CHAPITRE XIII

Depuis l’accident du parc Pétrovsky, Nina éprouvait un délire léger qui transfigurait toute son existence. La présence de Michel la troublait au point qu’elle fuyait son approche. Quand il rentrait du bureau et qu’elle entendait battre la grande porte du rez-de-chaussée, elle croyait défaillir de joie. Elle écoutait son pas dans l’escalier, et il lui semblait que c’était dans son corps à elle que Michel gravissait les marches. Puis il apparaissait dans le petit salon. Tania se jetait à son cou et Nina fermait les yeux, serrait les dents, comme pour contenir la secousse qui ébranlait tout son être. Il lui parlait. Mais elle ne comprenait pas ses paroles. Elle répondait au hasard. Tania disait :

— Nina est toujours dans la lune.

Et Nina souriait en regardant les cheveux noirs, les poignets secs, les doigts, les chaussures de Michel. Pendant deux jours, l’égratignure de sa joue gauche retint l’attention de la jeune fille. Puis l’égratignure disparut. Elle la regretta.

Cependant, Tania et Michel ne devinaient pas les pensées de Nina et tentaient de la divertir par tous les moyens. Ils l’emmenaient au théâtre, au restaurant, au concert. Toutes ces distractions, Nina les acceptait avec indifférence. Ses rêves l’absorbaient trop pour qu’elle pût prendre part à la vie des autres. Sans se lasser, elle retournait en esprit au souvenir de la calèche emballée à travers le parc Pétrovsky. Elle revoyait avec exactitude les moindres détails de l’aventure. Elle suivait, d’un regard intérieur, le geste de son beau-frère, accroché en plein vol au marchepied, balayant de la main la route furieuse. Les cheveux de Michel étaient défaits par le vent. Sa cravate flottait. La vitesse et l’effort sculptaient son visage luisant. Lorsqu’il avait tiré les guides, en basculant de tout le corps et en criant : Ho ! d’une voix rauque, elle avait senti qu’elle-même était étranglée, arrêtée, avec les chevaux.

Elle n’aurait jamais cru que cet homme ponctuel, intègre et sérieux recélât tant de courage et tant de volonté. Dans un grand désarroi, elle s’avoua qu’elle aimait le mari de sa sœur.

Cette révélation se confirma pendant la messe solennelle des Pâques. Le prêtre ayant proclamé la résurrection du Christ, une houle parcourut l’assistance constellée de flammes. Les fidèles se tournaient les uns vers les autres pour échanger le baiser de paix en murmurant : « Christ est ressuscité. » Michel embrassa Tania, se pencha vers Nina, qui se tenait à sa gauche. Une joie sacrilège envahit le cœur de la jeune fille. Elle vit avec extase le visage de Michel s’incliner vers le sien. Dans le chant des chœurs, il lui semblait entendre des accents de colère et de volupté.

Le jour suivant, Nina se prétendit malade et refusa de descendre saluer les visites, qui affluaient dans le salon des Danoff à l’occasion des fêtes. Elle était atterrée par sa découverte. Des inspirations folles la dressaient, haletante, devant sa glace. Elle s’imaginait avouant son amour à Michel. Il poussait un grand cri, la saisissait à bras-le-corps, déchirait ses vêtements et baisait gloutonnement sa peau nue. Puis, ils fuyaient ensemble. Et Tania se pendait de désespoir au centre de la salle à manger. Ou bien, c’était Tania qui démasquait le subterfuge de sa sœur, la giflait à toute volée, appelait les domestiques et désignait la jeune fille à leurs quolibets. Tout le monde riait autour de Nina. On lui crachait au visage, et elle essuyait les crachats tièdes avec son poignet. La cuisinière lui lançait des épluchures de pommes de terre à la tête. Le cocher faisait siffler son grand fouet à travers la pièce. Ses parents surgissaient à leur tour, et la maudissaient avec de vieilles formules slavonnes. Ils étaient accompagnés de prêtres, dont les vêtements d’or bruissaient comme le feuillage d’une forêt dans le vent. Un patriarche venait enfin et s’écriait d’une grande voix noire, qui déchirait sa barbe et faisait éclater ses yeux de verre étincelants : « Elle a conçu le péché dans le temple du Seigneur, le jour de la résurrection du Seigneur. Anathème ! »

Comme le soir tombait, Nina, épuisée par les sanglots, se coucha tout habillée sur son lit et désira mourir. Elle ne voyait pas d’autre solution à ce dilemme atroce : elle ne pouvait pas vivre sans Michel, et Michel était le mari de Tania.

