CHAPITRE III

Akim ne quittait plus son poste à la vitre embuée du wagon. Il se sentait lourd et fatigué, comme après un repas copieux. Depuis son départ, il lui semblait avoir absorbé une quantité abusive de nuages gris, de steppes chauves, de villages en bois et de forêts spongieuses. Le transsibérien traversait la taïga en sifflant d’une voix funèbre. Voici quarante heures environ que le même rideau d’arbres défilait, à longs plis, devant la fenêtre. Les troncs des sapins, des mélèzes, des cèdres, des chênes, des bouleaux tombaient l’un sur l’autre, avec une régularité mécanique.

Dans le compartiment d’Akim, ses compagnons de route dormaient, jouaient aux cartes ou lisaient des journaux. Akim ne songeait pas à les imiter. Il voulait « tout voir ». S’il s’était présenté comme volontaire, s’il avait demandé à changer de régiment pour la durée de la guerre, c’était uniquement afin de « tout voir ». La manœuvre avait été difficile. Le régiment d’Akim, cantonné à deux verstes de la frontière allemande, n’avait pas été désigné pour prendre une part effective aux opérations. Les chefs directs d’Akim, qui l’aimaient pour son entrain, sa franchise et sa ponctualité, s’opposaient à son départ. Lui, cependant, n’imaginait pas qu’on pût se promener en uniforme dans une ville de l’arrière, alors que d’autres officiers, d’autres soldats se battaient au front. Puisque la guerre était déclarée, il importait qu’il fût à l’avant. Comment justifier ses études à l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad, s’il lui était interdit, le moment venu, de les mettre en pratique ?

Il lui fallut des semaines d’intrigues, de prières et d’explications pour obtenir sa permutation officielle. Prudemment, il évita d’en avertir sa famille. Il s’était promis d’écrire à ses parents dès son arrivée à Kharbine ou à Moukden. Mais Kharbine était loin encore. Le train express roulait, jour et nuit, dans des pays de désolation et de mystère. Maintenant, les arbres, espacés et roussis, découvraient une mare. Des oies sauvages et des cygnes s’envolaient à l’approche du convoi. Demain, ce serait Irkoutsk, l’embarquement sur un brise-glace pour la traversée du lac Baïkal. Et puis, la Chine, le cantonnement, le baptême du feu. Akim frémit, redressa la taille et rejoignit ses compagnons dans le compartiment surchauffé.

La fumée des cigarettes formait une nappe bleue et molle au-dessus des têtes. Akim s’installa dans un coin du compartiment et fit mine de sommeiller. Mais, entre ses paupières clignées, il observait les camarades. Il y avait là le lieutenant des dragons Troubatchoff, sorte de colosse au visage cuit et aux moustaches cirées, grand amateur d’anecdotes salaces, de petits verres et de claques dans le dos. À son côté, le mince Paskine, jeune chevalier-garde, maladif et soigné, dont on racontait qu’il s’employait depuis deux ans à composer une marche triomphale pour sa brigade, le brun et sombre Velikanoff, officier du régiment d’infanterie de Finlande, qui était végétarien, antialcoolique et misanthrope, et le médecin-major Fakiloff, qui avait fait autrefois la campagne des Boxers et s’obstinait à parler en mauvais français aux employés du train. Tous ces officiers avaient permuté pour servir dans des régiments de cosaques sibériens. Ils étaient tous plus âgés qu’Akim. Et, dès l’abord, Akim avait été intimidé par leurs manières dégagées, leur expérience militaire et leurs voix fortes. L’énorme Troubatchoff surtout, qui plaisantait sans répit, lui paraissait redoutable. Justement, tandis qu’Akim l’examinait à la dérobée, Troubatchoff posa son journal, s’étira en rugissant à pleine gueule, et demanda :

— Eh ! les amis, voulez-vous que je vous raconte des anecdotes pour passer le temps ?

