Dimanche 25 décembre

22 Night Shift

Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour.

GENÈSE, 1,5

1.

Des flocons argentés saturaient le ciel comme une nuée d’insectes métalliques.

Il était 7 heures du matin lorsque Gaspard et Madeline arrivèrent au cimetière marin de Staten Island. Ils avaient roulé toute la nuit et étaient au-delà de l’épuisement. Pour tenir le coup, Madeline avait fumé cigarette sur cigarette et Gaspard avait vidé une Thermos de café. La neige les avait surpris dans les derniers kilomètres, tapissant la route d’une couche de plusieurs centimètres qui avait encore ralenti leur progression. C’est donc en bravant la tempête qu’ils avaient pénétré dans l’enceinte du Boat Graveyard.

Le terrain était ceinturé de clôtures en fil de fer barbelé et de pancartes alertant sur les dangers qu’il pouvait y avoir à s’y aventurer, mais il était beaucoup trop vaste pour interdire l’entrée à qui voulait s’y engager.

L’argument le plus dissuasif était encore l’odeur qui régnait sur la zone. C’était elle qui vous frappait d’abord : des effluves écœurants de poisson pourri et d’algues en décomposition. Un fumet qui contaminait l’atmosphère, vous soulevait le cœur et vous donnait des vertiges. Ce n’est qu’une fois que vous étiez parvenu à surmonter votre répulsion première que vous preniez pleinement conscience du panorama et de son étrange et paradoxale beauté.

Dans un ciel délayé au carbonate de plomb s’étendait un paysage de fin du monde. Un no man’s land sauvage, laissé en déshérence, envahi par des milliers d’épaves. Des barcasses qui pourrissaient dans la boue, des navires désossés, des péniches échouées dans la vase depuis des décennies, des cargos rouillés, des voiliers dont les mâts cliquetaient, jusqu’à la carcasse d’un bateau à aubes tout droit sortie du Mississippi.

L’horizon était vide. Il n’y avait pas âme qui vive, et pas un bruit à part les cris des mouettes qui tournoyaient au-dessus des épaves couvertes de rouille. On avait du mal à se croire à quelques encablures de Manhattan.

Depuis près d’une heure, Gaspard et Madeline cherchaient désespérément le Night Shift, mais l’étendue du cimetière compliquait leur tâche. Les flocons qui tombaient de plus en plus dru empêchaient de distinguer les bateaux dont les contours fantomatiques se perdaient entre ciel et mer.

Pour ne rien arranger, tout le cimetière n’était pas accessible en voiture. Il n’y avait pas de quais clairement identifiés, pas non plus d’accès bétonnés ou balisés. Selon les endroits, le pick-up roulait sur des chemins accidentés ou sur des avancées de terre en cul-de-sac qu’il valait mieux emprunter à pied sous peine de s’embourber.

C’est en parcourant l’une de ces traverses, après avoir dépassé une vaste lande sablonneuse dans laquelle était enlisé un remorqueur de l’armée, qu’un détail attira l’attention de Madeline. Des arbres de taille moyenne sortaient littéralement de l’eau. Une dizaine d’arbustes plantés des deux côtés d’un sentier de sable et de tourbe. Un agencement trop rectiligne pour être naturel. Qui viendrait planter de la végétation ici et pour quelle raison ? Elle balança un coup de pied pour casser une petite branche. Gaspard la ramassa pour l’inspecter.

— On dirait que le bois saigne, fit-il remarquer en désignant la sève rouge du bois.

— Putain, lâcha-t-elle. Ces arbres…

— Quoi ?

— Ce sont des aulnes.

L’arbre qui pleure du sang. L’arbre de la résurrection après le carnage de l’hiver. Celui de la vie après la mort.

2.

Guidés par la haie d’aulnes, ils parcoururent une centaine de mètres sur un mauvais chemin en planches jusqu’à apercevoir la silhouette haute et compacte d’un bateau qui croupissait, amarré le long d’un ponton de fortune.