— Oh ! je la déteste pour sa chance, gémit Nina.

De nouveau, de gros hoquets lui coupèrent le souffle. Sa dépravation lui paraissait monstrueuse. Elle ne comprenait pas qu’un pareil sentiment pût naître dans son cœur, dans son corps qu’elle connaissait si bien. Elle s’imaginait possédée par le diable. Et elle ne savait quelle prière dire pour se débarrasser de son mal. D’ailleurs, lui eût-on offert de la guérir de cet amour coupable, qu’elle eût préféré mourir avec sa honte que vivre dépouillée de toute illusion. Personne au monde n’avait subi une passion semblable. Elle était fière d’être maudite. Elle était heureuse d’être malheureuse.

L’ombre descendait lentement dans la chambre tendue de brocatelle bleu tendre. Le baldaquin du lit se gonflait d’une nuit légère. Les meubles s’appuyaient les uns aux autres. Un bouquet de roses trempait dans un vase de cristal à facettes. Tout cela était si joli, si précieux, et elle était si triste ! D’une voix faible, elle appela :

— Maman… mamotchka

Son oreiller était humide. Sa figure brûlait. Sûrement, elle avait la fièvre. Comme elle essayait de s’asseoir dans son lit, elle entendit frapper à la porte.

— C’est moi, Michel, dit une voix familière.

Elle n’eut pas le temps de répondre. Déjà, il était devant elle.

— Eh bien, que se passe-t-il ?

Il se tenait debout près du lit, la tête légèrement penchée sur l’épaule, les mains glissées dans les poches de son veston. Nina ne pouvait détacher les yeux de son visage, elle éprouvait à la fois une terreur atroce et une joie bondissante qui lui défonçaient les côtes. Elle balbutia :

— Il ne fallait pas venir !

Il attira une chaise et s’assit à son chevet.

— Vous ne vous êtes pas montrée de l’après-midi. Sans doute, êtes-vous souffrante ? Tania est encore avec les invités. Elle m’a envoyé prendre de vos nouvelles…

Il disait les choses les plus banales et, cependant, il semblait à Nina que chacun de ses mots se doublait d’un sens maléfique. Elle sentait sa langue se durcir et coller contre son palais. Elle répéta :

— Il ne fallait pas venir… Il faut vous en aller…

— Qu’avez-vous ? dit Michel.

Et il posa deux doigts sur le poignet de la jeune fille. Au contact de cette peau tiède, elle tressaillit, baissa la tête. La main de Michel était toute proche de sa main. Il y eut dans son cœur un élan de bonheur aigu. L’émotion fut si forte que des larmes lui montèrent aux paupières. La chambre entière dansait devant ses yeux.

— Je suis bien, murmura-t-elle. Je suis heureuse que vous soyez venu…

— Si j’avais su, je serais venu plus tôt, dit-il. Ces visites sont assommantes !

Elle se mit à rire drôlement, et le son de sa voix lui fit peur. Il était venu prendre de ses nouvelles. Il lui tenait la main. Et ils se trouvaient seuls dans une chambre close, seuls comme des amants, comme des époux. Quelque chose de chaud et de tumultueux montait dans sa poitrine. Tout son ventre battait. Au bout d’un moment, il lui sembla qu’un liséré lumineux vibrait autour du visage de Michel. Les yeux de Michel devenaient énormes. Pourquoi la regardait-il ainsi ?

— N’avez-vous besoin de rien ? demanda-t-il.

Elle balança la tête sans répondre. Le regard de Michel l’engourdissait lentement. Tout à coup, elle s’entendit parler. Le ton était calme. Elle disait :

— Je vous aime, Michel.

Il eut un mouvement de recul et ses sourcils descendirent sur ses yeux noirs.

— Vous êtes folle ? murmura-t-il.

Elle répéta :

— Je vous aime, Michel.

Il était très agréable de prononcer devant lui les paroles qu’elle avait si souvent criées seule, dans sa chambre. Cet aveu la soulageait, la purifiait merveilleusement.