Tous applaudirent à cette proposition, sauf Akim qui préféra adopter une attitude blasée. Troubatchoff remarqua sa réserve, cligna de l’œil et fit un profond salut.

— J’espère, monsieur l’officier, dit-il, que nous ne vous dérangerons pas trop dans vos méditations…

— Mais je vous en prie, dit Akim en rougissant.

— Vous êtes bien bon, dit Troubatchoff. Quelqu’un de l’honorable société connaît-il l’anecdote du juif et du pope Guérassime ?

— Non, non, dirent les autres.

Seul Akim crut bon de murmurer :

— Ah ! oui, je crois l’avoir déjà entendue.

Troubatchoff se troussa la moustache d’un geste mécontent.

— Eh bien, je vais la raconter tout de même, dit-il.

À la fin de l’anecdote, Akim s’interdit de rire. Il devinait bien que cette pose exaspérait ses camarades de voyage, mais il ne pouvait plus s’en départir. Raidi, attentif, supérieur et malheureux, il sentait s’épaissir autour de lui une atmosphère hostile. Troubatchoff raconta encore quatre histoires très drôles, et, pour chacune de ces quatre histoires, Akim se vit inexplicablement obligé d’affirmer qu’elle ne lui était pas inconnue. Troubatchoff était cramoisi. Ses yeux brillaient de colère. Il s’appliqua une claque sur la cuisse.

— Monsieur l’officier, dit-il enfin, vous qui savez toutes mes anecdotes, connaissez-vous celle du hareng et de la truie ?

Akim avala une gorgée de salive et proféra d’une voix nette :

— Oui… On me l’a racontée… il y a quelques mois déjà…

Troubatchoff lui lança un regard meurtrier, marqua une pause et répliqua :

— Soit, puisque vous la connaissez, vous allez la raconter à ma place.

Akim crut que le sol se dérobait sous lui. Il ignorait cette anecdote, comme les autres. Ses compagnons le dévisageaient, flairaient une supercherie et attendaient avec délices qu’il se couvrît de ridicule une dernière fois.

— Eh bien ? demanda Troubatchoff.

— Eh bien, je ne la connais pas, dit Akim.

À ces mots, tout le monde éclata de rire. Et Akim, délivré, se mit à rire lui-même, en secouant la tête.

— La meilleure blague de la soirée ! criait Troubatchoff.

Ayant renoncé à son rôle de soudard, Akim se détendit et jugea ses compagnons aimables et divertissants. À la station suivante, Troubatchoff l’entraîna au buffet de la gare pour lui apprendre à boire de la vodka « à l’archine(1) ». Le serveur posa un archine en bois sur la table et aligna, le long de la règle, autant de petits verres de vodka, serrés côte à côte, qu’il en fallait pour couvrir cette mesure.

— Un archine de vodka, dit Troubatchoff. Vous avez déjà vu, Arapoff, des avaleurs de sabre ? Regardez un avaleur d’archine.

Et, cueillant les petits verres l’un après l’autre, il les vida jusqu’au dernier.

Ce fut Akim qui paya l’addition.

Le misanthrope Velikanoff, qui avait assisté à l’opération, cracha par terre de dégoût et déclara que les intestins de Troubatchoff devaient être usés comme un vieux tapis. Pour sa part, il avait bu un verre d’eau et mangé des raisins secs. Paskine, le musicien, fredonnait un début de chanson.

— Je crois que je tiens mon air, disait-il. Ta-ta-tam-tata… Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Vous me semblez vous-même Ta-ta-tam, disait Troubatchoff. Désormais, nous l’appellerons Ta-ta-tam. Venez Ta-ta-tam, il est temps de reprendre le train…

À peine remonté dans le wagon, Akim désirant renouer la conversation, demanda si quelqu’un de ses compagnons avait des nouvelles de l’offensive japonaise. Sa question surprit l’assistance.

— On verra bien là-bas, dit Velikanoff. Je n’aime pas parler de la guerre.

