Vendredi 23 décembre

13 Madrid

Le diable me suit jour et nuit parce qu’il redoute d’être seul.

Francis PICABIA

1.

Madrid. Huit heures.

Madeline fut réveillée par l’alarme programmée sur son téléphone. Elle se fit violence pour se mettre debout. Nuit de merde. Une de plus. Impossible de fermer l’œil jusqu’à 5 heures du matin avant qu’une lame de fond la fasse sombrer dans des profondeurs abyssales d’où il était brutal et difficile d’émerger.

Elle tira les rideaux pour constater avec soulagement que l’orage avait cessé. Elle sortit prendre un grand bol d’air sur le balcon. Le ciel restait grisâtre, mais à la lumière du jour, Chueca avait retrouvé une certaine gaieté. Elle se frotta les yeux, écrasa un bâillement. Elle aurait donné cher pour un double expresso, mais la ponction folliculaire nécessitait d’être à jeun. Sous la douche, elle se lava longuement avec le savon antiseptique en essayant de penser à tout sauf à l’anesthésie. Elle s’habilla simplement — collant opaque, chemise en jean boyfriend, robe-pull en laine, boots vernis. Les consignes étaient claires : pas de parfum, pas de maquillage et une ponctualité impérative au rendez-vous fixé par la clinique.

En descendant l’escalier vers le hall de l’hôtel, elle posa un casque sur ses oreilles et programma une playlist appropriée. Mélodie hongroise de Schubert, Concerto pour flûte et harpe de Mozart, Sonate pour piano no 28 de Beethoven. Une bande-son apaisante et entraînante qui lui donnait l’impression d’être légère lorsqu’elle se déplaçait à pied. La clinique n’était pas loin de l’hôtel et le trajet était balisé : rejoindre la place Alonzo-Martinez, parcourir un bon kilomètre sur la Calle Fernando el Santo puis traverser les jardinets de la « Castellana ». La clinique de fertilité — un petit établissement moderne protégé par des panneaux de verre sablé — se trouvait dans une rue perpendiculaire.

En chemin, Madeline avait envoyé un SMS à Louisa pour la prévenir de son arrivée imminente. La jeune infirmière vint à sa rencontre dans le hall. Effusions, échanges de nouvelles et de propos rassurants. Louisa la présenta à l’anesthésiste puis au médecin qui prit le temps de lui expliquer une nouvelle fois la procédure délicate de l’extraction des ovocytes. Elle s’effectuait à l’aide d’une très longue seringue que l’on introduisait jusqu’aux ovaires afin de pouvoir piquer dans les ovules pour y prélever les ovocytes.

— Mais c’est totalement indolore, affirma-t-il. Vous serez endormie tout le temps.

À moitié rassurée, Madeline se laissa conduire dans une pièce équipée d’un lit médicalisé à roulettes par laquelle les patients transitaient avant l’opération. Alors que l’infirmière s’éclipsait, Madeline rangea son sac et son téléphone dans le petit coffre à code prévu à cet effet. Puis elle se déshabilla et enfila la tenue de bloc réglementaire : blouse, charlotte, chaussons. Nue sous la chasuble de papier, elle se sentit soudain vulnérable et son inquiétude monta encore d’un cran.

Qu’on en finisse…

Enfin la porte s’ouvrit, mais le visage qui apparut dans l’embrasure n’était pas celui de Louisa ni d’un médecin. C’était celui de ce diable de Gaspard Coutances !

— Mais qu’est-ce que vous fichez là ? Comment avez-vous réussi à entrer ?

Il répondit en espagnol :

Porque tengo buena cara. Y he dicho que yo era su marido.[20]

— Je croyais que vous ne saviez pas mentir…

— J’ai beaucoup appris à votre contact.

— Dégagez tout de suite ! dit-elle en s’asseyant sur la couchette. Ou bien c’est moi qui vous mets dehors !

— Calmez-vous. J’ai du nouveau, et c’est pour vous en parler que j’ai sauté dans le premier avion ce matin.

— Du nouveau sur quoi ?

— Vous savez très bien.

— Foutez le camp !

Comme s’il n’avait rien entendu, il prit le fauteuil à côté d’elle, débarrassa un plateau sur roulettes de ses bouteilles d’eau et s’en servit comme d’un bureau pour poser ses affaires.

— Vous vous souvenez de Stockhausen ? commença-t-il.

— Non. Barrez-vous. Je ne veux pas parler avec vous. En plus, vous empestez la lavande. Et qu’est-ce que vous avez fait de vos lunettes ?

— On s’en fout. Stockhausen, c’est le nom du prétendu cardiologue américain de Sean. Celui dont on trouve mention sur l’agenda que vous a remis Benedick.

Il fallut à Madeline quelques secondes pour reprendre le fil.

— Le médecin avec qui Sean avait rendez-vous le jour de sa mort ?

— C’est ça, confirma Gaspard. Eh bien, ce type n’existe pas. Ou plutôt, il n’y a pas de cardiologue à New York du nom de Stockhausen.

Pour appuyer ses dires, il sortit de son sac à dos une liasse de feuilles imprimées correspondant à des requêtes sur le site américain des Pages jaunes.

— J’ai élargi les recherches à tout l’État : rien. Médicalement, d’ailleurs, ça ne tient pas : Lorenz était soigné à l’hôpital Bichat par l’une des meilleures équipes de cardiologie d’Europe. Quel intérêt aurait-il eu à consulter un médecin new-yorkais ?

— Et vous, quel intérêt avez-vous à venir me harceler jusqu’ici ?

Il leva la main en signe d’apaisement.

— Écoute-moi, s’il te plaît, Madeline.

— On se tutoie maintenant ?

— J’ai fouillé la maison de fond en comble. Dans le bureau de Sean, j’ai trouvé des dizaines d’articles qu’il avait imprimés. La plupart étaient des coupures de presse concernant l’enquête sur la mort de son fils, mais, parmi les articles, il y avait aussi celui-ci.

Il lui tendit plusieurs feuilles agrafées. C’était un long dossier que le New York Times Magazine avait consacré à des cold cases célèbres : la mort de Natalie Wood, les Cinq de Central Park, l’affaire Chandra Levy, celle des séquestrées de Cleveland, etc. Madeline se rendit à la page marquée d’un Post-it pour y découvrir… une photo d’elle-même. Elle se frotta les paupières. Elle avait presque oublié cet article consacré à l’affaire Alice Dixon. La gamine qu’elle avait retrouvée dans des circonstances incroyables trois ans après sa disparition. Son enquête la plus difficile, la plus douloureuse, celle qui avait failli l’achever, mais aussi celle qui avait connu l’épilogue le plus satisfaisant. Un des moments heureux de sa vie. Qui paraissait terriblement loin aujourd’hui.

— Lorenz avait cet article chez lui ?

— Comme tu le vois. Il avait même surligné certains passages.

Elle lut en silence les bouts de phrase mis en évidence au Stabilo :

[…] c’était sans compter sur Madeline Greene, une flic opiniâtre de la Crim de Manchester […] ne lâche jamais le morceau […] dont les efforts finiront par payer […] la jeune Anglaise travaille aujourd’hui entre l’Upper East Side et Harlem, dans les bureaux du NYPD Cold Case Squad situés près de l’hôpital Mount Sinai.

La présence de cet article chez Lorenz étonnait Madeline, mais elle le rendit à Gaspard sans en dire un mot.

— C’est tout ce que ça te fait ?

— À quoi vous vous attendiez ?

— Mais enfin, c’est évident : Lorenz n’était pas à New York pour voir un médecin. Il était à Manhattan pour te voir, TOI !

Elle s’agaça.

— Juste parce qu’il avait chez lui un vieil article sur moi ? Vous grillez les étapes, Coutances. Écoutez, ça suffit, j’aimerais me concentrer sur ma vie privée, là.

Mais Gaspard ne voulait pas en démordre. Il déplia sur la tablette le plan de Manhattan qu’il avait annoté la veille et pointa une croix avec son stylo.

— Sean Lorenz est mort ici, en pleine rue, au croisement de la 103e et de Madison.

— Et après ?

— Où étaient les bureaux dans lesquels tu travaillais à l’époque ?

Elle fixa la carte sans répondre.

— Ici ! pointa-t-il. Un pâté de maisons plus loin ! Ça ne peut pas être un hasard.

Les yeux plissés, le regard concentré sur la carte, Madeline resta silencieuse. Coutances abattit sa dernière carte alors qu’un infirmier entrait dans la pièce.

— Mademoiselle Greene ?

— Voici la dernière facture téléphonique de Sean, affirma Gaspard sans paraître remarquer sa présence, en agitant deux feuilles agrafées ensemble. On y trouve le relevé détaillé des appels de Lorenz. Tu veux connaître le dernier numéro qu’il a appelé avant de quitter la France ?

