L’APPEL DE LA LUMIÈRE Jeudi 22 décembre

10 Derrière la lumière

Le noir n’est pas une couleur.

Georges CLEMENCEAU

1.

Je suis en route. Je vous rejoins dans 10 minutes.

Diane Raphaël.

Madeline prit connaissance du SMS de la psychiatre de Lorenz en arrivant devant les deux flèches de la basilique Sainte-Clotilde. Il était 8 h 30 du matin. L’air était plus frais et sec que la veille. Orpheline de son scooter qu’elle n’avait toujours pas récupéré rue de Seine, elle était venue en trottinant depuis la rue du Cherche-Midi. Un jogging salutaire pour réveiller son organisme.

Elle s’était endormie à 3 heures et levée à 6. Les dernières heures avaient été éprouvantes. Physiquement d’abord, puisqu’il avait fallu rapatrier discrètement les toiles de l’école jusqu’à la maison. Intellectuellement et émotionnellement ensuite. Avec une question qui pour l’instant n’avait pas trouvé le moindre début de réponse : pourquoi, quelques jours avant sa mort, Sean Lorenz s’était-il persuadé que son fils était encore en vie ?

Mains sur les genoux, Madeline reprit son souffle en songeant à Gaspard. Depuis qu’ils avaient mis au jour le message du peintre, écrit en lettres luminescentes, le dramaturge ne tenait plus en place. Lui qui ne connaissait rien à Internet avait passé une partie de la nuit à écumer les sites Web des grands médias américains. Ce qu’il avait découvert l’avait décontenancé : plusieurs articles parus dans les jours qui avaient suivi le drame indiquaient en effet que le corps du petit Julian n’avait pas été retrouvé dans l’entrepôt où Pénélope avait été séquestrée.

En reconstituant la dérive meurtrière de Beatriz Muñoz, les enquêteurs avaient conclu que la Chilienne avait jeté le cadavre de l’enfant dans l’estuaire de Newtown Creek, au sud du Queens. Les flics avaient récupéré la peluche tachée de sang du gamin sur une des berges du cours d’eau. On y avait envoyé quelques plongeurs, mais l’endroit — l’un des plus pollués de New York — était difficile d’accès et, à ce niveau du fleuve, le courant était trop fort pour espérer retrouver un si petit corps.

Malgré ça, la version de Pénélope Lorenz — qui avait toujours affirmé que son fils avait été poignardé sous ses yeux — n’avait jamais été remise en cause. Et Madeline n’avait objectivement aucune raison de le faire. D’après les articles qu’elle avait consultés, tout laissait à penser que Muñoz avait agi sans aucune complicité. La mort du gamin ne faisait aucun doute. Son sang avait été retrouvé partout : dans la camionnette qui avait servi à son enlèvement, dans l’entrepôt du Queens, sur les rives de Newtown Creek.

Madeline décida d’attendre la psychiatre à la terrasse chauffée du café qui s’ouvrait sur les jardins de la basilique. Elle avait sollicité ce rendez-vous au bureau de Diane Raphaël une heure plus tôt en lui envoyant par SMS plusieurs photos des tableaux de Sean Lorenz. Elle s’installa sous un brasero et commanda un double expresso. Sur l’écran de son téléphone, un mail d’Air France lui rappelait qu’elle devait s’enregistrer pour son vol vers Madrid. Départ 11 h 30 de Charles-de-Gaulle, arrivée dans la capitale espagnole deux heures plus tard. Elle effectua les formalités en ligne, avala le café trop court qu’on venait de lui apporter et en commanda aussi sec un deuxième qu’elle dégusta en repensant à leur expédition de la nuit passée.

Contrairement à Gaspard, ce qui l’avait le plus troublée, ce n’était pas le message aux lettres phosphorescentes — qu’elle trouvait farfelu —, c’était… tout le reste. En particulier, le voyage quasi spirituel décrit par Sean Lorenz à travers son triptyque. Un voyage qu’elle connaissait d’autant mieux qu’elle l’avait elle-même fait quelques mois auparavant.

Lorsqu’elle s’était tailladé les poignets dans sa baignoire, Madeline avait dérivé avant de perdre connaissance. Lentement, elle s’était vidée d’une partie de son sang, étourdie par la vapeur brûlante. Elle avait sombré, parcouru à l’aveugle un paysage de brume. Et elle était certaine que c’est cette même dérive qu’avait cherché à représenter Sean Lorenz dans ses dernières peintures.

D’abord le NOIR. L’interrupteur qui se tourne et qui vous déconnecte du monde, vous renvoyant brièvement à vos tourments. Le labyrinthe de votre propre détresse. Le cachot qu’est devenue votre existence.

Puis la traversée d’un long tunnel obscur qui finit par déboucher sur une lumière chaude, douce, diffuse. Cette merveilleuse sensation de flotter dans une mousseline de nacre. De franchir un no man’s land cotonneux. De se laisser porter par le zéphyr d’une nuit d’été, guidée par des milliers de veilleuses d’une brillance de perle.

Ensuite, Madeline avait eu cette impression déconcertante de se détacher de son corps, jusqu’à pouvoir observer les secouristes, penchés sur elle, qui essayaient de la réanimer avant de la charger dans une ambulance. Elle était restée un moment avec eux et avec Jul’ sur le trajet de l’hôpital.

Puis elle avait retrouvé la lumière. Une spirale flamboyante qui l’avait avalée, la projetant dans un torrent impétueux et opalin où elle avait été saisie par le vertige panoramique du film de sa vie. Elle avait aperçu la silhouette et le visage de son père, de sa sœur Sarah, de son oncle Andrew. Elle aurait bien aimé s’arrêter pour leur parler, mais elle ne pouvait pas stopper le courant qui l’emportait.

Un courant chaud, enveloppant et tendre. Plus fort que tout. À ses oreilles, un chuchotement très doux qui ressemblait à des chants célestes et qui vous ôtait toute envie de revenir en arrière.

Pourtant, Madeline n’était pas allée au bout du tunnel. Elle avait presque touché du doigt la frontière. Celle qui ne se laisse franchir que dans un seul sens. Mais quelque chose l’avait rappelée. L’intuition que l’histoire de sa vie méritait peut-être un autre épilogue.

Lorsqu’elle avait ouvert les yeux, elle était dans une chambre d’hôpital. Intubée, cernée par les perfusions et les bandages.

Madeline savait très bien qu’en soi son expérience n’avait rien d’extraordinaire. Il existait des dizaines de milliers de récits semblables au sien. Les « expériences de mort imminente » étaient décrites dans la culture populaire à travers une multitude de romans et de films. Bien sûr, elle était sortie transformée de ce voyage. Pas forcément plus encline à croire à une vie après la mort, mais avec l’envie de vivre pleinement le temps qui lui restait. De se délester de tout ce qui n’était pas important. De donner un sens autre à sa vie. Et donc d’avoir un enfant.

Le souvenir de l’EMI était encore parfaitement gravé dans sa mémoire. Comme si elle l’avait vécue la veille. Rien ne s’était estompé. Au contraire, les sensations s’étaient même affinées, les images s’étaient précisées. La sérénité du « voyage », l’appel entêtant de la lumière. Et c’est cette lumière que Lorenz avait réussi à peindre. Dans toutes ses nuances, dans toute son intensité. Cette putain de lumière qui, inexplicablement, rayonnait comme les soleils trompeurs d’un amour radieux.

— Vous êtes Madeline Greene ?

L’interpellation la tira de sa rêverie. Une femme souriante se tenait sous le brasero de la terrasse. La quarantaine, vêtue d’un perfecto en cuir beige et portant des lunettes de soleil couleur de miel.

— Je suis Diane Raphaël, déclara-t-elle en lui tendant la main.

2.

Cette fois, Coutances n’avait pas eu à insister longtemps pour être reçu par Pénélope. Il s’était présenté rue Saint-Guillaume, dès potron-minet, un lourd tableau sous le bras. Lorsqu’il s’était annoncé à l’interphone, l’ex-femme de Lorenz lui avait ouvert sans même savoir ce qu’il voulait.

Gaspard sortit de l’ascenseur en haletant. Philippe Careya n’était pas là pour assurer le comité d’accueil, il ne devait pas être levé. La porte était déverrouillée. Gaspard pénétra dans le hall d’entrée en faisant glisser sur le parquet le cadre en noyer qu’il avait entouré d’une couverture.

Pénélope l’attendait, assise sur un canapé du salon dans la lumière froide du matin. L’éclairage naturel, bleuté, marmoréen, avait le double mérite de laisser dans la pénombre la décoration tapageuse et de n’offrir de la veuve Lorenz qu’une silhouette en clair-obscur, la mettant plus à son avantage qu’un éclairage trop cru.

— Chose promise, chose due, annonça-t-il en installant sur le canapé en cuir grainé le tableau, toujours protégé par son plaid en grosse laine.

— Du café ? lui proposa-t-elle en l’invitant à s’asseoir sur une ottomane.

Vêtue d’un jean gris délavé et d’un vieux tee-shirt Poivre Blanc, Pénélope semblait être restée coincée dans les années 1990. En la voyant pour la deuxième fois, Gaspard la trouva moins monstrueuse. Son visage plastifié paraissait moins figé que lors de leur dernière rencontre. Sa bouche en canard ne donnait plus l’impression qu’elle allait se déchirer chaque fois qu’elle prononçait une parole.

