AU MILIEU DE L’HIVER Mardi 20 décembre

1 Le syndrome de Paris

Paris is always a good idea.

Audrey HEPBURN[2]

1.

Roissy-Charles-de-Gaulle, zone des arrivées. Une certaine définition de l’enfer sur terre.

Dans la salle de contrôle des passeports, des centaines de voyageurs s’agglutinaient en une file d’attente congestionnée qui s’étirait et serpentait comme un boa obèse. Gaspard Coutances leva la tête en direction des cabines en Plexiglas alignées vingt mètres devant lui. Derrière l’enfilade de guichets, il n’y avait que deux malheureux policiers pour contrôler le flux débordant des passagers. Gaspard eut un soupir d’exaspération. Chaque fois qu’il mettait les pieds dans cet aéroport, il se demandait comment les responsables publics pouvaient ignorer les effets dévastateurs d’une vitrine aussi détestable de la France.

Il avala sa salive. Pour ne rien arranger, il faisait une chaleur à crever. L’air était moite, pesant, saturé d’une épouvantable odeur de transpiration. Gaspard prit place entre un adolescent au look de motard et un groupe d’Asiatiques. La tension était palpable : en plein décalage horaire après un vol de dix ou quinze heures, des passagers au visage de zombie découvraient avec colère qu’ils n’étaient pas au bout de leur chemin de croix.

Le calvaire avait commencé juste après l’atterrissage. Son vol en provenance de Seattle était pourtant arrivé à l’heure — l’avion s’était posé un peu avant 9 heures du matin —, mais il avait fallu attendre plus de vingt minutes que l’on déploie la passerelle avant de pouvoir quitter l’appareil. S’était ensuivie une marche sans fin dans des couloirs vieillots. Un jeu de piste horripilant à débusquer des panneaux de signalisation compliqués, à se casser les jambes sur des escalators en panne, à lutter pour ne pas se laisser broyer les os dans une navette bondée, pour enfin être parqués comme des bestiaux dans cette salle sinistre. Bienvenue en France !

Son sac de voyage sur l’épaule, Gaspard transpirait à grosses gouttes. Il avait l’impression d’avoir déjà parcouru trois kilomètres depuis qu’il avait quitté l’avion. Abattu, il se demanda ce qu’il foutait là. Pourquoi s’infligeait-il chaque année un mois d’enfermement à Paris pour écrire sa nouvelle pièce de théâtre ? Il eut un rire nerveux. La réponse était simple et claquait comme un slogan : technique d’écriture en milieu hostile. Tous les ans, à la même date, Karen, son agent, lui louait une maison ou un appartement dans lequel il pouvait travailler au calme. Gaspard détestait tellement Paris — et à la période de Noël en particulier — qu’il n’avait aucun mal à rester cloîtré vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Résultat : la pièce s’écrivait toute seule, ou presque. En tout cas, à la fin janvier, son texte était toujours terminé.

La file se résorbait avec une lenteur désespérante. L’attente devenait épreuve. Des gamins surexcités faisaient la course entre les barrières en hurlant, un couple de personnes âgées se tenaient l’une à l’autre pour ne pas s’effondrer, un bébé vomissait son biberon dans le cou de sa mère.

Putain de vacances de Noël…, se lamenta Gaspard en prenant une grande goulée d’air vicié. En remarquant le mécontentement sur le visage de ses compagnons d’infortune, il se rappela un article qu’il avait lu dans un magazine à propos du « syndrome de Paris ». Chaque année, plusieurs dizaines de touristes japonais et chinois étaient hospitalisés et souvent rapatriés à cause des troubles psychiatriques lourds qui les frappaient lors de leur première visite dans la capitale. À peine débarqués en France, ces vacanciers se mettaient à souffrir de drôles de symptômes — délire, dépression, hallucinations, paranoïa. Avec le temps, les psychiatres avaient fini par trouver une explication : le malaise des touristes venait du décalage entre leur vision sublimée de la Ville lumière et ce qu’elle était vraiment. Ils croyaient découvrir le monde merveilleux d’Amélie Poulain, celui vanté dans les films et les publicités, et ils découvraient à la place une ville dure et hostile. Leur Paris fantasmé — celui des cafés romantiques, des bouquinistes des bords de Seine, de la butte Montmartre et de Saint-Germain-des-Prés — venait se fracasser contre la réalité : la saleté, les pickpockets, l’insécurité, la pollution omniprésente, la laideur des grands ensembles urbains, la vétusté des transports publics.

Pour penser à autre chose, Gaspard sortit de sa poche plusieurs feuilles pliées en quatre. Le descriptif et les photos de la prison dorée que son agent lui avait louée dans le 6e arrondissement. L’ancien atelier du peintre Sean Lorenz. Les clichés étaient séduisants et laissaient espérer un espace ouvert, clair, reposant, parfait pour le marathon d’écriture qui l’attendait. D’ordinaire, il se méfiait des photos, mais Karen avait visité les lieux et elle lui avait assuré qu’ils lui plairaient. Et même davantage, avait-elle ajouté, mystérieuse.

Vivement qu’il y soit en tout cas.

Il patienta encore un bon quart d’heure avant qu’un des flics de la police aux frontières consente à jeter un œil à son passeport. Aimable comme une porte de prison, le type ne lui adressa ni bonjour ni merci et ne répondit pas à son bonne journée en lui rendant ses papiers d’identité.

Nouvelle perplexité devant les panneaux. Gaspard prit la mauvaise direction avant de revenir sur ses pas. Cascade d’escaliers mécaniques. Succession de portes automatiques qui s’ouvraient toujours à retardement. Il se hâta de dépasser les tapis roulants. Dieu merci, il n’avait pas été assez inconscient pour enregistrer des bagages.

À présent, il n’était plus très loin de la sortie de l’enfer. Il batailla pour s’extraire de la cohue inhabituelle qui bloquait le hall des arrivées, fendit la foule, bousculant un couple qui s’embrassait, enjambant des passagers endormis à même le sol. Dans son viseur, la porte à tambour surmontée du panneau « Sortie — Taxis » matérialisait la fin de son supplice. Voilà, plus que quelques mètres et il serait libéré de ce cauchemar. Il prendrait un taxi, coifferait son casque et s’échapperait mentalement en écoutant le piano de Brad Mehldau et la basse de Larry Grenadier. Puis, dès cet après-midi, il commencerait à écrire et il…

La pluie doucha son enthousiasme. Des trombes d’eau s’abattaient sur le bitume. Un ciel charbonneux. Une tristesse et une électricité dans l’air. Aucun taxi à l’horizon. À la place, des cars de CRS et des passagers désorientés.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à un bagagiste qui fumait sa clope, stoïque, près d’un cendrier sur pied.

— Z’êtes pas au courant ? C’est la grève, monsieur.

2.

Au même moment, gare du Nord, Madeline Greene descendait de l’Eurostar de 9 h 47 en provenance de Londres.

Ses premiers pas sur le sol français furent hésitants, la jeune femme avait du mal à trouver ses marques. Ses jambes étaient lourdes, flageolantes. À la fatigue s’ajoutaient des vertiges, une nausée lancinante et des remontées acides qui lui brûlaient l’œsophage. Le médecin avait eu beau la prévenir des effets secondaires de son traitement, elle n’avait pas imaginé passer Noël en si petite forme.

La valise qu’elle traînait derrière elle semblait peser une tonne. Déformé, amplifié, le bruit des roulettes sur le sol bétonné résonnait dans sa tête et venait érailler son crâne, intensifiant la migraine qui la tourmentait depuis son réveil.

Madeline s’arrêta soudain pour remonter entièrement la fermeture Éclair de son blouson de cuir doublé de peau de mouton. Elle était en nage, mais elle frissonnait. Le souffle court, elle crut un moment qu’elle allait défaillir, mais elle retrouva un peu de forces en arrivant en bout de quai, comme si l’effervescence qui régnait dans le terminal la stimulait et la reconnectait presque instantanément à la vie.

Malgré la réputation peu flatteuse de la gare du Nord, Madeline avait toujours été fascinée par cet endroit. Là où d’autres voyaient du désordre et de la peur, elle percevait un concentré d’énergie brute et contagieuse. Plutôt qu’une cour des miracles, une ruche en perpétuel mouvement. Des milliers de vies, de destins qui se croisaient, tissant une toile d’araignée gigantesque. Un flux tendu, enivrant, une déferlante qu’il fallait savoir dompter pour ne pas se noyer.

La gare lui apparaissait surtout comme une scène de théâtre investie par des milliers d’acteurs : touristes, banlieusards, hommes d’affaires, zonards, flics en patrouille, vendeurs à la sauvette, dealers, employés des cafés et des commerces alentour… En observant ce monde miniature chapeauté par la grande verrière, Madeline songea à l’une de ces boules à neige que lui rapportait sa grand-mère chaque fois qu’elle revenait de voyage. Une boule gigantesque, bourdonnante, dépourvue de ses paillettes en plastique et qui se fissurait sous le poids du nombre.

Elle débarqua sur le parvis pour être accueillie par une rafale. Côté météo, c’était encore plus pourri que Londres : une pluie drue, un ciel sale, un air humide et tiédasse. Comme le lui avait annoncé Takumi, plusieurs dizaines de taxis bloquaient l’accès à la gare. Ni les bus ni les voitures ne pouvaient charger de voyageurs, renvoyant les passagers à leur galère. Devant une caméra de télévision, les esprits s’échauffaient : grévistes et usagers rejouaient la sempiternelle séquence qu’affectionnaient les journaux et les chaînes d’infos.

Madeline s’empressa de contourner le groupe. Pourquoi n’ai-je pas pensé à prendre un parapluie ? se maudit-elle en traversant en direction du boulevard de Magenta. Marchant trop près du bord du trottoir, elle fut éclaboussée quand une voiture roula dans une flaque d’eau. Trempée et furieuse, elle descendit la rue Saint-Vincent-de-Paul jusqu’à l’entrée de la paroisse. Là, au volant d’une fourgonnette garée en double file, Takumi était à l’heure au rendez-vous. Son Estafette bariolée était ornée d’une inscription joyeuse qui contrastait avec la grisaille alentour : « Le Jardin Extraordinaire — Fleuriste — 3 bis, rue Delambre — 75014 Paris ». En l’apercevant, Madeline lui fit un grand signe avant de se précipiter à l’intérieur de l’habitacle.

— Hello, Madeline, bienvenue à Paris ! l’accueillit le fleuriste en lui tendant une serviette.

— Salut, mon vieux, ça me fait plaisir de te voir !

Elle se sécha les cheveux en détaillant le jeune Asiatique. Takumi portait les cheveux courts, une veste de velours côtelé et un foulard de soie. Une casquette à carreaux en flanelle coiffait le haut de sa tête ronde et laissait échapper deux petites oreilles décollées qui le faisaient ressembler à un souriceau. Son visage était barré d’une moustache clairsemée plus proche de celle d’un ado à peine pubère que de celle de Thomas Magnum. Il n’avait pas du tout vieilli depuis qu’elle avait quitté Paris en lui cédant la jolie boutique de fleurs où elle l’avait embauché quelques années auparavant.

— C’est chouette d’être venu me chercher, merci, dit Madeline en bouclant sa ceinture.

— De rien, tu aurais galéré aujourd’hui dans les transports.

Le jeune fleuriste enclencha une vitesse et s’engagea rue d’Abbeville.

— Comme tu le vois, rien n’a changé dans ce pays depuis que tu es partie, affirma-t-il en désignant le groupe de manifestants. Chaque jour, ça devient même un peu plus morose…

Les essuie-glaces de la vieille Renault peinaient à évacuer les rigoles de pluie qui se déversaient sur le pare-brise.

Malgré la nausée qui l’assaillait de nouveau, Madeline s’efforça de lancer la conversation :

— Alors, comment va la vie ? Tu ne prends pas de vacances pour Noël ?

— Pas avant la fin de la semaine prochaine. On partira fêter le Nouvel An dans la famille de Marjolaine. Ses parents possèdent une distillerie dans le Calvados.

— Si tu tiens toujours aussi mal l’alcool, ça promet !

Le visage du fleuriste vira au pourpre. Toujours susceptible, le Takumi, s’amusa Madeline en regardant par la fenêtre le paysage qui se liquéfiait. La camionnette arriva boulevard Haussmann et continua sur cinq cents mètres avant de tourner rue Tronchet. Malgré les trombes d’eau, malgré les effets du mauvais climat social, Madeline était contente d’être ici.

Elle avait aimé vivre à Manhattan, mais elle n’avait pas été capable d’y capter cette prétendue énergie tant vantée par certaines de ses amies. En fait, New York l’avait épuisée. Sa ville fétiche resterait toujours Paris, car c’était là où elle revenait pour panser ses blessures. Elle avait vécu ici pendant quatre ans. Pas forcément ses plus belles années, mais en tout cas les plus importantes : des années de résilience, de reconstruction, de renaissance.

Jusqu’en 2009, elle avait travaillé en Angleterre, à la brigade criminelle de Manchester. Là, une enquête épouvantable dont elle avait la responsabilité — l’affaire Alice Dixon[3] — l’avait brisée et forcée à quitter la police. Cet échec lui avait fait tout perdre : son métier, le respect de ses collègues, sa confiance en elle. À Paris, elle avait repris un petit commerce de fleurs et refait sa vie dans le quartier de Montparnasse, loin des enquêtes de meurtres ou de disparitions d’enfants. Cette vie plus calme avait de nouveau pris un tournant radical lorsqu’une rencontre l’avait orientée sur une piste inattendue et lui avait permis de reprendre l’enquête qui avait saccagé sa vie. Finalement, l’affaire Alice Dixon avait connu un épilogue heureux à New York. Les circonstances de ce succès lui avaient donné l’occasion d’entrer dans les services administratifs du WITSEC, le programme fédéral de protection des témoins. Elle avait laissé sa boutique de fleurs à Takumi et s’était envolée pour New York. Un an plus tard, le NYPD — la police new-yorkaise — lui avait proposé un contrat de consultante dans son service dédié aux affaires classées. Madeline avait pour mission de porter un regard neuf sur certaines vieilles enquêtes non résolues. Le genre de job qui aurait été excitant dans une série télé ou dans un polar de Harlan Coben, mais qui dans la réalité s’était révélé n’être qu’un travail de bureau d’un ennui abyssal. En quatre ans, Madeline n’avait pas mis une seule fois le pied sur le terrain. Elle n’avait pas non plus réussi à faire rouvrir la moindre enquête. Le service dont elle dépendait manquait de moyens et se heurtait à une bureaucratie qui aurait fait rougir l’administration française. Toute demande d’analyse ADN nécessitait de remplir des liasses de formulaires, la moindre autorisation pour interroger un vieux témoin ou avoir accès à certaines pièces de procédure requérait une paperasse démente et se heurtait la plupart du temps à une fin de non-recevoir de la part du FBI qui avait la haute main sur les enquêtes criminelles les plus intéressantes.

Sans regret, elle avait fini par quitter ce job pour revenir vivre en Angleterre. Elle s’en voulait même d’avoir joué les prolongations si longtemps. Car depuis que Jonathan Lempereur — l’homme qu’elle avait aimé et suivi à Manhattan — était retourné vivre avec sa femme, plus rien ne la retenait vraiment aux États-Unis.