— Mademoiselle Greene, nous pouvons y aller, insista l’infirmier en relevant les côtés du lit à roulettes.

Madeline acquiesça en affectant d’ignorer Coutances.

— C’était le 212-452-0660. Ça ne te dit rien ce numéro, Madeline ? Je vais te rafraîchir la mémoire, cria-t-il alors que l’infirmier poussait le lit hors de la chambre. Il s’agit du numéro du NYPD Cold Case Squad. C’est le bureau dans lequel tu travaillais à l’époque.

La jeune femme avait déjà quitté la pièce, mais Gaspard continua :

— Que tu le veuilles ou non, une heure avant sa mort, Sean était à New York pour te révéler quelque chose. À toi. À TOI !

2.

L’aiguille pénétra dans la veine de Madeline, libérant le liquide anesthésiant. Allongée sur la table d’intervention, la jeune femme eut brièvement l’impression d’être envahie par une onde glacée. Puis la sensation désagréable se dissipa. Ses paupières s’alourdirent ; la voix du médecin se brouilla. Elle prit une longue inspiration et accepta de se laisser partir. Juste avant de sombrer, elle crut apercevoir la figure d’un homme. Grave, les traits tirés, les yeux fatigués. Le visage de Sean Lorenz. Son regard fiévreux semblait l’implorer. « Aide-moi. »

3.

Onze heures. Le bar à tapas venait à peine d’ouvrir ses portes. Gaspard s’installa au comptoir, posa son sac sur le tabouret à côté de lui et commanda un cappuccino. Premier impératif : prendre deux comprimés de Prontalgine pour apaiser les douleurs qui torturaient ses doigts et ses mains. Deuxième initiative : envoyer un SMS à Madeline pour lui demander de le rejoindre lorsqu’elle en aurait terminé.

— Votre café, monsieur.

— Merci.

Le patron du bar n’avait rien du gringalet. C’était un bear au crâne rasé et à la barbe fournie. Son ventre de buveur de bière était moulé dans un tee-shirt multicolore reproduisant l’affiche d’Attache-moi !, un vieil Almodóvar avec Antonio Banderas et Victoria Abril. Tout un programme.

— Vous pouvez m’aider s’il vous plaît ?

— En quoi puis-je vous être utile ? demanda le bear.

Un peu gêné, Gaspard sortit son téléphone et expliqua qu’il n’était pas familier des nouvelles technologies.

— Je n’arrive plus à me connecter à Internet depuis que je suis en Espagne.

L’ours gratta la touffe de poils sous son tee-shirt et fit une réponse qui comprenait les mots « forfait, opérateur, abonnement, données cellulaires à l’étranger ».

Gaspard acquiesça sans rien comprendre, mais le bear était sympa. Il perçut son trouble et lui proposa de connecter lui-même son appareil au wifi de l’établissement. Soulagé, Gaspard lui tendit son cellulaire qu’il récupéra trente secondes plus tard.

Il étala ensuite sur le comptoir son cahier et sa documentation, puis relut l’intégralité des notes qu’il avait prises le matin dans l’avion. D’après l’encadré de l’article de Art in America, Adriano Sotomayor était affecté au 25th Precinct, le commissariat du nord de Harlem. Gaspard en chercha le numéro sur Google. Coup d’œil à sa montre : 5 heures du matin à New York. Un peu tôt pour appeler. D’un autre côté, un commissariat était ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il tenta sa chance, endura l’interminable bla-bla propre à la plupart des plates-formes téléphoniques avant de tomber sur une opératrice qui chercha à l’expédier en lui demandant de rappeler lors des heures d’ouverture au public. Gaspard insista tellement qu’elle le renvoya sur un autre poste.

— Je voudrais savoir si l’officier Sotomayor travaille toujours ici, demanda-t-il à son interlocuteur.

Nouvelle fin de non-recevoir énoncée sur le ton d’un maître d’école grondant un enfant :

— Ce n’est pas le genre d’informations que nous donnons par téléphone.

Gaspard inventa une histoire, expliquant qu’il vivait en Europe, qu’il était de passage à New York pour quelques jours seulement et qu’il voulait savoir s’il pouvait passer saluer l’officier Sotomayor qu’il avait connu à l’école et…

— C’est un commissariat ici, monsieur, pas l’amicale des anciens de la Bradley School.

— J’entends bien, mais…

Gaspard lâcha un juron en constatant qu’on venait de lui raccrocher au nez, mais rappela aussi sec. Même plate-forme vocale. Même standardiste, même palabre pour parler à son supérieur. Cette fois, le type manqua d’abord de l’insulter, mais Gaspard n’entra pas dans son jeu. Comme il avait laissé son nom et son adresse, on le menaça d’engager des poursuites s’il continuait à monopoliser la ligne, puis, de guerre lasse, pour se débarrasser de lui, le type de garde finit par lui balancer qu’effectivement l’officier Sotomayor travaillait au 25th Precinct et qu’il était bien de service cette semaine.

Gaspard raccrocha avec le sourire aux lèvres. Pour fêter cette petite victoire, il commanda un autre cappuccino.

4.

Lorsque Madeline ouvrit les yeux, une demi-heure s’était écoulée. Pourtant, elle avait l’impression d’avoir dormi un siècle.

— C’est déjà fini, annonça une voix.

Elle émergea doucement. Autour d’elle, les couleurs se précisaient, les formes gagnaient en acuité, les visages devenaient moins flous.

— Tout va très bien, assura Louisa.

Le médecin était déjà reparti, mais le visage bienveillant de l’infirmière lui souriait.

— Nous avons pu prélever presque dix-huit ovocytes, assura-t-elle en lui essuyant le front.

— La suite c’est quoi ? demanda Madeline en essayant de se redresser.

— Restez couchée, réclama Louisa.

Avec un collègue, elle poussa le lit sur roulettes pour quitter le bloc opératoire et conduire sa patiente dans la chambre de repos.

— La suite, vous la connaissez : nous allons trier les ovocytes et inséminer les plus matures. Et dans trois jours, nous vous transférerons deux préembryons. En attendant, vous allez sagement rester allongée ici avec nous jusqu’à midi.

— Et ensuite ?

— En attendant le transfert, vous resterez tranquillement à votre hôtel avec un bon bouquin ou la dernière saison de Game of Thrones. Mais vous laissez tomber les paquets de chips du minibar, compris ?

— C’est-à-dire ?

— Vous y allez mollo sur la nourriture : pas de sel, pas trop de gras. Bref, vous oubliez toutes les choses appétissantes. Mais surtout, vous vous re-po-sez !

Madeline soupira comme une ado. Louisa la ramena dans la chambre où elle avait laissé ses affaires, tout à l’heure.

— J’ai très mal, se plaignit-elle en désignant son ventre.

Compatissante, Louisa grimaça.

— Je sais ma belle, c’est normal, mais le Tramadol va faire effet d’un instant à l’autre.

— Je peux me rhabiller ?

— Bien sûr. Vous vous rappelez le code du coffre ?

L’infirmière lui apporta ses vêtements, son sac et son téléphone qu’elle posa sur une chaise à côté du lit. Alors que Madeline retirait sa charlotte et sa chemise de bloc, Louisa lui recommanda de nouveau de se reposer.

— Je vous apporterai votre collation dans un moment, en attendant, dormez !

Quand la jeune Espagnole revint, une demi-heure plus tard, les bras chargés d’un plateau-repas, sa patiente avait disparu.

5.

— En fait, vous n’arrêtez jamais, Coutances ! Vous êtes comme le lapin Duracell : vous frappez comme un sourd sur votre tambour sans vous rendre compte que vous pourrissez la vie des autres !

Madeline venait de débarquer, livide, dans le bar à tapas de la calle de Ayala.

— Ça s’est bien passé votre opération ? tenta Gaspard en revenant prudemment au vouvoiement.

— Comment voulez-vous que ça se soit bien passé ! Vous êtes venu jusqu’à Madrid pour me traquer dans mon intimité, me harceler, me…

Elle n’était qu’au début du couplet acide qu’elle avait prévu de lui servir lorsqu’elle sentit que son front ruisselait et que ses jambes étaient en train de se dérober. Il fallait qu’elle mange quelque chose ou elle allait s’évanouir.

Elle n’eut même pas la force de grimper sur un des tabourets. Elle commanda un thé et alla se réfugier au fond du bar, dans l’un des fauteuils installés près des fenêtres qui donnaient sur la rue.

Gaspard la rejoignit avec une boîte en bois laqué. Un bento à la sauce ibérique : tortilla española, poulpes marinés, pata negra, croquetas, calamares, anchois au vinaigre…

— Vous n’avez pas l’air très en forme, si je peux me permettre. Mangez donc quelque chose.