— Je vous aime, Michel, reprit-elle. Depuis que vous êtes là, je me sens heureuse… Je ne peux vivre ailleurs qu’à vos côtés… Je ne savais pas comment vous le dire… Et voilà… C’est si simple…

Il n’avait pas lâché ses mains. Il lui souriait avec une tendresse apitoyée.

— Je me doutais de vos sentiments, dit-il enfin. Ils sont absurdes.

— Non ! s’écria-t-elle.

Il haussa les épaules :

— Mais si. Vous êtes une petite fille qui n’a jamais aimé personne, qui n’a rien vu, qui ne s’intéressait à rien. Et tout à coup, vous tombez dans cette grande ville de luxe et d’intrigues. Il était naturel que vous subissiez le charme du premier venu…

— Vous, le premier venu ? dit-elle. Vous n’avez pas le droit de parler ainsi ! Vous n’avez pas le droit de vous détruire à mes yeux ! Vous êtes le plus beau, le plus fort et le meilleur des hommes ! Quand les chevaux se sont emballés…

Un flot de sang monta au visage de Michel.

— Je vois ce que c’est, dit-il. Votre imagination romanesque s’est emballée avec les chevaux. Si je n’avais pas su arrêter l’attelage, je serais demeuré un homme comme les autres. Mais j’ai pu le retenir, par chance, et me voici un héros.

— Vous deviez réussir ! dit-elle dans un élan. J’étais sûre que vous étiez plus fort que tout !

— Nina ! Nina ! petite sotte ! Vous parlez comme une enfant qui a lu trop de poèmes. Laissez vos songes. Revenez sur terre. Je suis Michel, votre beau-frère, le mari de votre sœur, votre ami, votre grand ami…

Nina secoua violemment le front :

— Non… non… je ne veux rien savoir !…

— Vous aimez Tania ?

— Oui, mais je vous aime plus qu’elle !

— Et vous admettriez que je la quitte pour vivre avec vous ?

Elle leva les yeux au plafond et murmura du bout des lèvres :

— Oh ! oui.

Michel se dressa et lâcha les mains de la jeune fille :

— Je ne veux pas croire que votre bonheur dépende de moi. D’autres viendront, qui vous consoleront de mon indifférence. Je suis plein d’affection pour vous. Mais j’aime Tania. Et vous ne me pardonneriez pas d’obéir à vos instances. Imaginiez-vous, vraiment, lorsque vous m’avez avoué votre amour, que j’allais tout laisser pour vous suivre ?

— Non, dit-elle d’une voix sourde.

— Alors ?

— Je ne sais qu’une chose, c’est que, loin de vous, je deviendrai folle, je mourrai… Vous n’avez pas le droit de m’abandonner… Vous devez avoir pitié de moi…

Elle sauta vivement à terre, s’agenouilla et tendit ses bras :

— Gardez-moi !

Mais Michel se pencha vers elle et la releva doucement. Nina se mit à trembler. Ses dents claquaient. Elle répétait comme une litanie :

— Gardez-moi… gardez-moi…

À présent, Michel lui tapotait les mains, lui essuyait le visage avec son mouchoir. Il paraissait fâché, impatient, inquiet. Il marmonnait :

— Là, là, c’est fini.

Elle se rassit, à bout de forces. De grosses gouttes de sueur roulaient sur ses tempes. Sa gorge lui faisait mal.

— Excusez-moi, dit-elle. J’ai été grotesque. Mais j’avais besoin de parler. Maintenant, tout est net. Vous pouvez vous moquer de moi, me chasser, me chasser comme je le mérite !

Elle se mit à pleurer.

— Je ne me moquerai pas de vous, dit Michel. Et je ne vous chasserai pas. Et Tania ne saura rien de notre secret. Vous allez vous calmer, vous raisonner un peu. Puis, vous retournerez à Ekaterinodar chez vos parents. Et là, vous m’oublierez bien vite.

Nina essayait de reprendre son souffle. Une toux brusque lui secoua les épaules. Elle eut l’impression que son cœur cessait de battre et qu’elle tombait dans un abîme.

— Je ne vous oublierai jamais, soupira-t-elle.

— Oui… Oui… Ne parlez plus… Reposez-vous…

Michel alluma une lampe. Il marchait de long en large dans la pièce. Le parquet grinçait sous son pas.

