec irritation.

— Un beau gars, reprit le cocher en secouant ses guides. Il serait passé patron dans l’année. Et voilà… Tant et tant de chrétiens qui meurent !…

Puis il se tut. Des grelots tintaient dans les oreilles de Malinoff. Le froid attaquait son visage. Il rentra son menton dans le col en fourrure de son pardessus et souhaita que le cocher ne lui adressât plus la parole. Les maisons glissaient, grises et blanches, de part et d’autre de l’attelage. Çà et là, il y avait des fenêtres allumées, et une bouffée de musique saluait le passage du traîneau.


Les troupes cantonnées autour de Moukden réveillonnèrent, vaille que vaille, dans leurs trous de glace. Akim partageait avec quatre officiers de son régiment une taupinière creusée dans la neige. C’était la plus coquette zemlianka de la région. Une porte minuscule était pratiquée dans la paroi blanche. Quatre marches conduisaient à la chambre souterraine où brûlait un feu de bois. Le 31 décembre, les ordonnances de ces messieurs avaient décoré la zemlianka avec des branchages, des sabres croisés et de petites nattes de prière volées dans une pagode. Le souper fut servi sur une caisse. Il se composait de vieux harengs, d’un poulet tiède et musclé et d’un fond d’eau-de-vie. À minuit, les officiers burent du champagne en l’honneur du tsar, du régiment, de la Russie, de leurs femmes, de leurs belles et d’eux-mêmes. On manda un cosaque, réputé pour sa voix de ténor, et il chanta debout, les bras croisés sur la poitrine, le regard lointain. Akim était triste. Il avait été nommé de service aux avant-postes, pour la nuit. Il devait relever Troubatchoff qui avait patrouillé tout l’après-midi dans la neige. D’une minute à l’autre, un guide envoyé des grand-gardes viendrait le chercher, et il faudrait quitter la chaleur du feu, les camarades, le vin, les chansons.

— Une triste nuit de réveillon ! grommela-t-il.

— La plus belle pour un militaire, s’écria un capitaine congestionné et hilare. Pendant que nous boirons, tu abattras des Japonais.

— Dans ce sacré pays, dit un autre, je crois qu’il sert plus de boire que d’abattre des Japonais !

— Un chant guerrier en l’honneur du sous-lieutenant Arapoff, victime du devoir !

Le cosaque se tourna vers Akim, rejeta la tête en arrière et, à pleine gorge, lança les premières paroles du chant. Les convives l’accompagnaient en sourdine. Le bûcher envoyait au plafond un bouquet d’ombres disloquées.

Le cosaque est parti pour la terre lointaine,

Sur son cheval rapide, si rapide et si noir,

Il laisse pour toujours les lieux qui l’ont vu naître,

Il ne reverra plus la maison des aïeux.


La voix du ténor se faisait plaintive :

C’est en vain que sa jeune femme

Soir et matin regarde vers le Nord,

Elle attend, elle attend que des terres lointaines

Lui revienne son cosaque bien-aimé.


En chœur ! En chœur ! criaient les officiers.

Maintenant, toutes les voix unies cognaient les parois de glace et résonnaient violemment :

Mais lui combat derrière les montagnes,

Pour la patrie russe et pour le tsar

Là-bas, souffle le vent des neiges,

L’hiver recouvre tout de son gel craquant.

Les sapins et les pins y tressent leurs murailles…


Tous, ils s’efforçaient de paraître gais, insouciants et rudes, et, cependant, tous, ils songeaient aux réveillons d’autrefois, aux êtres chers qu’ils avaient dédaignés, à l’avenir qui naissait dans la nuit dangereuse.

Plantez sur ce tertre un obier de mon pays,

Pour qu’il fleurisse en teintes éclatantes.


Chante plus vite, imbécile ! Et plus fort ! messieurs, je bois au succès de nos armes !

À minuit et demi, un cosaque des avant-postes se présenta sur le seuil de la zemlianka. Son bonnet de fourrure énorme écrasait un court visage froissé, décapé par le froid. Ses cils étaient blancs de givre. Des morves de glace pendaient à sa moustache. Et son corps semblait à peine démoulé de la neige, avec des adhérences farineuses un peu partout, aux épaules, aux hanches. L’homme salua militairement et demeura debout, pétrifié, devant le feu. De l’eau commençait à couler de lui. Ses dents blanches brillèrent dans sa barbe.