— Marjolaine et moi attendons un bébé pour le printemps, confia soudain le fleuriste.

Cette révélation tira Madeline de ses pensées.

— Je… je suis très heureuse pour toi, articula-t-elle en essayant de mettre de la joie dans sa voix.

Mais sa réaction sonnait faux. À tel point que Takumi enchaîna sur autre chose :

— Tu ne m’as toujours pas dit ce qui t’amenait à Paris, Madeline ?

— Des choses et d’autres, répondit-elle d’un ton évasif.

— Si tu veux passer le réveillon de Noël avec nous, à la maison, tu es la bienvenue.

— C’est très gentil, mais je ne préfère pas. Ne m’en veux pas, mais j’ai vraiment besoin d’être seule.

— Comme tu voudras.

Un nouveau silence. Pesant. Madeline ne relança pas la conversation. Le nez à la fenêtre, elle essayait de retrouver ses marques, s’efforçant de rattacher chaque lieu à un souvenir de sa vie parisienne. La place de la Madeleine lui fit penser à une exposition à la pinacothèque consacrée à Dufy ; la rue Royale lui rappelait un bistrot qui faisait une blanquette de veau à tomber ; le pont Alexandre-III restait associé à un accident qu’elle avait eu un jour de pluie lorsqu’elle conduisait sa moto…

— Tu as des projets professionnels ? insista Takumi.

— Bien sûr, mentit-elle.

— Et tu as revu Jonathan récemment ?

Occupe-toi de ton cul !

— Bon, c’est fini ton interrogatoire ? C’est moi la flic, je te signale.

— Justement, tu n’es plus flic si j’ai bien tout suivi…

Elle soupira. Le jeune maladroit commençait vraiment à lui taper sur les nerfs.

— OK, je vais être franche, dit-elle ; je veux que tu arrêtes avec tes questions. Tu étais mon apprenti et je t’ai revendu mon business, ça ne te donne pas le droit de m’interroger sur ma vie !

Tandis que sa fourgonnette traversait l’esplanade des Invalides, Takumi regarda Madeline de biais. Elle était restée telle qu’il l’avait connue avec son caractère frontal, son gros blouson de cuir, ses mèches blondes et sa coupe au carré un peu old school.

Encore en colère, Madeline baissa la vitre et alluma une cigarette.

— Sérieusement, tu fumes toujours ? la sermonna le fleuriste. Tu n’es pas raisonnable.

— Ta gueule, répondit-elle en recrachant une volute de fumée dans sa direction pour le provoquer.

— Non ! Pas dans ma voiture ! Je n’ai pas envie que ma camionnette empeste le tabac !

Madeline profita que l’Estafette venait de s’arrêter à un feu pour attraper sa valise et ouvrir sa portière.

— Mais… Madeline, qu’est-ce que tu fais ?

— J’ai passé l’âge de me taper des leçons de morale à trois balles. Je continue à pied.

— Non, attends, tu…

Elle claqua la portière et partit à grandes enjambées, seule, sur le trottoir de la rue de Grenelle.

La pluie tombait toujours aussi fort.

3.

— La grève ? aboya Gaspard. Quelle grève ?

Fataliste, le bagagiste haussa les épaules et eut un geste vague.

— Bah, comme d’habitude, vous savez bien…

Pour se protéger des rafales de pluie, Gaspard mit sa main en visière. Bien entendu, il n’avait pas pensé à prendre un parapluie.

— Donc il n’y a pas de taxis ?

— Nada. Vous pouvez essayer le RER B, mais il n’y a qu’un train sur trois.

C’est ça, plutôt mourir.

— Et les bus ?

— J’en sais rien, grimaça l’employé en tirant une dernière bouffée de sa cigarette.

Furieux, Gaspard retourna à l’intérieur du terminal. Dans un espace Relay, il feuilleta Le Parisien du jour. Le titre était éloquent : « Le grand blocage ». Chauffeurs de taxi, cheminots, employés de la RATP, contrôleurs aériens, hôtesses et stewards, routiers, dockers, postiers, éboueurs : tous s’étaient donné le mot et promettaient au gouvernement de paralyser le pays s’il ne retirait pas un texte de loi controversé. L’article précisait qu’on pouvait s’attendre à d’autres grèves et qu’à la suite du blocage des raffineries il n’était pas impossible que le pays manque d’essence d’ici à quelques jours. Pour ne rien arranger, après un pic de pollution interminable au début du mois, c’était au tour de la Seine de connaître une crue historique. Il y avait des inondations partout autour de Paris, ce qui compliquait encore la circulation.

Gaspard se frotta les paupières. Toujours la même rengaine chaque fois que je mets les pieds dans ce pays… Le cauchemar continuait, mais peu à peu la lassitude prenait le pas sur la colère.

Que faire ? S’il avait eu un portable, il aurait pu appeler Karen pour qu’elle trouve une solution. Sauf que Gaspard n’avait jamais voulu avoir de téléphone cellulaire. Tout comme il n’avait pas d’ordinateur, pas de tablette tactile, pas d’adresse de courrier électronique et qu’il n’allait jamais sur Internet.

Un peu naïvement, il se mit en quête d’une cabine téléphonique dans le hall de l’aérogare, mais elles semblaient toutes avoir disparu.

Les bus restaient son dernier espoir. Il sortit et chercha en vain un agent pour se renseigner, mit un bon quart d’heure à comprendre les subtilités des différentes lignes des cars Air France, et assista, dépité, au départ de deux bus bondés qui ne pouvaient pas prendre plus de passagers.

Après une nouvelle demi-heure d’attente, et alors que l’averse redoublait, il put enfin grimper dans l’un des véhicules. Pas une place assise, non — il ne fallait pas rêver —, mais, au moins, il était sur la bonne ligne : celle qui desservait la gare Montparnasse.

Serrés comme des sardines, dégoulinants de pluie, les passagers s’étaient résignés à boire le calice jusqu’à la lie. Pressant son sac contre lui, Gaspard songea à la définition de l’homme par Dostoïevski : « un être qui s’habitue à tout »[4]. À se faire écraser les pieds, à être bousculé, à ce qu’on lui éternue au visage, à transpirer avec des inconnus dans un étouffoir, à partager une barre métallique pleine de microbes…

De nouveau, il eut la tentation de renoncer et de quitter la France, mais il se réconforta en se disant que son calvaire ne durerait pas plus d’un mois. S’il arrivait à boucler l’écriture de sa pièce dans les temps, dans moins de cinq semaines il repartirait passer la fin de l’hiver et le début du printemps en Grèce où il possédait un voilier amarré sur l’île de Sifnos. S’ensuivraient alors six mois de navigation dans les Cyclades, à vivre en osmose avec les éléments dans une explosion de sensations et de couleurs : le blanc aveuglant du soleil sur la chaux, le bleu cobalt du ciel, la profondeur turquoise de la mer Égée. En Grèce, Gaspard faisait corps avec le paysage, les végétaux et les parfums dans une sorte de fusion panthéiste. Après s’être enivré de l’air marin, il se fondait dans la garrigue, longeait les murs de pierres sèches, se délectait des odeurs de thym, de sauge, d’huile d’olive et de poulpe grillé. Un bonheur qui durait jusqu’à la mi-juin. Quand les touristes commençaient à gangrener les îles, il s’enfuyait sur le territoire américain, dans son chalet du Montana.

Là, c’était un autre mode de vie : un retour à la nature dans ce qu’elle avait de plus sauvage et de plus rude. Ses journées étaient rythmées par des parties de pêche à la truite, des vagabondages sans fin dans les forêts de bouleaux, autour des lacs, le long des rivières et des ruisseaux. Une existence solitaire mais intense, loin du cancer des villes et de leurs habitants anémiques.

Mètre après mètre, le bus se traînait sur l’autoroute A3. À travers ses vitres embuées, Gaspard apercevait parfois des fragments de panneaux égrenant les villes de la banlieue nord-est : Aulnay-sous-Bois, Drancy, Livry-Gargan, Bobigny, Bondy…

Il avait besoin de ces longues immersions, seul dans la nature, pour se purifier, pour se laver du chancre de la civilisation. Car depuis longtemps, Gaspard Coutances était en guerre contre l’agitation et le chaos d’un monde qui courait à sa perte. Un monde qui craquait de tous les côtés et qu’il ne comprenait plus. En bon misanthrope, il se sentait plus proche des ours, des rapaces et des serpents que de ses soi-disant frères humains. Et il était fier d’avoir fait sécession avec un monde qu’il détestait. Fier de pouvoir vivre la plupart du temps en dehors de la société et de ses règles. Ainsi, il n’avait plus allumé un écran de télévision depuis vingt-cinq ans, ignorait presque tout d’Internet et roulait dans un Dodge de la fin des années 1970.

Sa vie d’ermite procédait d’un ascétisme décidé, mais pas radical. Il s’autorisait parfois une incartade lorsque l’occasion se présentait. Il lui arrivait de quitter ses montagnes ou son repaire de Grèce et de prendre un avion pour assister à un concert de Keith Jarrett à Juan-les-Pins, à une rétrospective de Bruegel à Rotterdam ou une représentation de la Tosca dans les arènes de Vérone. Et puis il y avait ce fameux mois d’écriture à Paris. Après avoir mûri sa pièce de théâtre dans sa tête pendant un an, il se mettait à son bureau, seize heures par jour. Chaque fois il pensait être à court d’idées, d’inspiration, d’envie, mais chaque fois un processus mystérieux se mettait en branle. Les mots, les situations, les dialogues, les répliques jaillissaient sous sa plume et s’articulaient en un tout cohérent, au fil d’une écriture sèche et sans pathos.

Ses pièces étaient aujourd’hui traduites dans près de vingt langues et jouées dans le monde entier. Rien que l’année dernière, près d’une quinzaine de productions s’étaient montées en Europe et aux États-Unis. L’une de ses dernières pièces, Ghost Town, avait été créée à la Schaubühne, le mythique théâtre de Berlin, et elle avait été nommée aux Tony Awards. Ses histoires plaisaient surtout à la presse intello qui surinterprétait et surestimait quelque peu son travail.

Gaspard n’assistait jamais à la représentation de ses pièces ni ne donnait d’interviews. Au début, Karen s’était inquiétée de ce choix de ne pas apparaître dans les médias, mais elle avait su tirer parti de cette réserve pour créer un « mystère Gaspard Coutances ». Finalement, moins il mouillait la chemise, plus la presse le couvrait d’éloges. On le comparait à Kundera, à Pinter, à Schopenhauer, à Kierkegaard. Gaspard n’était pas flatté par ces compliments tant il avait toujours pensé que ce succès procédait d’un malentendu.

Après Bagnolet, le bus s’éternisa sur le périph avant de prendre les quais de Bercy jusqu’à la gare de Lyon. Là, le car marqua un arrêt interminable, le temps de débarquer la moitié de ses passagers avant de mettre le cap vers l’ouest.

Les pièces de théâtre de Gaspard baignaient toutes dans le même terreau : celui de l’absurdité et du tragique de la vie, celui de la solitude consubstantielle à la condition humaine. Elles distillaient la détestation de Gaspard pour la folie de son époque et étaient vierges d’illusions, d’optimisme, de bons sentiments et de tout happy end. Mais, toutes désespérées et cruelles qu’elles étaient, ses pièces étaient drôles. Certes, ce n’était pas Pouic-Pouic, La Cage aux folles ou Au théâtre ce soir, mais c’étaient des pièces vives et dynamiques. Comme disait Karen, elles donnaient aux spectateurs l’impression qu’ils pouvaient être libres, et aux critiques celle qu’ils étaient intelligents. C’était peut-être ce qui expliquait l’engouement du public et des comédiens les plus en vue qui se battaient pour interpréter ses textes grinçants.

On venait de traverser la Seine. Boulevard Arago, des décorations de Noël tristes et déplumées rappelèrent à Gaspard combien il détestait cette période et ce que cette fête était devenue : un simple dégueulis commercial et vulgaire. Puis le car s’immobilisa place Denfert-Rochereau juste devant l’entrée des catacombes. Autour du Lion de Belfort, un petit groupe de manifestants agitaient des drapeaux aux couleurs de la CGT, de FO et de la FSU. Le chauffeur baissa sa vitre pour parler à un flic en train de réguler la circulation. En tendant l’oreille, Gaspard comprit que l’avenue du Maine était bloquée, ainsi que tous les accès à la tour Montparnasse.

Les portes du car s’ouvrirent dans un bruit de ventouses.

— Terminus, tout le monde descend ! annonça le chauffeur d’un ton amusé alors qu’il abandonnait pourtant ses passagers à un triste sort.

Dehors, l’orage redoublait.

4.

En raison de la grève et du blocage des sites de traitement des déchets, Paris croulait sous les ordures. Des montagnes d’immondices s’accumulaient devant les restaurants, les entrées d’immeuble et les devantures de magasin. Dépités, partagés entre le dégoût et la colère, certains touristes faisaient même des selfies ironiques devant les conteneurs débordants de détritus.

Sous la pluie battante, Madeline remontait la rue de Grenelle, tirant sa valise à roulettes qui semblait peser un kilo supplémentaire tous les cent mètres. Le cœur vaillant, elle avait décidé de ne pas se laisser abattre. Pour se donner du courage, elle élaborait dans sa tête son programme des prochains jours. Des balades sur l’île Saint-Louis, une comédie musicale au Châtelet, une pièce de théâtre à Édouard-VII, l’expo Hergé au Grand Palais, Manchester by the Sea au cinéma et quelques petits restaus en solo… Elle avait besoin que ce séjour se passe bien. Elle était venue ici en espérant se reposer et se retrouver. Elle prêtait à la ville ce type de vertu magique.

Elle continua son chemin en s’efforçant de ne pas penser à l’intervention médicale qu’elle devait subir dans les prochains jours. Alors qu’elle venait de dépasser la rue de Bourgogne, la pluie cessa brusquement. Quand elle arriva rue du Cherche-Midi, un rayon de soleil timide fit même son apparition et lui rendit le sourire. Elle fouilla dans son smartphone pour ouvrir le mail de la plate-forme de location sur laquelle elle avait choisi la maison.

« Un appartement à Paris » : un mois plus tôt, c’est cette requête qu’elle avait entrée dans un moteur de recherche lorsqu’elle avait entrepris ses démarches pour trouver un logement. Après quelques dizaines de clics et une demi-heure de navigation, elle avait atterri sur le site d’une agence immobilière spécialisée dans la location de biens atypiques. La maison dépassait de très loin son budget, mais elle lui avait tapé dans l’œil au point qu’elle n’envisage pas d’habiter ailleurs. De peur qu’elle lui passe sous le nez, Madeline avait sorti immédiatement sa carte de crédit pour valider sa réservation.

Dans le message de confirmation figuraient à la fois l’adresse précise du logement et la batterie de codes pour y accéder. D’après les indications, la bâtisse s’élevait dans l’allée Jeanne-Hébuterne, un cul-de-sac barré par un portillon de fer situé juste en face du restaurant Chez Dumonet. Madeline repéra le portail à la peinture écaillée et, l’œil rivé à l’écran de son téléphone, composa les quatre chiffres qui permettaient de le déverrouiller.

