CHAPITRE V

À leur retour du bal, Michel et Tania trouvèrent la maison endormie. Le valet de chambre qui vint leur ouvrir la porte avait les yeux rouges de sommeil. Il débarrassa ses maîtres de leurs manteaux, épousseta les confetti qui restaient collés à leurs épaules et dans leurs cheveux.

— C’est idiot de rentrer si tard, grognait Michel.

Et il ajouta, tourné vers le valet de chambre :

— Je vais me coucher. Qu’on me réveille à huit heures.

— Et moi à midi, dit Tania.

Le valet de chambre eut un sourire douloureux :

— C’est que barine, barinia… Il y a des visites qui vous attendent…

— Des visites, à cinq heures du matin ? dit Michel. Vous rêvez ?

— Non… non, reprit l’homme. Ils attendent depuis deux heures. Ils sont dans le salon. Je leur ai servi du thé pour les réchauffer.

— Mais qui est-ce ?

Le valet de chambre ouvrit la bouche pour répondre, mais, déjà, une porte claquait au premier étage et une voix annonçait gaiement :

— C’est moi, c’est nous, mes amis !

— Lioubov ! s’écria Tania. Ça par exemple !

Elle se lança dans l’escalier, suivie de Michel. Lioubov les accueillit au seuil du boudoir.

— J’ai voulu vous faire une surprise, dit-elle en leur tendant les mains.

— Le fait est que, pour une surprise, c’est une surprise, dit Michel. Votre mari aurait pu nous télégraphier…

Lioubov se mit à rire très fort et secoua la tête.

— C’était trop lui demander, dit-elle.

Elle s’effaça devant Tania et Michel pour les laisser entrer. La pièce était plongée dans la pénombre. Près de la fenêtre, un homme se tenait debout. Tania poussa un petit cri étouffé.

— Ne t’affole pas, ma chérie, dit Lioubov. Je vous présente Sacha Prychkine, ma sœur, mon beau-frère.

L’inconnu s’inclina dans un salut profond.

— Votre mari n’est pas là ? demanda Michel.

— Non. Mais asseyez-vous et soyez raisonnables, je vous en prie ! dit Lioubov. Je suis éreintée et j’ai tant de choses à vous expliquer !

— Où est votre mari ? reprit Michel.

— À Mikhaïlo, dans la propriété.

— Et ce monsieur ?…

Lioubov eut un sourire angélique et murmura :

— C’est mon amant.

Michel eut un haut-le-corps :

— Vous dites ?

— Je dis : mon amant, répéta Lioubov avec douceur.

Tania regarda son mari et s’effraya de sa pâleur subite.

Elle lui prit la main et chuchota :

— Du calme, Michel, du calme…

— Mais oui, dit Lioubov, du calme, pour l’amour du Ciel ! Je n’ai tué personne, que je sache ! Mon mari est au courant de ma liaison avec Sacha. Un jour, je lui ai dit que je voulais quitter la maison et comme il a les idées larges, il m’a donné sa bénédiction pour la nouvelle vie.

Michel croisa violemment les bras sur sa poitrine. Le bal, le souper l’avaient épuisé. Il avait envie de dormir. Et cette idiote l’ennuyait avec ses histoires de coucheries.

— Est-ce que vous êtes tous devenus fous ? cria-t-il soudain d’une voix enrouée. Est-ce que je suis dans une maison de fous ? Comment avez-vous pu, Lioubov, tromper votre mari, trahir votre serment ?…

— Mais j’aime Sacha ! dit Lioubov.

— Et votre mari ?

— Il m’a autorisée à partir. Vous n’allez tout de même pas être plus rigoureux que lui à mon égard ?

— C’est vrai ça, dit Prychkine.

— Vous, monsieur, je ne vous parle pas, dit Michel. Au Caucase, autrefois, quand une femme trompait son mari…

— Nous ne sommes pas, Dieu merci, au Caucase, cher monsieur, dit Prychkine, et je me permettrai de vous faire remarquer que…

— Est-ce qu’il va se taire, celui-là ? hurla Michel.

— Michel ! Michel ! dit Tania en joignant les mains. Ne t’emporte pas. Après tout, leurs affaires ne nous regardent en rien.