— Ceux qui la font n’en parlent jamais, renchérit Troubatchoff.

Les autres officiers gardèrent le silence. Akim fut peiné de la réprobation muette qui l’entourait de nouveau. On eût dit que, par un accord tacite, ses camarades évitaient les problèmes essentiels et feignaient de ne s’intéresser qu’aux détails de leur voyage et de leurs futurs cantonnements. De même, ils ne faisaient jamais allusion à leur vie privée, à leur famille. « Voilà le vrai courage, songeait Akim. Je serai comme eux. »

La halte à Irkoutsk fut trop brève pour qu’Akim eût le temps de visiter la ville. La rivière charriait des ballots de neige, soufflés et légers comme des meringues. Le brise-glace Angara se dandinait devant les poutres du ponton. Un premier brise-glace, le Baïkal, était parti la veille, mais la glace du lac était encore épaisse, et il semblait improbable qu’il pût se tailler un canal jusqu’à Missovaïa avant le lendemain. Comme Akim s’inquiétait des suites du voyage, un officier du port le rassura : le brise-glace Angara serait accompagné de quatre-vingts traîneaux, et, si le bateau se trouvait arrêté dans sa course, les troupes poursuivraient leur route en troïkas.

Les soldats embarquèrent sur le pont inférieur et s’établirent dans un amoncellement de sacs et de caisses. Les officiers eurent accès au pont supérieur. Il faisait doux. Le brise-glace progressait lentement dans le sillage vert et laiteux de son devancier. Parfois, de gros blocs de glace se détachaient, avec un craquement de sucre, de la rive gelée, se soulevaient contre les parois du bateau et se tenaient un instant dressés, menaçants. Le soleil ouvrait des transparences d’émeraude dans leurs sections vives. Puis la masse vitrifiée s’abîmait lourdement dans l’eau.

— Que c’est beau ! murmurait Akim.

— Ce n’est pas beau, puisque cela s’explique physiquement, disait Velikanoff.

Sur le lac glacé, les troïkas suivaient le navire, à fond de train. Les cochers brandissaient leurs fouets et hurlaient à tue-tête en se dépassant. Leurs voix sonnaient allègrement, comme prises sous un dôme de verre. Sur le pont, Troubatchoff et Ta-ta-tam pariaient pour les attelages et les encourageaient à grands cris.

À cinq heures de l’après-midi, l’Angara rejoignit le Baïkal qui trouait sa route, en rejetant de droite et de gauche des ailes de glace épaisses et cassantes. Impossible d’aller plus loin. Il fallait débarquer. Mais, pour que l’opération se déroulât sans encombre, il importait que la coque s’enfonçât et s’établît solidement dans la matière. L’Angara fit marche arrière, vira lentement et se lança, « en avant toute », sur le bord gelé. Sa proue se haussa, demeura suspendue, le temps d’une seconde, et retomba enfin, broyant sous son poids la carapace du lac. Le capitaine ordonna de renouveler la manœuvre à quatre reprises. Après chaque assaut, la masse inerte refoulait obstinément l’Angara. Enfin, le navire s’incrusta dans cette surface éblouissante et compacte et resta immobile, enserré de toutes parts, soufflant sa fumée avec irritation. Le débarquement commença aussitôt.

Le lac étalait très loin sa nappe de glace et de neige. Sur le ciel de soleil brumeux, il y avait des montagnes de carton, posées à contre-jour. L’air vif creusait les poumons à chaque aspiration. Lorsque les traîneaux s’ébranlèrent, le son de centaines de clochettes emplit l’espace nu et froid. Akim ferma les yeux avec délices. Et, pendant dix verstes, il n’échangea pas une parole avec son voisin.