Le Night Shift était un chalutier de pêche arrière long de plus de vingt mètres. Une masse de ferraille encalminée, enkystée de rouille, d’algues et de limon.

Sans une seconde d’hésitation, Madeline s’aida d’une planche pour atteindre la rampe et sauter sur le bateau. Affrontant le vent de face, elle se faufila sous le portique, enjamba le treuil et rejoignit la passerelle. Gaspard la suivit. La neige était en train de geler, transformant le sol en patinoire. Le pont était envahi de gros cordages, de poulies, de câbles, de filets déchirés, de pneus éventrés.

Un escalier glissant permettait d’accéder à la timonerie. L’endroit commençait à prendre l’eau. Le plancher était défoncé et les murs suintaient d’une humidité malsaine. Recouvert d’une saleté poisseuse, le compartiment de pilotage était dévasté : la barre, les radars, les radios et autres appareils de navigation avaient tous disparu. Pendant au mur, à côté d’un extincteur qui avait rendu l’âme, Madeline avisa un document plastifié à moitié moisi : un plan du chalutier qui récapitulait les mesures de sécurité à suivre en cas d’incendie.

Ils quittèrent la timonerie et empruntèrent une sorte de pont portugais qui permettait d’accéder au poste d’équipage où la plupart des cloisons en bois avaient été abattues. D’abord, un couloir étroit encombré d’une vieille cuisinière et d’un congélateur, puis deux cabines délabrées qu’on avait transformées en salle de chantier. Dans un coin, des sacs de ciment, une pioche, une truelle et quantité d’autres outils avaient été entreposés sous une bâche en PVC. Sur une autre ancienne couchette, au milieu de tessons de bouteilles et des cadavres de rats, on trouvait des dizaines de cartons vides en train de pourrir dans des flaques d’eau croupie. Madeline déchira une des étiquettes scotchées sur les emballages et la montra à Gaspard : LyoφFoods, l’entreprise spécialisée dans la vente de rations de survie…

Jamais ils n’avaient été aussi près de la vérité.

En s’aidant du plan, ils descendirent dans ce qui avait dû être la salle des machines et qui était aujourd’hui le royaume des rats et de la corrosion. À leur arrivée, les bestioles décampèrent pour se réfugier derrière la tuyauterie qui courait au sol. Au fond de la pièce, une porte métallique bouffée par la rouille. Fermée. Madeline demanda à Coutances de l’éclairer pendant qu’elle essayait de la faire céder. Barre à mine, pied-de-biche : rien n’y fit.

Ils retournèrent sur le pont et, toujours grâce à leur carte, cherchèrent une autre entrée pour accéder à la cale. Sans succès. S’il y avait eu autrefois un accès, il avait dû être condamné.

Refusant d’abandonner, ils arpentèrent tous les recoins du pont. Le vent mugissait, les obligeant à hurler pour s’entendre. Des bourrasques furieuses déferlaient sur eux, les faisant chanceler. Tant bien que mal, ils essayèrent de balayer la neige avec leurs pieds. Leurs mouvements se voulaient rapides, mais leurs membres congelés semblaient ne plus leur appartenir. Au bout d’un moment, ils renoncèrent à se parler, préférant communiquer par gestes.

De chaque côté des enrouleurs de chalut, ils remarquèrent deux larges bandes de verre dépoli. Deux courtes tranchées constituées de briques d’aspect givré qui couraient sur le sol. Gaspard pensa tout de suite au principe du saut-de-loup ou de la cour anglaise : permettre à la lumière naturelle d’éclairer un sous-sol. Plus loin, Madeline découvrit deux bandes grillagées fixées selon le même principe. Des grilles d’aération.

Elle courut jusqu’au poste d’équipage et revint avec une pioche. Elle crut d’abord qu’elle allait facilement réussir à faire voler en éclats le plafond de verre, mais la plaque était d’une épaisseur peu commune. Elle y mit toute sa force et s’y reprit à plusieurs fois. Il lui fallut un bon quart d’heure pour parvenir à percer la dalle vitrifiée, puis elle termina le travail à la barre à mine pour dessouder tous les carreaux. Immédiatement, la neige s’engouffra dans l’espace.