— Votre Noblesse, je viens des grand-gardes, dit-il d’une voix fatiguée.

— Je sais, je sais, dit Akim. Chauffe-toi pendant que je m’habille.

Akim passa une bourka épaisse sur la courte pelisse qui lui capitonnait le torse, enfonça son bonnet de fourrure jusqu’aux oreilles, enfila ses moufles. Un sabre, un revolver Nagan complétaient son équipement. Méthodiquement, il serrait les courroies, assurait ses pieds dans les bottes. Il se sentait un peu las et de mauvaise humeur. Comme si quelqu’un eût été injuste envers lui.

— Bonne nuit, messieurs, dit-il.

— Bonne chance.

Après la chaleur, la lumière, l’odeur humaine de la zemlianka, Akim tomba dans l’espace noir et glacé de la nuit. Autour de lui, il devinait le vallonnement régulier d’autres tanières, où d’autres hommes mangeaient, buvaient, échangeaient leurs souhaits de bonne année. Çà et là, des cosaques étaient accroupis autour de bûchers minables. Des gamelles, enfilées sur un bâton, pendaient au-dessus du feu. Des chevaux, attachés aux piquets, bottaient dans la neige, hennissaient doucement. Ici, on vivait encore. Tout était calme, et sûr, et familier. Mais, plus loin, derrière ce mur en ruine, derrière cette haie de buissons, commençait le danger du silence et de la solitude. L’ordonnance d’Akim lui amena son cheval. Akim sauta en selle.

— Quel froid ! dit-il.

— Moins vingt-cinq, Votre Noblesse, dit l’ordonnance en riant gaiement.

Le cosaque d’escorte enfourcha sa bête.

— Tu connais bien la piste ? demanda Akim en se tournant vers le cosaque.

— Je l’ai faite six fois déjà, Votre Noblesse.

— C’est qu’on n’y voit goutte.

— Moi je vois, dit l’homme.

— Comment t’appelles-tu ?

— Namikaï !

— Eh bien, Namikaï, en route. Et tâche de prendre au plus court.

Les deux cavaliers passèrent entre les zemliankas, d’où s’échappaient parfois le son grêle d’une balalaïka ou la plainte d’un accordéon. Puis ils franchirent le petit mur en ruine, la rangée de buissons aux branchages de verre. Et ils furent dans la plaine, soudain. La nuit était très basse. La neige seule, pâle, luminescente, soutenait le monde à la surface de l’abîme. On ne voyait pas à deux sagènes devant les bêtes. Le froid tranchait le visage, attaquait le nez, les pommettes, solidifiait des diamants dans les yeux. Le cheval d’Akim progressait d’un pas menu, hésitait, glissait parfois, et son maître lui tapotait un peu l’encolure, lui parlait à l’oreille, tendrement, pour l’encourager. Dans le silence énorme, il n’y avait que cet humble bruit de chevauchée et de paroles. Mais, tout à coup, la lune parut, pâle et déformée, derrière des draperies théâtrales de vapeurs. Et le paysage se figea, blanc et bleu, vide et plat, inhabité, irréel, planétaire. Puis d’autres nuages vinrent noyer cette lueur, comme si une poche d’encre avait crevé dans le ciel. Akim arrêta sa monture.

— Où sommes-nous ? dit-il.

— Encore une petite demi-heure, Votre Noblesse. Vous avez vu, là-bas, il y a un fossé avec des arbres tout du long. Eh bien, derrière le fossé, on prend à gauche et puis…

— Ça va, ça va… Je te crois sur parole…

Et Akim repartit, suivi de Namikaï. De nouveau, les chevaux glissèrent, hennirent faiblement. Les selles grinçaient. Les sabres cliquetaient en cadence. D’instant en instant, le froid serrait mieux la figure. Il semblait à Akim qu’il n’avait plus de chair sur le visage. Toute la chair avait été rongée, dissoute dans ce froid chimique, dans ce silence sidéral. Il avançait avec un masque d’os et de muscles dénudés. Il secoua les épaules.