L’homme s’habitue à tout, pensa-t-il en empoignant une cafetière moka posée sur la table basse.

— Donc, vous avez trouvé ce que vous cherchiez, constata-t-elle en désignant le cadre.

Sa voix en revanche n’avait pas changé : sourde, éteinte, enrouée, comme si une portée de chats s’était nichée dans sa gorge.

— Nous avons mis la main sur les toiles et il y en a une que vous devez voir.

Elle soupira.

— Ce n’est pas un portrait de Julian au moins ?

— Pas exactement.

— Je ne l’aurais pas supporté.

Gaspard se leva et, sans effet de manches, souleva la couverture pour dévoiler à Pénélope le dernier tableau de son ex-mari.

Installée près des deux hautes fenêtres, la toile se révélait dans toute sa splendeur. Gaspard avait même l’impression de la redécouvrir. Une lumière enchanteresse et fascinante semblait en sortir et danser devant la peinture.

— C’est le privilège des artistes de continuer à vivre à travers leurs œuvres, constata Pénélope.

Lentement, Gaspard tira les quatre rideaux pour plonger la pièce dans l’obscurité.

— Qu’est-ce que vous faites ? s’inquiéta-t-elle.

Puis elle aperçut les lettres luminescentes et leur mystérieux message :

JULIAN EST VIVANT.

— Ça suffit ! Ouvrez ces rideaux ! ordonna-t-elle.

Une véritable fureur s’était emparée d’elle, empourprant et déformant son visage, soulignant ses sourcils trop hauts, son nez trop fin et ses joues de hamster.

— Pourquoi Sean était-il persuadé que votre fils était vivant ? demanda Gaspard, impitoyable.

— Je n’en sais strictement rien ! cria Pénélope qui avait bondi du canapé, dos tourné à la toile.

Il lui fallut plus d’une minute pour se calmer et lui faire face de nouveau.

— Quand vous m’avez interrogée hier, j’ai prétendu ne pas me souvenir de ce que m’avait dit Sean lorsqu’il a téléphoné de New York quelques minutes avant sa mort.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne voulais pas prononcer ces mots, mais…

— Oui ?

— C’est exactement cela qu’il m’a dit : « Notre fils est vivant, Pénélope ! »

— Comment avez-vous réagi ?

— Je l’ai insulté et j’ai raccroché. On ne joue pas avec la mort des enfants !

— Vous n’avez pas cherché à savoir ce qu’il…

— Mais à savoir quoi ? J’ai vu mon fils se prendre des coups de couteau. Je l’ai vu être massacré par le diable en personne, vous comprenez ? Je l’ai vu. Je l’ai VU ! JE L’AI VU !

Et Gaspard lut dans ses yeux qu’elle lui disait la vérité.

Pénélope hoqueta, mais refusa de se donner en spectacle. Elle s’empressa de ravaler ses larmes et tint à préciser :

— Il n’y avait pas d’issue à ma relation avec Sean. Il me reprochait sans cesse d’être responsable de la mort de Julian.

— Parce que vous aviez menti sur votre destination le jour où il a été enlevé ?

Elle acquiesça.

— Peut-être que si les flics avaient débuté leurs recherches dans ce secteur, ils seraient arrivés à temps pour le sauver. Sean le pensait en tout cas, et j’ai longtemps porté cette culpabilité. Mais si on va au bout de la logique, c’est Sean qui a l’antériorité de la faute.

Gaspard comprit que Pénélope rejouait un match qu’elle avait déjà dû revivre des milliers de fois depuis deux ans.

— S’il n’avait pas incité Muñoz à l’accompagner dans ses braquages, elle n’aurait pas nourri ce ressentiment criminel !

— Il n’en convenait pas ?

— Non ! Parce qu’il prétendait qu’il avait fait cela pour moi. Pour trouver de l’argent et me rejoindre à Paris. Je vous l’ai dit : c’était sans issue. Tout était ma faute.

Gaspard fut à son tour saisi par une étrange tristesse. Il se leva et prit congé de Pénélope.

— J’ai senti tout de suite que vous étiez honnête, monsieur Coutances.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Parce que vous n’avancez pas masqué.

Un peu hors de propos, Pénélope ajouta :

— Dans la vie, il y a les bons gars et les autres. La ligne de démarcation est claire. Vous, vous êtes un bon gars. Comme Sean.

Gaspard profita de la brèche. Alors qu’il avait déjà la main sur la poignée de la porte, il fit volte-face et revint vers Pénélope.

— Je sais que c’est extrêmement pénible pour vous d’en parler, mais je voudrais savoir ce qui s’est vraiment passé le jour de l’enlèvement de Julian.

Elle eut un soupir de lassitude.

— Ça a été décrit dans des dizaines d’articles de journaux.

— Je sais, mais c’est de votre bouche que j’aimerais l’entendre.

3.

Le bureau de Diane Raphaël était une grande pièce traversante, tout en longueur, qui offrait des vues rares sur Paris. D’un côté la basilique Sainte-Clotilde, de l’autre l’église Saint-Sulpice, le dôme du Panthéon et la butte Montmartre.

— Ici, j’ai l’impression d’être dans le nid-de-pie d’un bateau pirate : le regard porte si loin qu’on voit arriver les orages, les tempêtes et les dépressions. C’est pratique pour une psychiatre.

La médecin sourit à sa propre métaphore comme si elle venait de l’inventer à l’instant même. Comme lors de sa visite à Fayol, Madeline se dit qu’elle avait eu tout faux. Elle s’était imaginé une sorte de vieille instit’ à lunettes et chignon gris. Dans la réalité, Diane Raphaël était une femme de petit gabarit au regard espiègle, aux cheveux courts et aux mèches virevoltantes. Avec son blouson de cuir fauve, son jean ajusté et sa paire de Gazelle proprettes, elle donnait l’impression de se rêver encore en étudiante bohème.

Elle avait laissé près de la porte d’entrée une valise à roulettes protégée par une coque vif-argent.

— Vous partez en vacances ? demanda Madeline.

— À New York, répondit la psy. J’y passe la moitié de mon temps.

Elle désigna plusieurs photos affichées sur les murs. Des clichés aériens qui représentaient un bâtiment de verre posé entre la forêt et l’océan.

— Il s’agit du Lorenz Children Center, un centre médical pour enfants que j’ai fondé grâce à Sean. Il se situe à Larchmont, au nord de New York, dans le comté de Westchester.

— C’est Lorenz qui a financé directement cet hôpital ?

— Directement et indirectement, précisa Diane. Les fonds proviennent d’une part du produit de la vente de deux grandes toiles que je lui avais achetées pour une bouchée de pain en 1993 et que j’ai revendues lorsque sa cote a commencé à flamber. Ensuite, Sean a eu vent de mon projet et il m’a donné trois autres toiles en me permettant de les mettre aux enchères. Il était très fier que sa peinture serve à quelque chose de concret : soigner des enfants dans le besoin.

Madeline consigna l’information quelque part dans sa tête pendant que la psy prenait place derrière son bureau. Diane changea de sujet :

— Donc, vous avez retrouvé les trois dernières toiles de Sean. Félicitations. Et merci pour vos photos. Les tableaux ont l’air magnifiques. La quintessence de Lorenz ! affirma-t-elle en invitant Madeline à s’asseoir en face d’elle sur une chaise Wassily.

L’ensemble de la pièce était meublé dans le style Bauhaus : sièges en tubes d’acier courbés, fauteuil Cube, chauffeuse Barcelona, lit de jour capitonné, table basse chromée en bois stratifié.

— Vous savez ce que ces toiles représentent ? demanda Madeline en se calant dans le fauteuil.

— La peinture de Sean ne représente pas, elle…

— … elle présente, je sais, on m’a déjà servi la formule. Mais à part ça ?

La psychiatre fut piquée au vif. Vexée, puis amusée, elle capitula :

— À travers ses tableaux, Sean a voulu rendre compte de ses deux EMI : ses deux expériences de mort imminente.

— Donc, vous étiez au courant ?

— Pour les tableaux, non, mais je ne suis pas étonnée. Sean était mon patient depuis vingt ans ! Comme je l’ai déjà précisé à M. Coutances, en 2015, Sean a subi deux très graves accidents cardiaques à quelques mois d’intervalle. Deux infarctus qui l’ont plongé dans le coma avant qu’il puisse être réanimé. Le deuxième arrêt cardiaque s’est doublé d’un choc septique…

— Une septicémie ?

— Oui, une très grave infection bactérienne qui a failli l’emporter. Il a même été déclaré cliniquement mort avant de s’en sortir miraculeusement.

— C’est après ces deux accidents qu’il a commencé à peindre ce qu’il avait vécu ?

— Je le pense. Il était très exalté par cette expérience. Ce passage des ténèbres à la lumière l’avait marqué. Il l’interprétait comme un éblouissement, une renaissance. D’où sa volonté de retrouver cette sensation à travers ses peintures.

— Ça vous a surprise ?

Elle haussa les épaules.

— J’ai travaillé quinze ans à l’hôpital. Des patients réanimés qui affirment avoir traversé un tunnel de lumière après un coma, c’est banal, vous savez. Les EMI sont un phénomène qui existe depuis l’Antiquité.