— Alors que viennent-ils faire chez moi ? Que venez-vous faire chez moi, je vous le demande ?

Lioubov pleurnichait et se tamponnait les narines avec son mouchoir :

— Cet accueil… Ces injures… Ah ! je n’oublierai jamais…

Prychkine lui tapotait le genou d’une main molle.

— Ma chérie, ma chérie, marmonnait-il.

— Voulez-vous m’expliquer, une fois pour toutes, votre présence dans ma maison à cette heure indue ? demanda Michel.

Prychkine rectifia sa cravate, passa un doigt léger sur le grain de beauté qui marquait le coin de sa lèvre.

— Cher monsieur, dit-il, ainsi que Lioubov vous l’a laissé entendre, nous avons quitté Mikhaïlo avec le consentement d’Ivan Ivanovitch Kisiakoff. Notre première idée a été de partir pour l’Italie, où j’ai déjà joué lors de quelques tournées retentissantes.

— Joué ?

— Oui, je suis acteur, dit Prychkine en battant des paupières. C’est d’ailleurs au cours d’une série de représentations à Ekaterinodar que j’ai eu le plaisir de rencontrer celle qui est présentement ma compagne. Je suis venu quatre fois en quatre ans, à Ekaterinodar. Et, la quatrième fois…

Il s’arrêta un moment pour échanger avec Lioubov un regard de tendresse humide. Puis, il reprit dans un soupir :

— Je vous disais donc que nous avions décidé de partir pour l’Italie. Toutefois, Lioubov n’avait pu recevoir aucun subside de son mari pour ce long voyage et mes économies personnelles étaient assez maigres. Nous avons donc résolu de limiter notre escapade à Moscou. Une fois à Moscou, il était bien naturel que Lioubov cherchât à revoir sa sœur. Elle s’attendait, la pauvre chérie, à une explosion d’allégresse. Ce sont des menaces qui l’ont accueillie sous votre toit. Je vous fais juge de sa surprise et de son chagrin légitimes.

Michel marchait de long en large et accrochait du genou les meubles qui gênaient son passage. Il s’arrêta enfin et s’appliqua une grande claque sur le front.

— Je crois rêver, dit-il.

— Nous aussi, dit Prychkine avec politesse.

— Ainsi, vous vous imaginez, dans votre inconscience monumentale, que je vais recueillir sous mon toit ma belle-sœur et son amant ?

— Oh ! Oh ! gémit Lioubov. Ne nous défends pas, Sacha. C’est inutile. Il nous chasse. Eh bien, partons ! Allons mendier dans les rues ! Allons coucher dans la boue ! Mais Dieu voit tout ! Dieu entend tout ! Et Dieu jugera les bons et les mauvais !

Tania, subitement touchée par le désarroi de sa sœur, se rapprocha d’elle et la baisa au front.

— Lioubov, ma petite, ne pleure pas, dit-elle. Tu as fait une folie ! Mais il ne sera pas dit que nous aurons la cruauté de te repousser…

— Non ! Non ! Maintenant, je ne veux plus rien savoir, geignait Lioubov.

Tania tourna vers Michel un regard mouillé de larmes :

— Michel, aie pitié d’elle !

Michel mordillait sa moustache et tiquait nerveusement tic la jambe.

— Il est trop tard, dit Prychkine d’une voix sépulcrale.

— Oui, il est trop tard, hoqueta Lioubov.

Michel assena un coup de poing sur la table.

— Silence, tous ! dit-il. Ma décision est prise. Vous ne resterez pas chez moi. Mais, s’il vous faut de l’argent pour loger à l’hôtel, je vous donnerai de quoi vivoter une semaine. Après quoi…

Et il fit le geste aérien de balayer des miettes.

Prychkine baissa la tête :

— On nous lance une aumône !

Michel tirait son carnet de chèques. Lioubov pleurait toujours et bafouillait entre deux sanglots :

— Oh ! Oh ! Quelle humiliation !… Jamais encore !… Ma propre sœur !… Et voilà !…

Puis, elle releva le front et soupira :

— Tu as une bien jolie robe de bal, Tania. Mais ce piquet de plumes bleues flanque tout par terre ! Oh ! Oh !