Dès qu’elle eut refermé derrière elle, Madeline fut projetée dans un sanctuaire hors du temps. Elle fut d’abord sensible à la verdure — chèvrefeuille, bambous, massifs de jasmin, magnolias — et aux arbustes — orangers du Mexique, andromèdes du Japon, buddleia de David — qui faisaient de l’endroit un écrin bucolique et champêtre à mille lieues de la rugosité de la ville. Puis, en avançant sur les pavés, elle découvrit un groupe de quatre maisonnettes. Des pavillons à un étage entourés d’un potager, dont les façades disparaissaient sous le lierre et la passiflore.

La dernière maison de l’impasse était celle qu’elle avait louée. Elle n’avait rien à voir avec les autres. De l’extérieur, c’était un cube en béton armé souligné d’un damier de briques rouges et noires. Madeline composa un nouveau code pour ouvrir la grande porte pleine en acier surmontée d’une inscription déliée en fer forgé : « Cursum Perficio[5] ».

Dès qu’elle pénétra dans l’entrée, quelque chose se produisit : une sorte d’émerveillement pas très loin du coup de foudre. Un éblouissement qui la toucha en plein cœur. D’où venait ce sentiment d’être chez soi ? Cette impression d’harmonie indéfinissable ? De l’agencement des volumes ? des reflets ocre de la lumière naturelle ? du contraste avec le chaos qui régnait dehors ?

Madeline avait toujours été sensible aux intérieurs. Pendant longtemps, c’était même une composante de son métier : faire parler les lieux. Mais les lieux auxquels elle avait affaire alors avaient la particularité d’être des scènes de crime…

Elle posa sa valise dans un coin du hall et prit le temps de parcourir toutes les pièces. Cursum Perficio était une maison-atelier des années 1920, parfaitement restaurée, qui se déployait sur trois niveaux autour d’un patio végétalisé.

Au rez-de-chaussée, une cuisine ouvrait sur une salle à manger et un grand salon dépouillé. En descendant un escalier en bois brut, on atterrissait sur un plateau en rez-de-jardin, partagé en deux chambres qui donnaient sur une fontaine entourée de plantes grimpantes. Quant au premier étage, il était entièrement occupé par un immense atelier, une chambre et sa salle de bains.

Sous le charme, Madeline demeura plusieurs minutes dans l’atelier, impressionnée par les hautes baies menuisées de plus de quatre mètres qui ouvraient sur le ciel et la cime des arbres. Dans le descriptif fourni par le site de location, elle avait lu que la maison avait appartenu au peintre Sean Lorenz. De fait, l’atelier semblait tel que l’artiste l’avait laissé avec son sol constellé de taches vives, ses chevalets et des châssis de toutes les tailles, ses toiles vierges rangées dans des casiers. Et partout, des pots de couleurs, des brosses, des pinceaux, des bombes de peinture.

Elle eut du mal à quitter l’atelier. C’était grisant et troublant d’évoluer dans l’intimité du peintre. De retour dans le salon, elle ouvrit la porte vitrée qui donnait accès à la terrasse. Là, elle fut saisie par les parfums enivrants des fleurs qui montaient du patio et, le sourire aux lèvres, contempla deux rouges-gorges qui pirouettaient près d’une mangeoire fixée au mur. On était plus à la campagne qu’à Paris ! Voilà ce qu’elle allait faire : prendre un bain puis s’installer sur la terrasse avec une tasse de thé et un bon livre !

Cette maison lui avait fait retrouver le sourire. Elle avait eu raison de suivre son instinct et de venir ici. Paris était vraiment la ville dans laquelle tout pouvait arriver.

5.

Maudissant l’averse, Gaspard sautait d’un trottoir à l’autre, sa veste tendue au-dessus de sa tête, son sac lui cisaillant l’épaule. Parti de Denfert, il cavala jusqu’à la station de métro Edgar-Quinet sans marquer d’arrêt. En s’engageant dans la rue Delambre, il se retrouva en terrain connu. Deux ans auparavant, Karen lui avait loué un grand appartement à l’angle du square Delambre. Il se souvenait bien de la rue : la petite école, l’hôtel Lenox, Le Jardin extraordinaire avec sa devanture fleurie ainsi que les restaurants où il lui arrivait de prendre ses repas : le Sushi Gozen et le Bistrot du Dôme.

La pluie cessa enfin lorsqu’il arriva boulevard du Montparnasse. Gaspard en profita pour remettre sa veste et essuyer ses lunettes. Une clameur rauque et confuse montait de la rue. Pétards, cornes de brume, sifflets, sirènes, slogans hostiles au gouvernement. L’artère débordait de manifestants. Un cortège fourni qui attendait de s’élancer rue de Rennes. Gaspard reconnut les gilets jaune fluo et les chasubles rouges de la CGT, massés autour d’un ballon-montgolfière gonflable et d’une sono qui chauffait une foule pressée de battre le pavé.

Le dramaturge plongea dans la vague de drapeaux et de banderoles pour rejoindre en apnée le boulevard Raspail. Soulagé de retrouver un peu de calme, il reprit son souffle, appuyé contre un lampadaire. Là, en sueur, il sortit de sa poche la feuille que lui avait envoyée Karen et relut l’adresse de la maison et les instructions pour y accéder. Il reprit sa route alors que de timides rayons de soleil faisaient miroiter le trottoir.

À l’angle de la rue du Cherche-Midi, la devanture d’un caviste égaya son humeur. Le Rouge et le Noir. Il vérifia que le magasin était vide avant d’y entrer. Sachant exactement ce qu’il voulait, il abrégea la conversation avec le propriétaire et repartit dix minutes plus tard, chargé d’une caisse de grands crus : gevrey-chambertin, chambolle-musigny, saint-estèphe, margaux, saint-julien…

L’alcool…

En croisant son reflet dans les vitrines, il songea brièvement à la scène terrible au début du film Leaving Las Vegas, lorsque le personnage joué par Nicolas Cage s’arrête dans un liquor store pour remplir un Caddie de dizaines de bouteilles d’alcool. Une halte, prélude à une descente aux enfers suicidaire.

Certes, Gaspard n’en était pas encore là, mais l’alcool faisait partie intégrante de son quotidien. S’il buvait seul la plupart du temps, il lui arrivait aussi de prendre des cuites mémorables dans des assommoirs de Columbia Falls, de Whitefish ou de Sifnos. Des bitures violentes avec des gars frustes qui se foutaient pas mal de Brueghel, de Schopenhauer, de Milan Kundera ou de Harold Pinter.

C’était l’adjuvant le plus commode pour colmater ses lignes de faille et rendre sa vie moins tragique. Le complice qui l’aidait à voler quelques fragments d’insouciance à l’existence. Tantôt ami, tantôt ennemi, l’alcool était le bouclier qui tenait les émotions à distance, la cotte de mailles qui le protégeait des angoisses, le meilleur des somnifères. Il se rappela la phrase d’Hemingway : « Un homme intelligent est parfois forcé de boire pour pouvoir passer du temps parmi les imbéciles. »[6] Voilà, c’était ça. L’alcool ne résolvait fondamentalement aucun problème, mais il offrait un moyen transitoire de supporter la grande alliance de la médiocrité qui, d’après lui, avait contaminé l’humanité.

Gaspard était lucide, il savait qu’il n’était pas impossible que l’alcool gagne à la fin. Il avait même une idée assez précise de la façon dont ça pourrait se passer : viendrait un jour où la vie lui semblerait à ce point intolérable qu’il ne pourrait plus l’affronter à jeun. L’image de son propre cadavre en train de s’enfoncer dans des abysses alcoolisés lui traversa l’esprit. Il s’empressa de chasser ce cauchemar et s’aperçut qu’il était arrivé devant un portail recouvert d’une couche de peinture bleu de Prusse.

Calant la caisse de vin sous un bras, Gaspard composa les quatre chiffres du digicode qui protégeait l’entrée de l’allée Jeanne-Hébuterne. Dès qu’il s’engagea dans la petite impasse, quelque chose se détendit en lui. Pendant un long moment, il resta incrédule en découvrant la végétation et l’allure provinciale, quasi surannée, du passage arboré. Ici, le temps donnait l’impression de s’égrener plus lentement qu’ailleurs, comme si le lieu était traversé par un fuseau horaire parallèle. Deux chats débonnaires se doraient au soleil. Des oiseaux piaillaient dans les branches des cerisiers. Le chaos du dehors paraissait tout à coup très loin et on avait du mal à croire qu’on n’était qu’à quelques centaines de mètres de l’affreuse tour Montparnasse.

Gaspard fit quelques pas sur les pavés irréguliers. Un peu en retrait, presque dissimulées par les arbustes, on devinait de petites maisons en pierre meulière et leurs murs crépis. Derrière des portails rouillés, leurs façades ocre étaient mangées par le lierre et la vigne vierge. Enfin, au bout de l’allée s’élevait une construction audacieuse aux formes géométriques. Un parallélépipède en béton armé ceint d’une large bande vitrée opalescente qui courait le long d’une façade en briques noires et rouges disposées en damier. Au-dessus de la porte, une inscription en fer forgé : « Cursum Perficio », le nom de la dernière maison de Marilyn Monroe. Un digicode invitait à saisir de nouveaux chiffres. Gaspard suivit les instructions de Karen et la porte en acier se déverrouilla dans un léger clic.

Curieux de découvrir l’intérieur, Gaspard dépassa le hall d’entrée pour déboucher directement dans le salon. Ce n’était pas aussi bien que sur les photos. C’était mieux. La maison s’organisait de façon ingénieuse autour d’un patio rectangulaire agrémenté d’une terrasse en forme de L.

Merde alors…, souffla-t-il entre ses dents, bluffé par l’élégance du lieu. Toute la tension qu’il avait accumulée ces dernières heures se dissipa. On était ici dans une autre dimension, un espace à la fois familier et réconfortant. Fonctionnel, accueillant et épuré. Il essaya un moment d’analyser l’origine de ce sentiment, mais ni l’architecture ni l’harmonie des proportions n’étaient une grammaire dont il connaissait les règles.

D’ordinaire, il n’était pas sensible aux intérieurs. Il était sensible aux paysages : aux reflets des montagnes enneigées sur la surface des lacs, à la blancheur bleutée des glaciers, à l’immensité enivrante des forêts de sapins. Il ne croyait pas à ce baratin autour du feng shui et à l’influence de l’ameublement sur la circulation de l’énergie dans une pièce. Mais force était de constater qu’il ressentait ici sinon de « bonnes ondes », du moins la certitude qu’il y serait bien et qu’il allait y travailler avec plaisir.

Il ouvrit la baie vitrée, sortit sur la terrasse et s’appuya contre la balustrade, profitant pleinement du chant des oiseaux et de cette atmosphère champêtre qui le réjouissait. Le vent s’était levé, mais il faisait bon et le soleil éclaboussait son visage. Pour la première fois depuis longtemps, Gaspard sourit. Pour fêter son arrivée, il allait ouvrir une bouteille de gevrey-chambertin et se servir un verre qu’il dégusterait tranquillement en…

Un bruit le tira de sa béatitude. Il y avait quelqu’un dans la maison. Peut-être une femme de ménage ou un homme d’entretien. Il retourna à l’intérieur pour s’en assurer.

C’est là qu’il aperçut une femme qui lui faisait face. Entièrement nue à l’exception d’une serviette de bain qui entourait sa poitrine et descendait jusqu’à ses cuisses.

— Qui êtes-vous ? Et que faites-vous chez moi ? demanda-t-il.

Elle le regardait avec colère.

— C’est exactement la question que j’allais vous poser, répondit-elle.

2 La théorie des 21 grammes

Une partie de ce qui nous attire chez les artistes est leur altérité, leur refus du conformisme, leur majeur brandi au visage de la société.

Jesse KELLERMAN[7]

1.

— Pour être honnête, je ne suis pas certain de bien comprendre ce que vous me reprochez, mademoiselle Greene.

Crinière argentée et buste bombé, Bernard Benedick donnait l’impression de monter la garde devant une grande toile monochrome exposée au fond de sa galerie de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Comme s’il avait perdu récemment du poids, il flottait dans sa chemise à col Mao et sa veste forestière vert absinthe. De grosses lunettes Le Corbusier lui mangeaient le haut du visage, mais faisaient ressortir ses yeux ronds, son regard vif et pétillant.

— L’annonce du site était mensongère, répéta Madeline en haussant le ton. Jamais il n’était mentionné qu’il s’agissait d’une colocation.

Le galeriste secoua la tête.

— La maison de Sean Lorenz n’est pas proposée en colocation, assura-t-il.

— Regardez par vous-même, s’exaspéra Madeline en lui tendant deux feuilles imprimées : son propre contrat de location ainsi que celui, identique, que lui avait montré ce Gaspard Coutances avec qui elle s’était retrouvée nez à nez en sortant de son bain une heure plus tôt.

Le galeriste prit les papiers et les parcourut avec l’air de ne rien y comprendre.

— En effet, il a l’air d’y avoir une erreur, finit-il par admettre en triturant ses lunettes. Il s’agit sûrement d’un bug informatique, mais, pour être franc, je ne connais pas grand-chose à tout cela. C’est Nadia, l’une de nos stagiaires, qui s’est occupée de faire passer l’annonce sur le site. Je pourrais essayer de la joindre, mais elle est partie ce matin même à Chicago pour les vacances et…

— J’ai déjà envoyé un mail sur l’interface du site et ça ne résoudra pas mon problème, l’interrompit Madeline. L’homme qui se trouve actuellement dans la maison vient des États-Unis et il n’a pas l’intention de repartir.

Le visage du galeriste s’assombrit.

— Je n’aurais jamais dû louer cette maison ! Même depuis sa tombe, Lorenz continue à me pourrir la vie ! maugréa-t-il, en colère contre lui-même.

Il soupira, agacé.

— Vous savez quoi ? trancha-t-il. Je vais vous rembourser.

— Je ne veux pas d’argent. Je veux ce qui était convenu : habiter dans la maison, toute seule.

Madeline appuya sur ces mots en sentant vibrer en elle cette conviction irrationnelle qu’elle devait habiter cet endroit.

— Dans ce cas, je vais rembourser ce M. Coutances. Vous voulez que je l’appelle ?

— Vous n’allez pas me croire, mais il n’a pas le téléphone.

— Eh bien, transmettez-lui ma proposition.

— Je ne l’ai croisé que cinq minutes. Il n’a pas l’air commode.

— Vous non plus, vous n’avez pas l’air commode, rétorqua Benedick en lui tendant une carte de visite. Appelez-moi quand vous lui aurez parlé. Et si vous voulez faire un tour dans la galerie, ça me laissera le temps de lui rédiger un petit mot pour m’excuser et lui proposer de le dédommager.

Madeline glissa le rectangle de carton dans la poche de son jean et tourna les talons sans remercier son interlocuteur, doutant de l’effet que ferait le mot du galeriste à ce Coutances, manifestement une sorte d’ours agressif et buté.