— Sean avait gardé des séquelles physiques de ses opérations ?

— Forcément : des problèmes de mémoire, une extrême fatigue, des difficultés à coordonner ses gestes…

Diane s’arrêta au milieu de sa phrase. Ses yeux pétillaient de malice et d’intelligence.

— Vous ne m’avez pas tout dit, n’est-ce pas ?

Madeline resta de marbre, attendant que la psy continue.

— Si vous avez tant insisté pour me voir, c’est que vous avez trouvé autre chose… Peut-être un autre tableau ?

Madeline sortit son téléphone et montra à Diane la photo du dernier tableau dans l’obscurité avec le message en lettres lumineuses qui affirmait : JULIAN EST VIVANT.

— C’était donc ça…

— Ça ne semble pas vous étonner.

Diane posa les coudes sur le plan de travail de son bureau et croisa les mains comme si elle s’apprêtait à prier.

— Vous savez pourquoi Sean était bouleversé par ses deux voyages aux frontières de la mort ? D’abord parce que, dans le fameux tunnel de lumière, il avait aperçu toutes les personnes décédées qui avaient compté dans sa vie : sa mère, ses copains de Harlem qui dans les années 1990 étaient morts d’overdose ou avaient été pris dans la violence des guerres de gang. Il a même vu Beatriz Muñoz.

— C’est un grand classique des EMI, fit remarquer Madeline. Vous revoyez votre existence et tous les morts qui ont eu de l’importance pour vous.

— On dirait que vous en parlez en connaissance de cause.

— Restons-en à Lorenz, si vous le voulez bien. Je ne suis pas votre patiente.

La psy n’insista pas.

— Il y a quelqu’un que Sean n’a pas vu dans le tunnel…, déclara-t-elle.

Madeline comprit enfin et son sang se glaça.

— Son fils.

Diane hocha la tête.

— Tout est parti de là, en effet. Sean a commencé à développer une théorie délirante comme quoi, s’il n’avait pas croisé Julian, c’est que ce dernier était encore en vie.

— Et vous n’y croyez pas ?

— Je crois aux explications rationnelles du phénomène. La moindre oxygénation du cerveau qui perturbe le cortex visuel, l’effet des médicaments qui altèrent la conscience. Dans le cas de Sean, c’était flagrant : pour circonscrire sa septicémie, on lui a injecté des doses massives de dopamine, une substance qui favorise les hallucinations.

— Vous n’avez pas essayé de le raisonner ?

Elle eut un geste d’impuissance.

— Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Sean avait besoin de croire que son fils était toujours en vie. Vous ne pouvez rien contre quelqu’un qui n’est pas disposé à vous écouter.

— Et quelle conclusion en a-t-il tirée ?

— Je pense qu’il aurait voulu reprendre l’enquête sur l’enlèvement de Julian, mais que la mort l’en a empêché.

— Pour vous, il n’y a aucune chance que le gamin soit vivant ?

— Non, Julian est mort, malheureusement. Je ne porte pas Pénélope dans mon cœur, mais il n’y a aucune raison pour qu’elle n’ait pas raconté la vérité. Tout le reste, ce sont les délires d’un homme qui était mon ami, mais qui était cabossé par la douleur et abruti par les médicaments.

4.

« L’embarquement du vol AF118 à destination de Madrid va commencer, porte 14. Les familles avec des enfants en bas âge ainsi que les passagers des rangs 20 à 34 sont invités à se présenter en priorité. »

Madeline vérifia son numéro de siège sur le billet qu’elle venait d’imprimer à une borne Air France. Noël était dans deux jours. Il y avait des retards en pagaille et le terminal E de Charles-de-Gaulle était bondé.

— Merci de m’avoir accompagnée, Gaspard. Je sais que vous n’aimez pas les aéroports…

Il ignora la petite pique.

— Donc, vous partez comme ça ?

Elle le regarda sans comprendre où il voulait en venir.

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’autre ?

— Vous considérez que vous avez terminé votre boulot juste parce que vous avez retrouvé les tableaux ?

— Oui.

— Et la suite de l’enquête ?

— Quelle enquête ?

— L’enquête sur la mort de Julian.

Elle secoua la tête.

— On n’est pas flics, Coutances, ni vous ni moi. Et l’enquête est bouclée depuis longtemps.

Elle essaya de rejoindre la zone d’embarquement, mais il s’interposa.

— Ne me parlez pas comme si j’étais débile.

— Oh ça va !

— Toutes les zones d’ombre sont loin d’être levées.

— Vous pensez à quoi ?

— Juste un détail, ironisa-t-il. On n’a jamais retrouvé le corps de l’enfant.

— C’est normal, il a coulé dans l’East River. Honnêtement, est-ce que vous avez le moindre doute sur sa mort ?

Comme il ne répondait pas, elle insista :

— Est-ce que vous croyez que Pénélope Lorenz vous a menti ?

— Non, reconnut-il.

— Dans ce cas, arrêtez de vous triturer le cerveau. Ce gamin est mort il y a deux ans. C’est un drame, mais il ne nous concerne pas. Retournez à vos pièces de théâtre, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

Sans lui répondre, il l’accompagna jusqu’au contrôle de sécurité. Madeline retira sa ceinture qu’elle déposa dans un bac, y ajouta son blouson et son téléphone.

— Allez, au revoir, Gaspard. Vous avez la maison pour vous tout seul. Je ne suis plus là pour vous embêter. Vous allez pouvoir écrire tranquillement !

Il pensa à ce concept grec, le kairos : l’instant crucial. Et à l’art de savoir saisir ce moment. La capacité à ne pas laisser passer sa chance lorsqu’elle se présente, et qu’elle peut faire basculer la vie dans un sens ou dans l’autre. Le type de virage qu’il n’avait jamais su bien négocier dans sa vie. Et, là encore, Gaspard chercha quelque chose à dire pour dissuader Madeline de partir, puis il renonça. De quel droit ? Pour quoi faire ? Elle avait sa vie, un projet qui lui tenait à cœur pour lequel elle s’était battue. Il s’en voulut même d’avoir eu cette idée et lui souhaita bonne chance.

— Bon courage, Madeline. Vous me donnerez des nouvelles ?

— Comment le pourrais-je, Gaspard ? Vous n’avez pas le téléphone.

Il pensa que, pendant des siècles, les gens avaient correspondu sans avoir de téléphone, mais il se retint d’en faire la remarque.

— Laissez-moi votre numéro, c’est moi qui vous appellerai.

À sa tête, il comprit qu’elle n’y tenait pas particulièrement, mais elle finit par céder et il lui tendit le poignet de sa main bandée pour qu’elle y note son numéro, à l’arrache, comme s’il avait quatorze ans.

Puis elle passa le portique de sécurité, lui adressa un dernier salut de la main et s’en alla sans se retourner. Il la suivit tant qu’il put du regard. C’était étrange de la quitter comme ça. Étrange de se dire que tout était fini et qu’il ne la reverrait plus. Ils n’avaient passé que deux jours ensemble, mais il avait l’impression de la connaître depuis beaucoup plus longtemps.

Lorsqu’elle eut disparu, il resta plusieurs minutes, immobile, comme sonné. Qu’allait-il faire à présent ? Il était tentant de profiter de sa présence à l’aéroport pour aller dans un comptoir Air France et acheter un billet pour Athènes. Pendant quelques secondes, il joua avec l’idée de se tirer de l’enfer parisien, de cette civilisation qu’il abhorrait et qui ne voulait pas de lui. S’il prenait un avion aujourd’hui, il retrouverait dès ce soir son île grecque. Une vie solitaire à l’écart de tout ce qui blessait : les femmes, les hommes, la technologie, la pollution, les sentiments, l’espérance. Il hésita longuement, mais finit par renoncer à ce projet. Il ne savait pas quoi précisément, mais quelque chose le retenait à Paris.

Il sortit du terminal, puis prit sa place dans la file des taxis. L’attente fut moins longue qu’il ne l’avait craint. Il demanda au chauffeur de le ramener dans le 6e arrondissement. Puis il s’entendit formuler une phrase qu’il n’aurait jamais pensé prononcer :

— Vous pourrez me laisser devant une boutique Orange ? J’ai besoin d’acheter un téléphone portable.

Pendant tout le trajet, il se mura dans ses pensées et, le cœur lourd, fit défiler dans son esprit l’histoire terrible que lui avait racontée Pénélope Lorenz.

Un récit jonché de cadavres, de larmes et de sang.

Pénélope

1.

— Julian ! Dépêche-toi, s’il te plaît !

Manhattan. Upper West Side. 12 décembre 2014. Dix heures du matin.

Je m’appelle Pénélope Kurkowski, épouse Lorenz. Si vous êtes une femme, vous m’avez sans doute déjà aperçue, il y a quelques années, sur la couverture de Vogue, de Elle ou de Harper’s Bazaar. Et vous m’avez détestée. Parce que j’étais plus grande, plus mince, plus jeune que vous. Parce que j’avais plus de classe, plus d’argent, plus d’allure. Si vous êtes un homme, vous m’avez peut-être croisée dans la rue et vous vous êtes retourné sur mon passage. Et, quels que soient votre éducation ou le respect qu’en théorie vous affirmez porter aux femmes, dans le secret de votre cerveau de sale type, vous avez pensé quelque chose allant de « Elle est trop bonne » à « Putain, je me la taperais bien celle-là ».