— Je ne veux pas de votre bouffe !

Il encaissa la rebuffade et s’assit en face d’elle.

— En tout cas, je suis satisfait de voir que vous avez changé d’avis à propos de Lorenz.

— Je n’ai changé d’avis sur rien, répondit-elle sèchement. Il n’y a aucun élément vraiment nouveau dans tout ce que vous m’avez dit.

— Vous plaisantez ?

Elle reprit chacun des points.

— Lorenz avait effectué des recherches sur moi, et alors ? Sans doute souhaitait-il que je l’aide à retrouver son fils, et alors ? Peut-être est-il même venu jusqu’à New York pour me voir, et alors ?

— « Et alors ? » répéta Gaspard, estomaqué.

— Je veux dire : qu’est-ce que ça change fondamentalement ? Lorenz était malade, écrasé par le chagrin, shooté à la dopamine. Il était prêt à se raccrocher à n’importe quoi et il s’était monté la tête avec cette histoire sans queue ni tête d’expérience de mort imminente. Enfin, Coutances, vous le savez bien !

— Non, arrêtez avec ça ! J’en ai assez que l’on fasse passer Lorenz pour ce qu’il n’était pas. Ce n’était pas un drogué, ce n’était pas un illuminé, c’était un homme intelligent qui aimait son fils et qui…

Elle le regarda dédaigneusement.

— Mon pauvre vieux, vous ne voyez pas que vous faites un transfert sur Lorenz ? Vous vous fringuez comme lui, vous vous parfumez comme lui, vous parlez comme lui.

— Personne ne m’a jamais appelé mon pauvre vieux.

— Faut croire qu’il y a un début à tout. En tout cas, reconnaissez que vous vous laissez gagner par sa folie.

Coutances nia :

— Je veux simplement reprendre son enquête et retrouver son fils.

Madeline lui sauta presque à la gorge :

— Mais son fils est MORT, bordel ! Assassiné sous les yeux de sa mère ! Pénélope vous l’a juré !

— Oui, admit-il. Elle m’a raconté sa vérité.

Sa vérité, la vérité, c’est quoi la nuance ?

De nouveau, il ouvrit son sac pour en sortir son cahier, ses notes et ses « archives ».

— Dans son numéro d’avril 2015, Vanity Fair a publié un article assez détaillé sur l’enquête qui a suivi l’enlèvement de Julian.

Il tendit la photocopie de l’article à Madeline : le papier était axé sur les similitudes entre l’enlèvement du fils de Sean et celui du fils de Charles Lindbergh en 1934.

— J’en ai assez de votre revue de presse, Coutances.

— Pourtant, si vous prenez la peine de lire le papier, vous verrez qu’à la fin de l’article la rédactrice liste les objets que les enquêteurs ont retrouvés dans l’antre de Beatriz Muñoz.

De mauvaise grâce, Madeline jeta un coup d’œil au passage surligné :

une boîte à outils, deux couteaux de chasse, un rouleau de Chatterton, du fil de fer barbelé, une tête de poupon de la marque Harzell […].

— Qu’est-ce qui vous chiffonne ? Le jouet du gamin ?

— Justement, ce n’était pas le jouet de Julian. Pénélope m’a uniquement parlé d’un chien en peluche semblable à celui-ci.

Comme par surprise, il dégaina de son sac le doudou avec sa balafre cacaotée.

Madeline se rencogna sur sa chaise.

— Le gosse avait peut-être deux jouets avec lui.

— Généralement, les parents ne permettent pas à leurs enfants de s’encombrer de deux jouets pour aller se promener.

— Peut-être, mais qu’est-ce que ça change ?

— J’ai fait des recherches, dit-il en prélevant dans sa documentation l’extrait d’un catalogue de jouets qu’il avait imprimé en couleurs.

— Pour quelqu’un qui ignorait jusqu’à l’existence d’Internet, on peut dire que vous avez fait de sacrés progrès…

— Les poupons de la marque Harzell ont une particularité : certains sont très grands et ressemblent beaucoup à de véritables enfants.

Madeline regarda les photos du catalogue et les trouva assez malsaines : les poupées en caoutchouc frappaient effectivement par leur taille et la précision des traits de leurs visages. On était loin des poupées en celluloïd de son enfance.

— Pourquoi vous me montrez ça ? C’est quoi encore votre foutue thèse ?

— Ce n’est pas Julian que Beatriz Muñoz a poignardé. C’est un simple poupon habillé avec les vêtements du petit garçon.

6.

Madeline le regarda, consternée.

— Vous délirez, Coutances.

Calme et sûr de lui, Gaspard argumenta :

— Muñoz n’a jamais eu l’intention de tuer Julian. C’est le couple Lorenz qu’elle voulait atteindre. Sa haine d’amoureuse trahie était dirigée contre Sean et Pénélope, pas contre un enfant innocent. Elle a défiguré Pénélope pour lui faire payer sa beauté insolente. Elle a enlevé Julian pour terroriser Sean, elle l’a mutilé pour arracher le cœur de Pénélope, mais je suis à peu près certain qu’elle ne l’a pas tué.

— Donc, pour vous, elle s’est contentée de cette terrible mise en scène : poignarder un poupon devant les yeux de sa mère ?

— Oui, son arme, c’était la cruauté mentale.

— C’est absurde. Pénélope aurait su faire la différence entre son fils et un mannequin.

— Pas forcément. Souvenez-vous de la violence qu’elle a subie. Plusieurs volées de coups donnés avec une brutalité extrême. Un visage massacré, des côtes fracturées, un nez cassé, une poitrine perforée… Du sang et des larmes dans les yeux. Quelle est votre lucidité après ça ? Quelle est votre clairvoyance lorsque vous êtes ligotée depuis des heures et que des pointes métalliques vous trouent la peau ? Quel est votre degré de discernement lorsque vous macérez dans votre pisse et votre merde et que vous vous videz de votre sang ? Et pire que tout, qu’on vous a obligé à couper le doigt de votre enfant ?

Pour la forme, Madeline accepta l’objection.

— Admettons dix secondes que Pénélope n’ait pas eu les idées claires et qu’elle ait pu projeter sa peur la plus profonde et croire à cette macabre mise en scène. Pourquoi l’enfant n’était-il plus dans la planque de la Chilienne lorsque la police a donné l’assaut ? Et surtout pourquoi a-t-on récupéré la peluche avec le sang du gamin sur les berges de Newtown Creek ?

— Pour le sang, c’est facile. Je vous rappelle qu’on lui a coupé un doigt. Pour le reste…

Gaspard revint à l’article qui mentionnait les rapports de police.

— Si j’en crois ce qui est écrit, une caméra de surveillance a retrouvé la trace de Muñoz à 15 h 26 à la gare de Harlem-125th Street, juste avant qu’elle ne se jette sur la voie à l’arrivée du train. Entre 12 h 30 — la dernière fois que Pénélope a vu son fils vivant — et 15 h 26, Muñoz a pu faire n’importe quoi de l’enfant. L’enfermer ailleurs, le confier à quelqu’un. Et c’est ce qu’il faut que l’on trouve.

Madeline considéra Coutances en silence. Le dramaturge l’épuisait avec ses théories extravagantes. Elle se frotta les paupières et à l’aide d’une fourchette piqua une croquette au jambon dans le bento.

Sans se démonter, Gaspard poursuivit son argumentation :

— Vous n’étiez pas le seul flic que Lorenz souhaitait rencontrer. Récemment, Sean avait retrouvé un vieil ami, Adriano Sotomayor.

Gaspard tourna les pages de son cahier jusqu’à tomber sur la photo du Latino en tenue d’officier du NYPD, qu’il avait découpée dans American Art et collée en face d’un cliché de jeunesse du troisième Artificier.

Agacée, Madeleine se moqua de lui :

— Qu’est-ce que vous croyez ? Que c’est comme ça que l’on mène une enquête de police ? En lisant tranquillement les journaux, et en faisant des découpages et des collages ? On dirait le cahier de textes d’une collégienne !

Loin de se formaliser, Gaspard prit la balle au bond :

— Je ne suis pas flic c’est vrai et sans doute ne sais-je pas enquêter. C’est pour ça que je veux que vous m’aidiez.

— Mais tout ce que vous me sortez est complètement fantaisiste !

— Non, Madeline, c’est faux, et vous le savez. Arrêtez votre mauvaise foi. Lorenz était peut-être submergé par la douleur, mais il n’était pas dingue. S’il avait décidé de venir vous voir à New York, c’est qu’il avait découvert une nouvelle piste, en tout cas quelque chose de concret.