C’était l’heure du déjeuner. Comme il n’y avait pas foule, Madeline prit le temps de jeter un coup d’œil aux tableaux. La galerie était spécialisée dans l’art urbain et contemporain. Dans la première salle n’étaient exposées que des toiles de très grand format, toutes intitulées Sans titre. Des surfaces monochromes, des à-plats de couleurs tristes, lardés de coups de cutter et troués de clous rouillés. La deuxième pièce, par contraste, débordait de couleurs vives et d’énergie. Les œuvres exposées étaient à la frontière entre le graffiti et la calligraphie asiatique. Madeline les observa avec intérêt, mais sans affect.

Ce genre de tableaux la laissait souvent à distance. À dire vrai, elle n’avait jamais été sensible à l’art contemporain. Comme tout le monde, elle avait lu des articles et vu des reportages sur le succès d’artistes stars — le crâne en diamants de Damien Hirst et ses animaux figés dans le formol, les homards de Jeff Koons qui avaient créé la polémique au château de Versailles, les coups d’éclat provocateurs de Banksy, le sapin en forme de sex-toy de Paul McCarthy qui avait été vandalisé place Vendôme —, mais elle n’avait pas encore trouvé la clé qui lui permettrait d’accéder à cet univers. Dubitative, elle pénétra néanmoins dans la dernière salle où étaient présentées des œuvres hétéroclites. Ça, c’est du grand n’importe quoi, jugea-t-elle en s’attardant, un peu malgré elle, devant une série de sculptures gonflables aux couleurs acidulées et en forme de phallus, puis sur des personnages de manga version porno moulés dans de la résine rose. L’exposition se poursuivait avec deux grands squelettes figés dans une position extrême du Kamasutra, des sculptures monumentales en briques de Lego et une statue de chimère en marbre blanc dans laquelle la tête et le buste de Kate Moss étaient affublés d’un corps de lion. Plus loin, au fond de la pièce, on avait exposé une collection d’armes — fusils, tromblons, arquebuses — réalisées avec des matériaux de récupération : boîtes de sardines, ampoules usagées, ustensiles de cuisine en ferraille ou en bois assemblés à l’aide de fil de fer, de chatterton et de bouts de ficelle.

— Vous aimez ?

Madeline sursauta en se retournant. Absorbée dans la contemplation des œuvres, elle n’avait pas entendu Bernard Benedick arriver.

— Je n’y connais rien, mais a priori ce n’est pas ma came.

— Et c’est quoi votre « came » au juste ? demanda le galeriste, amusé, en lui tendant une enveloppe qu’elle enfouit dans la poche de son jean.

— Matisse, Brancusi, Nicolas de Staël, Giacometti…

— Je vous accorde bien volontiers qu’on n’est pas ici au même niveau de génie, sourit-il en désignant notamment la forêt multicolore de sexes en érection. Vous allez rire, mais c’est ce que je vends le mieux en ce moment.

Madeline eut une moue dubitative.

— Vous avez des œuvres de Sean Lorenz ici ?

Jusqu’alors jovial, le visage de Benedick se ferma.

— Non, malheureusement. Lorenz était un artiste qui peignait peu. Ses œuvres sont presque introuvables aujourd’hui et valent des fortunes.

— Quand est-il mort exactement ?

— Il y a un an. Il avait à peine quarante-neuf ans.

— C’est jeune pour mourir.

Benedick acquiesça :

— Sean a toujours eu une santé fragile. Il souffrait de problèmes cardiaques depuis longtemps et avait déjà subi plusieurs pontages.

— Vous étiez son galeriste exclusif ?

L’homme grimaça tristement :

— J’ai été son premier galeriste, mais j’étais surtout son ami, même si on se fâchait souvent.

— Les toiles de Lorenz ressemblent à quoi ?

— À rien de connu justement ! s’exclama-t-il. Lorenz, c’est Lorenz !

— Mais encore ? insista Madeline.

Benedick s’anima :

— Sean était un peintre inclassable. Il n’appartenait à aucune école et n’était prisonnier d’aucune chapelle. Si vous cherchez une analogie avec le cinéma, disons qu’on peut le rapprocher de Stanley Kubrick : un artiste capable de créer des chefs-d’œuvre dans des genres très différents.

Madeline hocha la tête. Elle aurait dû partir, aller régler cette histoire avec son colocataire indésirable. Mais quelque chose la retenait ici ; elle avait vécu la découverte de la maison du peintre comme une telle rencontre qu’elle voulait en savoir davantage.

— C’est à vous qu’appartient l’atelier de Lorenz aujourd’hui ?

— Disons que j’essaie de le préserver des créanciers de Sean. Je suis son héritier et son exécuteur testamentaire.

— Ses créanciers ? Vous disiez que les œuvres de Lorenz étaient hors de prix.

— C’est le cas, mais son divorce lui avait coûté cher. Et il ne peignait plus depuis plusieurs années.

— Pourquoi ?

— À cause de sa maladie et de problèmes personnels.

— Quels problèmes ?

Benedick s’agaça :

— Vous êtes de la police ?

— Oui, justement, sourit Madeline.

— C’est-à-dire ? s’étonna-t-il.

— J’ai été flic pendant plusieurs années, expliqua la jeune femme. À la brigade criminelle de Manchester puis à New York.

— Vous enquêtiez sur quoi ?

Elle haussa les épaules.

— Les homicides, les enlèvements…

Benedick plissa les yeux, comme si une idée venait de lui traverser l’esprit. Il regarda sa montre puis désigna, à travers la vitre, le restaurant italien de l’autre côté de la rue dont la devanture noire et les lambrequins dorés rappelaient la voilure d’un bateau pirate.

— Vous aimez le saltimbocca ? demanda-t-il. J’ai un rendez-vous dans une heure, mais, si vous voulez en savoir plus sur Sean, je vous invite à déjeuner.

2.

Une brise tiède faisait frémir et onduler les branches d’un vieux tilleul planté au milieu de la cour intérieure. Assis sur la table de la terrasse, Gaspard Coutances savoura une gorgée de vin. Le gevrey-chambertin était délicieux : équilibré, intense, ample et souple en bouche avec des arômes fruités de cerise noire et de cassis.

Pourtant, le plaisir de la dégustation était gâché par l’incertitude qui pesait sur la location de la maison. Bon sang, ragea-t-il, il est impossible que je me laisse déloger par cette fille ! Il voulait écrire sa pièce de théâtre ici. Ce n’était même plus une question de principe, mais de nécessité. Pour une fois qu’il avait un coup de foudre, il se refusait à rendre les armes alors qu’il était dans son bon droit. Mais cette Madeline Greene avait l’air coriace. Elle avait insisté pour lui prêter son téléphone afin qu’il puisse appeler son agent. Bien qu’elle ne fût pas directement responsable de la situation, Karen s’était confondue en excuses et l’avait rappelé dix minutes plus tard, l’informant qu’elle lui avait réservé une suite au Bristol en attendant que les choses s’arrangent. Mais Gaspard avait refusé tout net et posé un ultimatum : c’était cette maison ou rien. Soit Karen trouvait une solution, soit elle pouvait dire adieu à leur collaboration. Généralement, ce type de menaces avait le pouvoir de transformer Karen en guerrière. Mais, cette fois, il craignait que ce ne soit pas suffisant.

Nouvelle gorgée de bourgogne. Chant des oiseaux. Douceur de l’air. Soleil d’hiver qui réchauffe le cœur. Gaspard ne put s’empêcher de sourire tant il y avait quelque chose de comique dans cette situation. Un homme et une femme qui, à cause d’une erreur informatique, se retrouvaient à louer la même maison pour Noël. Ça ressemblait à un début de pièce de théâtre. Pas aux trucs intellos et cyniques qu’il écrivait lui-même, mais à quelque chose de plus joyeux. Une de ces pièces des années 1960 et 1970 écrites par Barillet et Gredy qu’affectionnait son père et qui avaient fait les grandes heures du Théâtre Antoine ou des Bouffes-Parisiens.

Son père…

Ça ne manquait jamais. Chaque fois que Gaspard venait à Paris, les souvenirs de son enfance, des braises qu’il croyait éteintes, se ravivaient. Pour ne pas se brûler, Gaspard chassa cette image de son esprit avant qu’elle ne devienne trop douloureuse. Avec le temps, il avait appris qu’il valait mieux garder ce genre de souvenirs à distance. Question de survie.

Il se resservit du vin et, son verre à la main, quitta la terrasse pour déambuler dans le salon. Il fut d’abord attiré par la collection de 33 tours : des centaines de disques de jazz, soigneusement rangés et classés sur des étagères en chêne naturel. Il posa sur la platine un vinyle de Paul Bley dont il n’avait jamais entendu parler et, pendant un moment, se laissa porter par le son cristallin du piano en détaillant les cadres accrochés aux murs.

Il n’y avait ni dessins ni peintures, seulement des photos de famille en noir et blanc. Un homme, une femme, un petit garçon. L’homme, c’était Sean Lorenz. Gaspard le reconnut parce qu’il se souvenait d’avoir vu son portrait — pris par l’artiste anglaise Jane Bown — dans la nécrologie parue dans Le Monde en décembre dernier. L’original grand format de la photographie se trouvait devant lui : une haute silhouette, une stature imposante, un visage émacié en lame de couteau, un regard énigmatique qui semblait tour à tour inquiet et déterminé. La femme de Lorenz n’était présente que sur deux clichés. Ses poses ressemblaient à celles que prenaient Stephanie Seymour ou Christy Turlington sur les couvertures des magazines de mode il y a vingt-cinq ans. Une beauté des années 1990 : élancée, sensuelle, rayonnante. Mince sans être squelettique. Radieuse sans paraître inaccessible. Mais les photos les plus nombreuses étaient celles de Lorenz avec son fils. Le peintre était peut-être un homme austère, mais, quand il était avec son enfant — un blondinet à la bouille craquante et au regard pétillant —, sa morphologie se métamorphosait, comme si la joie de vivre du gamin déteignait sur le père. Derniers clichés de cette exposition familiale, deux tirages plutôt joyeux montraient Lorenz en train de peindre avec des enfants de cinq ou six ans, parmi lesquels on reconnaissait son fils, dans ce qui devait être une école ou un cours de peinture à destination des plus jeunes.

Dans la bibliothèque, au milieu des Pléiade et des éditions limitées publiées chez Taschen ou Assouline, Gaspard mit la main sur une monographie consacrée à l’œuvre de Lorenz. Une somme de près de cinq cents pages, luxueusement reliée et dont le poids dépassait à coup sûr les trois kilos. Gaspard posa son verre sur la table basse et s’installa dans le canapé pour parcourir le livre. L’honnêteté l’obligeait à reconnaître qu’il ne connaissait pas les œuvres de Lorenz. En peinture, ses goûts le portaient davantage vers l’école flamande et l’âge d’or néerlandais : Van Eyck, Bosch, Rubens, Vermeer, Rembrandt… Il feuilleta la préface, signée par un certain Bernard Benedick, qui promettait une analyse approfondie du travail de Lorenz et l’accès à des archives inédites. Dès les premiers mots, Gaspard apprécia le ton libre et direct que prenait Benedick pour planter les grandes lignes de la biographie du peintre.

Sean Lorenz était né à New York au milieu des années 1960. C’était le fils d’une gouvernante, Elena Lorenz, et d’un médecin de l’Upper West Side qui ne l’avait jamais reconnu. Fils unique, le futur peintre avait passé son enfance et son adolescence avec sa mère dans les Polo Grounds Towers, une cité HLM au nord de Harlem. Bien qu’elle tirât le diable par la queue, sa mère s’était saignée aux quatre veines pour envoyer son fils dans un établissement privé protestant. Mais le jeune Sean ne s’était pas montré digne de ce sacrifice : après avoir été plusieurs fois renvoyé de son école, il avait glissé peu à peu dans la petite délinquance. C’est à la fin de l’adolescence, entre deux larcins, qu’il avait commencé à peindre ou plutôt à taguer les murs et les métros de Manhattan au sein d’un collectif de graffeurs qui se faisait appeler « Les Artificiers ».

Gaspard observa les photos d’époque reproduites dans l’ouvrage. On y voyait Sean à vingt ou vingt-cinq ans — allure juvénile, mais visage déjà tourmenté — vêtu d’un manteau noir trop grand pour lui, d’un tee-shirt barbouillé de peinture, d’une casquette de rappeur et d’une paire de Converse fatiguée. Armé de ses bombes aérosols, il était, sur la plupart des clichés, accompagné de deux « complices » : un Hispanique fluet aux traits fins et une fille très forte et un peu masculine toujours coiffée d’un bandeau d’Indienne. Les fameux Artificiers qui recouvraient de graphes rageurs les wagons, les palissades et les murs éventrés. Des clichés un peu flous, au grain sale, pris dans les entrepôts, les terrains vagues et les souterrains du métro. Des clichés qui ravivaient le New York sauvage, crade, violent et stimulant que Gaspard avait connu lorsqu’il était étudiant.

3.

— Les années 1980, c’était la grande époque du graffiti à New York, expliqua Bernard Benedick en entortillant ses spaghettis autour de sa fourchette. Pour se réapproprier la ville, des gamins comme Sean barbouillaient de peinture tout ce qui leur tombait sous la main : les rideaux de fer des magasins, les boîtes aux lettres, les bennes à ordures et, bien sûr, les wagons de métro.

Assise en face du galeriste, Madeline l’écoutait attentivement en grignotant sa salade de poulpe.

Après avoir posé ses couverts sur la table, Benedick attrapa dans sa poche un smartphone grande taille et fouilla dans l’application de photos pour sélectionner un répertoire d’images consacré à Sean Lorenz.

— Regardez ça, dit-il en tendant l’appareil à Madeline.

La jeune femme balaya l’écran de l’iPhone pour faire défiler des clichés numérisés datant de cette époque.

Lorz74, ça veut dire quoi ? demanda-t-elle en pointant le sigle bombé qui revenait sur beaucoup de réalisations.

— C’était le pseudonyme de Sean. C’est courant chez les graffeurs d’associer leur nom et le numéro de leur rue.

— Les deux autres personnes à côté de Lorenz, c’est qui ?

— Des jeunes de son quartier avec qui il traînait alors. Leur groupe se faisait appeler Les Artificiers. Le petit minet latino signait ses graffitis avec le pseudonyme NightShift, mais il a rapidement disparu des radars. La fille qui ressemble à un bulldozer, c’est autre chose : une artiste très douée connue sous le nom de LadyBird. L’une des rares femmes dans le monde du graffiti.

Madeline continua à visionner les dizaines de photos stockées par Benedick. Le New York des années 1980 et 1990 avait peu de ressemblance avec la ville qu’elle avait connue. On devinait une ville-jungle âpre, des quartiers sous la coupe des gangs, des existences ravagées par le crack. En contrepoint de cette misère, les couleurs vives des graffitis éclataient comme des feux d’artifice. La plupart des peintures de Lorenz consistaient en des lettres énormes et colorées, rondes comme des ballons gonflés à l’hélium, qui se chevauchaient et s’entrelaçaient dans la pure tradition wildstyle. Madeline songea aux murs de la cité de Manchester dans laquelle elle avait passé son adolescence. Cet alphabet labyrinthique, enchevêtrement chaotique de flèches et de points d’exclamation, provoquait chez elle des sentiments contraires. Si elle en détestait le côté anarchique et transgressif, elle était forcée de reconnaître que ces fresques vitaminées avaient au moins le mérite de combattre la tristesse et la grisaille du béton.