— Je m’en souviendrai de cette nuit de réveillon ! grognait-il.

— Pourquoi ? La nuit est belle, Votre Noblesse, dit Namikaï.

— Un peu froide pour mon goût !

Namikaï se mit à glousser :

— Il y a plus froid ! Il y a bien plus froid, Votre Noblesse ! L’homme est fait pour supporter le froid ! Ho, carne ! elle allait piquer dans un trou ! Il y a bien plus froid, bien plus froid !…

— Tu es d’ici ?

— De Tomsk, Votre Noblesse. Mais qu’est-ce que ça change ? Qu’on soit d’ici ou de là, Dieu trouve les siens et repousse les autres.

Il y avait dans la voix de Namikaï une douceur, une assurance tranquilles qui enchantaient le jeune homme. Akim le sentait franc et simple, élastique, accommodant, courageux. Il eût aimé bavarder avec lui. Mais, en face d’un inférieur, une sotte fierté l’empêchait de poser sa voix, de trouver ses mots. Il craignait d’être trop familier, ou trop vif, ou trop méprisant envers ses hommes. Il se cherchait une attitude. Il demanda avec effort :

— Dis-moi, Namikaï, es-tu depuis longtemps en ligne ?

— Depuis le début, Votre Noblesse. Quand les diables jaunes ont commencé à taper, j’étais là.

— Je comprends que tu leur en veuilles !

Comme il prononçait ces paroles, Akim en éprouva toute la désespérante absurdité.

— En vouloir ? dit Namikaï. À qui ? Aux Japonais ? Comment leur en vouloir ? Ils sont comme nous. On leur dit : « Va », et ils vont, « Tue », et ils tuent, « Meurs », et ils meurent. Il y en a un, on l’a pris : il pleurait parce qu’on lui avait abîmé son cheval. Ça ne pouvait pas être un mauvais homme, n’est-ce pas, puisqu’il pleurait à cause d’un cheval ? Mais voilà, le Bon Dieu l’a voulu et nous tirons les uns sur les autres, et, quand le Bon Dieu ne le voudra plus, nous boirons ensemble. Qu’est-ce que nous sommes pour le Bon Dieu ? Il s’amuse de nous ! Il s’amuse !

Encore une fois, Namikaï se mit à glousser drôlement en balançant la tête.

— Tu crois que ça amuse Dieu de voir des hommes s’entre-tuer pour des questions de frontières ?

— Il faut bien que ça l’amuse ! Sans ça, pourquoi le ferait-il ?

— Pour nous punir, peut-être !

— Alors, comme ça aussi, il a raison, soupira Namikaï. Oh ! que de péchés ! Que de péchés !

Namikaï se tut. Akim chercha une nouvelle question à lui poser.

— Dis, Namikaï, demanda-t-il enfin, as-tu de la famille ?

— Qui n’a pas de famille, Votre Noblesse ? Bien sûr que j’en ai une. Je l’ai laissée, là-bas. J’ai écrit. Tout le monde est content.

— Tu n’es pas pressé de les retrouver ?

— Est-ce qu’on a le droit d’être pressés, nous autres ? Notre devoir est d’obéir. Le Bon Dieu a dit au tsar, et le tsar a dit aux généraux, et les généraux ont dit aux officiers, et les officiers ont dit aux cosaques : « Il faut faire ci et ça. Et tant que ci et ça ne sera pas fait, on ne pourra pas revenir. » Alors, il faut travailler vite, vite, pour que les cosaques puissent dire aux officiers, et les officiers aux généraux, et les généraux au tsar, et le tsar au Bon Dieu : « C’est fait. Nous avons tué tant d’hommes et brûlé tant de villes. Maintenant, tout est calme. Il est temps de rentrer. »

— Et tu crois qu’il y aura bientôt la paix ? demanda Akim.

— Il n’y aura pas la paix, dit Namikaï.

— Alors, il y aura toujours la guerre ?

— Il n’y aura pas la guerre.

— Qu’y aura-t-il donc ?