Silence. Puis soupir.

— Pourquoi est-ce que j’ai croisé votre route, Coutances ? Pourquoi vous venez me harceler jusqu’ici ? Ça n’est vraiment pas le moment, bordel…

— Venez avec moi à New York. C’est là que se trouvent les réponses ! Demandons de l’aide à Sotomayor et reprenons l’enquête sur place. Je veux savoir ce qu’avait découvert Sean Lorenz. Je veux savoir pourquoi il désirait vous parler.

Elle botta en touche :

— Allez-y tout seul, vous n’avez pas besoin de moi.

— Il y a deux minutes, vous disiez le contraire ! Vous êtes une flic aguerrie, vous connaissez la ville, vous avez forcément gardé des contacts au NYPD ou au FBI.

En buvant une gorgée de thé, Madeline s’aperçut qu’elle portait toujours à son poignet le bracelet en plastique des patients de l’hôpital. Elle le détacha et l’agita devant Coutances pour tenter de le raisonner.

— Gaspard, vous voyez bien que ma vie a pris une tout autre direction. Je sors d’une intervention médicale, je dois en subir une autre très bientôt, je m’apprête à fonder une famille…

Le dramaturge posa son téléphone sur la table. Sur l’écran, un mail de Karen Lieberman confirmant la réservation pour deux personnes d’un vol Iberia pour ce jour. Départ de Madrid à 12 h 45, arrivée à JFK à 15 h 15.

— Si on part tout de suite, on peut l’avoir. Vous serez rentrée avant le 26 décembre, juste à temps pour votre deuxième intervention.

Madeline secoua la tête. Gaspard insista :

— Rien ne vous empêche de venir avec moi. Vous avez deux jours à tuer. Même à Madrid, on n’opère pas le jour de Noël.

— Je dois me reposer.

— Mais bon sang, vous ne pensez qu’à votre petite personne !

Ce fut la goutte d’eau. Madeline lui balança le plateau du bento au visage. Gaspard eut tout juste le temps de s’écarter pour esquiver le projectile qui s’écrasa sur les carreaux de faïence derrière lui.

— Pour vous, tout ça est un jeu ! explosa-t-elle. Ça vous excite d’enquêter. Ça égaie votre petite vie, ça vous donne l’impression d’être le héros d’un film. Moi, pendant dix ans, je me suis frottée à ce type d’affaires. C’était même toute ma vie. Et je vais vous dire : c’est la porte vers l’abîme. À chaque enquête vous laissez un peu plus de votre santé, de votre joie de vivre, de votre insouciance. Jusqu’au moment où il ne vous reste rien. Vous m’entendez ? Rien ! Vous vous réveillez un matin et vous êtes détruite. J’ai déjà connu ça. Je ne veux plus le revivre.

Gaspard la laissa terminer puis rassembla ses affaires.

— D’accord, j’ai bien compris votre position. Je ne vous importunerai plus.

Le bear était sorti de sa tanière en grognant. Gaspard lui tendit deux billets pour le dissuader de faire jaillir ses griffes. Puis il se dirigea vers la porte. Madeline l’observait. Elle savait qu’il n’y avait qu’à attendre encore dix secondes pour que son calvaire prenne fin. Pourtant, elle ne put s’empêcher de crier :

— Mais pourquoi faites-vous ça, bordel ? Vous qui vous foutez de tout, qui n’aimez pas les gens, qui n’aimez pas la vie, qu’est-ce que vous en avez à FOUTRE de cette histoire ?

Coutances revint sur ses pas et posa une photo sur la table. Un cliché de Julian sur un toboggan prise un matin d’hiver au square des Missions étrangères. C’était juste un enfant, emmitouflé dans une écharpe, le regard brillant et rêveur, le sourire aux lèvres. Beau comme un soleil, libre comme le vent.

Madeline refusa de s’attarder sur la photo.

— Si vous croyez me faire culpabiliser avec votre piège grossier.

Pourtant, une larme coulait sur son visage. Le manque de sommeil, l’épuisement, l’impression d’être à bout de nerfs.

Doucement, Gaspard lui prit le bras. Ses paroles tenaient autant de l’exhortation que de la supplique :

— Je sais ce que vous pensez. Je sais que vous êtes certaine de la mort de Julian, mais aidez-moi seulement à en être persuadé à mon tour. Je vous demande de consacrer deux jours à l’enquête. Pas un moment de plus. Et je vous jure que vous serez de retour à Madrid pour votre seconde intervention.

Madeline se frotta le visage et regarda à travers la vitre. De nouveau, le temps s’était couvert et la pluie avait repris. De nouveau, la tristesse avait tout contaminé : le ciel, son cœur, sa tête. Au fond d’elle-même, elle n’avait aucune envie de rester toute seule pendant le réveillon et ce fucking Christmas où il fallait en même temps être joyeux, être amoureux et en famille. Coutances présentait au moins cet avantage d’être à la fois le mal et son remède.

— Je vais vous accompagner à New York, Coutances, finit-elle par céder, mais, quelle que soit l’issue de cette affaire, à la fin de ces deux jours, je ne veux plus JAMAIS vous voir dans ma vie.

— Je vous le promets, répondit-il en esquissant un sourire.

14 Nueva York

Je sors du taxi et c’est probablement la seule ville qui est mieux que sur les cartes postales.

Milos FORMAN

1.

De nouveau, Gaspard respirait.

Figée par un froid polaire, New York étincelait sous un ciel éclatant. La tristesse de Paris et la grisaille de Madrid semblaient très loin. Dès que leur taxi avait franchi le Triborough Bridge — la gigantesque structure en acier qui reliait le Queens, le Bronx et Manhattan —, Gaspard avait eu l’impression d’être en terrain connu. Lui, l’homme des bois et des montagnes, le pourfendeur absolu des agglomérations, s’était néanmoins toujours senti à l’aise ici. Jungle urbaine, forêt de gratte-ciel, canyons de verre et d’acier : les métaphores foireuses avaient un fond de vérité. New York était un écosystème. Ici, il y avait des collines, des lacs, des prairies, des centaines de milliers d’arbres. Ici, pour qui voulait bien les voir, il y avait des aigles à tête blanche, des faucons pèlerins, des oies des neiges et de grands cerfs. Des cimes, des meutes, des friches, des ruches et des ratons laveurs. Ici, les rivières gelaient en hiver, et, en automne, la lumière éblouissait et enflammait les feuillages. Ici, on sentait bien que, sous la civilisation, le monde sauvage n’était jamais bien loin. New York…

La satisfaction de Gaspard contrastait avec la mauvaise humeur de Madeline. Elle avait dormi d’un sommeil agité et douloureux pendant tout le vol, et, depuis qu’ils avaient atterri, elle ne répondait à Gaspard que par vagues onomatopées. Visage fermé, mâchoires serrées, regard fuyant, elle ruminait et se demandait encore comment elle avait pu se laisser entraîner dans ce voyage.

Grâce à la magie des fuseaux horaires, il n’était pas encore 16 h 30. Le taxi parvint à s’extraire du nœud autoroutier de Triboro Plaza pour tourner sur Lexington. Après avoir descendu la rue sur cinq cents mètres, ils arrivèrent devant le commissariat de East Harlem, un petit bunker vieillot, en brique jaune et sale, construit sur la 119e Rue à côté du métro aérien et d’un parking en plein air. Comme Gaspard et Madeline étaient venus directement de l’aéroport, ils s’extirpèrent du yellow cab en portant chacun son sac de voyage.

L’intérieur du 25th Precinct était à l’image de sa façade : sans âme, sinistre et déprimé. L’absence de fenêtres renforçait encore la tristesse du bâtiment. Après son coup de fil épique de la veille, Gaspard s’était préparé au pire : endurer une longue file d’attente et plusieurs rideaux administratifs avant d’avoir une chance de parler à Adriano Sotomayor. Pourtant, à moins de deux jours de Noël, l’endroit était désert, comme si le froid qui frappait la ville avait découragé les criminels de sortir de chez eux. Installé derrière un pupitre en métal noir, un flic en tenue était chargé de l’accueil des visiteurs. Véritable montagne de graisse engoncée dans un uniforme, la vigie avait un corps de limace, des bras minuscules et une tête de crapaud : énorme visage en triangle, bouche démesurément large, peau épaisse et grêlée. Peut-être l’avait-on affectée à ce poste pour effrayer les enfants et les dissuader d’emprunter un mauvais chemin.

Gaspard monta à l’abordage :

— Bonjour, nous aimerions nous entretenir avec l’officier Sotomayor.

Très lentement, l’amphibien leur tendit un formulaire et, dans un croassement, leur fit comprendre qu’il avait besoin de leurs ID.