Tania berçait sa grande sœur en la tenant serrée contre sa poitrine. Sans doute, elle était indignée par la conduite de Lioubov. Mais elle ne savait pas la condamner avec la même rigueur que Michel. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait une poésie audacieuse dans cette fuite, dans ce renoncement au confort de la vie conjugale. En fait, Kisiakoff était une brute. Lioubov avait eu raison de l’abandonner. Était-il possible que Michel demeurât indifférent à l’attrait romanesque de la situation ? Il était si droit, si sévère, Michel, qu’il en devenait un peu obtus par moments. Elle balbutia :

— Lioubov, je t’aiderai… Tout s’arrangera… Ivan Ivanovitch n’était pas un mari digne de toi…

— N’est-ce pas ? dit Lioubov.

— Voici le chèque, dit Michel.

Prychkine prit le feuillet entre deux doigts et souffla dessus pour faire sécher l’encre.

— À présent, dit-il, je voulais vous faire une proposition.

— Encore ?

— C’est la dernière, dit Prychkine. Et, au reste c’est une proposition aussi avantageuse pour vous que pour moi.

Michel était fatigué, vidé, à bout de nerfs. Il serra les poings et grommela entre ses dents :

— Est-ce que vous allez enfin me laisser en paix, monsieur ?

— Je voudrais voir les autres chambres, Tania, murmura Lioubov d’une voix dolente.

Elles se levèrent. Lioubov chancelait avec distinction. Elle remonta une mèche qui lui barrait le front.

— Tu vois, j’ai changé de coiffure, dit-elle. Ah ! combien avez-vous de chambres ? Combien de domestiques ? Je veux tout savoir !

Elle eut un pâle sourire :

— Je veux tout savoir de vous qui ne voulez rien savoir de moi !

— Voici ma proposition, dit Prychkine. J’avais l’intention de monter une compagnie théâtrale…

— Et vous manquez d’argent ? dit Michel.

— Vous avez deviné.

— Et vous comptez sur moi pour vous subventionner ?

— Exactement.

— Eh bien, la discussion sera brève : c’est non, non et non.

Prychkine ouvrit les bras dans un geste de désespoir.

— Ma dernière chance s’écroule, dit-il.

À ces mots, Lioubov, qui était sur le pas de la porte, trébucha et se retint mollement au chambranle.

— Elle est si lasse, dit Prychkine. Si seulement elle pouvait s’étendre un peu !

Une grimace de fureur tordit le visage de Michel :

— Vous vous moquez de moi, peut-être ? dit-il violemment. J’en ai assez ! Je suis fatigué ! Je suis abruti ! Je veux dormir, vous m’entendez ?

— Permets-leur au moins de passer la nuit chez nous, dit Tania.

— Nous sommes en plein jour ! s’écria Michel.

— Raison de plus, dit Prychkine.

— Oh ! faites ce que vous voulez, dit Michel. Mais que je ne vous revoie pas à mon retour du bureau.

— Tu vas au bureau ? demanda Tania.

— Oui, dit Michel, puisqu’il n’y a pas d’autre endroit où je puisse être tranquille.

Et il sortit du boudoir en claquant la porte.


Contrairement à ce que Michel avait espéré, le bureau, avec ses secrétaires diligents, ses cartons verts, ses bouliers, son odeur de colle, se révéla incapable de le secourir contre sa lassitude. Malgré les piles de lettres amoncelées sur la table, il ne cessait de réfléchir à la fugue de Lioubov, et sa mauvaise humeur s’aggravait de minute en minute. Plusieurs fois, il tenta de lutter contre cette obsession en regardant fixement les murs tendus de cuir sombre, les presse-papiers de bronze et le portrait de l’empereur dans son cadre de bois doré. Mais aucune aide efficace ne lui venait de ces objets aux couleurs familières. L’ouverture du courrier même lui parut une opération fastidieuse. À la dixième enveloppe, il se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux. Il avait sommeil. Il était éreinté. Et un goût amer encombrait sa bouche.