— Il y aura un télégramme, dit Namikaï avec une gravité renseignée.

Pour cet être fruste, les grands événements militaires se traduisaient par la réception d’un télégramme. Le mot étrange avait fini par déborder son objet. Il était devenu une valeur en soi, plus important que la paix, que la guerre qu’il annonçait, et plus mystérieux aussi. Akim s’interdit de rire et détourna la tête.

— Si seulement la lune voulait bien sortir ! murmura-t-il pour changer de conversation. Je n’y vois goutte. Je me demande où sont les avant-postes…

— Ne craignez rien, Votre Noblesse. Voici le fossé, voici les fourrés. Nous prenons à gauche. Et bientôt…

Namikaï se tut tout à coup, se courba, et posa une main sur le bras d’Akim.

— Écoutez, Votre Noblesse.

Akim tendit l’oreille. Il percevait maintenant un bruit de sabots, lointain, étouffé en pleine neige. Akim et Namikaï arrêtèrent leurs bêtes, et le piétinement suspect s’arrêta aussi. Ils repartirent au pas, et, comme un écho fidèle, ils entendirent, devant eux, les rumeurs assourdies de la cavalcade. De nouveau, ils s’immobilisèrent. Et, de nouveau, il n’y eut plus rien que le silence. Akim écarquillait les yeux, s’efforçait de discerner la silhouette de ces cavaliers fantômes. Étaient-ce des Japonais ou des cosaques des avant-postes ? Devait-il crier : « Qui vive ? » ou tirer quelques coups de feu au jugé ? Les ténèbres cernaient Akim comme les parois d’un puits. Il se fatiguait les tempes à regarder l’espace aussi opaque et lourd que de la pierre. Cela ne pouvait plus durer ainsi. Il fallait agir. Akim sortit son revolver de l’étui. Namikaï arma son fusil. De l’autre côté de la nuit, il y eut un froissement, un tassement d’hommes et de chevaux.

— Qui vive ? cria Akim.

Le silence répondit à son appel.

— Cosaques ! Qui vive ? reprit Akim.

Une rampe de flammes jaillit dans le noir, à quelque trente pas devant lui. Des balles lui giclaient en pleine figure. Namikaï poussa un gémissement :

— Ça y est, Votre Noblesse !…

Et son corps maladroit dégringola dans la neige. Akim mit pied à terre et déchargea son revolver, à sept reprises, contre les assaillants. Les cavaliers invisibles s’éloignèrent un peu sans riposter. Sans doute, les Japonais se figuraient-ils être tombés sur une patrouille russe supérieure en nombre. Ils reculaient. Akim rechargea son revolver, tira encore dans la direction de l’ennemi. Puis il s’avança vers Namikaï, guidé par les plaintes sourdes, par les jurons du blessé.

— Où es-tu ? dit-il. Qu’as-tu, Namikaï ?

Comme il s’approchait de l’homme, un dernier coup de feu claqua dans la nuit, et Akim se sentit frappé à toute volée dans le dos. Il s’effondra sur le flanc et ferma les yeux.

Ce qui l’étonnait, c’était cette impression de profondeur brûlante dans son corps. Il devinait que la balle avait pénétré de grandes épaisseurs de chair. « Sans doute y a-t-il quelque chose de touché à l’intérieur ? songea-t-il. Le poumon peut-être, ou la colonne vertébrale ? Ce doit être par là. Je n’y connais rien. Quelle sottise ! » Il n’avait jamais surveillé sa respiration, écouté son cœur, tâté son foie. « C’est bon pour les malades de s’analyser ainsi ! » Mais voici qu’il lui fallait à son tour étudier cette charpente solide. « Le poumon… Oui… Est-ce que c’est grave ? »

Là-bas, la fusillade avait repris. Les Japonais se heurtaient aux grand-gardes russes. Et les cosaques les repoussaient pas à pas. Plus tard, ils viendraient relever Namikaï et Akim, et ils les transporteraient jusqu’au campement, vers la fanza du poste de secours. Mais le feu de mousqueterie se tut, subitement. Le silence retomba. Personne.

— Eh ! les amis, hurla Akim.