Madeline avait l’habitude des commissariats. Elle refusa de perdre plus de temps et bouscula Gaspard pour prendre les choses en main.

— Je suis le capitaine Greene, annonça-t-elle en tendant son passeport. J’ai travaillé au NYPD Cold Case Squad de la 103e Rue. Je viens seulement rendre visite à un collègue. Pas la peine de paperasse pour ça !

La vigie la fixa un moment sans réagir. Elle n’avait toujours pas ouvert la bouche et donnait l’impression de respirer à travers sa peau molle, humide et frémissante.

— Un instant, siffla-t-elle finalement en décrochant son téléphone.

D’un mouvement de la tête, elle leur indiqua une rangée de bancs en bois installés près de l’entrée. Madeleine et Gaspard s’y assirent, mais l’endroit empestait la Javel et se trouvait en plein courant d’air. Excédée, Madeline chercha refuge du côté d’un distributeur de boissons. Elle eut la velléité de se commander un café, mais réalisa qu’elle n’avait pas pris le temps de changer des euros contre des dollars à l’aéroport.

Merde !

Dépitée et à fleur de peau, elle arma son poing pour le balancer contre la machine. Gaspard arrêta son geste in extremis.

— Vous perdez les pédales ! Ressaisissez-vous ou…

— Bonjour, que puis-je pour vous ?

2.

Ils pivotèrent en direction de la voix qui les interpellait. Au milieu de l’éclairage terne du commissariat, une jeune flic latino en uniforme offrait un visage rayonnant coiffé d’un chignon de jais. Sa jeunesse, ses traits fins, son maquillage discret, son sourire avenant en faisaient une sorte d’incarnation de la grâce et la parfaite antithèse de la vigie. Comme si, pour satisfaire un injuste ordre des choses, la perfection de certains devait se payer par la laideur des autres.

Madeline se présenta et déclina ses postes précédents.

— Nous souhaitons nous entretenir avec l’officier Sotomayor, affirma-t-elle.

La flic hocha la tête.

— C’est moi : je suis Lucia Sotomayor.

Gaspard fronça les sourcils. Devant son air hébété, la Latino sembla comprendre la méprise.

— Ah ! Vous parlez sans doute d’Adriano ?

— En effet.

— Nous sommes homonymes. Ce n’est pas la première fois qu’il y a confusion. Même lorsqu’il travaillait ici, les gens pensaient parfois qu’il était mon grand frère ou mon cousin.

Madeline dévisagea Coutances, lui lançant un regard courroucé : Vous n’avez même pas été capable de vérifier ça ! Il écarta les bras en signe d’impuissance. Au téléphone, il avait bien évidemment parlé en anglais, évoquant la forme neutre (officer Sotomayor) et, de fait, personne n’avait eu à le détromper.

— Où travaille Adriano à présent ? enchaîna-t-il pour rattraper sa bourde.

La flic fit un rapide signe de croix.

— Nulle part, malheureusement. Il est mort.

Nouvel échange de regards. Soupir. Incrédulité. Désarroi.

— Et quand est-il mort ?

— Il y a un peu moins de deux ans. Je m’en souviens parce que c’était le jour de la Saint-Valentin.

Lucia regarda sa montre et inséra deux quarters dans le distributeur pour se commander un thé.

— Je vous offre quelque chose ?

La jeune flic était à l’image de son physique : élégante et prévenante. Madeline accepta un café.

— La mort d’Adriano a été un vrai choc, reprit-elle en tendant un gobelet à son ex-collègue. Tout le monde l’appréciait ici. Il a eu le genre de parcours exemplaire que le Department aime bien mettre en valeur.

— C’est-à-dire ? demanda Gaspard.

Elle souffla sur son thé.

— Disons une trajectoire méritocratique. Dans son enfance, Adriano est passé par plusieurs familles d’accueil. Il a même un moment flirté avec la délinquance avant de se reprendre et d’entrer dans la police.

— Il est mort en service ? demanda Madeline.

— Pas vraiment. Il a pris un coup de couteau, juste à côté de chez lui, en voulant séparer deux jeunes qui se battaient devant un magasin de spiritueux.

— Il habitait où ?

Elle eut un geste de la main pour désigner la porte.

— Pas très loin d’ici, sur Bilberry Street.

— Son assassin a été arrêté ?

— Non, et cela a contrarié tout le monde dans le service. Savoir que le meurtrier qui a tranché la gorge d’un flic est toujours en liberté, ça nous rend malades.

— On l’a identifié au moins ?

— Pas à ma connaissance ! C’est vraiment un drame qui a fait tache. Surtout dans notre quartier ! Bratton[21] lui-même était furieux. Cette violence est complètement anachronique, car aujourd’hui, cette partie de Harlem est très safe.

Lucia termina son thé comme si elle prenait un shot de vodka.

— Il faut que je retourne travailler. Désolée d’avoir été la messagère d’une si triste nouvelle.

Elle précipita son gobelet dans la poubelle avant d’ajouter :

— Je ne vous ai même pas demandé pourquoi vous désiriez voir Adriano.

— À propos d’une vieille enquête, répondit Madeline. L’enlèvement et le meurtre du fils du peintre Sean Lorenz, ça vous dit quelque chose ?

— Vaguement, mais ce n’était pas dans notre secteur, je crois.

Gaspard prit le relais :

— Adriano Sotomayor était un ami de Lorenz. Il ne vous a jamais parlé de cette affaire ?

— Non, mais comme on ne bossait pas dans le même groupe, ce n’est pas très étonnant.

Lucia se tourna vers Madeline avant d’ajouter :

— Et dans les enlèvements d’enfants, comme vous le savez, c’est souvent le FBI qui prend la main.

3.

Le froid et le vent glacial engourdissaient les membres, mordaient les visages, brûlaient presque instantanément chaque centimètre carré de peau non protégé. Sur le trottoir en face du commissariat, Madeline remonta la fermeture Éclair de la parka qu’elle avait achetée à la dernière minute dans une boutique de l’aéroport de Madrid. Pommade sur les mains, baume sur les lèvres, écharpe nouée à double tour. D’une humeur de chien, elle n’attendit pas longtemps pour attaquer sans sommation :

— Vous êtes un vrai manche, Coutances !

Les mains dans les poches, Gaspard soupira.

— Et vous, toujours aussi aimable.

Elle rabattit sur sa tête sa capuche cerclée de fourrure.

— On vient de se taper six mille bornes pour se retrouver le bec dans l’eau !

Il chercha à nier l’évidence :

— Mais non, pas du tout.

— On n’a pas dû voir le même film, alors.

Il formula une hypothèse :

— Et si Sotomayor avait été tué parce qu’il s’intéressait de trop près à l’enlèvement de Julian ?

Elle le regarda, atterrée.

— C’est absurde. Je rentre à l’hôtel.

— Déjà ?

— Vous m’épuisez, soupira-t-elle. J’en ai assez de vos théories à la mords-moi-le-nœud ! Je vais me coucher, donnez-moi trente dollars !

Elle s’avança sur le trottoir pour tenter de héler un taxi. Gaspard ouvrit son portefeuille et en tira deux billets tout en insistant :

— Vous ne pouvez pas essayer de gratter de ce côté ?

— Je ne vois pas comment.

— Allez ! Vous avez forcément gardé des contacts.

Elle le fixa de ses yeux brillants avec un mélange de colère et d’extrême lassitude.

— Je vous l’ai déjà expliqué, Coutances : j’ai conduit des affaires en Angleterre. À New York, je n’avais aucun rôle réel sur le terrain. J’étais un flic de bureau.

Ses dents claquaient. Elle tremblait de tous ses os, passant d’un pied sur l’autre pour essayer de se réchauffer. Le froid qui régénérait Gaspard donnait l’impression de la torturer.

Une Ford Escape aux formes coupantes pila devant eux. Madeline se réfugia dans le taxi sans même un regard pour son acolyte et s’empressa de donner au chauffeur l’adresse de l’hôtel. Les bras croisés, elle se recroquevilla sur elle-même, mais, au bout de quelques mètres, elle aboya contre le driver, un Indien qui tenait absolument à rouler fenêtre ouverte malgré le froid. Le sikh ne se laissa pas faire et engagea une joute verbale qui dura cinq bonnes minutes avant qu’il se résolve à remonter sa vitre. Madeline ferma les yeux. Elle était à bout, éreintée, vidée de toute sève. Surtout, elle avait de nouveau très mal au ventre. Une sensation de gonflement, des crampes d’estomac, des nausées et, malgré le froid, des bouffées de chaleur inconfortables.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, le taxi roulait sur la West Side Highway, la grande avenue qui longeait l’Hudson River jusqu’au sud de Manhattan. Elle fouilla dans l’une des poches de sa parka pour attraper son portable. Dans le répertoire, elle chercha un numéro qu’elle n’avait plus composé depuis longtemps.