— C’est une épreuve, disait-il, et vous la subissez douloureusement… Mais vous en triompherez comme les autres… Votre premier chagrin… Toutes les jeunes filles ont connu des chagrins semblables… Tania, elle-même, m’a raconté qu’à l’âge de seize ou dix-sept ans, elle s’était amourachée d’un homme marié : le père de Volodia Bourine… Elle s’imaginait qu’il était le seul être estimable sur terre et qu’elle n’aimerait personne après lui… Et, vous voyez…

Nina l’entendait à peine. Elle regardait le mur, droit devant elle, comme si Michel eût déjà quitté la pièce. Elle était seule, dépouillée, honteuse, malade. Ses lèvres bourdonnaient de paroles incohérentes.

Lorsqu’elle revint à elle, Michel n’était plus là. Elle ne descendit pas pour le dîner. Le lendemain, elle fit télégraphier à ses parents qu’elle désirait rentrer d’urgence.

Ce fut avec un calme exemplaire qu’elle fit ses adieux à Michel, à Tania et à tous leurs amis. Elle avait maigri, pâli, en quelques jours. Michel accompagna Nina à la gare, jusqu’à l’heure du départ, la jeune fille demeura penchée à la fenêtre du wagon. Puis une clochette tinta. Le visage de Nina se contracta dans une grimace effrayée. Elle cria :

— Michel !

Des larmes coulèrent sur ses joues. Le train s’ébranla. Et longtemps, Michel put suivre, dans la fumée, le geste triste et régulier d’un petit mouchoir blanc.

En rentrant de la gare, il trouva sur sa table une lettre de Nicolas.


La première réaction de Michel en recevant la lettre de Nicolas fut une colère sourde, dont personne, à la maison, ne soupçonna la cause. Il se jugeait offensé par le refus de son beau-frère et méditait une réponse cinglante. Puis, il réfléchit au débat intérieur qui avait dû motiver la décision du jeune homme, il se rappela le chagrin de Constantin Kirillovitch, de Zénaïde Vassilievna, et résolut de tenter une suprême démarche de conciliation. Dans l’espoir que Braniloff était demeuré en rapport avec son secrétaire, il se rendit chez lui pour déposer un message. À sa grande surprise, ce fut Nicolas lui-même qui vint ouvrir la porte. Michel eut un haut-le-corps en l’apercevant. Mais Nicolas paraissait très calme.

— Je vous attendais, dit-il. Je savais que vous viendriez.

— Pourquoi ? demanda Michel.

— Parce que vous êtes bon. Braniloff n’est pas là. Entrez dans mon bureau.

Ils pénétrèrent dans une petite pièce basse et sombre, aux murs tapissés de papier vert. Des liasses de dossiers formaient deux bastions poussiéreux, de part et d’autre de la table.

— Vous voulez savoir pourquoi j’ai refusé votre offre ? demanda Nicolas, après que Michel se fut assis devant lui, sur une petite chaise branlante.

— Je me doute de vos raisons, dit Michel.

— Elles sont valables, dit Nicolas. À vous, je parlerai franchement. Une réussite matérielle m’éloignerait insensiblement de mes idées, de mes camarades. Or, je préfère ces idées, ces camarades, à tous les avantages que vous pourriez me proposer. Je vous prie de ne pas discuter ce point. Vous ne sauriez pas me convaincre. Et nous risquerions de nous disputer. Je veux demeurer en bons termes avec vous.

Il parlait d’une voix égale, posée. Son regard était raisonnable. Michel sentit que toute tentative de séduire Nicolas serait, pour l’instant, vouée à l’échec. Il dit :

— Soit, je n’essaierai pas d’ouvrir une controverse sur l’opportunité de votre décision. Il m’est impossible de vous forcer à me croire. Mais je voudrais pouvoir, du moins, tranquilliser un peu vos parents qui attendent le résultat de ma démarche.

— Eh bien, tranquillisez-les, murmura Nicolas avec un sourire.

— En leur disant quoi ?

— La vérité. Depuis trois jours, j’ai passé un nouvel accord avec Braniloff. Il me rend mon traitement du début, et je m’engage à venir tous les matins à son bureau, de façon régulière, ponctuelle. N’est-ce pas la sagesse même ?

— Vous continuerez à vous occuper des abeilles ?

— Non, Braniloff a entrepris un gros ouvrage sur l’histoire universelle de l’agriculture. Il recherche les documents et je rédige le texte. Il ne terminera jamais son travail. J’ai du pain sur la planche.