Et une bouillie tiède lui emplit la bouche. Il vomit. Une tache sombre s’étala dans la neige. Alors, il eut peur. Il se souleva un peu, essaya de ramper, mais retomba sur le ventre. Son cheval et le cheval de Namikaï rôdaient, à la lisière du monde. Il entendait tinter leurs gourmettes. Si loin, si loin. Avec un effort terrible, il plia le bras et glissa la main sous la pelisse, le long du dos, lentement. Lorsqu’il ramena la main, son gant était maculé de sang. Il sentait le sang qui coulait derrière lui, qui gonflait des étoffes, qui durcissait des linges. Un travail horrible vidait ses réserves. Il était en train de mourir. Mais il ne voulait pas mourir ! C’était trop bête de mourir, quand on était jeune et fort comme lui, et qu’on avait encore tant de choses à faire ! Sûrement, des cosaques battaient les fourrés alentour. Sûrement, on allait le découvrir, l’emporter. Il guérirait quelque part, à l’arrière, bien au chaud, couché entre des draps blancs, entouré de visages paisibles. Mais qu’attendaient-ils pour venir, ces brancardiers ? Chaque seconde perdue diminuait ses chances de survie. Et Namikaï qui ne bougeait plus !

— Namikaï ! Namikaï !

Namikaï ne répondit rien. Il était mort, sans doute. À tout autre moment, Akim se fût accordé le luxe de le plaindre. Mais, aujourd’hui, il ne voulait et ne pouvait penser qu’à lui-même. Tant pis pour Namikaï. Tant pis pour tous les autres. Il n’y avait que lui, Akim, qui comptât au monde. Lui, avec son cœur, son estomac, sa rate, son foie, son sang précieux et mesuré.

Brusquement, Akim songea au poste d’ambulance des environs de Liao-Yang, à ces blessés qui râlaient le long de la voie. Il les avait dénigrés autrefois. Il les comprenait maintenant. Il aurait aimé pouvoir hurler comme eux vers quelque train de secours. « Vite ! Vite ! Est-ce que ce n’est pas leurs voix que j’entends ? » Ah ! il n’avait plus honte de gémir comme une bête. Pouvait-on avoir honte de quoi que ce soit lorsqu’on était blessé, lorsqu’on allait mourir ?

— À l’aide ! À l’aide !

Il crie, et sa voix est toute petite entre ses lèvres de glace. Le froid gèle des larmes au coin de ses paupières et sur ses joues. On lui tire le visage avec des ficelles. Il se dégante, il frotte ses doigts avec de la neige. Et des étincelles naissent sous ses ongles, filent dans ses veines, délicieusement. Mais ce seul travail l’épuise. Dire qu’il suffirait de fermer les yeux et de s’assoupir pour que toute souffrance disparût avec le monde ! La vie quitte les extrémités du corps, reflue vers le cœur, vers la plaie qui vibre encore. Puis, la plaie s’arrêtera elle-même d’exister. Et il n’y aura plus en lui qu’un repos immense et bienfaisant. Peut-être faudrait-il se traîner vers les chevaux, se hisser en selle, tenter de rejoindre les avant-postes ? Mais c’est difficile de bouger, avec cette blessure chaude et longue dans le dos. Il peut à peine relever la tête, et on voudrait qu’il fasse des prodiges. On voudrait ? Qui « on » ? Ceux qui tiennent à lui. Ses parents, ses sœurs, son frère. Ils sont cramponnés à lui de tout le poids de leur amour. Ils empoignent ses membres las. Ils le déchirent. Akim murmure :

— Je vous jure que je n’en peux plus !

Violemment, il essaie de se justifier. Qu’ils se mettent à sa place ! Qu’ils réfléchissent un peu ! Ils comprendront qu’il n’y a rien à faire. Rien à faire qu’à mourir là, tranquillement, comme tant d’autres sont morts, dans la neige, dans le soleil, partout :

— Laissez-moi mourir, je vous en prie.