Une quinzaine de visiteurs attendaient dans le vestibule. Michel sonna le garçon de bureau et lui enjoignit de les reconduire tous. Comme il formulait cet ordre péremptoire, Volodia entra, sans frapper, dans la pièce. Il était rasé de près et sentait l’eau de Cologne. Michel lui en voulut brusquement de sa mine reposée après une nuit de danses et de propos imbéciles. Dès que le garçon de bureau se fut retiré, il dit :

— Tu m’as l’air singulièrement en forme pour un homme qui a passé une nuit blanche !

— Affaire d’habitude, dit Volodia en s’asseyant sur le bras d’un fauteuil de cuir.

Il alluma une cigarette et jeta l’allumette dans un cendrier de cristal que Michel avançait à son intention.

— Tu fumes trop, dit Michel.

— Toujours, lorsque je suis inquiet.

— Tu es inquiet ?

— Oui. Il s’agit pour moi de prendre une décision importante.

— Elle a trait à la Varlamoff, ta décision importante ? demanda Michel en réprimant un sourire.

Un fait était sûr : nul mieux que Volodia ne savait distraire Michel de ses tracas journaliers. Sans Volodia, il se serait probablement ennuyé dans l’existence. Cette pensée traversa l’esprit de Michel, et il s’en amusa un instant. Mais, déjà, Volodia répondait d’un air grave.

— Il ne s’agit pas de la Varlamoff.

— Et de qui donc ?

— De toi. J’ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours. Et voici ce que je voulais te dire…

Il s’arrêta, embarrassé, la bouche ouverte. Visiblement, il attendait que Michel l’encourageât à poursuivre son exposé. Mais Michel, immobile, le regardait droit dans les yeux et ne disait rien. Volodia poussa un soupir.

— Vois-tu, reprit-il, j’ai l’impression que je ne suis pas d’une grande utilité dans l’affaire. À Ekaterinodar, je dirigeais vaguement la succursale. Mais, ici je ne dirige rien. Je prends l’air du bureau. Je dicte deux ou trois lettres personnelles. Je rends visite, selon ton conseil, à quelques fabricants. Et c’est tout.

— Tu veux que j’accroisse tes attributions ? demanda Michel.

Le visage de Volodia se chargea d’une expression inquiète.

— Non. Non. Ce n’est pas cela. Au contraire…

— Au contraire ?

Volodia était devenu rouge et respirait difficilement.

— Oui, au contraire, dit-il enfin. J’estime que, pour le peu de services que je te rends, le bureau me prend trop de temps.

— Tu ne viens ici que le matin, en coup de vent !

— C’est déjà beaucoup, dit Volodia. Je… j’ai besoin de tous mes loisirs. Je désire me consacrer à un autre travail. Je ne sais pas quoi encore. On verra. Peut-être le journalisme…

— Ou la Varlamoff ?

— Laisse donc la Varlamoff et tâche d’être sérieux. Tu m’as offert cette place très gentiment pour m’occuper et me distraire. Or, à présent, j’ai d’autres occupations et d’autres distractions en vue. Je voudrais reprendre ma liberté.

— Et ton traitement ? demanda Michel.

— J’y renonce. Ma mère m’envoie des mensualités généreuses.

— Parce qu’elle le veut bien. Ton père ne t’a rien laissé dans son testament.

— Il ne l’aurait pas pu, dit Volodia. Toute la fortune venait de ma mère.

— C’est ce que je tenais à te faire dire. Donc, si ta mère, pour une raison ou pour une autre, refuse un jour de te secourir…

— Pourquoi refuserait-elle ?

— Admettons qu’elle se ruine.

— Pourquoi se ruinerait-elle ?

— Ou qu’elle se remarie avec un homme qui te soit hostile.

Volodia éclata de rire.

De tout temps, Michel avait aimé prévoir des catastrophes pour lui-même et pour ses proches. Il se méfiait de l’avenir comme d’un ennemi. Et sa prudence à longue portée l’empêchait d’être satisfait de son sort.

— Ma mère, se remarier ? s’exclama Volodia. Non, tu es trop drôle ! Parlons posément. Acceptes-tu ma démission ?

