Cinq ans plus tard…

Voilà la vérité, Julian.

Voilà ton histoire. Voilà notre histoire.

Celle que je viens de coucher par écrit dans mon vieux cahier à spirale.


Ce matin-là, nous ne t’avons pas laissé aux urgences du Bellevue Hospital. Nous avons continué à rouler vers le nord, jusqu’au Children Center de Larchmont, le centre médical pour enfants fondé par Diane Raphaël grâce à la vente des toiles de Lorenz.

Tu y es resté hospitalisé un mois. Progressivement, tu as repris des forces et tu as recouvré la vue. Ce que tu avais vécu était très flou dans ton esprit. Tu n’avais aucune notion du temps, plus guère de souvenirs de ta vie d’avant et aucun de ton enlèvement. Et tu as continué à m’appeler papa.

Nous avons mis à profit cette période pour nous organiser. Ta mère a « régularisé » notre situation administrative. Ayant travaillé pour le programme fédéral de protection des témoins, elle savait à qui s’adresser pour obtenir un acte de naissance falsifié qui tienne la route. C’est comme ça que tu es devenu officiellement Julian Coutances, né le 12 octobre 2011 à Paris de M. Gaspard Coutances et de Mme Madeline Greene.


Avant de quitter les États-Unis, nous sommes retournés elle et moi sur le Night Shift avec des bidons d’essence, et nous y avons mis le feu.

Puis nous sommes partis nous installer en Grèce sur l’île de Sifnos où j’avais déjà mon voilier. Ton enfance a été illuminée par le soleil des Cyclades et bercée par les vagues argentées et les crissements de la garrigue.

Pour t’aider à oublier les ténèbres, je ne connaissais rien de mieux que le bleu vif du ciel, l’ombre des oliviers, la fraîcheur mentholée du tsatsiki, l’odeur du thym et du jasmin.

Je lève la tête de mon cahier et je te regarde marcher sur la plage en bas de la maison. Visiblement, ça a été efficace, car tu es beau comme un astre et tu respires la santé, même si tu as toujours peur du noir.

— Maman regarde, je fais l’avion !

Tu écartes les bras et tu te mets à courir autour de ta mère qui part dans un grand rire.


Cinq années ont passé depuis ce matin de décembre 2016. Cinq années radieuses. Pour Madeline, pour moi, pour toi, le début d’une nouvelle existence. Une véritable renaissance. Tu as remis dans nos vies des choses qui les avaient depuis longtemps désertées : la légèreté, l’espoir, la confiance, un sens. Comme tu le découvriras lorsque tu seras en âge de lire ces lignes, ni ta mère ni moi n’avons toujours été les parents tranquilles que tu as connus.

Mais notre vie de famille m’a fait comprendre quelque chose. Avoir un enfant estompe toute la noirceur que tu as dû endurer auparavant. L’absurdité du monde, sa laideur, la bêtise abyssale d’une bonne moitié de l’humanité et la lâcheté de tous ceux qui chassent en meute. Lorsque tu as un enfant, d’un seul coup, tes étoiles s’alignent dans le ciel. Toutes tes erreurs, toutes tes errances, toutes tes fautes sont rachetées par la simple grâce de la lumière dans un regard.


Il ne se passe pas un jour sans que je repense à ce fameux matin de décembre. La première fois que je t’ai tenu dans mes bras. Ce matin-là, à New York, la tempête se déchaînait, le froid me transperçait, des oiseaux fous planaient sur nos têtes et un arbre saignait dans la neige. Ce matin-là, c’est peut-être moi qui t’ai libéré, mais c’est toi qui m’as sauvé.

Sifnos,

archipel des Cyclades,

le 12 octobre 2021

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