Du temps où elle travaillait à New York, Dominic Wu était son contact au FBI. Le type était chargé de faire la liaison entre le service du NYPD qui employait Madeline et le bureau fédéral. Concrètement, c’était le « Monsieur NON », celui qui répondait par la négative à toutes ses demandes. La plupart du temps pour des raisons de restriction budgétaire, mais aussi pour éviter que le service de police municipal ne remette en cause le travail du Bureau.

Le type n’était pas désagréable. Insaisissable, Dominic Wu était foncièrement carriériste, mais aussi capable, parfois, de décisions inattendues. Sa vie privée était atypique : après avoir eu deux enfants avec une avocate du City Hall, il avait assumé son homosexualité. La dernière fois que Madeline l’avait croisé, il était en couple avec un journaliste culturel du Village Voice.

— Bonjour, Dominic, Madeline Greene.

— Hello, Madeline ! Quelle surprise ! Tu es de retour au bercail ?

— En coup de vent, seulement. Et toi ?

— Je suis en vacances, mais je passe les fêtes à New York avec mes filles.

Elle se massa les paupières. Le moindre mot lui coûtait.

— Tu me connais Dominic, j’ai toujours eu du mal avec les banalités d’usage et…

Elle l’entendit rire à l’autre bout.

— Laisse tomber les civilités. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

— J’aurais besoin que tu me rendes un service.

Un silence prudent, puis :

— Je ne suis pas au bureau, je te l’ai dit.

Elle poursuivit néanmoins :

— Tu pourrais me rencarder sur les circonstances de l’assassinat d’un flic du 25th Precinct, Adriano Sotomayor ? Il a été tué devant chez lui, à Harlem, il y a un peu moins de deux ans.

— Qu’est-ce que tu cherches exactement ?

— Tout ce que tu pourras trouver.

Wu se referma.

— Tu ne travailles plus avec nous, Madeline.

— Je ne te demande pas d’infos confidentielles.

— Si je me renseigne, ça laissera des traces et…

Le type commençait à lui taper sur le système.

— Tu es sérieux ? Ça t’effarouche à ce point ?

— Aujourd’hui, avec l’informatique, on…

— OK, laisse tomber et commande-toi une paire de couilles pour Noël. En ce moment, ils doivent faire des promos chez Bloomingdale’s.

Elle raccrocha brutalement et retomba dans sa léthargie. Dix minutes plus tard, elle arrivait à l’hôtel, une bâtisse de brique marron typique de TriBeCa. Gaspard avait poussé le vice jusqu’à réserver au Bridge Club, l’établissement dans lequel Lorenz avait passé ses derniers jours. À l’accueil, on l’informa que l’hôtel était complet, mais qu’il y avait bien deux chambres retenues au nom de Coutances : une suite d’angle et une chambrette au dernier étage. Elle s’arrogea la suite sans la moindre hésitation, sortit son passeport et remplit la fiche d’information en trois minutes.

Une fois dans la chambre, sans même regarder la vue, elle tira tous les rideaux, accrocha la pancarte Do Not Disturb et absorba un cocktail lexo-antibio-paracétamol.

Pliée en deux par la douleur, Madeline éteignit les lampes et se coucha. En termes d’heures de sommeil, les dernières nuits avaient été catastrophiques. Elle en était à un stade où son physique meurtri et épuisé entravait tout raisonnement. Impossible de réfléchir, de penser, de mettre la moindre idée en mouvement.

Son corps venait d’avoir le dernier mot.

15 Retour à Bilberry Street

Les autres hommes auront mes défauts, mais aucun n’aura mes qualités.

Pablo PICASSO[22]

1

Gaspard revivait.

Comme une plante que l’on aurait arrosée après des jours sans eau.

Le pouls de Manhattan, son tempo, le froid piquant et sec, le bleu métallique du ciel, le soleil d’hiver qui décochait ses derniers rayons. Tout résonnait en lui de manière positive. Ce n’était pas la première fois qu’il remarquait combien son psychisme était perméable à son environnement. Le climat notamment déteignait sur lui, le modelait, amplifiait son humeur. La pluie, l’humidité et la moiteur pouvaient le faire plonger dangereusement. Et une vague de chaleur le mettre K-O. Cette instabilité compliquait sa vie, mais, avec le temps, il s’était résolu à vivre avec ses hauts et ses bas. Aujourd’hui était un jour parfait. L’une de ces journées qui comptaient double ou triple. Il fallait qu’il en profite pour avancer dans son enquête.

Il s’orienta grâce au vieux plan trouvé dans la bibliothèque de Lorenz. Il prit à droite sur Madison avant de contourner un large espace vert — le parc Marcus Garvey — et de déboucher sur l’avenue Lenox qui, dans cette partie de Harlem, s’appelait Malcolm X Avenue. À un coin de rue, il s’offrit un hot dog et un café chez un vendeur ambulant, puis reprit sa marche vers le nord.

Bilberry Street, où avait été assassiné Adriano Sotomayor, était une ruelle bordée de maisons de brique rouge et de châtaigniers, coincée entre la 131e et la 132e Rue. L’endroit rappelait un peu les constructions du vieux Sud avec des perrons assez hauts et une profusion de balustrades et de vérandas en bois repeint de couleurs vives.

Gaspard flâna dix minutes dans la rue déserte en se demandant comment il pourrait bien retrouver l’ancienne maison du flic. Il releva les noms sur les boîtes aux lettres — Faraday, Tompkins, Langlois, Fabianski, Moore… — , mais rien ne lui parla.

— Fais attention, Théo !

— D’accord papa.

Gaspard se retourna en direction d’un petit groupe qui venait d’arriver sur le trottoir d’en face. Comme dans un film de Capra, un père et son bambin traînaient un sapin de Noël de bonne taille. Marchaient derrière eux une belle métisse un peu hautaine et une femme noire plus âgée vêtue d’un trench transparent, de cuissardes en cuir fauve et d’une toque léopard.

— Bonjour, les salua-t-il en traversant. Je recherche l’ancienne propriété de M. Sotomayor. Ça vous dit quelque chose ?

Le père de famille était poli et avenant, tout disposé à l’aider, mais ne paraissait pas habiter ici depuis longtemps. Il se retourna vers celle qui devait être sa femme.

— Sotomayor, ça te dit quelque chose, chérie ?

La métisse plissa les yeux, semblant convoquer des souvenirs lointains.

— Je crois que c’est là-bas, dit-elle en désignant une maisonnette au toit pentu.

Elle interrogea la femme à côté d’elle :

— Tante Angela ?

L’Afro-Américaine considéra Gaspard avec suspicion.

— Et pourquoi je répondrais à ce blanc-bec ?

La métisse l’attrapa par les épaules dans un geste plein d’affection.

— Allons, tante Angela, quand vas-tu cesser de te faire plus méchante que tu ne l’es ?

— OK, OK, capitula-t-elle en réajustant ses lunettes de soleil over sized. C’est au numéro 12, chez les Langlois.

— Langlois ? Ça sonne français comme patronyme, constata Gaspard.

Maintenant qu’elle était lancée, la tante Angela n’était pas avare d’explications :

— Après la mort de ce flic, un type vraiment bien d’ailleurs, y en a pas beaucoup des comme ça, vous pouvez me croire, c’est sa cousine, Isabella, qui a hérité de la maison. Elle est mariée avec André Langlois, un ingénieur parisien qui travaille à Chelsea, dans l’immeuble de Google. Plutôt bien élevé pour un Français : il m’a aidée plusieurs fois à tailler mes haies et, lorsqu’il se met aux fourneaux, il m’apporte parfois une part de son lapin à la moutarde.

Gaspard remercia la famille et remonta la rue sur cinquante mètres pour sonner à la maison qu’on lui avait indiquée. Une petite brownstone dont la porte d’entrée était décorée d’une volumineuse couronne en branches de houx et de sapin.

La femme qui lui ouvrit — une Latino à la chevelure dense et au regard caliente — portait un tablier de cuisine à carreaux vichy et tenait dans les bras un enfant. Eva Mendes version Desperate Housewives.

— Bonjour, madame, je suis navré de vous déranger. Je recherche l’ancienne maison d’Adriano Sotomayor. On m’a dit que c’était ici.

— Ça se pourrait, répondit-elle, un brin méfiante. Qu’est-ce que vous voulez ?

La méthode Coutances : amender la vérité, flirter avec le mensonge sans jamais y plonger tout à fait.