— Si je résume, reprit le galeriste, au tout début des années 1990, Sean Lorenz est un petit délinquant qui traîne avec sa bande en se cramant le cerveau à l’héroïne. C’est aussi un graffeur plutôt doué, assez technique, et qui est capable de faire des choses intéressantes…

— … mais rien de transcendant, devina Madeline.

— Sauf que tout va changer à partir de l’été 1992.

— Que s’est-il passé ?

— Cet été-là, Sean Lorenz croise à Grand Central une jeune Française de dix-huit ans et en tombe raide amoureux. Elle s’appelle Pénélope Kurkowski. Sa mère est corse, son père, polonais. Elle travaille à New York comme jeune fille au pair, mais, en parallèle, elle court les castings pour essayer de devenir mannequin.

Le galeriste marqua une pause, le temps de se servir un verre d’eau pétillante.

— Pour attirer l’attention de Pénélope, Sean va se mettre à la peindre sur tout ce que New York compte de rames de métro. Pendant deux mois, il réalisera un nombre impressionnant de fresques mettant en scène sa dulcinée.

Il récupéra son téléphone pour y chercher d’autres photos tout en expliquant :

— Lorenz n’est pas le premier graffeur à déclarer son amour à une femme à travers ses peintures — Cornbread et Jonone l’avaient fait avant lui —, mais c’est le seul à l’avoir traduit de cette façon.

Ayant trouvé ce qu’il cherchait, il posa l’iPhone sur la table et le fit glisser en direction de Madeline.

La jeune femme approcha son visage de l’écran. Ce qu’elle y découvrit la laissa bouche bée. Les peintures étaient une ode à la beauté féminine, à la volupté et à la sensualité. Si les premières fresques étaient sages, presque romantiques, les suivantes devenaient beaucoup plus impudiques. Pénélope y apparaissait comme une femme liane, multiple, à la fois aérienne et aquatique, qui se déployait de wagon en wagon. Paré de feuillages, de roses et de fleurs de lis, son visage était encadré de cheveux fous qui flottaient, ondulaient, s’entrelaçaient pour former des arabesques aussi élégantes que menaçantes.

4.

Le livre ouvert sur ses genoux, Gaspard Coutances ne parvenait pas à détacher son regard des photos des wagons de métro peints par Sean Lorenz en ces mois de juillet et août 1992. Ces fresques étaient éblouissantes. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Ou plutôt si : elles lui rappelaient La Femme-fleur de Picasso ainsi que certaines affiches d’Alfons Mucha, mais version underground et classées X. Qui était cette fille dont le corps flamboyait comme s’il avait été recouvert de feuilles dorées ? L’épouse de Lorenz, bien sûr, lui indiqua la légende. Cette Pénélope qu’il avait déjà aperçue sur les portraits de famille en noir et blanc. Une femme ambivalente, tantôt accueillante, tantôt vénéneuse. Une créature aux jambes interminables, à la peau d’albâtre et aux cheveux couleur de rouille.

Fasciné, Gaspard tourna les pages de la monographie pour découvrir d’autres fresques d’un érotisme troublant. Sur certains clichés, les cheveux de Pénélope ressemblaient à des dizaines de serpents qui ondulaient le long de ses épaules, s’entortillaient autour de ses seins, lui léchant les flancs, caressant ses parties intimes. Son visage, coiffé d’un halo psychédélique ou inondé d’une pluie d’or, était déformé par le plaisir. Son corps se dupliquait, se contorsionnait, tournoyait, s’embrasait…

5.

— Avec ce coup d’éclat, Lorenz fait exploser les codes, expliqua Benedick. Il s’émancipe des règles rigides du graffiti pour passer dans une autre dimension et inscrire son travail dans la continuité de peintres comme Klimt ou Modigliani.

Fascinée, Madeline fit défiler une nouvelle fois les parois chatoyantes des wagons.

— Toutes ces œuvres ont disparu aujourd’hui ?

Le galeriste eut un sourire mi-amusé, mi-fataliste.

— Oui, elles n’ont existé que le temps d’un été. L’éphémère, c’est l’essence même de l’art urbain. C’est aussi ce qui fait sa beauté.

— Qui a pris toutes ces photos ?

— La fameuse LadyBird. C’est elle qui s’occupait des archives des Artificiers.

— Pour Lorenz, c’était dangereux de se lancer dans une entreprise pareille, non ?

Benedick approuva :

— Au début des années 1990, à New York, on entrait dans l’ère de la tolérance zéro. Les forces de l’ordre disposaient d’un arsenal législatif très dissuasif et la MTA, la régie des transports publics de la ville, avait engagé une véritable chasse à l’homme contre les graffeurs. Les tribunaux prononçaient des peines très lourdes. Mais le risque encouru témoignait aussi de l’amour que Sean portait à Pénélope.

— Concrètement, il s’y prenait comment ?

— Sean était malin. Il m’a raconté qu’il possédait des uniformes pour s’infiltrer au sein des brigades de surveillance du métro et pouvoir accéder aux dépôts où stationnaient les trains.

Madeline avait toujours les yeux scotchés sur l’écran du smartphone. Elle pensait à cette femme, Pénélope. Qu’avait-elle ressenti en voyant son image radieuse et impudique inonder ainsi Manhattan ? Avait-elle été flattée, mortifiée, humiliée ?

— Lorenz est-il arrivé à ses fins ? demanda-t-elle.

— Vous voulez savoir si Pénélope a atterri dans son lit ?

— Je n’aurais pas formulé ça comme ça, mais… oui.

D’un signe de la main, Benedick réclama deux cafés avant d’expliquer :

— Au début, Pénélope a ignoré Sean, mais il est difficile d’ignorer longtemps un type qui vous idolâtre de cette façon. Au bout de quelques jours, elle a fini par tomber sous son charme. Ils se sont aimés follement cet été-là. Puis en octobre, Pénélope est rentrée en France.

— Une simple amourette de vacances, donc ?

Le galeriste secoua la tête.

— Détrompez-vous. Sean avait cette fille dans la peau. À tel point qu’en décembre de la même année il a rejoint Pénélope en France et s’est installé avec elle à Paris dans un petit deux-pièces de la rue des Martyrs. Là, Sean a continué à peindre. Non plus sur des rames de métro, mais sur les murs et les palissades des terrains vagues de Stalingrad et de la Seine-Saint-Denis.

De nouveau, Madeline jeta un coup d’œil aux photos des fresques de cette période. Elles avaient toujours les mêmes couleurs éclatantes et explosives. Une vitalité qui rappelait les murals d’Amérique du Sud.

— C’est à cette époque, en 1993, que j’ai rencontré Sean pour la première fois, confia Benedick, les yeux dans le vague. Il peignait dans un petit atelier de l’Hôpital éphémère.

— L’Hôpital éphémère ?

— Un squat dans le 18e, sur le site de l’ancien hôpital Bretonneau. Au début des années 1990, beaucoup d’artistes pouvaient y travailler. Des peintres et des sculpteurs bien sûr, mais aussi des groupes de rock et des musiciens.

Le visage du galeriste s’anima soudain au rappel de ce souvenir.

— Je ne suis pas un artiste et je n’ai pas de talent particulier, mais j’ai du flair. Je sens les gens. Et lorsque j’ai rencontré Sean, j’ai vu au premier coup d’œil qu’il valait cent fois plus que les autres graffeurs. Je lui ai proposé de l’exposer dans ma galerie. Et je lui ai dit les mots qu’il avait besoin d’entendre à l’époque.

— À savoir ?

— Je lui ai conseillé de laisser tomber les graffitis et ses bombes aérosols pour peindre directement à l’huile et sur toile. Je lui ai dit qu’il possédait le génie des formes, de la couleur, de la composition, du mouvement. Qu’il avait en lui les ressources pour inscrire son travail dans la lignée de Pollock ou de De Kooning.

En évoquant son ancien protégé, Benedick avait la voix presque chevrotante et les yeux humides. Madeline pensa à une de ses anciennes copines qui, des années après une rupture, parlait encore avec des sanglots dans la voix du mec qui l’avait sèchement larguée.

Elle avala son ristretto d’un trait avant de demander :

— Lorenz s’est plu tout de suite en France ?

— Sean était un type à part. C’était un solitaire, très différent des autres graffeurs. Il détestait la culture hip-hop, lisait beaucoup et n’écoutait que du jazz et de la musique contemporaine et répétitive. New York lui manquait, bien sûr, mais il était très amoureux de Pénélope. Même si leur relation a toujours été tumultueuse, elle ne cessait de l’inspirer. Entre 1993 et 2010, Sean a fait vingt et un portraits de sa femme. Cette série de tableaux est le chef-d’œuvre de Sean Lorenz. Les « 21 Pénélopes » resteront dans l’histoire de l’art comme l’une des plus magistrales déclarations d’amour faites à une femme.

— Pourquoi 21 ? demanda Madeline.

— À cause de la théorie des 21 grammes, vous savez : le poids supposé de l’âme…

— Lorenz a eu du succès tout de suite ?

— Pas du tout ! Pendant dix ans, il n’a pratiquement pas vendu une toile ! Il peignait pourtant du matin au soir et il lui arrivait fréquemment de jeter l’intégralité de son travail parce qu’il n’en était pas satisfait. C’était mon boulot de faire connaître et d’expliquer la peinture de Sean aux collectionneurs. Au début, c’était compliqué parce que son travail ne ressemblait à rien de connu. Il m’a fallu une décennie pour y arriver, mais mon entêtement s’est avéré payant. Au début des années 2000, à chaque exposition de Sean, toutes les toiles étaient vendues dès le soir du vernissage. Et en 2007…

6.

En 2007, Alphabet City, un tableau de Sean Lorenz datant de 1998, est adjugé 25 000 euros dans une vente aux enchères organisée par Artcurial. C’est cette vente qui, en France, marque véritablement l’explosion du street art et son début de reconnaissance institutionnelle. Du jour au lendemain, Sean Lorenz devient une star des salles de vente. Ses tableaux colorés, typiques des années 1990, s’arrachent et battent record sur record.

Mais d’un point de vue artistique, le peintre est déjà passé à autre chose. L’adrénaline et l’urgence du graffiti ont laissé la place à des toiles plus réfléchies, composées au long cours pendant plusieurs mois, voire plusieurs années avec une exigence de plus en plus forte envers lui-même. Lorsqu’il n’était pas satisfait d’un tableau, Lorenz le brûlait immédiatement. Entre 1999 et 2013, il peindra ainsi plus de deux mille toiles qu’il détruira presque toutes. Seule une quarantaine de toiles échappent à son jugement féroce. Parmi elles, Sep1em1er, une toile monumentale évoquant la tragédie du World Trade Center, achetée plus de 7 millions de dollars par un collectionneur qui en fera don au musée new-yorkais du 11-Septembre.

Gaspard leva les yeux du texte et tourna les pages pour regarder les reproductions des tableaux de cette période. Lorenz avait su se renouveler. Les tags et les lettrages avaient disparu de sa peinture, qui s’organisait à présent autour de blocs de couleurs, de champs monochromes au relief marqué, appliqués au couteau ou à la truelle, oscillant sans cesse entre l’abstraction et le figuratif. Sa palette était peut-être devenue moins vive — davantage pastel ou automnale : sable, ocre, marron, rose poudré —, mais elle était aussi plus subtile. Gaspard fut conquis par les toiles de cette période. Minérales, nacrées, elles lui rappelaient tour à tour les roches, la terre, le sable, le verre, les traces de sang brun sur un suaire.

Les tableaux de Lorenz semblaient animés. Ils se vivaient physiquement, vous prenaient aux tripes, au cœur, vous faisaient perdre pied, vous hypnotisaient et vous renvoyaient à des sentiments contraires : la nostalgie, la joie, l’apaisement, la colère.

Les dernières peintures reproduites dans l’ouvrage étaient des monochromes datant de 2010. Désormais, c’est la matière qui primait. Des couches denses, du relief pour jouer avec la lumière. Mais toujours des œuvres somptueuses.

En refermant le livre, Gaspard se demanda comment il avait pu passer aussi longtemps à côté d’un tel artiste.

7.

— Quel était le rapport de Lorenz à l’argent ? interrogea Madeline.

Benedick trempa un carré de sucre dans son café comme s’il s’agissait d’une eau-de-vie.

— Sean considérait l’argent comme un thermomètre de la liberté, affirma-t-il en engloutissant son canard. Pénélope, c’était autre chose : elle n’en avait jamais assez. À la fin des années 2000, lorsque la cote de Sean était à son plus haut, elle n’a cessé d’intriguer pour convaincre son mari de donner certaines toiles à Fabian Zakarian, un galeriste new-yorkais. Puis elle lui a conseillé de vendre directement aux enchères une vingtaine de ses nouveaux tableaux sans passer par ma galerie. Ça a rapporté des millions à Sean, mais ça a abîmé notre relation.

— Comment une toile se retrouve-t-elle un beau matin à valoir plusieurs millions de dollars ? demanda Madeline.

Benedick soupira.

— Vous posez une bonne question à laquelle il est très difficile de répondre, car le marché de l’art n’obéit pas à la rationalité. Le prix d’une œuvre résulte de la stratégie complexe de différents intervenants : les artistes et les galeristes bien sûr, mais également les collectionneurs, les critiques, les conservateurs de musée…

— J’imagine que la trahison de Sean a dû vous affecter.

Le galeriste grimaça, mais se voulut fataliste :

— C’est la vie. Les artistes, c’est comme les enfants : c’est souvent ingrat.

Il demeura silencieux quelques secondes avant de préciser :

— L’univers des galeries d’art est un monde de requins, vous savez. Surtout lorsque, comme moi, vous n’êtes pas né dans le sérail.

— Vous êtes quand même restés en contact ?

— Bien sûr. Sean et moi, c’est une vieille histoire. Vingt ans qu’on se fâche et qu’on se réconcilie. Nous n’avons jamais cessé de nous parler, ni après l’épisode Zakarian ni après le drame qui l’a frappé.

— Quel drame ?

Benedick souffla bruyamment.

— Sean et Pénélope ont toujours voulu un enfant, mais ils ont beaucoup galéré. Pendant dix ans, elle a enchaîné les fausses couches. Je pensais même qu’ils avaient renoncé lorsque le miracle s’est produit : en octobre 2011, Pénélope a mis au monde un fils, le petit Julian. Et c’est là que les ennuis ont commencé.

— Les ennuis ?

— À la naissance de son gamin, Sean était le plus heureux des hommes. Il n’arrêtait pas de répéter qu’il s’enrichissait au contact de son fils. Que, grâce à Julian, il voyait le monde avec un regard neuf. Qu’il avait redécouvert certaines valeurs et renoué avec des choses simples. Enfin, vous saisissez le topo, quoi : le discours un peu couillon de certains hommes devenus pères sur le tard.