Craquant un des tubes fluo qu’elle portait à la ceinture, elle le balança dans le trou qu’elle avait ouvert. Trois mètres de vide s’ouvraient sous ses pieds.

— Il y a une échelle de corde dans la passerelle. Je vais la chercher ! cria-t-elle en faisant demi-tour.

Gaspard resta seul devant le gouffre. Halluciné, fou, hagard. Les effluves épouvantables qui s’en échappaient — poisson, merde, urine… — le firent sortir de son égarement. Quelqu’un avait été séquestré ici, c’était certain.

Il se persuada qu’il entendait une voix mêlée au bruit du vent. Une voix qui l’appelait. Alors, il n’eut pas la patience d’attendre le retour de Madeline.

Il enleva sa veste et sauta dans la cale.

3.

Gaspard se réceptionna lourdement en roulant sur lui-même dans la poussière. Alors qu’il se relevait, la puanteur abominable lui souleva le cœur. Cette odeur, il la connaissait : c’était celle de la mort. Il ramassa le bâton lumineux et avança dans la pénombre.

— Il y a quelqu’un ?

La seule réponse fut celle du blizzard qui faisait tanguer le navire.

Toutes les lucarnes et tous les hublots avaient été condamnés. Même si chaque goulée d’air vicié était un supplice, cette partie basse du bateau était moins humide que le reste de l’épave. L’atmosphère y était plus rêche, et plus on progressait vers l’arrière de la coque, plus on s’enfonçait dans le silence. La tempête paraissait d’un seul coup très lointaine, comme si on était projeté dans un univers parallèle.

À mesure que les yeux de Gaspard s’acclimataient à l’obscurité, il s’aperçut qu’il ne se trouvait pas dans la cale, mais à l’intérieur d’une sorte de salle de travail dans laquelle les pêcheurs devaient trier et éviscérer le poisson.

Il passa devant un tapis roulant, un gros bac en inox, une rangée de crochets de manutention et de goulottes en métal. C’est derrière un empilement de caillebotis qu’il trouva ce qu’il savait inéluctable depuis qu’il avait senti l’odeur de mort : le cadavre de Bianca Sotomayor. Le corps de la vieille femme était allongé au sol, couché en chien de fusil au milieu des parpaings.

Gaspard approcha sa lampe du cadavre. Les restes de Bianca ne ressemblaient plus à rien. Sa peau boursouflée, recouverte de cloques et luisante comme une éponge, était en train de se décoller. Ses ongles se détachaient, son corps, enfin, tantôt jaunâtre et tantôt noir, cristallisait un des derniers stades de l’horreur. Gaspard tenta de ne pas perdre pied devant cette vision insoutenable. Si, malgré le froid, l’odeur de putréfaction était si forte, cela signifiait que Bianca n’était pas morte depuis très longtemps. Il n’était pas médecin, mais il aurait parié sur trois semaines. Sans doute moins d’un mois en tout cas.

Gaspard s’enfonça plus en avant dans le corridor sombre, se laissant envelopper par la puissance de l’obscurité. À présent, la peur et le froid glissaient sur lui. Il était aux aguets, tendu, pleinement dans l’action. Il était prêt à tout. Ce moment était celui qu’il attendait depuis vingt ans. Le dénouement de quelque chose qui avait commencé bien avant qu’il entende parler de Sean Lorenz. L’issue d’un combat entre la part d’ombre et la part de lumière qui avaient toujours coexisté en lui.

Ces dernières journées avaient été inattendues, pleines de surprises. Lorsqu’il avait débarqué à Paris, il y a cinq jours, il ne se doutait pas un instant qu’au lieu d’écrire une pièce de théâtre, il allait endosser l’équipement de spéléologue de sa propre vie pour y combattre ses démons et se découvrir des traits de caractère qu’il pensait éteints à jamais.