Il ferme les yeux. Il s’évanouit. Mais sa douleur le ranime. La lune a triomphé des nuages. Elle flotte dans un échevèlement de vapeurs rousses et bleues. Elle éclaire une plaine blanche, hérissée de buissons vitrifiés. Akim est couché à quelques pas d’un petit arbre rabougri, aux branches gainées de neige. Plus loin, Namikaï gît, les bras en croix, les jambes écartées. Les chevaux se sont éloignés. Le vent se lève et pousse des tourbillons de poudre brillante à ras du sol. Devant Akim, le petit arbre tremble légèrement, et des flocons d’argent se détachent de ses ramures. Akim aime ce petit arbre. Il voudrait lui donner un nom. Un nuage engloutit la lune. Puis elle reparaît, intacte, lumineuse, tranchante. Akim se demande s’il est encore vivant. Mais oui, puisque le petit arbre est toujours là. Quand il n’y aura plus le petit arbre, ce sera la mort. Il crie, pour l’acquit de sa conscience :

— Ho ! Quelqu’un !

Aucune voix ne répond. Le silence est total, comme au début des âges. Il n’y a sur cette terre que des rumeurs de germinations intérieures, d’infiltrations neigeuses, de mariages minéraux, profonds, intelligents, séculaires. Akim est couché sur un monde en gestation, qui rajuste ses masses et fond ses températures. Il vire avec lui, cloué à lui, parmi des poussières d’astres et des écharpes de buées organiques. Il est un point de la gravitation universelle. Il n’est rien. Mais quel poids l’oppresse, tout à coup ? Un genou l’écrase, l’empêche de respirer. Il a mal. Il existe. Il s’appelle Akim, Akim Arapoff. Et, de nouveau, parce qu’il a mal, parce qu’il s’appelle Akim Arapoff, parce qu’il est un petit homme négligeable, il ne veut pas mourir. Vidé de son sang, de ses forces, il refuse le néant. Il s’entête. Il redresse le cou.

— Au secours !

Il faut lutter contre ce paysage immaculé, tout de cristal, de neige vierge, de lune et de solitude. Il faut lui préférer les hommes, les hommes laids, besogneux, méchants, mais qui, tout de même, vous ressemblent. Oh ! que ne donnerait-il pour apercevoir un visage d’homme, un visage vivant, avec du poil au menton, des yeux qui voient, des oreilles qui entendent, une bouche qui parle, qui parle, qui parle. Il accepterait même un Japonais. Un de ces affreux Japonais qu’il tuait jadis avec tant de joie. Il ne les hait plus, les Japonais. Il les confond en esprit avec les Russes, les Chinois, les Français, les Anglais, les Allemands. Tous sont unis contre cette nature solide, minérale, qui avale les voix, et boit le sang, et tourne sur elle-même dans le vide énorme des années. Il demande que quelqu’un vienne à lui, et voilà tout, et qu’on le touche avec des mains d’homme, et qu’on le réchauffe dans une chaleur d’homme, et qu’on lui dise des mots d’homme, et qu’on le ramène parmi les hommes enfin. Des hommes, des hommes par pitié, pour sauver cet homme seul, perdu en pleine création du monde ! Combien de temps pourra-t-il tenir ainsi ? Deux heures, trois heures, jusqu’à l’aube peut-être ? Pourquoi Namikaï ne bouge-t-il plus ? Akim se serait traîné vers lui. Il se serait blotti contre sa hanche tiède, contre son odeur de cuir et de sueur. Mais Namikaï est mort maintenant. Il fait partie des choses. Il est « passé à l’ennemi ». Et les chevaux ? S’il les avait auprès de lui, il lui semble qu’il serait moins seul : un cheval qui vous regarde, qui rumine doucement, qui change de pied et vous souffle au visage son haleine chaude. C’est bon, un cheval, c’est intelligent, ça comprend que le maître souffre. Mais les chevaux sont loin. Akim songe à les appeler. Il crie. Et la douleur le fait sangloter :

— Oh ! Oh ! mais qu’est-ce que j’ai ?…

Pourtant, on dirait que ça ne coule plus dans son dos. Un bouchon s’est formé sans doute. Tiens, non, ça recommence. Il faudrait prier.

Des bribes de prières, des lambeaux de chansons traversent la tête d’Akim. Il murmure :

— Notre père qui êtes aux cieux.