Madeline ne releva pas. Benedick continua :

— Le problème, c’est qu’artistiquement il traversait un véritable passage à vide. Il prétendait ne plus avoir de jus créatif et être fatigué de l’hypocrisie du monde de l’art. Pendant trois ans, il n’a rien fait d’autre que de s’occuper de son fils. Vous imaginez ça ! Sean Lorenz en train de donner des biberons, de promener une poussette ou de faire des animations dans des écoles maternelles. L’essentiel de son travail artistique s’est réduit à arpenter Paris avec le petit Julian pour poser des mosaïques sauvages parce que ça l’amusait ! Tout ça n’avait aucun sens !

— S’il n’avait plus d’inspiration…, objecta Madeline.

— L’inspiration, c’est des conneries ! s’énerva-t-il. Bon sang, vous avez vu les photos de son travail. Sean était un génie. Et un génie n’a pas besoin d’inspiration pour travailler. On n’arrête pas de peindre quand on est Sean Lorenz. Tout simplement parce qu’on n’en a pas le droit !

— Il faut croire que si, remarqua Madeline.

Benedick lui lança un regard noir, mais elle enchaîna :

— Donc, Lorenz n’a plus repris les pinceaux jusqu’à sa mort ?

Bernard Benedick secoua la tête et retira ses grosses lunettes pour se frotter les yeux. Sa respiration s’était accélérée comme s’il venait de monter quatre étages à pied.

— Il y a deux ans, en décembre 2014, Julian est mort dans des circonstances tragiques. À partir de là, non seulement Sean n’a plus travaillé, mais il a littéralement sombré.

— Quelles circonstances tragiques ?

Quelques secondes, le regard du galeriste se détourna, cherchant la lumière du dehors avant de se perdre dans le vague.

— Sean a toujours été un concentré de forces et de failles, précisa-t-il sans répondre à la question. Avec la mort de Julian, il est retombé dans ses vieux démons : la drogue, l’alcool, les médocs. Je l’ai aidé comme j’ai pu, mais je pense qu’il n’avait aucune envie d’être sauvé.

— Et Pénélope ?

— Leur couple battait de l’aile depuis longtemps. Elle a profité du drame pour demander le divorce et n’a pas été longue à refaire sa vie. Et ce que Sean a fait par la suite n’a pas arrangé leur relation.

Le galeriste marqua une pause comme pour ménager un suspense un peu forcé. Madeline eut soudain la sensation désagréable d’être manipulée, mais sa curiosité fut plus forte.

— Qu’a fait Lorenz ?

— En février 2015, j’avais enfin réussi à monter un projet sur lequel je travaillais depuis très longtemps : une exposition de prestige autour du travail de Sean centré sur les « 21 Pénélopes ». Pour la première fois au monde, les vingt et un portraits allaient être visibles dans un même lieu. Des collectionneurs réputés nous avaient prêté leurs toiles. C’était vraiment un événement sans précédent. Mais, la veille de l’ouverture de l’expo, Sean a pénétré de nuit par effraction dans la galerie et a consciencieusement détruit chacun des tableaux avec un chalumeau.

Le visage de Benedick s’était décomposé comme s’il revivait la scène.

— Pourquoi a-t-il fait ça ?

— Une sorte de catharsis, j’imagine. La volonté de tuer symboliquement Pénélope parce qu’il l’accusait d’être responsable de la mort de Julian. Mais quelles que soient ses raisons, je ne lui pardonnerai jamais cet acte. Sean n’avait pas le droit de détruire ces toiles. D’abord parce qu’elles faisaient partie du patrimoine de la peinture. Et puis parce que, avec ce geste, il m’a ruiné et a mis ma galerie au bord du gouffre. Depuis deux ans, j’ai plusieurs compagnies d’assurances sur le dos. Une enquête criminelle a été ouverte. J’ai essayé de protéger ma réputation, mais, dans le milieu de l’art, personne n’est dupe et ma crédibilité en a pris un…

— Je n’ai pas très bien compris, l’arrêta Madeline. Qui était propriétaire des « 21 Pénélopes » ?

— La plus grande partie appartenait à Sean, à Pénélope et à moi. Mais trois d’entre elles étaient la propriété de grands collectionneurs, un Russe, un Chinois et un Américain. Pour les dissuader de porter plainte, Sean leur avait promis de leur donner de nouvelles toiles : des pièces d’exception, prétendait-il. Sauf que, bien sûr, elles tardaient à arriver.

— Forcément, s’il ne peignait plus.

— Oui, j’avais fait une croix sur ces toiles, moi aussi, d’autant que les derniers mois de sa vie, je pense que Sean n’était même plus en état physique de peindre.

Un instant son regard s’embua.

— Sa dernière année a été un véritable chemin de croix. Il a subi deux opérations à cœur ouvert qui ont chaque fois failli le laisser sur le carreau. Mais je l’ai eu au téléphone la veille de sa mort. Il était parti quelques jours à New York pour consulter un cardiologue. C’est là qu’il m’a déclaré qu’il avait recommencé à peindre et qu’il avait déjà achevé trois toiles. Qu’elles se trouvaient à Paris et que je les verrais bientôt.

— Peut-être ne disait-il pas la vérité.

— Sean Lorenz avait tous les défauts du monde, mais ce n’était pas un menteur. À sa mort, j’ai cherché les toiles partout. Dans tous les recoins de la maison, dans le grenier, dans la cave. Mais je n’ai trouvé aucune trace de ces tableaux.

— Vous m’avez dit que vous étiez son exécuteur testamentaire et son héritier.

— C’est exact, mais l’héritage de Sean était squelettique tant Pénélope l’avait essoré. À part la maison du Cherche-Midi que vous connaissez et qui est hypothéquée, il ne lui restait plus rien.

— Il vous a légué quelque chose ?

Benedick partit dans un éclat de rire.

— Si on veut, lâcha-t-il en sortant un petit objet de sa poche.

C’était une boîte d’allumettes publicitaire qu’il tendit à Madeline.

— Le Grand Café, c’est quoi ?

— Une brasserie de Montparnasse dans laquelle Sean avait ses habitudes.

Madeline retourna la boîte pour découvrir une inscription au stylo à bille. Une célèbre citation d’Apollinaire : « Il est grand temps de rallumer les étoiles. »[8]

— C’est sans conteste l’écriture de Sean, assura le galeriste.

— Et vous ne savez pas à quoi il fait allusion ?

— Pas du tout. J’ai bien pensé qu’il pouvait s’agir d’un message, mais j’ai eu beau y réfléchir, je n’y comprends absolument rien.

— Et cette boîte vous était vraiment destinée ?

— En tout cas, c’est la seule chose qu’il avait laissée dans le coffre-fort de la maison.

Après avoir posé deux billets pour payer l’addition, Bernard Benedick se leva, enfila sa veste et noua son écharpe.

Madeline était restée assise. Elle observait toujours la boîte d’allumettes en silence, donnant l’impression de digérer l’histoire que venait de lui relater le galeriste. Après un instant de réflexion, elle se leva à son tour et demanda :

— Pourquoi m’avez-vous raconté tout ça au juste ?

Benedick boutonna sa veste et répondit comme une évidence :

— Pour que vous m’aidiez à retrouver les toiles disparues, bien sûr.

— Mais pourquoi moi ?

— Vous êtes flic, non ? Et puis, je vous l’ai dit : je fais toujours confiance à mon instinct. Et quelque chose me dit que si ces toiles existent — et j’ai la certitude que c’est le cas —, vous êtes la personne la plus capable de les retrouver.

3 La beauté des cordes

Si vous pouviez le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de le peindre.

Edward HOPPER

1.

À la sortie du rond-point, Madeline accéléra et manqua de griller un feu au croisement de l’allée de Longchamp.

Après son déjeuner avec le galeriste, elle avait loué un scooter chez un concessionnaire de l’avenue Franklin-Roosevelt. Pas question de perdre son après-midi à se disputer l’atelier de Lorenz avec un Américain bourru. Elle s’était donc garée près des Champs-Élysées, puis avait parcouru les stands du marché de Noël. Sa promenade n’avait pas dépassé un quart d’heure tant les chalets de bois alignés des deux côtés de la prétendue « plus belle avenue du monde » lui avaient donné le cafard. Baraques à frites, revendeurs de gadgets made in China, odeurs écœurantes de saucisses et de churros : on était plus proche ici d’une ambiance de fête foraine que des Noëls blancs des contes de son enfance.

Déçue, elle avait battu en retraite, d’abord en direction des vitrines du BHV, puis sous les arcades et dans le jardin de la place des Vosges. Mais pas plus que sur les Champs elle ne trouva ce qu’elle cherchait : une once de magie, un soupçon de féerie, un peu de l’esprit de Noël des vieux Christmas Carols. Pour la première fois, elle ne se sentait pas bien à Paris. Pas à sa place.

Elle reprit sa Vespa, abandonnant les groupes de touristes, leurs jacassements fatigants et leurs perches à selfies qui à tout instant menaçaient de vous éborgner, pour rouler sans destination précise. Dans sa tête, les couleurs et les arabesques de Lorenz continuaient à danser et à se déployer. Elle prit alors conscience que sa seule véritable envie était de poursuivre son voyage avec le peintre. De se laisser emporter par ses vagues de lumière, de se perdre dans les nuances de sa palette, d’être éblouie par ses éclats radieux. Mais Bernard Benedick l’avait prévenue : « Il n’y a qu’un seul endroit à Paris où vous pouvez espérer apercevoir une toile de Sean Lorenz. » Bien décidée à tenter sa chance, Madeline mit le cap sur le bois de Boulogne.

Comme elle n’était pas familière du lieu, elle gara son deux-roues dès qu’elle en eut la possibilité, près des grilles du Jardin d’acclimatation, et continua son trajet à pied, longeant l’avenue du Mahatma-Gandhi. Le soleil affirmait à présent sa victoire totale sur la grisaille. Il faisait bon. Des poussières d’or poudroyaient çà et là dans l’air humide. Autour du parc, pas l’ombre d’un syndicaliste ou d’un manifestant en colère. Les poussettes, les nounous, les cris des enfants et les marchands de marrons chauds investissaient l’espace dans une ambiance bon enfant.

Soudain, un immense vaisseau de verre surgit entre les branches des arbres déplumés. Drapée dans ses voiles cristallines, la Fondation Vuitton se découpait sur un ciel céruléen. Selon l’imagination de chacun, le bâtiment évoquait un gigantesque coquillage de cristal, un iceberg à la dérive ou un voilier high-tech battant pavillon de nacre.

Madeline acheta un billet et pénétra dans l’édifice. Le hall était vaste, clair et aéré, avec une ouverture sur la verdure. Elle se sentit tout de suite à l’aise dans ce gigantesque cocon de verre et déambula quelques minutes dans l’atrium, se laissant gagner par l’harmonie des courbes, la grâce aérienne de la construction. Les drôles d’ombres mouvantes et aquatiques que dessinaient les dalles de la verrière en se reflétant sur le sol la régénéraient comme un shoot de douceur et de chaleur.

La jeune femme emprunta l’escalier et parcourut un labyrinthe opalescent, ponctué de puits de lumière, qui desservait une dizaine de galeries. L’accrochage mélangeait une exposition temporaire à des pièces de la collection permanente. Sur les deux premiers niveaux, on pouvait admirer les chefs-d’œuvre de la collection Chtchoukine : des toiles fabuleuses de Cézanne, Matisse, Gauguin… que le collectionneur russe, faisant fi des critiques de son temps, avait courageusement rassemblées pendant près de vingt ans.

Traversé par des poutres d’acier et des madriers en mélèze, le dernier étage se prolongeait par deux terrasses qui offraient des vues inattendues sur La Défense, le bois de Boulogne et la tour Eiffel. C’est là qu’étaient exposés les deux tableaux de Lorenz, dans une salle où on trouvait aussi un bronze de Giacometti, trois toiles abstraites de Gerhard Richter et deux monochromes d’Ellsworth Kelly.

2.

Allongé sur une lounge chair en cuir craquelé, les pieds posés sur une ottomane, les yeux clos, Gaspard écoutait une conférence de Sean Lorenz enregistrée sur une antique cassette audio dénichée au milieu des vinyles de la bibliothèque.

Menée par Jacques Chancel, cette longue interview avait été réalisée sept ans plus tôt lors d’une rétrospective de l’œuvre de Lorenz à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence. L’entretien était passionnant et inédit tant il était rare que Lorenz, artiste secret et peu loquace, accepte de commenter son œuvre. Après avoir récusé à peu près toutes les interprétations qui avaient été faites de l’évolution de son travail, Lorenz avait prévenu : « Ma peinture est immédiate, elle n’est porteuse d’aucun message. Elle ne vise qu’à saisir quelque chose d’à la fois fugace et permanent. » À travers certaines de ses réponses, on percevait aussi sa fatigue, ses doutes, l’impression, avouait-il sans se cacher, « d’être peut-être arrivé au terme d’un cycle créatif ».

Gaspard buvait ses paroles. Même s’il refusait de livrer la clé de sa peinture, Lorenz avait au moins le mérite de la franchise. Sa voix, tantôt enveloppante et envoûtante, tantôt inquiétante, faisait écho à la dualité et à l’ambiguïté de son art.

Tout à coup, un bruit lourd et agressif déchira la quiétude de cette fin d’après-midi. Gaspard sursauta et se leva d’un bond avant de sortir sur la terrasse. La « musique », provenant apparemment d’une des habitations voisines, envahissait la ruelle. Le son était brut, sale, saturé, engloutissant les hurlements violents qui tenaient lieu de chant. Comment peut-on prendre plaisir à écouter une telle soupe ? pesta-t-il en sentant une grande lassitude s’abattre sur lui. Impossible de profiter d’un moment de tranquillité. C’était un combat perdu d’avance. Le monde était rempli de casse-couilles, d’emmerdeurs de tout poil, de chieurs en tout genre. Les fâcheux, les gêneurs, les enquiquineurs faisaient la loi. Ils étaient trop nombreux, se reproduisaient trop vite. Leur victoire était totale et définitive.

Emporté par sa colère, Gaspard se rua hors de la maison et, une fois dans l’impasse pavée, ne fut pas long à remonter la piste de l’importun. Le raffut provenait de l’habitation la plus proche : une bicoque bucolique croulant sous la vigne vierge. Pour se signaler, Gaspard tira la cloche rouillée fixée dans un pilier en pierre de taille. Comme personne ne se manifestait, il escalada le portail, traversa le jardinet et grimpa la volée de marches qui menait à la maisonnette avant de tambouriner à la porte.

Lorsqu’elle s’ouvrit, Gaspard marqua un étonnement. Il s’était attendu à voir surgir un adolescent boutonneux, pétard aux lèvres et tee-shirt d’Iron Maiden sur le dos. À la place, il découvrit une jeune femme aux traits délicats, vêtue d’un chemisier sombre à col Claudine, d’un short en tweed et chaussée de richelieux en cuir bourgogne.

— Ça ne va pas la tête ! vociféra-t-il en martelant son crâne avec son index.

Surprise, elle recula d’un pas et le regarda avec perplexité.

— Votre musique ! hurla-t-il. Vous vous croyez seule sur terre ?

— Oui, ce n’est pas le cas ?

Au moment où Gaspard comprit qu’elle se fichait de lui, elle appuya sur un bouton d’une petite télécommande qu’elle tenait au creux de la main.

Enfin, le silence se fit.