— Julian, allez !

Le taxi nous a laissés à l’angle de Central Park West et de la 71e. Il n’y a même pas deux cents mètres à faire pour rejoindre l’hôtel où m’attend Philippe, mais mon boulet de fils fait du surplace.

Je me retourne. Emmitouflé dans son caban, Julian s’est assis sur les marches en pierre d’une des belles brownstones en grès rouge qui bordent la rue. Avec son air lunaire, il s’émerveille de la buée qui, dès qu’il ouvre la bouche, se condense dans l’air glacial. Il a son sourire béat qui laisse voir ses dents de la chance et porte comme toujours son vieux chien en peluche qui pue et menace de tomber en lambeaux.

— Ça suffit, maintenant !

Je reviens sur mes pas et le tire par la main pour le forcer à se lever. Il fond en larmes dès que je le touche. Toujours le même cinéma, les mêmes jérémiades.

— Tu arrêtes !

Ce gosse m’exaspère ! Tout le monde s’extasie devant lui et personne ne semble s’apercevoir de ce qu’est mon quotidien avec lui. Tantôt lent et rêveur, tantôt agressif et pleurnichard. Égoïste comme ce n’est pas permis. Jamais reconnaissant de ce qu’on fait pour lui.

Alors que je suis à deux doigts de menacer de m’en prendre à son chien, une camionnette blanche mord le trottoir et s’arrête juste derrière nous. Son conducteur jaillit du véhicule et tout s’enchaîne à une telle vitesse que je n’ai ni le temps ni la présence d’esprit d’opposer la moindre résistance. Une ombre fond sur moi, m’assène un coup de poing au visage, un autre dans l’abdomen, un troisième dans les côtes avant de me précipiter à l’arrière du fourgon. J’ai le souffle coupé. Pliée en deux, je souffre tellement que je ne peux même pas crier. Lorsque je relève la tête, je reçois en plein visage tout le poids du corps de mon fils que l’on vient de jeter dans le fourgon. L’arrière de son crâne fait exploser l’arête de mon nez. Une fontaine de sang jaillit sur ma figure. Mes yeux me brûlent et mes paupières se ferment.

2.

Lorsque je reprends connaissance, je suis dans une semi-obscurité, enfermée dans une prison aux barreaux rouillés. Une véritable cage pour animaux, exiguë, sale, immonde. Julian est à demi couché sur moi. En pleurs et en sang. Je le serre dans mes bras et comprends que le sang sur son visage est le mien. Je le réchauffe, lui assure que tout ira bien, que papa va venir nous délivrer. Je l’embrasse, je l’embrasse, je l’embrasse. En une seconde, je regrette tout le fiel que j’ai souvent déversé sur lui. Et je pressens que ce qui nous arrive est peut-être la conséquence de mes égarements.

Je plisse les yeux et scrute les ténèbres qui nous entourent. Deux lampes de chantier accrochées à des poutrelles métalliques répandant un éclairage faiblard laissent deviner que nous sommes dans une sorte de hangar où est entreposé du matériel relatif à un zoo, un cirque ou une ménagerie. J’aperçois d’autres cages, des rouleaux de toile grillagée, un empilement de chaises en ferraille, de faux rochers, des palettes en bois putréfiées, des arbustes en plastique.

— J’ai fait pipi, maman, pleure Julian.

— C’est pas grave, mon cœur.

Je m’agenouille à côté de lui, sur le sol en béton, dur et glacé. L’air empeste le moisi, l’odeur âcre et rance de la peur. Je ramasse le chien en peluche qui traîne par terre et l’utilise comme une marionnette.

— Regarde doudou, il veut des bisous !

Pendant quelques minutes, je m’efforce de jouer avec lui en essayant de créer une bulle de tendresse qui le protégerait de cette folie. Un coup d’œil à ma montre. Il n’est même pas 11 h 30. Nous n’avons pas roulé longtemps, donc nous ne sommes pas très loin de Manhattan. Peut-être dans le New Jersey, le Bronx, le Queens… Je suis persuadée que la personne qui nous a enlevés n’a pas frappé au hasard. Elle a pris des risques énormes en nous agressant en plein cœur de la ville. Donc, c’est nous qu’elle cherchait. Nous qu’elle voulait atteindre : les Lorenz. Mais pour quelle raison ? Une rançon ?

Je m’accroche à cette idée parce qu’elle me rassure. Sean donnera n’importe quoi pour nous sortir de là. Enfin, moi peut-être pas, mais son fils, c’est certain. Qu’importe la somme demandée, il se la procurera. Sean a sa propre planche à billets : trois coups de pinceau sur une toile et il trouvera un troupeau de moutons prêts à sortir leurs millions. Spéculateurs, traders, multimillionnaires, hedge funders, oligarques russes, nouveaux riches chinois : ils veulent tous avoir un Lorenz dans leur collection. Un Lorenz ! Un Lorenz ! Un Lorenz, c’est mieux que de l’or. Mieux que mille lignes de coke. Mieux qu’un jet privé ou une villa aux Bahamas.

— Petite pute.

Surprise, je pousse un cri qui fait pleurer Julian.

Une femme s’est approchée de la cage sans que je m’en rende compte.

Obèse, bossue, boitillante. Je la devine prématurément vieillie : de longs cheveux, raides et grisâtres, un nez exagérément busqué, des yeux injectés de fureur. Fourmillant de rides, son visage effrayant est couvert de tatouages : des chevrons, des croix, des triangles, des cercles, des éclairs, comme les peintures faciales des Amérindiens.

— Qui… êtes-vous ?

— Ta gueule, petite pute ! T’as pas droit à la parole !

— Pourquoi faites-vous ça ?

— TA GUEULE ! hurle-t-elle en m’attrapant à la gorge.

Avec une force de taureau, elle me tire en avant et me fracasse la tête plusieurs fois contre les barreaux en ferraille. Mon fils hurle. Mon nez recommence à saigner. J’encaisse les coups sans broncher, mais je comprends qu’elle ne mesure pas sa puissance physique.

Enfin elle me relâche. Le visage ensanglanté, je m’écroule sur le sol. Alors que Julian vient se jeter à mon cou, je m’aperçois que l’Indienne est en train de fouiller dans une vieille boîte à outils à moitié rouillée.

— Viens ici ! hurle-t-elle.

J’essuie le sang qui dégouline dans mes yeux et je fais signe à Julian de s’éloigner dans le fond de la cage.

Ne pas la contrarier.

Elle continue son inventaire, sortant tour à tour un coupe-boulon, un rabot, un serre-joint, une pince coupante.

— Prends ça, crie-t-elle en me tendant une tenaille russe.

Comme je reste sans bouger, elle s’exaspère et tire du fourreau qu’elle porte à sa ceinture un couteau de chasse cranté de trente centimètres.

Elle m’agrippe le bras et, d’un coup sec, tranche le bracelet de ma montre. Puis elle agite le cadran sous mon nez et désigne l’aiguille des secondes.

— Écoute-moi bien, petite pute. Tu as exactement une minute pour me rapporter l’un des doigts de ton fils. Si tu refuses, j’entre dans la cage, je l’égorge et ensuite c’est toi que je tue.

Je suis terrorisée. Mon cerveau s’interdit même de conceptualiser ce qu’elle me demande.

— Enfin, vous ne…

— Fais-le ! hurle-t-elle en me jetant la tenaille au visage.

Je vais perdre connaissance.

— IL TE RESTE QUARANTE SECONDES ! TU ME CROIS PAS ? REGARDE BIEN !

Elle entre dans la cage et attrape Julian qui hoquette de terreur. Elle le ramène à l’avant, son couteau cranté plaqué sur la gorge de mon fils.

— VINGT SECONDES.

Mon ventre se tord. Je gémis :

— Je ne pourrai jamais faire ça.

— DÉMERDE-TOI !

Je comprends qu’elle va mettre ses menaces à exécution et que je n’ai pas le choix.

Je ramasse la tenaille et j’avance vers elle et vers Julian qui se met à hurler.

— Non, maman ! Non, maman ! Pas ça ! PAS ÇA !

En marchant vers mon fils, une arme à la main, je comprends deux choses.

L’enfer, c’est ici.

L’enfer dure longtemps.

3.

Et l’enfer est pire que votre pire cauchemar.

Après m’avoir fait commettre l’innommable, le monstre a emporté mon fils. Pour contrer ma rage folle, l’Indienne m’a donné des coups jusqu’à me terrasser. Dans le ventre, la gorge, la poitrine. Lorsque j’ai repris connaissance, elle m’avait installée sur une chaise métallique et était en train de m’entourer le buste avec du fil de fer barbelé, me ligotant très serré.

Des heures ont passé, sans que je sache dire combien. Je tends l’oreille, mais je n’entends plus Julian. La moindre respiration me fait souffrir.

Les pointes acérées du barbelé déchirent ma peau.

Je m’évanouis, je me réveille, j’ai perdu la notion du temps. Je ruisselle de sang. Je macère dans ma merde, ma pisse, mes larmes, ma peur.