— Je m’appelle Gaspard Coutances. Je suis en train d’écrire une biographie du peintre Sean Lorenz. Vous ne le connaissez sans doute pas, mais…

— Moi, je ne connais pas Sean ? l’interrompit la propriétaire. Si vous saviez le nombre de fois où il a essayé de me mettre la main aux fesses !

2.

Eva Mendes s’appelait en réalité Isabella Rodrigues. Accueillante, elle n’avait pas été longue à inviter Gaspard à entrer se réchauffer dans la cuisine. Elle avait même insisté pour lui servir un verre d’eggnog sans alcool. Le même lait de poule dont se régalaient ses trois enfants en train de prendre un goûter tardif.

— Adriano était mon cousin germain, expliqua-t-elle en rapportant du salon un vieil album photo à la couverture toilée.

Elle tourna les pages, faisant défiler des clichés d’enfance, et détailla son arbre généalogique :

— Ma mère, Maricella, était la sœur d’Ernesto Sotomayor, le père d’Adriano. Nous avons passé toute notre enfance à Tibberton, un village du Massachusetts, près de Gloucester.

Sur les photos, Gaspard distingua des paysages qui lui rappelèrent certains coins de Bretagne : une lande marine, un petit port, des barques rudimentaires qui alternaient avec des chalutiers et des bateaux de plaisance, des cabanes de pêcheurs et des maisons d’armateurs à pans de bois.

— Adriano était un bon gars, précisa sa cousine. Une vraie crème. Et pourtant, on ne peut pas dire que la vie ait été clémente avec lui.

Elle montra d’autres vieilles photos à Gaspard. Des scènes d’enfance : les deux cousins qui faisaient des grimaces, qui s’aspergeaient d’eau autour d’une piscine gonflable, qui se balançaient côte à côte sous un portique en ferraille, qui transformaient une citrouille en Jack O’Lantern. Mais Isabella s’empressa de dissiper l’illusion de ce tableau idyllique.

— Malgré la joie apparente sur ces tirages, Adriano n’a pas eu une enfance harmonieuse. Son père, mon oncle Ernesto, était un homme violent et ombrageux qui avait l’habitude de se défouler sur sa femme et sur son fils. Pour dire les choses autrement, Ernesto cognait fort et souvent.

La voix d’Isabella se fêla. Pour conjurer ses mauvais souvenirs, elle posa sur ses enfants son regard qui débordait d’affection. Assis autour de la table de la cuisine, deux des gamins gloussaient, un écouteur à l’oreille, les yeux vissés sur une tablette. Le plus jeune était quant à lui absorbé par la réalisation d’un puzzle de grande taille : Las Meninas, le plus célèbre tableau de Velázquez.

En creux, Gaspard songea à son propre père. Si gentil, si attentionné, si aimant. Pourquoi certains hommes cassaient-ils les êtres qu’ils avaient mis au monde ? pourquoi certains autres les aimaient-ils à en mourir ?

Il laissa cette question en suspens et se rappela ce que lui avait affirmé la fliquette du 25th Precinct, une demi-heure plus tôt.

— On m’a dit qu’Adriano avait été placé dans une famille d’accueil…

— Oui, grâce à notre institutrice, Mlle Boninsegna. C’est elle qui a signalé aux services sociaux du comté les violences d’Ernesto.

— La mère d’Adriano laissait faire ?

— La tante Bianca ? Elle avait abandonné le domicile conjugal quelques années plus tôt.

— Quel âge avait votre cousin lorsqu’il a débarqué à New York ?

— Je dirais dans les huit ans. Il a été ballotté dans deux ou trois foyers au début puis il s’est établi ici, à Harlem, chez M. et Mme Wallis, une famille d’accueil vraiment formidable qui le considérait comme son propre fils.

Elle ferma l’album photo puis ajouta, pensive :

— Avec le temps, Adriano et son père avaient néanmoins fini par se retrouver…

— Vraiment ?

— À la fin de sa vie, l’oncle Ernesto était atteint d’un cancer de la gorge. Son fils l’a accueilli et l’a soigné chez lui le plus longtemps possible. C’était cette générosité qui caractérisait mon cousin.

Gaspard recentra la discussion :

— Et Sean Lorenz dans tout ça ?

3.

Le regard d’Isabella se mit à pétiller.

— J’ai connu Sean à dix-huit ans ! Dès que j’ai été majeure, je suis venue passer tous les étés à New York. Je squattais parfois un peu chez une copine, mais, la plupart du temps, j’étais hébergé chez les Wallis.

Elle se laissa gagner par les souvenirs du bon vieux temps.

— Sean habitait plus haut, dans les Polo Grounds Towers, se souvint-elle, mais lui et Adriano étaient toujours fourrés ensemble, malgré leurs quatre ans d’écart. Moi, forcément, je les suivais à la trace et j’essayais de m’incruster dans leurs escapades. Sean était vaguement amoureux de moi et je n’avais rien contre. On peut même dire qu’on a eu une relation en pointillé.

Elle prit une gorgée de lait de poule et mit plusieurs secondes pour rassembler ses souvenirs.

— C’était une autre époque. Un autre New York. À la fois plus libre et plus dangereux. Dans ces années-là, le quartier craignait vraiment. La violence était partout et le crack gangrenait tout.

Elle prit soudain conscience que ses enfants n’étaient pas loin et baissa le ton :

— On faisait des conneries, forcément : on fumait des pétards plus que de raison, on piquait des bagnoles, on taguait les murs. Mais on allait au musée aussi ! Je me souviens que Sean nous traînait tous au MoMA à chaque nouvelle exposition. C’est lui qui m’a fait découvrir Matisse, Pollock, Cézanne, Toulouse-Lautrec, Kiefer… Il était déjà possédé par une sorte de frénésie : dessiner et peindre tout le temps et sur tous les supports.

Isabella laissa passer quelques secondes puis ne put résister à la tentation :

— Je vais vous montrer quelque chose, annonça-t-elle mystérieusement.

Elle s’éclipsa une minute puis revint avec une grande pochette qu’elle posa sur la table basse. L’ouvrant avec précaution, elle en tira un dessin au fusain réalisé sur l’emballage cartonné d’une boîte de corn-flakes. Un portrait d’elle signé Sean, 1988. Un visage de jeune femme très stylisé : regard espiègle, chevelure sauvage, épaules nues. Gaspard pensa à certains dessins de Françoise Gilot par Picasso. C’était le même talent, le même génie. En quelques traits, Sean avait tout saisi : l’impétuosité de la jeunesse, la grâce d’Isabella, mais aussi une certaine gravité qui annonçait la femme qu’elle deviendrait plus tard.

— J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux, confia-t-elle en rangeant le crayonné dans son carton. Forcément, il y a deux ans, lorsqu’il y a eu cette rétrospective sur le travail de Sean au MoMA, ça m’a paru fou et ça m’a rappelé beaucoup de souvenirs…

C’était justement là où Gaspard souhaitait en venir :

— Vous avez connu Beatriz Muñoz ?

Une ombre inquiète éteignit toute lumière sur le visage d’Isabella. Elle répondit en cherchant ses mots :

— Oui, je l’ai connue. Malgré tout ce qu’elle a pu faire, Beatriz n’était pas… une mauvaise personne. Du moins, pas à l’époque où je l’ai fréquentée. Comme Adriano et comme beaucoup de jeunes du quartier, Beatriz était une victime. Une gamine brûlée par la vie. Quelqu’un de très triste et de très tourmenté qui ne s’aimait pas beaucoup.

Isabella resta dans la métaphore artistique :

— On dit parfois qu’un tableau n’existe que dans l’œil de celui qui le regarde. Il y avait un peu de ça avec Beatriz. Elle ne s’animait que lorsque Sean posait les yeux sur elle. C’est facile à dire aujourd’hui, mais, avec le recul, je regrette de ne pas l’avoir aidée quand elle est sortie de prison. Peut-être que cela aurait évité le crime dont elle s’est rendue coupable par la suite. Bien entendu, je ne l’ai pas formulé aussi crûment devant Sean, mais…

Gaspard n’en crut pas ses oreilles.

— Vous avez revu Sean après la mort de son fils ?

Isabella lâcha une bombe :

— Il est venu sonner à ma porte en décembre dernier. Il y a un an exactement. Je me souviens de la date parce que j’ai appris plus tard qu’il s’agissait de la veille de sa mort.

— Et dans quel état était-il ? demanda Coutances.

Isabella soupira.

— Cette fois, je peux vous dire qu’il ne pensait plus à me mettre la main aux fesses.

4.

— Sean avait les traits tirés, les cheveux sales, le visage défait, mangé par la barbe. On lui donnait facilement dix ans de plus que son âge. Je ne lui avais pas parlé depuis au moins vingt ans, mais j’avais vu certaines de ses photos sur Internet. Là, ce n’était plus le même homme. Ses yeux surtout faisaient peur. Comme s’il n’avait pas dormi depuis dix jours ou qu’il venait de se faire un shoot d’héroïne.