À Missovaïa, les troupes remontèrent dans les wagons et le voyage se poursuivit à travers les montagnes du Transbaïkal. Les stations avec buffet devenaient, de jour en jour, plus rares. À l’approche de ces haltes, une effervescence cannibale secouait les hommes. Sans attendre l’arrêt du train, les officiers sautaient à terre et couraient occuper une place dans la salle commune ou dans la cuisine enfumée. Et, lorsque le convoi reprenait sa route, il y avait des retardataires qui trottaient au bord de la voie, en mastiquant un dernier bout de saucisson. Rouges, les yeux ronds, la bouche pleine, ils grimpaient dans le wagon en marche, salués par les rires et les acclamations de leurs camarades. Troubatchoff excellait dans ce genre d’exercices. Quant au rêveur Ta-ta-tam, lors d’un arrêt prolongé, il quitta la gare et se mit à marcher en fredonnant, le long des rails. Le train repartit sans que personne se fût aperçu de son absence. Heureusement, il avait précédé le convoi, et le chauffeur, l’apercevant qui gesticulait sur le remblai, eut la charité de ralentir l’allure de la locomotive pour lui permettre de se hisser dans le compartiment.

— La musique est un art dangereux ! dit Troubatchoff. Avez-vous au moins trouvé l’air de votre marche ?

— Je le cerne, je le cerne, répondait Ta-ta-tam en lustrant ses ongles sur la couture de son pantalon.

La locomotive du transsibérien ne brûlant que du bois, une fumée mince et bleuâtre drapait le paysage. Des mamelons roux, des prairies d’herbes sèches, des champs de crocus multicolores, s’inscrivaient tour à tour dans le cadre exact de la fenêtre. Non loin de la voie, quelques Bouriates faisaient paître des troupeaux de chevaux, menus, velus, à longues crinières et à queues traînantes. À la station Oloviannaïa, d’autres Bouriates étaient assis à croupetons au milieu de la route. Ils avaient des bonnets de fourrure pointus, des faces jaunes et plissées de singe. Ils vendaient des chevaux. Leurs prix avaient monté depuis la guerre. Au lieu de quarante ou de cinquante roubles par bête, ils en demandaient trois cents. Troubatchoff s’indignait « pour le principe » et les menaçait de les faire fouetter à mort. Les Bouriates ricanaient, agitaient leurs petites mains sales à hauteur de visage.

À la station Mandchouria, les officiers rencontrèrent des cosaques d’un régiment sibérien. Ils étaient fourbus et mécontents. Leur convoi sillonnait la Sibérie depuis cinq semaines, et ils ne connaissaient pas encore leur affectation.

Les jours suivants, le train dépassa encore des convois de troupes, de canons, de munitions de guerre. La voie ferrée était surveillée par des gardes-frontières, vêtus d’une tunique noire à parements verts, et coiffés de bonnets d’astrakan. De place en place, il y avait de grands mâts, surmontés d’un faisceau de paille sèche. Des sentinelles étaient chargées d’allumer ces brandons en cas d’alerte. Le train roulait déjà dans une contrée hostile. On ne se trouvait plus en Russie, mais en Mandchourie, en Orient, aux portes du mystère. Les gares étaient décorées à la mode chinoise, avec, aux pignons et aux arêtes des toits, un fouillis de dragons, de serpents et de chiens en faïence coloriée.

Akim se penche à la portière du wagon. Le train glisse avec lenteur. Dans les plaines bordées de montagnes violettes, travaillent des laboureurs chinois, habillés de longues chemises, coiffés de chapeaux de paille en forme de cône. Un mulet tire quelque charrue primitive, dont le soc égratigne la terre en sautillant. Des arbres rabougris explosent en fleurs blanches près d’une pagode aux toits retroussés. Les murs des fanzas sont crépis de terre glaise et recouverts de chaume de sorghos. Tiens, une station militaire. Le train s’arrête en soufflant. Des soldats bondissent hors des wagons et courent, leurs théières de métal à la main, pour chercher de l’eau bouillante dans la cabane en planches, au bout du quai.