Et puis, sans transition :

Plantez sur ce tertre un obier de mon pays,

Pour qu’il fleurisse en teintes éclatantes…


De nouveau, Akim se met à pleurer, et les larmes se solidifient sur ses joues. Personne ! Un tic-tac régulier résonne contre sa cuisse. La montre. Il l’avait oubliée. Il la tire de sa poche, regarde l’heure : trois heures du matin.

Le mécanisme palpite dans sa main, comme une petite bête vivante. Il n’est plus tout à fait seul, avec cette montre serrée dans son poing droit. Il a un compagnon :

« Tic-tac-tic-tac… »

Mais comme le boîtier de métal devient lourd, soudain ! Akim ne peut plus le tenir. Les muscles se sont pétrifiés. Est-ce la fin déjà ? Akim tourne la tête et voit une mare brune dans la neige. Tout ce qui est sorti de lui. Il ne lui reste plus pour lutter contre la mort que son désir de vivre. Et c’est si peu de chose. Un cheval hennit derrière les buissons. De la neige choit mollement des branches sur le sol. La montre sonne encore : tic-tac-tic-tac…

Il y a des cosaques derrière ce bois qu’on aperçoit au loin. Et, là-bas, sur la droite, il y a des Japonais. Mais ils ne viendront pas. Akim le devine maintenant. D’autres viendront. Qui ? Eh bien ! ceux qui logiquement ne pourraient pas venir. Ceux qui raisonnablement ne devraient pas l’entendre. Ils sont en marche, les sauveteurs miraculeux. Ils approchent. Ils s’apprêtent à le recueillir dans leurs bras : son père, sa mère, Tania, Nina, Lioubov, Nicolas, Michel. Tous, tous, ils savent déjà. Tous ils se hâtent vers lui.

— Akim ! Akimouchka !

Il n’est plus seul. Des présences affectueuses l’entourent et le charment. Il revoit sa mère au visage épais et tendre, aux douces mains potelées dispensatrices de rêves. Et son père, chantant, le verre haut, derrière une table fleurie. Et Tania en robe de mariée, toute effrayée et radieuse. Et Nina caressant un petit chat pelé qu’elle a ramassé au pied de la gouttière. Et Lioubov se coiffant pour le bal. Et Nicolas, le front pâle, les paupières baissées devant des montagnes de livres. Et le bon Michel, au faux col impeccable, au regard sérieux. Ils ont amené avec eux la vieille maison d’Ekaterinodar, bondée de provisions et de souvenirs. Les fenêtres sont ouvertes sur des chambres souriantes. La cuisinière cuit des confitures de fraises dans le jardin. Des calèches passent dans la rue. Les cloches sonnent. Voici le pré, au bord de la voie ferrée, plein du chant des grenouilles vertes. Voici l’odeur acidulée des grandes armoires. Voici la fraîcheur de l’eau. Voici la tiédeur du lit, et le frisson du vent dans les rideaux lâches et transparents. Voici le soleil, la liberté, les voix, les rires de l’enfance. Akim est tout petit. Il a six ans, dix ans peut-être…

— Akim, Akimouchka !

C’est Tania qui l’appelle. Il se tourne vers elle. Et une douleur atroce crève dans son dos. Le sang bourdonne aux lèvres de la blessure invisible. Devant lui, le petit arbre rabougri, glacé de neige, le considère avec indifférence. L’ombre de ses branches est bleue sur le sol blanc. Akim refuse de voir cet arbre mesquin. Il cherche le jardin chargé de tilleuls musicaux, la maison aux vitres de lumières, le sourire de sa mère, le rire de ses sœurs, le pas solennel de son père dans le vestibule sonore de l’été. Où sont-ils ? Il n’y a plus rien tout à coup. Plus rien que lui, cloué entre ciel et terre, livré aux ténèbres, au vent, à tous les travaux terribles et minutieux de la nuit. Il voudrait pleurer ; il ne peut plus pleurer. Il voudrait crier ; il ne peut plus crier. Il voudrait se rouler sur le ventre. Et cela même est impossible. Alors, il ferme les paupières. Et il renonce à vivre, simplement.

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