Gaspard et Isabella avaient migré sur la véranda éclairée par trois lanternes en laiton. Deux minutes plus tôt, Isabella s’était emparée d’un vieux paquet de clopes, qu’elle planquait dans sa cuisine derrière des casseroles en cuivre et une passoire émaillée. Elle était sortie allumer une cigarette dans le froid polaire, espérant peut-être que les volutes de fumée envelopperaient ses souvenirs d’un baume qui les rendrait moins douloureux.

— Ce n’était pas la drogue qui mettait Sean dans cet état, c’était le chagrin, bien sûr. Le plus lourd des chagrins. Celui qui vous ronge et vous tue parce qu’on vous a arraché la chair de votre chair.

Elle tira frénétiquement sur sa cigarette.

— Lorsque j’ai revu Sean, les travaux de la maison n’avaient pas encore commencé. Avec André, mon mari, on venait tout juste d’en prendre possession et on avait décidé d’utiliser les derniers week-ends de l’année pour la vider.

— Vous étiez les seuls héritiers d’Adriano ?

Isabella approuva de la tête.

— Les parents de mon cousin étaient tous les deux décédés et il n’avait ni frère ni sœur. Mais comme la succession avait pris du temps, la maison contenait encore toutes ses affaires lorsqu’on l’a récupérée. Et c’est justement cela qui intéressait Sean.

Gaspard sentait l’excitation le gagner. Il était certain de tourner autour de quelque chose de crucial.

— Sean ne s’est pas embarrassé de longs discours, confia Isabella. Il m’a montré des photos du petit Julian en m’expliquant qu’il ne croyait pas à la thèse officielle concernant la mort de son fils.

— Il vous a dit pourquoi ?

— Il m’a juste affirmé qu’Adriano avait repris l’enquête de son côté, de manière confidentielle.

La nuit était tombée d’un coup. Dans certains jardins, des guirlandes d’ampoules illuminaient les sapins, les buissons, les palissades.

— Concrètement, que cherchait Sean en venant vous trouver ?

— Il voulait jeter un œil dans les affaires d’Adriano. Voir si avant de mourir celui-ci n’avait pas laissé un indice concernant ses investigations.

— Vous l’avez cru ?

Elle répondit d’une voix teintée de tristesse :

— Pas vraiment. Je vous l’ai dit : il était tellement halluciné, tellement dingue qu’on avait l’impression qu’il délirait ou qu’il parlait tout seul. Pour tout dire, il me faisait même un peu peur.

— Pourtant, vous l’avez laissé entrer, devina-t-il.

— Oui, mais pendant tout le temps où il fouillait la maison, j’ai emmené les enfants faire un tour à l’East River Plaza[23]. C’est mon mari qui gardait un œil sur lui.

— Vous savez si Sean a trouvé quelque chose ?

Elle eut un sourire désabusé.

— En tout cas, il a mis un sacré bordel ! Il a ouvert tous les tiroirs, tous les placards, fouillé partout. D’après André, il serait reparti en prétendant avoir trouvé ce qu’il cherchait.

Gaspard sentit la fièvre monter en lui.

— Et c’était quoi ?

— Des documents, je crois.

— Quels documents ?

— Je n’en sais rien. André m’a parlé d’un dossier cartonné que Sean aurait rangé dans sa besace en cuir.

Il insista :

— Vous ne savez pas ce qu’il contenait ?

— Non, et je m’en fiche. Quoi qu’on fasse, ça ne ramènera pas les morts, n’est-ce pas ?

Gaspard éluda la question et demanda à son tour :

— Vous avez gardé les affaires de votre cousin ?

Isabella secoua la tête.

— On a tout jeté depuis longtemps. Honnêtement, à part sa voiture et un beau frigo américain, Adriano ne possédait pas grand-chose.

Déçu, Gaspard comprit qu’il s’était emballé trop vite et qu’il n’apprendrait plus rien de la cousine de Sotomayor.

— Vous pourrez interroger votre mari pour moi, savoir s’il se souvient de quelque chose d’autre ?

Serrant sa parka autour d’elle, Isabella acquiesça. Gaspard nota son numéro de portable sur le paquet de cigarettes.

— C’est très important, martela-t-il.

— À quoi ça sert de remuer tout ça ? Le petit est bien mort, n’est-ce pas ?

Sans doute, répondit-il en français avant de la remercier de son aide.

Isabella regarda s’éloigner cet étrange visiteur en écrasant son mégot dans un pot de fleurs en terre cuite. Il avait dit sans doute. Isabella avait de bonnes notions de français, mais elle n’avait jamais véritablement compris la logique de cette expression. Chaque fois qu’elle l’entendait, elle se demandait pourquoi sans doute signifiait peut-être et non pas sans aucun doute.

Il faudrait qu’elle pense à le demander à son mari.

Pénélope

« Après Picasso, il n’y a que Dieu. »

Je me suis souvent moquée de cette phrase de Dora Maar, mais aujourd’hui, les mots de l’ancienne muse du génie catalan m’apparaissent dans toute leur tragédie. Parce que c’est profondément ce que je ressens, moi aussi. Après Sean Lorenz, il n’y a que Dieu. Et comme je ne crois pas en Dieu, après Sean Lorenz, il n’y a rien. À force de fuir ton fantôme, j’avais presque oublié combien j’étais sensible à ta peinture, Sean. Mais depuis que ce Gaspard Coutances m’a montré ta dernière toile, elle n’a pas cessé de me hanter. Est-ce que la mort est vraiment comme ça ? Blanche, douce, rassurante, lumineuse ? Est-ce que c’est sur ce territoire où la peur semble ne plus exister que tu te trouves aujourd’hui, Sean ? Et notre fils est-il avec toi ?

Depuis hier, je m’accroche à cette idée.

Cette nuit, j’ai très bien dormi parce que j’étais soulagée d’avoir pris ma décision. J’ai passé la matinée le sourire aux lèvres à repriser ma robe à fleurs. Celle que je portais la première fois que tu m’as vue à New York, ce 3 juin 1992. Et tu sais quoi ? Elle fait encore son effet ! J’ai aussi retrouvé mon vieux perfecto, mais pas la paire de Doc Martens que je portais ce jour-là. Je les ai remplacées par ces bottines en cuir patiné que tu aimais bien et je suis sortie dans la rue. J’ai pris le métro jusqu’à la porte de Montreuil, puis j’ai marché longtemps, légère et court vêtue, malgré le froid de décembre.

Derrière la rue Adolphe-Sax, j’ai retrouvé la station désaffectée de l’ancienne ligne de la Petite Ceinture. Rien n’a changé depuis le jour où tu m’y as emmenée pour un pique-nique de minuit.

Encerclé par les broussailles, le bâtiment tombe en ruine. Les portes, les fenêtres ont été murées, mais je me souviens qu’on pouvait accéder aux quais par un escalier qui partait du local technique. La torche de mon téléphone allumée, je descends sur les voies. D’abord, je me trompe de sens puis je reviens en arrière et je trouve le tunnel qui mène à l’ancien dépôt. Tu ne me croiras pas : le vieux wagon est toujours là. La RATP a un trésor de plusieurs millions d’euros planqué dans une gare qui tombe en ruine et personne ne s’en est jamais rendu compte !

Ni la rouille ni la poussière n’ont effacé tes couleurs incandescentes. Et mon image continue à flamboyer sur la tôle rêche et sale du wagon de métro. Ma jeunesse triomphante est plus forte que le temps et la nuit. Mes cheveux fous qui caressaient mon corps de princesse, qui s’enroulaient autour de mes jambes de vingt ans, de mes seins, de mon bas-ventre. C’est cette image que je veux emporter avec moi.

Je pénètre à l’intérieur du wagon. Tout est sale, noir, recouvert d’une épaisse couche de poussière, mais je n’ai pas peur. Je m’assois sur l’un des strapontins et j’ouvre mon sac. Ce magnifique Bulgari en cuir tressé blanc et bleu que tu m’as offert le printemps précédant la naissance de Julian. À l’intérieur, je trouve un Mathurin 73 chargé. Ça, c’est un cadeau de mon père : son ancienne arme de service. Pour que je puisse toujours me défendre. Mais aujourd’hui, me défendre, c’est me tuer.

Le canon dans ma bouche.

Tu me manques, Sean.

Si tu savais comme je suis soulagée de venir te retrouver. Toi et notre petit garçon.

À cet instant, une seconde avant d’appuyer sur la détente, je me demande seulement pourquoi j’ai attendu tout ce temps avant de vous rejoindre.

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