Près de la gare, s’alignent des baraquements tout neufs, destinés aux blessés et aux dépôts de l’Intendance et de la Croix-Rouge. La guerre se rapproche. Akim remarque chez ses compagnons une nervosité croissante. Ceux-là mêmes qui, quelques jours plus tôt, affectaient d’ignorer la guerre, en parlent aujourd’hui avec estime et gravité. Velikanoff critique la bataille de Turentchen, sur le Yalou. Troubatchoff s’indigne contre le mode absurde du recrutement local, qui rafle toute la population mâle d’un district et néglige d’incorporer les célibataires du district voisin.

— Comment voulez-vous que notre moujik s’y retrouve ? dit-il. Dans son village, on mobilise les pères de famille barbus et impotents, et, dans le village d’en face, des gamins de vingt ans se pavanent encore et font la cour aux femmes !

— Moi, dit Paskine, je fais confiance au génie du peuple russe. Cette guerre sera une promenade en musique… en musique…

— Préparez-nous une marche funèbre, à tout hasard, grogne le misanthrope Velikanoff.

Fakiloff, le premier, parle de sa famille. Il a laissé sa femme, sa petite fille de cinq ans. La petite fille s’appelle Olga. Elle a des cheveux blonds. Honteusement, il tire une photo de sa poche. La photo passe de main en main. Le médecin-major explique d’une voix enrouée :

— C’est l’année dernière, chez ma belle-mère… Il faisait sombre… Alors, la petite a l’air d’avoir une moustache…

Les autres palpent la photo, hochent la tête.

— Si on pensait à tout ce qu’on laisse, on ne partirait jamais, dit Velikanoff.

Akim soupire.

— Moi, dit-il, je suis parti sans prévenir mes parents. Je ne leur ai pas encore écrit. Je leur écrirai… de… de… Moukden…

L’ombre descend dans le compartiment. Personne ne parle plus. Tous réfléchissent, remuent leurs souvenirs et regrettent leur geste. Akim se demande quel appel intérieur a pu arracher ces hommes à leur famille, à leur confort, à leur chance ? « Pourquoi sont-ils partis ? Pourquoi suis-je parti ? » Troubatchoff rompt le silence.

— Parfois, dit-il, il faut savoir se faire mal, rien que pour se prouver qu’on est un homme.

Akim pense à l’époque où il éteignait une cigarette contre le dos de sa main pour vérifier sa bravoure. Il a grandi, depuis. Il n’éteint plus de cigarettes contre le dos de sa main. Il part pour la guerre. Mais c’est la même chose : « Ça t’apprendra ! Ça t’apprendra… »

— Racontez-nous une anecdote, dit-il à Troubatchoff,

Le lendemain, à la première station, Akim descend du train et va bavarder avec des soldats qui voyagent dans un wagon à bestiaux.

— Vous avez hâte d’arriver, les gars ? dit-il en forçant sa voix.

— Oh ! Nous, on n’est pas pressé, Votre Noblesse, répond un rouquin au visage mou. Nous, on n’a rien demandé. C’est pas notre métier, à nous, de nous battre.

Akim, mécontent, rejoint le groupe des officiers qui déambulent sur le quai pour se dégourdir les jambes. Près de la gare, des Chinois, agenouillés devant des sacs de provisions, vendent aux soldats du pain, du tabac et des fèves sèches pour remplacer les graines de tournesol. Des coolies transportent de la terre dans des paniers plats suspendus à des palanches. Ils vont d’une démarche dansante et déversent leur charge sur le remblai. Des femmes passent, lourdement fardées, le chignon haut perché et orné d’un papillon en métal. La police est assurée par des Chinois qui ont un rond d’étoffe de couleur cousu dans le dos. Les indigènes dévisagent les officiers avec indifférence. Cette guerre ne les regarde pas. Cette guerre les dérange. Akim remonte dans le train après avoir acheté une bande de soie couverte de hiéroglyphes dorés.