Il avait canalisé tout ce qui lui restait de force, d’intelligence et de conviction. Plusieurs fois, il avait été tout près de sombrer, mais il était encore debout. Peut-être plus pour très longtemps, mais au moins était-il arrivé jusque-là. Au bord de l’abîme. Dans l’antre du monstre. Prêt pour l’ultime affrontement, car les monstres ne meurent jamais vraiment.

— Il y a quelqu’un ?

Il avançait toujours dans le noir. Le tube fluo devait être défectueux, car il n’éclairait presque plus. Tout à coup, la dénivelée s’accentua et le passage se resserra. Il n’y voyait plus grand-chose. Il devina plus qu’il ne les distinguait des piles de boîtes de conserve, deux paillasses, un tas de couvertures. Et encore des cartons, des cagettes recouvertes de toiles d’araignée.

Puis vint un moment où il ne put plus progresser. Il venait de se heurter à un mur de caillebotis empilés devant un nouvel entrelacs de tuyaux et de conduites en fonte.

C’est à ce moment que le bâton lumineux rendit l’âme. Gaspard revint quelques pas en arrière puis s’arrêta. À tâtons, il se dirigea vers le bruit léger d’une soufflerie qui provenait d’un gros tuyau d’évacuation. Il s’accroupit, se dit qu’il était peut-être trop gros pour pénétrer dans le boyau, mais y pénétra quand même.

Il se mit à ramper dans le noir. Depuis qu’il avait sauté dans la cale, il savait qu’il ne reviendrait pas en arrière sans lui. Il savait que la suite de sa vie se jouait donc précisément ici. Pour arriver jusque-là, il avait arrimé son existence à celle de Julian Lorenz. Un pacte implicite. Un pari fou de vieux joueur de poker qui pour sa dernière partie décide de mettre sur la table tous ses jetons et de jouer sa vie à mille contre un. Le pari qu’il existe une lumière qui vaincra vos ténèbres.

Dans le noir, Gaspard progressait, le ventre collé au sol. Un poids lui écrasait la poitrine. Ses oreilles bourdonnaient. Lentement, il avait l’impression de quitter le bateau. Il ne percevait plus le bercement du roulis, il n’entendait plus le chalutier grincer ni craquer de toutes parts. Il ne sentait plus les effluves d’essence, de peinture et de bois mouillé. Il n’y avait que l’obscurité qui le happait, noire comme du charbon. Et dans l’air, une odeur de terre calcinée. Et au bout du tunnel, l’escarbille qui se met parfois à briller lorsqu’on remue les cendres.

C’est alors qu’il le vit.

4.

Coutances courait sous la neige.

L’air glacé brûlait ses poumons et piquait ses yeux. Battus par le vent, les flocons lui cinglaient le visage. Comme il ne portait plus qu’une chemise, le froid le dévorait, le perforait, mais, à présent, il était immunisé contre la douleur.

Il avait entortillé Julian dans sa veste et le tenait serré contre lui.

Madeline était partie devant pour faire tourner le moteur de la voiture.

D’énormes mouettes grises tournoyaient toujours au-dessus de leurs têtes. Avec leur gueule de charognard, elles lançaient des cris fous et effrayants.

Coutances courait.

La tête baissée, presque collée au visage blanc de l’enfant, il essayait de lui transmettre tout ce qu’il pouvait. Sa chaleur, son souffle, sa vie.

Ses gestes n’étaient pas empruntés. Il savait exactement quoi faire. Il savait qu’il n’allait pas glisser sur le sol verglacé du ponton. Il savait que l’enfant n’allait pas lui claquer entre les doigts. Il l’avait examiné en sortant de la cale. Julian était choqué, incapable d’ouvrir les yeux après avoir vécu si longtemps dans la pénombre, mais Bianca avait dû s’occuper de lui jusqu’à son dernier souffle, car il était loin d’être mourant.

— Ça va aller, Julian, lui assura-t-il.