— On pourra donc vous joindre chez lui…

— Tous les jours, de neuf heures à midi.

— Et après ?

Nicolas eut un geste vague de la main :

— Dites aussi à mes parents que vous m’avez trouvé très sain d’esprit, très bien portant, très attentif à leur chagrin. Dites-leur que, sans renoncer à mes idées politiques, je vous ai promis d’être prudent. Dites-leur… tout ce qui pourrait apaiser leur inquiétude.

— Vous me demandez de mentir.

— Pas tout à fait…

Michel regarda son beau-frère avec tristesse.

— Nicolas, Nicolas, dit-il, vous méritez une existence meilleure…

Cependant, il ne pouvait s’interdire d’admirer la fermeté de Nicolas dans le renoncement. Il eût souhaité gagner sa confiance, devenir son ami, l’aider à vivre. Maladroitement, il glissa la main dans sa poche, tira quelques assignats, les roula dans ses doigts impatients. Nicolas observait son geste et dit d’une voix douce :

— Non. Je vous remercie. Pas ça.

Michel n’osa pas insister. Son costume neuf lui pesait aux épaules. Son faux col glacé lui sciait le cou.

— Reviendrez-vous nous voir ? demanda-t-il.

— Oui, dit Nicolas. Plus tard…

Une porte battit au fond du couloir. Nicolas tourna la tête.

— Voici Braniloff. Voulez-vous lui parler ?

— Non, j’ai hâte de rentrer chez moi pour écrire à vos parents, dit Michel, et il se leva de sa chaise.

Lorsqu’il fut dans la rue, un sentiment d’insuffisance lui confirma son échec. Mais il réagit contre cet abattement passager, et se mit en devoir de composer mentalement la lettre qu’il adresserait à Constantin Kirillovitch. Dans cette lettre, il lui annoncerait, bien sûr, la rupture de ses pourparlers avec Nicolas, mais il tenterait aussi de le rassurer sur l’avenir du jeune homme.

Rentré chez lui, avant même de passer à table pour déjeuner, Michel s’enferma dans son bureau et rédigea la lettre dans cet esprit charitable et conciliant. En vérité, il était un peu honteux de falsifier ainsi sa pensée, mais ce mensonge était nécessaire. Son père même n’eût pas agi autrement. Cette idée tranquillisa Michel. Pour décharger tout à fait sa conscience, il écrivit aussi à ses parents. Il y avait longtemps qu’il ne les avait pas revus, et Alexandre Lvovitch, surtout, lui manquait. Un moment, il rêva d’organiser un voyage à Armavir, mais ses affaires lui prenaient trop de temps. Que sa vie était donc étrange ! Autour de lui, se déchaînaient des bourrasques : Lioubov s’enfuyait avec un acteur, Nicolas participait à la lutte clandestine, Volodia perdait la tête à cause d’une femme rousse qui se refusait à lui, Nina délirait d’un amour coupable. À lui seul, il n’arrivait rien. Au centre de ces passions disparates et violentes, il demeurait immobile, toujours semblable à lui-même, privé d’aventures et heureux de son sort. « Ils doivent me prendre pour un imbécile, songea-t-il, ou pour un homme sans cœur. » Il sourit à cette pensée. Était-ce donc sa faute si le travail lui tenait lieu de distraction pathétique ?

Un instant, il se rappela Nina, les paroles incohérentes qu’elle avait prononcées, et son pauvre visage penché à la fenêtre du wagon. Une courte tristesse lui traversa le cœur. Bah ! elle n’était qu’une gamine. Elle se calmerait aussi vite qu’elle s’était enflammée.

Comme il cachetait la lettre destinée à son père, un doigt discret frappa à la porte :

— Monsieur est servi, dit le valet de chambre.

Cette voix lui fit du bien. Il lui semblait, tout à coup, qu’il émergeait d’un marécage de tracas. « Ils finiraient par me tourner en bourrique avec leurs histoires ! » Avant de quitter la pièce, il la parcourut d’un regard satisfait. Tout était en ordre. Les papiers, le buvard, l’encrier, les livres. À travers les vitres voilées de tulle, un rayon de soleil pâle tombait obliquement sur le tapis aux couleurs fraîches.

— Tu viens Michel ? cria Tania en passant dans le corridor.

Il répondit avec entrain :

— J’arrive.

Et il sortit du bureau en sifflotant.

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