— Non, je ne l’accepte pas, dit Michel avec dureté. Tu es un ingrat et un sot. Fais la bringue tant que tu voudras, mais l’amitié que, Dieu sait pourquoi, je te porte, m’oblige à te considérer encore comme un collaborateur de notre maison. Il me plaît de te sentir associé, fût-ce platoniquement, au même effort que moi. Si tu t’en allais… je… je crois que j’en aurais de la peine… ou peut-être que je me fâcherais… D’ailleurs, tu regretterais bien vite ton départ. Ne viens donc plus au bureau qu’une ou deux fois par semaine. Tu t’occuperas, par exemple, de la publicité. Nous ne faisons pratiquement pas de publicité, ainsi tu seras tranquille.

— Je trouve cette solution absurde, dit Volodia.

— Elle te permettra de conserver une partie de ton traitement.

— Mais puisque je te dis que je n’en ai pas besoin de ce traitement ! s’écria Volodia. Ma mère…

Michel l’interrompit brutalement :

— As-tu entendu parler d’un certain Kisiakoff ?

— Ton beau-frère ?

— Oui. Il s’intéresse beaucoup aux affaires d’Olga Lvovna. Il lui donne des conseils financiers. C’est tout juste s’il ne l’aide pas à gérer sa fortune.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? dit Volodia, et le sourire disparut de ses lèvres.

— La vérité, mon cher, dit Michel. Notre nouveau directeur d’Ekaterinodar vient de m’écrire à ce sujet. Et aussi mes beaux-parents. Je peux te montrer les lettres.

Volodia haussa les épaules :

— Des ragots de province. Je suis sûr que Lioubov n’est pas étrangère à tous ces racontars.

— Lioubov n’a rien à voir dans cette question. Elle a quitté son mari. Elle s’est enfuie avec un acteur, un nommé Prychkine.

— Non ? Mais comment ? Raconte !

De nouveau, Volodia se mit à rire, et Michel envia son insouciance.

— Je ne te raconterai rien de plus, dit Michel. Et je te prie de ne pas répéter autour de toi ce que je viens de dire…

— À qui veux-tu ?…

— Alors ? Acceptes-tu ma solution ?

Volodia se gratta la tête :

— Oh ! après tout… Du moment que tu me laisses toute ma liberté !… Mais… dis-moi… Lioubov… enfin… où loge-t-elle ?… Pas chez vous ?… Pas à Moscou ?…

— Je l’ignore, dit Michel sur un ton sec.

Ensuite, il se leva et passa son bras sous le bras de Volodia.

— Je suis fatigué, dit-il. Ce bal m’a mis les nerfs en boule. Et l’arrivée à l’improviste de ma belle-sœur… Oh ! quelle existence !…

Il paraissait plus lourd à remuer qu’une montagne, fermé et dur, soupçonneux, mécontent. Volodia se demanda un instant si Michel était accessible au bonheur. Toujours réfléchissant, prévoyant, calculant, il y avait en lui quelque chose de besogneux et comme d’hostile à la vie.

— Pauvre Michel ! dit-il. Que tu sais donc mal te distraire !

— Chacun sa mission, dit Michel. Tu es sur terre pour t’amuser et amuser les autres.

— Et toi ?

— Moi, pour travailler. Quand je ne travaille pas, je me sens fautif. J’ai honte du temps perdu. C’est comme ça. Aujourd’hui, je n’ai pas pu travailler. Alors, je ne suis pas heureux. Je voudrais envoyer au diable tous les bals, tous les acteurs et toutes les femmes de Russie…

Il eut un sourire triste et ajouta :

— Tu as de la chance, Volodia.

Puis, il regarda sa montre :

— Laisse-moi, maintenant.

Lorsque Michel revint du bureau, à une heure de l’après-midi, Lioubov et Prychkine avaient disparu. Tania avait les yeux rouges, parlait à peine, mangeait du bout des dents. Pour la consoler, Michel lui promit de l’emmener au théâtre.

Lioubov et Prychkine s’installèrent à l’hôtel du Nord. Il était entendu que Tania leur verserait en secret des mensualités prélevées sur ses économies personnelles. Prychkine se faisait fort de la rembourser avant la fin de l’année.

À Michel, Tania expliqua que le couple avait quitté Moscou pour se rendre à Saint-Pétersbourg, où l’acteur comptait quelques amis importants.

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