— Regarde, petite pute !

Je sors de ma léthargie en sursautant.

L’Indienne apparaît dans la lumière. Elle porte Julian d’un seul bras. Dans son autre main, elle tient son couteau de chasse. Je n’ai même pas le temps de crier. La lame se lève, brille d’un éclat fiévreux avant de s’abattre sur mon fils. Une fois, deux fois, dix fois. Le sang gicle. Je hoquette. Je hurle. Les dents de fer me perforent les chairs, tout le corps. Je suffoque. Je m’étouffe. Je veux mourir.

— PETITE PUTE !

11 Cursum Perficio

Le moi n’est pas maître dans sa propre maison.

Sigmund FREUD[17]

1.

De retour rue du Cherche-Midi, Gaspard tomba nez à nez avec Sean Lorenz.

Le grand portrait du peintre — le cliché en noir et blanc pris par la photographe anglaise Jane Bown — imposait sa présence sévère, figeait le salon dans un silence minéral et donnait l’impression de ne pas vous lâcher des yeux.

Gaspard choisit d’abord de l’ignorer et fila dans la cuisine brancher la cafetière qu’il avait achetée en sortant de la boutique de téléphonie. Pour se donner un coup de fouet, il se prépara un ristretto à l’italienne qu’il avala d’un trait, puis un lungo qui prolongerait le plaisir.

Sa tasse à la main, il revint dans le salon et se heurta de nouveau au regard du peintre. La première fois qu’il avait vu ce tirage, il avait eu l’impression que le visage de Sean lui disait Va te faire foutre. À présent, il avait davantage le sentiment que ses yeux, brillants et pénétrants, tenaient un autre langage et lui demandaient : Aide-moi.

Il résista quelques instants à l’appel avant de craquer :

— Comment veux-tu que je t’aide ? Ton fils est mort, tu le sais bien.

Il avait conscience qu’il était stupide de parler à une photo, mais le besoin de se justifier le taraudait. Le besoin aussi de rassembler ses idées et de faire le point.

— OK : on n’a pas retrouvé son corps, reprit-il, mais ça ne veut pas dire qu’il soit vivant. Ton histoire d’EMI, ça ne tient pas la route, reconnais-le.

Le visage sévère continuait à le fixer en silence. De nouveau, Gaspard lui inventa une réponse : Si c’était ton fils qui était mort, tu crois que…

— Je n’ai pas de fils, objecta-t-il.

Aide-moi.

— Tu m’emmerdes.

En écho, une phrase des entretiens de Lorenz avec Jacques Chancel lui revint en mémoire. À la fin de la conférence, le journaliste avait interrogé le peintre sur le but ultime de tout artiste. Devenir immortel, avait répondu Sean sans hésiter. Ce qui pouvait passer pour une saillie de mégalomane avait pris un tout autre sens lorsque Lorenz avait explicité son propos : « Être immortel vous donne l’opportunité de veiller le plus longtemps possible sur les êtres qui vous sont chers. »

À force de défier le portrait, Gaspard fut pris d’une sorte de vertige et eut une hallucination : le visage du peintre se superposa brièvement aux traits de son propre père et réitéra sa requête : Aide-moi. Le dramaturge cligna des yeux pour dissiper son malaise. Son trouble de la vision s’estompa puis disparut.

Libéré de l’emprise des deux hommes, il regagna sa tanière du rez-de-chaussée, se déshabilla, défit ses pansements et passa sous la douche. Il faisait rarement ses ablutions en plein milieu de l’après-midi, mais l’effervescence et l’agitation liées aux événements de la nuit précédente l’avaient privé de sommeil. Si un pic de fatigue l’avait surpris dès son retour à la maison, l’eau froide dissipa un peu son sentiment d’épuisement. Tandis qu’il séchait avec soin son attelle, l’image que lui renvoya la glace piquetée de taches noires l’indisposa : trop de barbe, trop de cheveux, trop de poils, trop de gras.

Dans les tiroirs de la salle de bains, Gaspard trouva un blaireau, un rasoir de barbier et de la mousse à l’ancienne. Malgré ses mains bandées, il commença par éliminer aux ciseaux le gros de sa barbe fournie, se rasa de près et coupa ses mèches de cheveux. Cette toilette lui donna l’impression de mieux respirer. Elle lui ôta aussi toute envie de renfiler sa chemise de bûcheron et son pantalon en velours de garde forestier.

Vêtu d’un caleçon et d’un maillot de corps, il pénétra dans le dressing attenant à la plus grande chambre de la maison. Comme Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, Sean Lorenz était un adepte de la capsule wardrobe — la garde-robe invariable. En l’occurrence, une douzaine de vestes Smalto allant du noir au gris clair et des chemises blanches en popeline de coton à col anglais et boutons nacrés. Malgré son embonpoint, la morphologie de Gaspard n’était pas très éloignée de celle du peintre. Il enfila une chemise et un costume, s’y sentit tout de suite étonnamment à l’aise, comme s’il venait de se délester de plusieurs kilos.

Dans l’un des tiroirs, à côté des ceintures en cuir enroulées sur elles-mêmes, il repéra plusieurs flacons d’eau de toilette. Cinq emballages en carton un peu jauni de Pour un Homme de Caron dont certains étaient encore sous cellophane. Il se rappela une anecdote que lui avait racontée Pauline pour illustrer le caractère obsessionnel de Lorenz. Ce parfum était le premier cadeau que Pénélope avait offert à son futur mari au début de leur relation. Sean n’avait jamais cessé de le porter, mais, persuadé que l’eau de toilette avait entre-temps changé de formule, il traquait sur eBay le millésime 1992 et rachetait systématiquement tous les flacons qu’il voyait passer.

Gaspard ouvrit l’une des boîtes et s’aspergea de parfum. La fragrance aux effluves de lavande et de vanille avait un côté franc et intemporel qui ne lui déplut pas. Au moment de quitter le dressing, il aperçut son reflet dans le miroir en pied et eut l’impression de contempler un autre homme. Une version de Lorenz plus ronde et moins fiévreuse. Pour parfaire cet effet, il rangea ses lunettes dans le tiroir aux parfums. Tout naturellement, il ne put s’empêcher de penser à l’un de ses films préférés — Vertigo — et à la quête folle du personnage de Scottie, interprété par James Stewart. Un homme qui tente de transformer sa nouvelle fiancée pour la faire ressembler à son grand amour perdu. Chercher à prendre la place des morts peut se révéler très dangereux, nous mettait en garde Hitchcock à travers le dénouement. Mais à cet instant-là, Gaspard n’en avait cure. Il lissa les plis de sa veste et sortit de la pièce en haussant les épaules.

2.

Dès le premier jour, quelque chose avait surpris Gaspard : pourquoi Bernard Benedick, héritier et exécuteur testamentaire de Sean, avait-il choisi de louer la maison en y laissant autant d’effets personnels du peintre ? La question refaisait surface aujourd’hui alors qu’il déambulait dans l’ancienne chambre de Lorenz et de Pénélope. Cela donnait une impression ambivalente. Celle agréable d’être dans un lieu familier ; celle plus perturbante de se retrouver malgré soi dans la peau d’un voyeur. Gaspard choisit de ne pas s’encombrer de scrupules et assuma — pour la bonne cause, se justifia-t-il — son statut de profanateur d’intimité. Il effectua une fouille exhaustive de la pièce, ouvrant tous les placards, les tiroirs, sondant les murs, vérifiant même les lattes du parquet malgré une certaine maladresse due à ses blessures aux mains. Sa moisson fut maigre. Sous le bureau en bois de palissandre, il trouva tout de même un caisson de rangement monté sur roulettes qui débordait de papiers et d’enveloppes.

Il en examina attentivement le contenu, découvrant des articles tirés des sites Web d’informations de journaux mainstream qui, de près ou de loin, se rapportaient à la mort de Julian. Les mêmes papiers du New York Times, du Daily News, du Post ou du Village Voice que Gaspard avait déjà lus la veille sur l’ordinateur de Madeline. Rien de très neuf en soi, sauf la confirmation qu’avant de mourir Lorenz s’était bien replongé dans l’enquête sur la mort de son fils. Plus surprenant, le meuble contenait aussi du courrier que le peintre avait continué à recevoir après sa mort. Les traditionnelles factures EDF et Orange, les montagnes de pubs, les courriers du Trésor public qui vous poursuivaient ad vitam aeternam

La porte adjacente à la suite parentale était celle de la chambre de Julian. Sur le seuil, Gaspard hésita un moment avant de s’infliger cette épreuve.

Aide-moi.

Il essaya de mettre ses émotions entre parenthèses et s’avança dans la pièce. Installée en rez-de-jardin, c’était une jolie chambre carrée et claire, au parquet poncé et aux meubles peints dans des couleurs pastel. Dans un calme de cathédrale, les rayons du soleil se déversaient à travers les fenêtres, enluminant un lit d’enfant recouvert d’une couverture beige, poudroyant la surface cirée d’une bibliothèque qui servait d’écrin à des livres illustrés et des petites voitures de collection. Un vrai tableau de Norman Rockwell.