— Je m’accordais une pause dans les corrections de ma thèse. Comme je pensais que tout le monde était parti en vacances, je me suis un peu lâchée sur le volume, admit-elle en guise d’excuses.

— Une pause en écoutant du hard-rock ?

— Techniquement, ce n’est pas du hard-rock, objecta-t-elle, mais du black metal.

— C’est quoi la différence ?

— Eh bien, c’est très simple, le…

— Vous savez quoi ? Je m’en fous, l’interrompit Gaspard en s’éloignant. Continuez à vous bousiller les tympans si ça vous chante, mais achetez un casque pour ne pas torturer les autres.

La jeune femme partit dans un fou rire.

— Vous êtes tellement impoli que c’en est même drôle !

Gaspard se retourna. Une seconde, il se sentit décontenancé par la remarque. Il observa la fille des pieds à la tête : un chignon sage, une tenue d’étudiante BCBG, mais aussi un piercing dans la narine et un tatouage sublime qui prenait naissance derrière son oreille pour disparaître sous son chemisier.

Elle n’a pas tort…

— D’accord, admit-il, j’y suis peut-être allé un peu fort, mais franchement, cette musique…

De nouveau, elle eut un sourire et lui tendit la main.

— Pauline Delatour, se présenta-t-elle.

— Gaspard Coutances.

— Vous habitez dans l’ancienne maison de Sean Lorenz ?

— Je l’ai louée pour un mois.

Une bourrasque fit claquer un volet. Les jambes nues, Pauline passait d’un pied sur l’autre en frissonnant.

— Cher voisin, je commence à avoir froid, mais je serais ravie de vous offrir un café, proposa-t-elle en se frictionnant les avant-bras.

Gaspard accepta d’un mouvement de tête et suivit la jeune femme à l’intérieur.

3.

Immobile, Madeline regardait les deux tableaux, comme envoûtée par un sortilège. Datant de 1997 et intitulée CityOnFire, la première toile était une grande fresque typique de la période street art de Lorenz : un brasier ardent, une peinture qui dévorait la toile, une déflagration de couleurs allant du jaune au rouge carmin. Motherhood, la deuxième toile, était beaucoup plus récente. Intime, dépouillée, elle représentait une surface bleu pâle, presque blanche, traversée par une ligne courbe qui figurait le ventre rond d’une femme enceinte. L’évocation la plus épurée de la maternité. Un cartel au mur précisait qu’il s’agissait du dernier tableau connu de Lorenz, réalisé peu avant la naissance de son fils. Contrairement à la toile précédente, ce n’était pas la couleur, mais la lumière qui faisait jaillir l’émotion.

Répondant à une voix qu’elle était seule à entendre, Madeline se rapprocha. La lumière l’appelait. La matière, la texture, la densité, les mille nuances de la toile l’hypnotisaient. Le tableau était vivant. En quelques secondes, une même surface passait du blanc au bleu puis au rose. L’émotion était là, mais elle était insaisissable. Tantôt la peinture de Lorenz vous apaisait, tantôt elle vous inquiétait.

Cette hésitation fascinait Madeline. Comment une toile pouvait-elle faire cet effet-là ? Elle essaya de reculer, mais ses jambes n’obéirent pas à son cerveau. Prisonnière consentante, elle ne souhaitait pas se soustraire à la lumière qui l’irradiait. Elle voulait encore trembler de ce vertige apaisant. Demeurer dans cet espace amniotique et régressif qui vous transperçait et révélait de vous des choses que vous ne soupçonniez pas.

Certaines étaient belles. D’autres nettement moins.

4.

L’entrée de la maison de Pauline Delatour se faisait par la cuisine. Au premier abord, l’intérieur était accueillant, décoré dans le style « demeure de campagne » : un plan de travail en bois massif, du carrelage en grès, des rideaux en tissu vichy. Sur les étagères, des plaques émaillées, un moulin à café déglingué, de gros bols en céramique et de vieilles casseroles en cuivre.

— C’est sympa chez vous, mais assez déroutant. Dans l’esprit, on est plus proche de Jean Ferrat que de votre black metal, la taquina-t-il.

Souriante, Pauline s’empara d’une cafetière italienne posée sur une gazinière et servit deux tasses.

— À vrai dire, cette maison n’est pas à moi. Elle appartient à un homme d’affaires italien, un collectionneur d’art, qui l’a héritée de sa famille et que m’a présenté Sean Lorenz. Il n’y vient jamais. Comme il ne souhaite pas la vendre, il a besoin de quelqu’un pour la surveiller et l’entretenir. Ça ne durera pas éternellement, mais en attendant, il serait stupide de ne pas profiter de l’occasion.

Gaspard prit la tasse qu’elle lui tendait.

— Si je comprends bien, vous habitez ici grâce à Lorenz.

Adossée contre le mur, la jeune femme souffla avec délicatesse sur son breuvage.

— Oui, c’est lui qui a convaincu l’Italien de me faire confiance.

— Vous l’avez rencontré comment ?

— Sean ? Trois ou quatre ans avant sa mort. Pendant mes premières années de fac, pour arrondir mes fins de mois, je posais comme modèle pour les élèves des Beaux-Arts. Un jour, Sean y a donné une master class. C’est là que je l’ai croisé et qu’on est devenus amis.

Par curiosité, Gaspard examina les bouteilles de vin rangées dans un casier en fer forgé.

— Il ne faut pas boire cette piquette ! prévint-il en faisant une moue de dégoût. La prochaine fois, je vous apporterai une bouteille de vrai vin.

— Avec plaisir. J’ai besoin de carburant pour terminer ma thèse, sourit-elle en désignant sur le plan de travail un ordinateur portable argenté entouré de piles de livres.

— Vous travaillez sur quoi ?

La Pratique du kinbaku au Japon pendant la période Edo : usage militaire et pratique érotique, récita-t-elle.

— Le kinbaku ? Qu’est-ce que c’est ?

Pauline posa sa tasse dans l’évier, puis regarda son nouveau voisin avec un air mystérieux.

— Suivez-moi, je vais vous montrer.

5.

À travers la verrière, les chênes rouges prenaient feu ; les érables s’illuminaient ; les pins encraient leurs silhouettes pour les transformer en ombres chinoises.

Les yeux dans le vague, Madeline regardait sans le voir le soleil qui s’éclipsait derrière le kiosque à musique dressé sur la pelouse du Jardin d’acclimatation. Il était presque 17 heures. Après sa visite, elle s’était assise à une table du Franck, le restaurant de la Fondation qui avait pris ses quartiers derrière une cloison ajourée de l’atrium. Elle but à petites gorgées le thé noir qu’elle avait commandé. Depuis quelques minutes, Madeline n’avait qu’une seule idée en tête. Une seule question : et si ce que lui avait dit Bernard Benedick était vrai ? Et si les trois dernières toiles peintes par Sean Lorenz avaient vraiment disparu ? Des toiles inédites sur lesquelles personne n’avait jamais posé les yeux. Un frisson la parcourut. Elle n’avait pas l’intention de se laisser instrumentaliser par le galeriste, mais, si ces tableaux existaient, elle adorerait être celle qui les retrouverait.

Elle sentit l’adrénaline qui pulsait dans ses veines. Le signal du début de la chasse. Une sensation autrefois familière qu’elle avait plaisir à retrouver. Une sensation sans doute pas très différente de l’urgence qui devait étreindre Sean Lorenz lorsqu’il peignait ses graffitis dans le métro au début des années 1990. Le goût du danger, l’ivresse de la peur, la volonté d’y retourner coûte que coûte.

Elle lança le navigateur Internet de son smartphone. La notice Wikipédia de Lorenz commençait de façon classique :

Sean Paul Lorenz, aussi connu au début de sa carrière sous le nom de Lorz74, est un graffeur et artiste peintre, né à New York le 8 novembre 1966 et mort dans la même ville le 23 décembre 2015. Il a vécu et travaillé à Paris les vingt dernières années de sa vie. […]

Elle se poursuivait sur plusieurs dizaines de lignes. Un résumé synthétique intéressant, mais qui ne lui apprit rien de plus que ce que lui avait raconté Benedick. Ce n’est que dans les dernières lignes que Madeline trouva l’information qu’elle cherchait :

L’affaire Julian Lorenz

Le crime

Le 12 décembre 2014, alors que Sean Lorenz se trouve à New York pour assister à une rétrospective de son œuvre au MoMA, sa femme Pénélope et son fils Julian sont enlevés dans une rue de l’Upper West Side. Quelques heures plus tard, une demande de rançon de plusieurs millions de dollars est adressée au peintre, accompagnée d’un doigt coupé de l’enfant. Malgré le versement de la somme, seule Pénélope sera libérée tandis que le petit garçon est assassiné sous les yeux de sa mère.

Le coupable

L’enquête ne fut pas longue à établir l’identité du ravisseur puisque […]

6.

Traversé sur toute sa longueur d’une poutre en bois d’olivier, le salon de Pauline Delatour n’avait plus rien d’une maison de famille, évoquant plutôt un loft moderne à la décoration épurée. Une pièce spacieuse dont les murs étaient tapissés de photos de femmes nues ligotées dans des positions extrêmes. Des corps entravés, harnachés, suspendus dans les airs. Des chairs ceinturées, enserrées, prisonnières d’une multitude de nœuds sophistiqués. Des visages parcourus de frissons dont on ne savait trop s’ils étaient plaisir ou souffrance.

— À la base, le kinbaku est un art militaire japonais ancestral, expliqua doctement Pauline. Une technique élaborée pour ligoter les prisonniers de guerre de haut rang. Au fil des siècles, c’est devenu une pratique érotique raffinée.

Gaspard regarda les clichés, d’abord avec réticence. Les rapports de soumission et de domination l’avaient toujours mis mal à l’aise.

— Vous savez ce que disait le grand photographe Araki ? demanda la jeune femme. « Les cordes doivent être comme des caresses sur le corps de la femme. »

De fait, peu à peu, l’appréhension de Gaspard se dissipa. Malgré lui, il trouva même les photos d’une beauté stupéfiante. C’était difficile à expliquer, mais les images n’avaient rien de vulgaire ni de violent.

— Le kinbaku est un art très exigeant, renchérit Pauline. Une performance qui n’a rien à voir avec le BDSM. Je donne des cours dans une salle du 20e arrondissement. Vous devriez venir, un de ces jours. Je vous ferais une démonstration. Pour apprendre des choses sur soi, c’est même plus efficace qu’une séance de psychanalyse.

— Sean Lorenz, ça le branchait ces trucs-là ?

Pauline eut un rire triste.

— Sean a vécu dans la jungle qu’était New York dans les années 1980 et 1990, alors ce n’étaient pas ces petits jeux qui allaient l’effrayer.

— Vous étiez proche de lui ?

— On était amis, je vous l’ai dit. Il disait qu’il avait confiance en moi. Suffisamment en tout cas pour me confier très souvent la garde de son fils.

Pauline s’assit sur les marches d’un grand escabeau de bois posé contre le mur.

— Je n’aime pas trop les mômes, avoua-t-elle. Mais le petit Julian, c’était autre chose : un gamin vraiment extra. Attachant, vif, intelligent.

Gaspard remarqua que le teint laiteux de son visage avait encore blanchi.

— Vous en parlez au passé ?

— Julian a été assassiné. Vous ne le saviez pas ?

À son tour, Gaspard accusa le coup. Il tira à lui un tabouret en bois brut et s’assit, penché vers Pauline.

— Le… le gosse que l’on voit partout en photo dans la maison, il est mort ?

Ne les quittant plus du regard, Pauline essayait de résister à la tentation de ronger ses ongles peinturlurés de vernis grenat.

— C’est une sale histoire. Julian a été enlevé à New York et poignardé sous les yeux de sa mère.

— Mais… par qui ?

Pauline soupira.

— Une ancienne amie de Sean qui avait fait de la prison. Une peintre d’origine chilienne connue sous le nom de LadyBird. Elle voulait se venger.

— Se venger de quoi ?

— Honnêtement, je n’en sais trop rien, dit-elle en se levant. Ses motivations ont toujours été très floues.

Pauline revint dans la cuisine avec Gaspard dans son sillage.

— C’est un euphémisme de dire que Sean n’a plus jamais été le même homme après la mort de son fils, confia-t-elle. Non seulement il ne peignait plus, mais il s’est littéralement laissé mourir de chagrin. Je l’aidais comme je pouvais : j’allais lui faire des courses, je lui commandais à manger, j’appelais Diane Raphaël lorsqu’il lui fallait des médicaments.

— Qui est-ce ? Un médecin ?

Elle approuva de la tête.

— Une psychiatre qui le suivait depuis longtemps.

— Et sa femme ?

Pauline soupira de nouveau.

— Pénélope a quitté le navire dès qu’elle a pu, mais cela est encore une autre histoire.

Pour ne pas paraître trop intrusif, Gaspard se mordit la langue. Il devinait que le récit de Pauline était peuplé de zones d’ombre, mais il détestait trop les curieux pour rejoindre leurs rangs. Il s’autorisa néanmoins une question moins personnelle :

— Donc Lorenz n’a plus peint une seule toile jusqu’à sa mort ?

— Pas que je sache. D’abord parce qu’il a eu de gros problèmes de santé. Puis parce qu’il donnait l’impression de ne plus se sentir concerné par la peinture. Plus concerné par rien, en fait. Même pendant l’atelier d’art qu’il a continué à animer une fois ou deux à l’école de Julian, il ne touchait plus un pinceau.

Elle laissa passer quelques secondes puis ajouta, comme si un souvenir lui revenait en mémoire :

— Toutefois, dans les jours qui ont précédé sa mort, il s’est passé quelque chose d’étrange.

D’un geste du menton, elle désigna la maison du peintre à travers la fenêtre.

— Plusieurs nuits d’affilée, Sean a laissé la musique allumée chez lui jusqu’au petit matin.

— En quoi était-ce étrange ?

— Justement parce que Sean n’écoutait de la musique que lorsqu’il peignait. Et ce qui m’a surprise, ce n’est pas tant qu’il ait repris les pinceaux, mais plutôt qu’il le fasse la nuit. Sean était un fou de lumière. Je ne l’ai jamais vu peindre qu’en plein jour.

— Qu’est-ce qu’il écoutait comme musique ?

Pauline eut un sourire.

— Des trucs qui vous plairaient, je crois. En tout cas, pas du black metal : la Cinquième de Beethoven puis d’autres trucs que je ne connaissais pas et qu’il passait en boucle.

Elle sortit son téléphone de sa poche et agita l’appareil sous les yeux de Gaspard.

— Comme je suis curieuse, je les ai shazamés.

Il n’avait pas la moindre idée de ce que signifiait ce verbe, mais il n’en laissa rien paraître.

Pauline retrouva les références qu’elle cherchait.

Catalogue d’oiseaux d’Olivier Messiaen et la Symphonie no 2 de Gustav Mahler.

— Qu’est-ce qui vous dit qu’il peignait vraiment ? Peut-être qu’il écoutait seulement de la musique.

— C’est ce que j’ai voulu savoir, justement. Je suis sortie au milieu de la nuit, j’ai remonté l’allée, j’ai contourné la maison et j’ai escaladé l’échelle de secours jusqu’à la vitre de l’atelier. Je sais, ça fait un peu stalker, mais j’assume ma curiosité : si Sean avait peint un nouveau tableau, je voulais être la première à le voir.