Les yeux clos, le petit tremblait et claquait des dents.

De sa main libre, Gaspard attrapa le chien en peluche qui dépassait de la poche de sa veste et le posa au creux du cou de l’enfant.

— Ça va aller, mon grand. Regarde, je t’ai ramené ton pote. Il va te réchauffer.

Coutances courait.

Ses mains blessées avaient recommencé à saigner. La douleur était telle qu’il ne pouvait plus les bouger. Mais il les bougeait quand même.

Coutances courait.

Les pneus crissèrent dans la neige. À travers la tempête de flocons, il distingua la voiture que Madeline avait rapprochée le plus possible de la berge. Il arrivait au bout du ponton lorsque Julian lui murmura quelque chose. Il crut avoir mal entendu et lui fit répéter.

— C’est toi, papa ? demanda l’enfant.

Coutances comprit d’où venait la méprise : la désorientation, les vêtements, le pouvoir du parfum de Lorenz qui imprégnait encore sa veste et sa chemise, le doudou…

Il se pencha vers l’enfant et ouvrit la bouche pour dissiper le malentendu, mais à la place, il s’entendit répondre :

— Oui, c’est moi.

5.

Avec ses quatre roues motrices, le pick-up progressait sans trop de difficulté sur les routes enneigées. Le confort feutré de l’habitacle amortissait la rudesse du monde extérieur et contrastait avec le froid polaire qui régnait à l’extérieur. Le chauffage tournait à fond, le moteur ronronnait, la radio était branchée en sourdine sur 10–10 Wins, la station locale, qui tous les quarts d’heure faisait un point précis sur les conditions de circulation.

Gaspard et Madeline n’avaient pas prononcé la moindre parole depuis une demi-heure qu’ils avaient quitté le cimetière marin. Gaspard tenait toujours Julian qui semblait s’être endormi contre lui. Recroquevillé et emmitouflé dans la veste de son père, l’enfant n’offrait au regard qu’une touffe épaisse de cheveux blonds emmêlés. Les quatre doigts de sa main gauche avaient agrippé celle de Gaspard et ne la lâchaient plus.

Les yeux brûlants, Madeline venait d’entrer dans le GPS l’adresse du Bellevue Hospital de Manhattan. Ils se trouvaient sur l’Interstate 95, au niveau de Secaucus dans le New Jersey. En ce jour férié, il n’y avait pas grand monde sur les routes, même si les conditions météorologiques compliquaient considérablement la circulation.

À cent mètres de l’entrée du Lincoln Tunnel, la circulation ralentit encore pour ne plus se faire que sur une seule voie. Entre les va-et-vient des balais d’essuie-glace, Gaspard apercevait les véhicules des services de la mairie qui encadraient une épandeuse en train de saler l’autoroute. Sur la file de gauche, les voitures roulaient au pas, pare-chocs contre pare-chocs. Puis s’immobilisèrent complètement.

Et maintenant ?

Gaspard songea à la phrase d’Hemingway : « Aux plus importantes croisées des chemins de notre vie, il n’y a pas de signalisation. » En ce matin de Noël, il lui sembla au contraire qu’une balise lumineuse parfaitement lisible clignotait devant ses yeux. De nouveau, il songea au kairos : l’instant décisif, le moment où il fallait agir pour ne pas laisser filer sa chance. Le type même de moment qu’il n’avait jamais su négocier dans sa vie. C’était cocasse : il avait passé ces vingt dernières années à écrire des dialogues, alors qu’il n’avait jamais su communiquer. Conscient que c’était maintenant ou jamais, il se lança et interpella Madeline :

— Pendant cent mètres l’avenir est encore ouvert, après il sera trop tard.

Madeline coupa le son de la radio et l’interrogea du regard. Gaspard poursuivit :

— Si tu tournes à droite vers Manhattan, tu écris les lignes d’une première histoire. Si tu continues vers le nord, tu en inventes une autre.

Comme elle ne comprenait pas où il voulait en venir, elle demanda :

— C’est quoi la première histoire ?