Sans rien espérer trouver dans cette pièce, Gaspard demeura debout un long moment, immobile, comme sur les lieux d’un pèlerinage secret. L’endroit n’avait rien de morbide. Au contraire, la chambre semblait attendre le retour du gamin. Bientôt, le bambin rentrerait de l’école, ouvrirait les placards pour sortir ses Lego, son ardoise magique, ses figurines de dinosaures… Cette impression perdura dans son esprit jusqu’à ce qu’il aperçoive, posé sur l’oreiller, un chien en peluche éclaboussé de sang.

Gaspard se figea. Était-ce le jouet que trimballait Julian lorsqu’on l’avait enlevé ? Si c’était le cas, comment la peluche — une pièce à conviction — s’était-elle retrouvée ici ?

Il prit l’animal entre ses mains douloureuses. Le chien avait une bouille à la fois rigolote et débonnaire qui cadrait mal avec la traînée d’hémoglobine séchée qui lacérait son museau. Gaspard approcha le doudou de son visage et se rendit soudain compte qu’il ne s’agissait pas de sang, mais sans doute de chocolat. Il comprit alors sa méprise : la ruse classique des parents qui se débrouillaient pour avoir un doudou de rechange. Sur le museau du chien, aucune trace de l’odeur âcre de la peur. Ne s’y trouvait que celle, douce et chaude, de l’enfance, et c’était sans doute pourquoi Lorenz l’avait gardé comme une relique : des effluves de biscuits sortant du four qui évoquaient des images tranquilles de livre de lecture, un épi de blé mûr, la bogue brune et épineuse des châtaignes, des feuilles de platane voletant dans un vent chaud. Des instantanés qui apportèrent à Gaspard une certitude absolue : un chemin s’ouvrait devant lui et il irait jusqu’au bout de ce parcours, quelles qu’en puissent être les conséquences.

3.

« Neuf mois d’hiver, trois mois d’enfer. » Le vieux dicton castillan était le plus souvent injuste : il ne devait réellement pleuvoir que dix jours dans l’année à Madrid. Manque de chance, ce 22 décembre 2016 était l’un d’entre eux et, en débarquant dans la capitale espagnole, Madeline avait trouvé une météo encore moins clémente qu’à Paris.

Après un vol pénible — à Charles-de-Gaulle, alors que son avion était sur le point de décoller, il avait perdu son créneau à cause d’un passager souffrant qu’il avait fallu débarquer —, Madeline avait atterri à Madrid-Barajas avec près de deux heures de retard pour enchaîner sur les réjouissances inhérentes à ce type de voyage. Le genre de complications qui mettaient Gaspard hors de lui : aéroport bondé, vacanciers excédés, attente interminable, impression avilissante d’être réduit à l’état de bétail humain. Après avoir enduré le bus exigu à la descente d’avion, elle avait embrayé avec le taxi déglingué qui puait la clope et la sueur. Une guimbarde aux vitres embuées par l’air vicié dans laquelle elle avait subi pendant près d’une heure à la fois les embouteillages de la dernière semaine de shopping avant Noël et la litanie sans fin des tubes de variété ibérique que crachait le poste de radio branché sur le Chérie FM local. Le Top 50 version Movida : Mecano, Los Elegantes, Alaska y Dinarama…

Coutances m’a contaminée ! se désola-t-elle en arrivant Calle Fuencarral, dans l’épicentre de Chueca, le bastion de la communauté gay madrilène. Elle sentit le danger. Surtout, ne pas céder à cette vision du monde pessimiste. Si elle commençait à appréhender la vie à travers le prisme noir de Gaspard Coutances, elle n’avait plus qu’à se flinguer.

Elle se força donc à adopter une attitude positive. Le chauffeur de taxi était exécrable, mais elle lui laissa tout de même un pourboire. À l’hôtel, personne ne l’aida à porter son bagage, mais elle se dit qu’elle n’en avait pas besoin. Sa chambre, réservée dans l’urgence, était oppressante, avec vue sur un chantier et une grue qui rouillait sur place, mais elle lui trouva néanmoins un certain charme. En outre, après l’intervention elle serait au repos et aurait tout le temps de chercher une location plus pittoresque.

Faire face. Ne pas faillir. Oublier le chaos qu’avait été sa vie jusqu’à présent, oublier la folie de Sean Lorenz, le drame de son fils, la fuite en avant de Coutances. Se concentrer sur l’édification de l’avenir qu’elle s’était choisi.

4.

À 16 heures, Gaspard déjeuna debout dans la cuisine d’une boîte de sardines et de tranches de pain de mie. Un goûter sur le pouce arrosé au Perrier citron.

Plus tard, comme il en avait pris maintenant l’habitude, il posa sur la platine l’un des vieux vinyles de jazz de la collection de Sean Lorenz. Puis il transféra dans le salon le caisson de rangement contenant le courrier du peintre et entreprit de décortiquer ces drôles d’archives.

Assis en tailleur sur le parquet, il travaillait déjà depuis une bonne heure lorsqu’il trouva un numéro encore sous blister de la revue Art in America. Gaspard déchira le plastique. La publication datait de janvier 2015. Comme en témoignait la carte de visite agrafée sur la couverture, c’était le directeur de la rédaction lui-même qui l’avait envoyée à Sean avec un petit mot de remerciements et de condoléances.

À l’intérieur, une dizaine de pages sur la soirée d’inauguration de l’exposition Sean Lorenz. A life in painting, qui s’était tenue au MoMA, le 3 décembre 2014, quelques jours avant l’enlèvement de Julian. En feuilletant le magazine, Gaspard comprit que cette soirée était davantage un événement mondain qu’une célébration de l’art. Sponsorisée par une marque de luxe, la petite sauterie avait drainé une foule d’invités prestigieux. Sur les photos de la revue, Gaspard reconnut Michael Bloomberg, l’ancien maire de la ville, ainsi qu’Andrew Cuomo, le gouverneur de New York. Sur d’autres clichés, on apercevait les marchands d’art Charles Saatchi et Larry Gagosian. En tenue très décolletée, Pénélope Lorenz, encore à l’acmé de sa beauté, était en grande discussion avec Sarah Jessica Parker et Julian Schnabel. Les légendes des clichés mentionnaient également une ribambelle de mannequins et de jeunes socialites dont Gaspard n’avait jamais entendu parler.

Sur les photos, Sean Lorenz donnait l’impression d’être absent et vaguement mal à l’aise. Gaspard le devinait gêné par la vanité et le faste de la soirée. L’ascétisme et la pureté de ses dernières peintures étaient à l’opposé de ce genre de réception où l’on ne venait que pour être vu. Son visage était figé par un masque d’angoisse, comme s’il avait conscience que le firmament de sa carrière était aussi forcément l’antichambre de sa chute. Comme s’il distinguait déjà, derrière le Capitole, l’ombre de la roche Tarpéienne. Comme si la mort de Julian était déjà inscrite dans la douce décadence de cette soirée-là.

Pour être tout à fait honnête, Sean avait tout de même le sourire sur une photo. Un cliché avec un flic portant la tenue réglementaire du NYPD : uniforme bleu foncé et casquette à huit pointes. Un encadré précisait que l’officier, un certain Adriano Sotomayor, était un ami d’enfance de Sean Lorenz et que les deux hommes ne s’étaient plus vus depuis vingt-deux ans. En regardant attentivement le cliché, Gaspard reconnut le Latino un peu fiérot qui roulait des mécaniques sur les photos de jeunesse qu’il avait aperçues dans la monographie. Il se leva pour vérifier l’information dans le livre-somme rangé dans la bibliothèque. Il n’y avait aucun doute possible : Sotomayor était bien le troisième membre des Artificiers. Celui qui signait ses tags du pseudonyme NightShift. Avec les années, son visage s’était épaissi, l’arrogance d’antan avait laissé la place à plus de bonhomie, mais les traits avaient gardé un côté « taillés au couteau » qui le faisait ressembler à l’acteur Benicio del Toro.

Gaspard enregistra l’information dans un coin de sa tête et referma le magazine. Lorsqu’il se leva pour se préparer un nouveau café, le besoin d’alcool qui l’avait épargné depuis plus de vingt-quatre heures l’empoigna de manière fulgurante. D’expérience, il savait qu’il devait agir avec célérité s’il voulait avoir une chance d’endiguer ses démons. C’est ce qu’il s’employa à faire en vidant dans l’évier les trois bouteilles de grand cru et le fond de whisky qui restaient dans la maison. Pendant un moment de flottement, il endura plusieurs spasmes brefs. Une suée trempa son front puis il sentit que la vague d’angoisse refluait et qu’il avait réussi à éteindre l’incendie avant qu’il ne se propage. En guise de récompense, il piqua une cigarette déjà roulée dans le paquet de tabac blond que Madeline avait oublié sur le comptoir de la cuisine. Un poison contre un autre, le fameux « coefficient d’adversité des choses »[18] de Sartre, si prégnant qu’il faut à l’homme « des années de patience pour obtenir le plus infime résultat ». On a les victoires qu’on peut.

Cigarette au bec, Gaspard mit la face B du 33 tours sur la platine — un vieux Joe Mooney de derrière les fagots —, puis se replongea dans le travail, relisant certains articles sur son nouveau smartphone avant de s’attaquer au reste du courrier non ouvert.