Un sourire imperceptible éclaira le visage de Gaspard tandis qu’il s’imaginait Pauline dans ses activités d’acrobate. La peinture de Lorenz était vraiment douée d’un pouvoir d’envoûtement hors normes.

— Arrivée en haut de l’échelle, j’ai collé mon nez à la vitre. Bien que toutes les lumières de l’atelier fussent éteintes, Sean était face à une toile.

— Il peignait dans le noir ?

— Je sais que ça n’a pas de sens, mais j’ai eu l’impression que la toile émettait sa propre lumière. Une lueur vive, pénétrante, qui éclairait son visage.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Je n’en ai eu qu’une vision fugace. L’échelle a grincé, Sean s’est retourné. J’ai pris peur et j’ai dégringolé. Je suis rentrée chez moi en me sentant un peu péteuse.

Gaspard regarda cette drôle de fille, tout à la fois provocatrice, intellectuelle, sagace et underground. Une fille qui devait plaire à la plupart des hommes. Comme elle avait dû plaire à Lorenz. Tout à coup, une interrogation traversa son esprit, comme une évidence :

— Sean Lorenz ne vous a jamais employée comme modèle ?

Les yeux de Pauline se mirent à briller lorsqu’elle répondit :

— Il a fait mieux que ça.

Alors, elle déboutonna son chemisier et son tatouage apparut non pas dans sa totalité, mais dans toute sa splendeur. La peau de la jeune femme s’était transformée en toile humaine aux couleurs éclatantes : un chapelet d’arabesques florales et multicolores qui couraient depuis le haut de son cou jusqu’à la naissance de sa cuisse.

— On dit souvent que les toiles de Lorenz sont vivantes, mais c’est un abus de langage. La seule œuvre d’art vivante de Sean Lorenz, c’est moi.

4 Deux inconnus dans la maison

Je suis profondément optimiste sur rien du tout.

Francis BACON

1.

La nuit était tombée lorsque Madeline poussa la porte de la maison. Elle avait évité le plus possible la confrontation avec Gaspard Coutances, pourtant inéluctable. Elle avait même espéré secrètement que le dramaturge aurait finalement renoncé à ses droits sur l’atelier, mais, tandis qu’elle accrochait son blouson de cuir au portemanteau, elle aperçut la silhouette du grand escogriffe qui s’affairait dans la cuisine.

Alors qu’elle traversait le salon pour le rejoindre, elle s’attarda sur la dizaine de clichés affichés sur les murs dans des caisses américaines en bois clair. À présent qu’elle savait que le petit Julian était mort, les photographies qui l’avaient attendrie à son arrivée lui apparurent lugubres et sépulcrales. Par effet de contamination, la maison se révélait ce soir plus froide, oppressante, nimbée d’un voile de tristesse. Constatant que le charme s’était rompu, Madeline prit une décision radicale.

Lorsqu’elle débarqua dans la cuisine, Coutances la salua d’un grognement. Avec son jean usé, sa chemise de bûcheron, sa barbe de douze jours et ses Timberland fatiguées, elle lui trouva un côté « homme des bois » qui ne cadrait pas avec son statut d’auteur de théâtre intello. Debout derrière le comptoir, concentré sur sa tâche, il était en train d’émincer un oignon d’un geste assuré en écoutant de la musique de chambre sur un vieux poste de radio portatif. Posés devant lui, à côté d’un grand sac en papier kraft, plusieurs produits et ingrédients qu’il avait visiblement achetés dans l’après-midi : de l’huile d’olive, des coquilles Saint-Jacques, des cubes de bouillon de volaille, une petite truffe…

— Qu’est-ce que vous préparez ?

— Des kritharáki à la truffe. Ce sont de petites pâtes grecques que l’on cuisine comme un risotto. Vous dînez avec moi ?

— Non merci.

— Vous êtes végétalienne, je parie. Votre truc c’est le quinoa, les algues, les graines germées et tout le…

— Pas du tout, le coupa-t-elle sèchement. À propos de la maison, je voulais vous prévenir : je vous la laisse. Je vais aller habiter ailleurs. Le propriétaire m’a proposé de me dédommager et je vais accepter son offre.

Il la regarda, surpris.

— Sage décision.

— Mais je vous demande de me donner deux jours pour m’organiser. En attendant, je dormirai à l’étage. Nous nous partageons la cuisine et vous pouvez disposer du reste de la maison.

— Ça me convient, approuva Gaspard.

Avec la lame du couteau, il fit glisser dans une poêle l’oignon qu’il venait d’émincer.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Elle hésita un instant, puis lui balança la vérité :

— Je n’ai pas le courage de passer quatre semaines dans un endroit encore hanté par un enfant décédé.

— Vous parlez du petit Julian ?

Madeline confirma d’un hochement de tête. Dans le quart d’heure qui suivit, au fil d’une discussion animée, chacun raconta à l’autre ce qu’il avait appris sur la vie et l’œuvre fascinante de Sean Lorenz, et sur ses derniers tableaux disparus.

Après avoir refusé un verre de vin, Madeline ouvrit le frigo pour y prendre la trousse en plastique qu’elle avait laissée là quelques heures plus tôt. Puis elle prétexta une grande fatigue et monta se coucher.

2.

L’escalier de bois qui menait à l’antre de Lorenz débouchait directement dans l’atelier et sa verrière. La plus belle pièce de la maison se prolongeait par une chambre de taille modeste, mais confortable et agrémentée d’une salle de bains. Madeline rangea quelques affaires, trouva des draps propres dans une armoire et fit son lit. Puis elle se lava les mains et s’assit à un petit bureau en bois cérusé qui tournait le dos à la fenêtre. D’abord, elle enleva son pull et son chemisier. Elle sortit ensuite de sa trousse une fiole ainsi qu’une seringue qu’elle retira de son emballage. Elle fixa l’aiguille, en retira le capuchon, joua avec le piston de la seringue comme elle commençait à en avoir l’habitude pour prélever le produit en faisant remonter les bulles d’air avant de les expulser. Avec un coton imbibé d’alcool, elle nettoya sur son ventre la zone où elle avait prévu de se piquer. Le chauffage avait beau être allumé, tout son corps tremblait. Ses os lui faisaient mal, sa peau était hérissée de chair de poule. Elle prit une grande inspiration puis pinça un morceau de peau, insérant l’aiguille dans le gras, ni trop près du muscle ni trop près des côtes. Elle essaya de ne pas trembler pendant qu’elle poussait le piston pour injecter le produit. Ce truc brûlait, un véritable supplice. Bordel ! Lorsqu’elle était flic, elle s’était retrouvée dans des situations de danger absolu : un flingue sur la tempe, des balles qui lui avaient frôlé la nuque, des face-à-face avec la pire racaille de Manchester. Alors que chaque fois elle était parvenue à dominer sa peur, là, elle faisait sa chochotte pour une petite aiguille !

Madeline ferma les yeux. Nouvelle respiration. Compresse. Retrait de l’aiguille. Coton pour stopper le saignement.

Elle s’allongea sur son lit en tremblant. Comme ce matin à la gare, elle avait l’impression d’être à l’article de la mort. Elle avait la nausée, des crampes d’estomac, elle manquait d’air et une migraine lui vrillait le crâne. En grelottant, elle remonta sur elle la couverture. Derrière ses yeux clos, elle vit à nouveau les images du petit Julian, les couleurs de sang, la ville en flammes. Puis, comme à rebours, le tableau plus serein de la maternité. Et, peu à peu, elle se sentit moins mal. Son corps dégonfla. Comme elle ne parvenait pas à trouver le sommeil, elle se leva, s’aspergea le visage d’eau froide. Elle avait même faim. Les effluves gourmands du risotto à la truffe montaient jusque dans l’atelier.

Alors, elle ravala sa fierté et redescendit l’escalier pour rejoindre Gaspard dans le salon.

— Dites, Coutances, votre invitation à dîner, ça tient toujours ? Vous allez voir si j’ai une tête de mangeuse de quinoa…

3.

Contre toute attente, le repas fut joyeux et agréable. Deux ans plus tôt, à Broadway, Madeline avait assisté à une représentation de Ghost Town, une des pièces de Gaspard qui s’était jouée pendant deux mois au Barrymore Theatre avec Jeff Daniels et Rachel Weisz. Elle en gardait un souvenir en demi-teinte : des dialogues brillants, mais une vision cynique du monde qui l’avait mise mal à l’aise.

Heureusement, Coutances n’était pas le personnage persifleur et sarcastique que laissaient présager ses écrits. À vrai dire, c’était un ovni : une sorte de gentleman misanthrope et pessimiste, mais qui, le temps d’un dîner, pouvait se révéler un agréable compagnon. Presque naturellement, l’essentiel de leur conversation porta sur Sean Lorenz. Ils partagèrent leur enthousiasme neuf pour sa peinture et revinrent plus longuement sur les informations et les anecdotes que chacun avait glanées dans l’après-midi. Avec appétit, ils mangèrent jusqu’à la dernière bouchée de risotto et terminèrent une bouteille de saint-julien.

Après le repas, la discussion continua au salon. Dans la discothèque, Gaspard avait choisi un vieux vinyle d’Oscar Peterson, allumé une flambée dans la cheminée et découvert un Pappy van Winkle de vingt ans d’âge. Madeline avait retiré ses bottines, étendu ses pieds sur le canapé, posé un plaid sur ses épaules et sorti de sa poche une cigarette roulée à la main qui ne contenait pas que du tabac. Le mélange herbe et whisky alanguit les corps et détendit encore l’atmosphère. Jusqu’à ce que la conversation prenne un tour plus personnel.

— Vous avez des enfants, Coutances ?

La réponse fusa :

— Dieu merci, non ! Et je n’en aurai jamais.

— Pourquoi ?

— Je refuse d’infliger à quiconque le fracas du monde dans lequel nous sommes obligés de vivre.

Madeline tira une bouffée sur sa cigarette.

— Vous n’en faites pas un peu trop là ?

— Je ne trouve pas.

— Certaines choses vont mal, j’en conviens, mais…

— Certaines choses vont mal ? Mais ouvrez les yeux, bon sang ! La planète est à la dérive et l’avenir sera épouvantable : encore plus violent, plus irrespirable, plus angoissant. Il faut être sacrément égoïste pour vouloir infliger ça à quelqu’un.

Madeline chercha à lui répondre, mais Gaspard était lancé. Pendant un quart d’heure, les yeux fous, l’haleine chargée d’alcool, il dévida un argumentaire d’un pessimisme profond quant à l’avenir de l’humanité, décrivant une société apocalyptique, asservie à la technologie, à la surconsommation, à la pensée médiocre. Une société prédatrice qui, en se livrant à l’extermination méthodique de la nature, avait pris un billet sans retour pour le néant.

Elle attendit d’être certaine qu’il en avait terminé avec sa diatribe avant de constater :

— En fait, ce n’est pas juste les cons que vous détestez, c’est l’espèce humaine dans son ensemble.

Gaspard ne chercha pas à le nier :

— Vous connaissez le mot de Shakespeare : « Même la bête la plus féroce connaît la pitié. »[9] Mais l’homme ne connaît pas de pitié. L’homme est le pire des prédateurs. L’homme est une vermine qui, sous couvert d’un vernis de civilisation, ne prend son pied qu’en dominant et en humiliant. Une espèce mégalomaniaque et suicidaire qui hait ses semblables parce qu’elle se déteste elle-même.

— Et vous, Coutances, vous êtes différent, bien sûr ?

— Non, bien au contraire. Vous pouvez m’inclure dans le lot si ça vous fait plaisir, lança-t-il en terminant sa dernière gorgée de whisky.

Madeline écrasa sa cigarette dans une coupelle qui faisait office de cendrier.

— Vous devez être très malheureux pour penser ça.

Il chassa l’idée d’un revers de main tandis qu’elle allait chercher de l’eau dans le frigo.

— Je suis seulement lucide. Et les batteries d’études scientifiques sont encore plus pessimistes que moi. Les écosystèmes terrestres disparaissent inéluctablement. Nous avons déjà franchi le point de non-retour, nous…

Elle le provoqua :

— Mais pourquoi vous ne vous mettez pas une balle dans la tête, là, tout de suite ?

— Ce n’est pas la question, se défendit-il. Vous me demandiez pourquoi je ne voulais pas avoir d’enfants. Je vous ai répondu : parce que je ne veux pas les voir grandir dans le chaos et la fureur.

Il pointa sur elle un doigt accusateur, qui tremblait autant à cause de l’alcool que de la colère.

— Je n’imposerai jamais ce monde cruel à un enfant. Si vous avez l’intention de faire un autre choix, c’est votre problème, mais ne me demandez pas de le cautionner.

— Je me fous pas mal de votre caution, dit-elle en se rasseyant, mais je m’interroge quand même : pourquoi ne vous battez-vous pas pour changer tout ça ? Défendez les causes qui vous tiennent à cœur. Engagez-vous dans une association, militez dans un…

Il eut une moue de dégoût.

— La lutte collective ? Très peu pour moi. Je méprise les partis politiques, les syndicats, les groupes de pression. Je pense comme Brassens que « sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons »[10]. Et puis, la bataille est déjà perdue, même si les gens sont trop lâches pour le reconnaître.

— Vous savez ce qui vous manque ? C’est d’avoir à mener un vrai combat. Et avoir un enfant, c’est être obligé de mener le combat. Le combat pour l’avenir. Celui qui a toujours existé et qui existera toujours.

Il la regarda étrangement.

— Mais vous, Madeline, vous n’avez pas d’enfants ?

— J’en aurai peut-être un jour.

— Juste pour votre petit plaisir personnel, c’est ça ? ricana-t-il. Pour vous sentir « entière », « finie », « comblée » ? Pour faire comme vos copines ? Pour échapper aux questions culpabilisantes de papa et maman ?

Prise d’un coup de sang, Madeline se leva et lui balança une giclée d’eau glacée au visage pour le faire taire. Puis elle hésita un instant et finalement c’est la bouteille en plastique elle-même qu’elle lui jeta à la figure.

— Vous êtes vraiment trop con ! cria-t-elle en rejoignant l’escalier.

Elle monta les marches deux par deux et claqua la porte de sa chambre.

Resté seul, Gaspard poussa un profond soupir. Ce n’était certes pas la première fois que l’alcool lui faisait dire des énormités, mais c’était la première fois qu’il le regrettait si rapidement.

Vexé comme un enfant, il se resservit un verre de whisky et éteignit les lumières avant de s’allonger sur la lounge chair avec un grognement accablé.

Dans son esprit embrumé par l’alcool, il se repassa le film de la dispute. Ses arguments, ceux de Madeline. Il avait peut-être été maladroit sur la fin, mais il avait été sincère. Tout au plus regrettait-il la brutalité de ses propos, mais pas leur fond. À présent qu’il y repensait, il se rendit compte qu’il y avait pourtant une évidence qu’il n’avait pas mentionnée : les gens qui veulent des enfants se sentent forcément de taille à les protéger.

Or Gaspard, lui, ne le serait jamais.

Et cela le terrifiait.

Загрузка...