— C’est pour offrir à votre fiancée ? demande Troubatchoff.

— Je n’ai pas de fiancée, dit Akim.

— Vous en trouverez à Liao-Yang, dit Fakiloff. Les femmes mandchoues sont charmantes. Vous savez, elles n’ont pas les pieds mutilés comme les Chinoises. Elles se fardent. Et, pour la bagatelle, ah ! ma mère !… ce sont des diablotins, des diablotins !…

Il rit. Le train repart. Akim s’installe dans un coin et commence une longue lettre pour ses parents. Ayant achevé sa lettre, il joue aux cartes ; puis il déballe un saucisson et le mange sans appétit ; enfin, il ramasse un vieux journal, en lit quelques lignes, le rejette et s’étend sur la couchette étroite, avec la conscience que, demain, il faudra encore jouer aux cartes, lire, manger, dormir, dans le même compartiment, devant les mêmes hommes. Depuis quelque temps déjà, il lui semble éprouver le mouvement du train dans son ventre. Et, lorsqu’il descend sur le quai, il a l’impression que les trépidations du wagon continuent en lui, qu’il n’y a plus nulle part de terre ferme et d’immobilité.

Ils sont partis depuis trente jours. Ils se sont dit tout ce qu’ils avaient à se dire. Ils sont les uns devant les autres, vidés, ennuyés, hargneux. Chacun sent qu’il est une charge pour le voisin. Akim devine bien que le petit bouton qui lui a poussé sur la joue exaspère Troubatchoff, mais lui-même ne peut plus voir sans répugnance la moustache cirée du dragon, les doigts minces et transparents de Ta-ta-tam et la moue écœurée de Velikanoff. Il est temps que ce voyage finisse. Il est temps qu’on se sépare. Alors, de nouveau, on s’aimera. Et il sera trop tard, peut-être.

— À Moukden, on pourra enfin se détendre, gémit Velikanoff.

Moukden. Le train s’arrête deux heures. Les officiers se ruent au buffet. Akim boit plus que de raison et perd la moitié de son argent de poche en jouant aux dés avec un sous-lieutenant de tirailleurs sibériens. Il regagne le wagon, la tête lourde, la bouche pâteuse. Ta-ta-tam s’est procuré un harmonica et prétend jouer des marches militaires pour charmer les dernières heures du voyage. Ses compagnons ont beaucoup de mal à lui imposer silence. Velikanoff a déplié sa carte :

— Liao-Yang. Nous y serons dans la nuit, sans doute…

Akim veut se coucher. Mais, à peine s’est-il étendu sur la banquette, qu’une forte nausée à l’odeur de vodka lui emplit la bouche. Il se lève, passe dans le couloir. Il fait chaud. La nuit glisse derrière les vitres. Le ciel est criblé d’étoiles. Quand le train stoppe en rase campagne, on entend crier des oiseaux, des bêtes obscures.

À trois heures du matin, le convoi tressaille sur des aiguillages.

— On arrive ! hurle Velikanoff.

Et, dans tous les compartiments, retentissent des rires, des jurons, des bruits de sabres et d’éperons heurtés. Enfin, le convoi ralentit et s’enlise dans les pénombres d’une gare où tournoient de faibles lueurs. Un employé qu’on ne voit pas crie :

— Liao-Yang, Liao-Yang…

Les officiers s’empressent de faire décharger leurs bagages, car il faut changer de quai, et le train pour Port-Arthur repart dans une heure.

Tandis qu’Akim et ses amis se démènent entre des porteurs à visage grimaçant et à longue natte, un officier du service des chemins de fer s’avance vers eux et les salue.

— Inutile de vous presser, messieurs, dit-il, vous avez tout votre temps…

— Que se passe-t-il ? demanda Troubatchoff.

— Les communications avec Port-Arthur sont coupées par l’ennemi, répond l’officier.

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