Parmi les factures, il s’attarda sur les relevés détaillés de la ligne téléphonique. Lorenz téléphonait peu, mais ces documents faisaient office de véritables fadettes qui permettaient de préciser les contours de l’emploi du temps du peintre dans les jours qui avaient précédé sa mort. Certains numéros étaient français, d’autres américains. Gaspard procéda de façon basique, appelant tous les correspondants dans l’ordre chronologique. Il tomba successivement sur le secrétariat de cardiologie de l’hôpital Bichat, sur le cabinet du docteur Fitoussi, un cardiologue du 7e arrondissement, puis sur une pharmacie du boulevard Raspail. Parmi les numéros d’outre-Atlantique, l’un retint particulièrement son attention, car Lorenz avait cherché à le joindre deux fois sans succès. Il avait insisté le jour suivant et, cette fois, il avait réussi à établir une communication. Gaspard tomba sur le répondeur d’un certain Cliff Eastman, dont le message impersonnel était délivré par la voix rauque mais enjouée d’un gros fumeur ou d’un gros buveur de whisky (ou plus vraisemblablement d’un mélange des deux, les vices aimant bien voyager par paires).

À tout hasard, il laissa un message en demandant qu’on le rappelle, puis il continua à décortiquer les archives de Sean, auscultant la bibliothèque, ouvrant tous les ouvrages, découpant certains articles ou certaines photos de la monographie pour les coller sur le grand cahier à spirale sur lequel il avait prévu d’écrire sa pièce de théâtre. Entre un beau livre de Salgado et le Maus de Spiegelman, il trouva un vieux plan de New York et s’en servit pour mieux appréhender les distances et les déplacements, plaçant des croix de couleurs différentes pour matérialiser les lieux en lien avec l’enquête : l’endroit où Julian avait été enlevé, celui où il avait été séquestré avec sa mère, le pont depuis lequel Beatriz Muñoz l’avait prétendument balancé dans le fleuve, la station de métro où elle s’était suicidée…

Emporté par son élan, Gaspard ne vit pas le temps passer. Lorsqu’il releva la tête, la nuit était tombée. Joe Mooney avait depuis longtemps cessé de chanter. Il regarda sa montre et se souvint qu’il avait un rendez-vous.

12 Black hole

On n’est libre qu’en étant seul.

Arthur SCHOPENHAUER[19]

1.

L’agence de Karen Lieberman avait ses bureaux rue de la Coutellerie, dans le 1er arrondissement, pas très loin de l’Hôtel de Ville et du Centre Pompidou.

Gaspard n’était venu ici qu’une seule fois, douze ans plus tôt, lors des débuts de sa collaboration avec Karen. Le reste du temps, c’était son agent elle-même qui se déplaçait. Et Gaspard regrettait de ne pas en avoir exigé autant cette fois-ci : le trajet depuis la rue du Cherche-Midi l’avait replongé dans l’ambiance agressive et sinistre de ce Paris grisâtre. Il avait les nerfs à vif, l’impression d’être en terrain hostile, et la sensation de manque n’arrangeait rien.

L’endroit était tel qu’il s’en souvenait : un porche un peu décrépit — recouvert d’une multitude de plaques de professions libérales — qui permettait d’accéder à une courette sans caractère où s’élevait un deuxième immeuble, bien moins cossu que celui qui donnait sur la rue. De la taille d’un cercueil, l’ascenseur était d’une lenteur affligeante. Surtout, il donnait l’impression de pouvoir rendre l’âme à tout moment. Après une hésitation, Gaspard décida de monter les six étages à pied.

Il arriva hors d’haleine devant l’entrée, sonna et attendit qu’on débloque la porte avant de pénétrer dans des bureaux mansardés. Il constata avec satisfaction que l’entrée — où avaient été disposées quelques chaises pour servir de salle d’attente — était vide. Comme Karen avait sous contrat une vingtaine d’écrivains, de dramaturges et de scénaristes, Gaspard avait redouté d’y croiser un de ses pseudo-collègues et de devoir se fendre de cinq minutes de bavardage et de civilités. « La solitude a deux avantages : d’abord d’être avec soi-même, ensuite de n’être pas avec les autres. » Schopenhauer avait dit un jour un truc dans le genre, pensa-t-il en s’avançant vers le bureau de l’assistant de Karen.

C’était un jeune type qui croyait avoir un style — barbe de hipster, tatouages faussement rebelles, coupe de cheveux undercut, bottes Chukka et chemise en denim cintrée — alors qu’il n’était que le clone de tous ses potes qui avaient cherché à recréer Williamsburg et Kreuzberg près du canal Saint-Martin. Circonstance aggravante, le type dévisagea Gaspard avant de lui demander son nom d’un air méfiant. Un comble alors qu’il assurait à lui tout seul les trois quarts du chiffre d’affaires de l’agence !

— C’est moi qui paie ton salaire, toquard ! s’énerva-t-il en se dirigeant d’autorité vers la porte du bureau de Karen sous le regard médusé de l’assistant.

— Gaspard ? l’accueillit son agent.

Alertée par les éclats de voix, elle avait contourné son bureau pour venir à sa rencontre. Corps de liane, cheveux blonds et courts, Karen Lieberman frisait les quarante-cinq printemps, mais s’habillait de la même manière depuis Janson-de-Sailly : jean 501, chemisier blanc, pull col en V et mocassins couleur saint-émilion. C’était l’agent de Gaspard, mais aussi son avocate, sa comptable, son assistante, son attachée de presse, sa conseillère fiscale et son agent immobilier. En échange de 20 % de ses revenus, Karen était son interface avec l’extérieur. Le bouclier qui lui permettait de vivre à sa guise et de dire merde à tout le monde. Ce qu’il ne se privait pas de faire.

— Comment va le plus sauvage de mes auteurs ?

Il l’arrêta sèchement :

— Je ne suis pas ton auteur. C’est toi qui es mon employée, ce n’est pas tout à fait la même chose.

— Gaspard Coutances dans toute sa splendeur ! rétorqua-t-elle. Goujat, bougon, ombrageux…

Elle l’invita à s’asseoir.

— On n’avait pas rendez-vous au restaurant ?

— Avant, j’ai besoin que tu m’imprimes des documents importants, expliqua-t-il en sortant son smartphone de sa poche. Des articles que j’ai trouvés sur Internet.

— Transfère-les à Florent, il…

— C’est important, je t’ai dit ! Je veux que ce soit toi qui le fasses, pas ton gigolo.

— Comme tu voudras. Ah ! j’ai eu Bernard Benedick au téléphone. Il m’a assuré que tout était réglé à propos de la maison. La fille est partie apparemment. Tu vas pouvoir en profiter. Seul.

Il secoua la tête.

— Comme si je n’étais pas au courant ! De toute façon, je ne vais pas y rester.

— Bien sûr, ce serait trop simple, soupira Karen. Je te sers un whisky ?

— Non, merci. J’ai décidé de mettre la pédale douce sur l’alcool.

Elle le regarda avec des yeux ronds.

— Tout va bien, Gaspard ?

Il annonça tout net :

— Je ne vais pas écrire de pièce cette année.

Il put presque voir défiler dans l’esprit de Karen l’avalanche de conséquences qu’aurait sa décision, dénonciation de contrats, désistement de salles, annulation de voyages… Pourtant il fallut moins de deux secondes à son agent pour demander d’une voix neutre :

— Vraiment ? Pourquoi ?

Il haussa les épaules et secoua la tête.

— Une pièce de Coutances de plus ou de moins, je ne pense pas que ça changera beaucoup l’histoire du théâtre…

Comme Karen demeurait silencieuse, il enfonça le clou :

— Soyons honnêtes, j’ai fait le tour de la question. Ces dernières années, je me répète un peu, non ?

Cette fois, elle réagit :

— Sur le thème « le monde est moche, les gens sont cons », peut-être. Mais tu peux essayer d’écrire sur autre chose.

Gaspard grimaça.

— Je ne vois pas très bien sur quoi.

Il se leva pour attraper une cigarette dans le paquet posé sur le bureau et sortit la fumer sur le balcon.

— Tu es amoureux, c’est ça ? s’écria Karen en le rejoignant.

— Non. Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je redoutais que ça t’arrive un jour, se lamenta-t-elle.

Il se défendit :

— Parce que je ne veux plus écrire, tu en conclus que je suis amoureux ? C’est tordu comme raisonnement.

— Tu as acheté un téléphone portable. Toi ! Tu ne bois plus, tu t’es rasé, tu n’as plus tes lunettes, tu portes des costards et tu sens la lavande ! Alors oui, je crois vraiment que tu es amoureux.

L’air absent, Gaspard tira sur sa cigarette. Le bruit de la ville bourdonnait dans la nuit douce et moite. Appuyé contre la rambarde, il fixait la tour Saint-Jacques, solitaire et incomplète, qui brillait à deux pas de la Seine.

— Pourquoi tu m’as laissé dans ce trou ? demanda-t-il soudain.

— Quel trou ?

— Celui dans lequel je végète depuis tant d’années.

À son tour, elle alluma une cigarette.

— Il me semble que c’est toi qui t’y es enfermé tout seul, Gaspard. Tu as même méticuleusement organisé tout le fonctionnement de ta vie pour être certain de ne pas en sortir.