Cette fois Gaspard trouva les mots. La première histoire racontait la trajectoire de trois personnes aux destins cabossés : un écrivain ivrogne, une flic suicidaire, un petit garçon orphelin.

Dans la première histoire, l’écrivain et la flic prenaient le Lincoln Tunnel pour conduire le petit garçon aux urgences du Bellevue Hospital. Du pain bénit pour les journaleux, pour les voyeurs, pour les chiens. Le drame intime d’une famille serait exposé sur la place publique et disséqué, analysé sans nuance aucune. On ferait de cette histoire des articles putaclic sur les réseaux sociaux, de la bouillie feuilletonante pour les chaînes d’infos.

Dans la première histoire, le dramaturge finit par retourner dans sa montagne pour se renfermer encore un peu plus sur lui-même. Il continue à boire, à détester l’humanité, à ne plus supporter grand-chose en ce monde. Chaque matin est plus difficile que le précédent. Alors, il boit un peu plus en espérant hâter la fin du jeu.

La flic retourne peut-être à Madrid dans cette clinique de fertilité. Ou peut-être pas. Elle a envie de devenir mère, c’est vrai, mais aussi d’avoir quelqu’un pour l’épauler dans cette nouvelle vie. Parce qu’elle se sait fragile. Parce qu’elle se coltine toujours ce même mal-être qu’elle porte en elle depuis l’adolescence. Alors, bien sûr, par périodes, elle parvient à maquiller sa vie, réussissant parfois à faire croire aux autres — et même à elle-même — qu’elle est une jeune femme optimiste, spirituelle et équilibrée, alors que son esprit n’est que chaos, confusion, poussées de fièvre et odeur du sang.

Quant au gamin, c’est la grande inconnue. Orphelin d’un « peintre fou » et d’une reine de tous les excès, élevé pendant deux ans dans la cale d’un bateau par la mère d’un tueur en série. Quelle est sa vie ? On peut parier qu’elle est jalonnée par les allers et retours habituels entre les foyers et les familles d’accueil. Les visites chez les psys. La fausse compassion, la curiosité malsaine, l’étiquette de victime qui vous colle à la peau. Un regard vacillant qui a tendance à fuir, à s’enfoncer dans les souvenirs sombres de la cale d’un bateau.

Tout à coup, une deuxième voie se dégagea. Un agent de la voirie en gilet jaune leur fit signe d’avancer et la circulation se débloqua.

Incapable de prononcer la moindre phrase, Madeline dévisageait Gaspard, l’air perdue, tentant d’interpréter ses propos. Un concert de klaxons s’éleva des véhicules qui les suivaient. Madeline engagea la marche avant et le pick-up reprit sa course vers le Lincoln Tunnel. Coutances regardait le couperet se rapprocher. Cinquante mètres. Trente mètres. Dix mètres. Il avait joué sa dernière carte. À présent, la balle n’était plus dans son camp.

Madeline s’engagea sur la rampe qui menait à Manhattan. S’il existait une autre histoire, elle était de toute façon trop folle, trop risquée. Pas le genre de choses que l’on organise dans l’urgence.

Voilà, c’est terminé, pensa-t-il.

— Et la seconde histoire ? demanda-t-elle néanmoins.

— La seconde histoire, répondit Gaspard, c’est l’histoire d’une famille.

Cette fois, elle comprit ce que disait son regard : J’ai la certitude que personne ne pourra mieux que nous protéger cet enfant.

Alors, Madeline cligna des yeux, se frotta les paupières avec sa manche et prit une longue inspiration. Puis elle braqua brutalement son volant pour changer de file. In extremis, le pick-up franchit plusieurs lignes blanches, écrasant une barrière en plastique moulé et un plot de chantier.

Laissant Manhattan derrière elle, Madeline réussit à s’extraire de la circulation et accéléra pour tracer son chemin vers le nord.

6.

C’est comme ça qu’a débuté la seconde histoire, Julian.

L’histoire de notre famille.

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