— Je sais bien, mais quand même, on est amis, tu…

— Tu es un dramaturge, Gaspard, tes seuls amis sont les personnages de tes pièces.

Il poursuivit :

— Tu aurais pu essayer, tenter quelque chose…

Elle réfléchit un moment, puis :

— Tu veux la vérité ? Je t’ai laissé dans ce trou parce que c’était l’endroit où tu pouvais écrire tes meilleures pièces. Dans la solitude, dans l’insatisfaction, dans la tristesse.

— Je ne vois pas le rapport.

— Au contraire, tu vois très bien le rapport. Et crois-en mon expérience : le bonheur, c’est agréable à vivre, mais ce n’est pas très bon pour la création. Tu connais des artistes épanouis, toi ?

Maintenant qu’elle était lancée, Karen développait sa pensée avec passion, adossée à l’embrasure de la fenêtre :

— Dès qu’un de mes auteurs me dit qu’il est heureux, je commence à m’inquiéter. Souviens-toi de ce que répétait tout le temps Truffaut : « L’art est plus important que la vie. » Et ça tombe bien, parce que jusqu’à présent, tu n’aimais pas grand-chose dans la vie, Gaspard. Tu n’aimes pas les gens, tu n’aimes pas l’humanité, tu n’aimes pas les enfants, tu…

Alors qu’il levait la main pour l’interrompre, son téléphone sonna. Il regarda l’écran : un appel en provenance des États-Unis.

— Tu m’excuses ?

2.

Madrid. Dix-sept heures et il faisait presque nuit.

Avant de quitter son hôtel, Madeline demanda qu’on lui prête un parapluie, mais n’obtint qu’un refus poli du type de la réception. Nevermind. Elle sortit sous la pluie en décidant d’ignorer le mauvais temps comme elle ignorerait toutes les contrariétés. À deux pas, elle trouva une farmacia et y présenta son ordonnance : antibiotiques pour se protéger des infections pendant l’opération et nouveau dosage d’hormones pour stimuler la libération d’ovocytes. Un traitement novateur qui permettait de réduire de vingt-quatre heures le délai habituel entre l’injection d’hormones et le prélèvement d’ovocytes. Mauvaise pioche : elle dut faire trois autres officines pour obtenir ce qu’elle cherchait. À 18 heures, elle essaya de jouer à la touriste et de musarder entre Chueca et Malasaña. Théoriquement, c’était un quartier créatif et vivant. À la fin de l’été, Madeline avait pris plaisir à déambuler dans ses rues colorées, ses friperies et ses cafés à l’ambiance festive. Aujourd’hui, c’était une autre histoire. Noyée sous le déluge, Madrid semblait vivre ses dernières heures avant l’apocalypse. Depuis le début de l’après-midi, un attelage infernal de pluie diluvienne et de rafales balayait chaque recoin de la ville, semant le désordre, provoquant des inondations et des embouteillages.

Comme elle avait faim, elle se mit en tête de retourner dans le petit restaurant où elle avait déjeuné lors de son précédent séjour, mais elle n’en retrouva pas le chemin. Le ciel était tellement bas qu’il menaçait de s’écorcher sur les coupoles à tambour qui dominaient la cité royale. Dans la nuit tombante et sous la pluie, les rues et les avenues se ressemblaient toutes, et le plan qu’elle avait pris à la réception de l’hôtel était en train de se décomposer entre ses mains. Calle de Hortaleza, calle de Mejía Lequerica, calle Argensola : les noms et les sonorités se mélangeaient, sa vue se brouillait. Complètement paumée, elle échoua finalement dans un établissement vétuste. Le tartare de daurade qu’elle commanda arriva noyé dans de la mayonnaise et la tarte aux pommes n’était qu’à moitié décongelée.

Précédant un long coup de tonnerre, un éclair puissant stria le ciel d’encre, figeant pendant un bref instant son reflet en négatif sur la vitre fouettée par la pluie. En découvrant son image, Madeline fut prise d’un spleen inattendu. Sa solitude et son désarroi lui apparurent dans toute leur crudité. Elle repensa à Coutances. À son énergie et à son humour, à sa vivacité intellectuelle. Le misanthrope était un drôle de Janus. Un personnage inclassable, attachant, contradictoire. Prisonnier d’un schéma mental, il dégageait, malgré son pessimisme, une force tranquille et rassurante. En ce moment, elle aurait bien eu besoin de son ressort, de sa chaleur et même de sa mauvaise foi. À deux, au moins, ils auraient pu râler ensemble sur leur galère.

Madeline avala ses antibios avec un mauvais déca puis regagna son hôtel. Injection d’hormones, bain brûlant, demi-bouteille de rioja trouvée dans le minibar, qui lui fila presque instantanément la migraine.

Il n’était même pas 22 heures lorsqu’elle se pelotonna dans son lit sous les draps et les couvertures.

Demain serait un jour important dans sa vie. Peut-être le début d’une nouvelle existence. Pour s’endormir sur une pensée positive, elle essaya d’imaginer à quoi pourrait ressembler l’enfant qu’elle désirait. Mais aucune image ne se forma dans sa tête, comme si ce projet n’avait aucune réalité tangible et était condamné à rester à l’état de chimère. Alors qu’elle tentait de repousser cette vague de découragement et de trouver le sommeil, une image nette et puissante traversa son esprit. Le beau visage de Julian Lorenz : yeux rieurs, nez retroussé, boucles blondes, sourire irrésistible de petit garçon.

Dehors, le déluge continuait.

3.

Gaspard reconnut tout de suite la voix rocailleuse à l’autre bout du fil : Cliff Eastman, l’homme que Sean avait appelé à trois reprises quelques jours avant de mourir.

— Bonjour monsieur Eastman, merci infiniment de me rappeler.

En quelques phrases, Gaspard apprit que son interlocuteur était un ancien bibliothécaire qui coulait en temps normal une paisible retraite dans l’agglomération de Miami. Mais à trois jours de Noël, il se retrouvait coincé chez sa belle-fille dans l’État de Washington.

— Quatre-vingts centimètres de neige ! s’exclama-t-il. Circulation paralysée, routes bloquées, même le wifi a sauté. Résultat : je m’emmerde comme un rat mort.

— Prenez un bon livre, hasarda Gaspard pour entretenir la conversation.

— J’ai rien sous la main et ma belle-fille ne lit que des niaiseries : du cul, du cul et encore du cul ! Mais je n’ai pas très bien compris qui vous étiez. Un type de la caisse de retraite de Key Biscayne, c’est ça ?

— Pas vraiment, répondit le dramaturge. Est-ce que vous connaissez un certain Sean Lorenz ?

— Jamais entendu parler, c’est qui ?

Le vieux ponctuait chacune de ses phrases d’un claquement sonore de la langue.

— Un peintre célèbre. Il a cherché à vous joindre, il y a à peu près un an.

— P’têt bien, mais j’ai plus trop de mémoire à mon âge. Qu’est-ce qui me voulait, votre Picasso ?

— Justement, c’est ce que j’aimerais savoir.

Nouveaux bruits de mâchouillage.

— P’têt que c’était pas moi qu’il cherchait à joindre.

— Je ne comprends pas.

— Quand j’ai hérité de ce numéro de téléphone, j’ai reçu pendant quelques mois des appels de personnes qui souhaitaient parler au précédent titulaire de la ligne.

Gaspard fut parcouru d’un frisson. Il tenait peut-être quelque chose.

— Vraiment ? Comment s’appelait-il ?

Il lui sembla presque entendre Eastman qui se grattait la tête à l’autre bout du fil.

— Je sais plus trop, c’est loin tout ça. Le type avait le même nom qu’un sportif, je crois.

— Un sportif, c’est vague.

Le fil de la mémoire du vieux était ténu. Il ne fallait pas le casser ni le distendre.

— Faites un effort, s’il vous plaît.

— Je l’ai sur le bout de la langue. Un athlète, je crois. Oui, un sauteur qui a fait les Jeux olympiques.

Gaspard convoqua difficilement ses propres souvenirs. Le sport n’était pas précisément sa tasse de thé. La dernière fois qu’il avait regardé les Jeux olympiques à la télé, Mitterrand et Reagan devaient encore être aux affaires, Platini tirait des coups francs à la Juventus et Frankie Goes to Hollywood trustait la première place du Top 50. Il balança quelques noms pour la forme.

— Serguei Bubka, Thierry Vigneron…

— Non, pas des perchistes. Un sauteur en hauteur.

— Dick Fosbury ?

L’autre s’était pris au jeu :

— Non, un Latino, un Cubain.

Un flash.

— Javier Sotomayor !

— Voilà, c’est ça : Sotomayor.

Adriano Sotomayor. Quelques jours avant sa mort, alors qu’il était persuadé que son fils était encore en vie, Sean avait demandé de l’aide à son vieux copain des Artificiers devenu flic.

Il existait donc quelqu’un à New York capable de l’aider. Quelqu’un qui avait peut-être repris l’enquête sur la mort de Julian. Quelqu’un qui avait peut-être des informations inédites.

Alors que Gaspard était encore en ligne, Karen Lieberman l’observait à travers la vitre de son bureau. Lorsqu’elle remarqua un drôle de chien en peluche qui dépassait de sa poche, elle comprit que le Gaspard Coutances qu’elle avait connu n’existait plus.

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