LE PEINTRE FOU Mercredi 21 décembre

5 Le destin à la gorge

La vie ne fait pas de cadeau.

Jacques BREL[11]

1.

La tête qui bourdonne. Le cœur qui palpite et se contracte. Le sommeil inquiet qui d’un coup se déchire.

Le claquement de la porte d’entrée fit tressaillir Gaspard et l’arracha à sa somnolence. Il lui fallut plusieurs secondes pour émerger. D’abord, il ne sut pas où il était, puis il se rendit à la triste réalité : il s’était endormi en chien de fusil dans le vieux fauteuil Eames de Sean Lorenz. Trempé de sueur, son tee-shirt était collé au cuir du siège et son visage écrasé contre l’accoudoir. Il se mit debout péniblement, se frottant les paupières, se frictionnant la nuque et les côtes. La gueule de bois dans toute son atrocité : mal de tête, goût de ciment dans la bouche, nausée, articulations rouillées. Scène rituelle après laquelle il se jurait chaque fois qu’il ne toucherait plus une goutte d’alcool. Mais il savait que cette résolution était fragile et que dès midi il aurait envie d’un verre.

Coup d’œil à sa montre : 8 heures du matin ; coup d’œil à travers la baie vitrée : ciel pâle, mais pas de pluie. Il devina que Madeline venait de partir et fut un peu honteux qu’elle l’ait vu dans cet état. Il se traîna jusqu’à la salle de bains, resta un quart d’heure sous la douche, buvant l’équivalent d’un demi-litre d’eau tiédasse directement au pommeau. Il attrapa une serviette qu’il enroula autour de sa taille et sortit de la cabine en se massant les tempes.

Sa migraine empirait, lui éraillant le crâne avec obstination. Il lui fallait d’urgence deux comprimés d’ibuprofène. Il fouilla dans son sac de voyage, mais ne trouva rien qui, de près ou de loin, ressemblât à un médicament. Après une brève hésitation, il monta à l’étage qu’avait investi Madeline, repéra sa trousse de toilette et mit la main sur ce qu’il cherchait. Heureusement que certains étaient organisés pour les autres.

Deux Advil plus tard, il était dans sa chambre, où il enfila ses vêtements de la veille avant de rejoindre la cuisine en quête d’un café noir. S’il y avait bien une cafetière, il n’y avait rien pour l’alimenter. Il eut beau ouvrir tous les placards, pas un paquet de café ne l’attendait, et il finit par se préparer, résigné, un bol de bouillon de poulet qu’il dégusta sur la terrasse. L’air frais lui fit d’abord du bien avant de le pousser à battre en retraite dans la chaleur du salon. Là, il explora la discothèque pour retrouver les disques dont lui avait parlé Pauline la veille. Ceux qu’écoutait en boucle Sean Lorenz dans les jours qui avaient précédé sa mort.

Le premier vinyle était un must-have de toute discothèque classique : la Cinquième Symphonie de Beethoven dirigée par Carlos Kleiber. Au revers de la pochette, un musicologue rappelait la volonté qui avait animé le compositeur toute sa vie de « saisir le destin à la gorge ». De fait, la Cinquième était tout entière tournée vers la confrontation de l’homme et de sa destinée. « Ainsi le destin frappe à la porte », disait Beethoven pour symboliser l’effet des quatre notes qui ouvraient sa symphonie.

Le deuxième enregistrement sentait bon les années 1980 : un coffret de deux vinyles Deutsch Grammophon de la Symphonie no 2 de Gustav Mahler dirigée par Leonard Bernstein. Avec en guest stars Barbara Hendricks et Christa Ludwig. Dite « Résurrection », la deuxième symphonie du compositeur autrichien n’était pas familière à Gaspard. La lecture du livret lui apprit qu’il s’agissait d’une œuvre religieuse, Mahler s’étant récemment converti au christianisme. Elle exaltait les thèmes de la vie éternelle et de la résurrection des corps. Les notes du livret s’achevaient par les paroles de Leonard Bernstein : « La musique de Mahler évoque trop sincèrement nos incertitudes touchant la vie et la mort. Cette musique est trop vraie, elle dit des choses effrayantes à entendre. »

Des choses effrayantes à entendre…

Gaspard se gratta la tête. Pourquoi Lorenz, grand amateur de jazz et de musique minimaliste, s’était-il passionné à la fin de sa vie pour deux symphonies monumentales ?

Il vida dans l’évier le reste de bouillon tiède et s’installa à la table du salon avec son cahier à spirale et son stylo pour réfléchir à l’écriture de sa pièce. Il eut du mal à se concentrer. Il avait passé une nuit étrange, presque planante, flottant dans ses songes au milieu des paysages psychédéliques tatoués sur le corps ligoté de la jolie voisine. Une vision pas violente, mais perturbante.

Pendant une vingtaine de minutes, il réussit à se faire croire qu’il allait travailler, mais l’illusion ne dura pas. Il avait toujours l’impression que le grand portrait de Lorenz le regardait, l’appelait, le jugeait.

Au bout d’un moment, n’y tenant plus, Gaspard se leva et se planta à nouveau devant le mur de photos. Il comprit alors que ce n’était pas le cliché du peintre qui le dérangeait. C’étaient les photos du gamin.

Le gamin mort… et pourtant si plein de joie et de vitalité sur les tirages argentiques.

Bordel ! C’était cette Madeline Greene qui, en lui faisant part de son malaise, l’avait contaminé !

Il se laissa tomber dans le canapé en soupirant. Dans la bouteille posée sur la table basse devant lui, le reflet ambré du whisky lui faisait déjà de l’œil, mais il résista à la tentation. Il fixa pendant plusieurs minutes un instantané sur lequel on voyait le petit Julian assis à califourchon, se tenant triomphalement à la barre d’un antique cheval de bois. Face au carrousel, on distinguait la silhouette bienveillante de Sean Lorenz, les yeux posés sur sa progéniture. Gaspard fouilla dans son jean pour en extraire son portefeuille. Dans la pochette d’un des rabats, il trouva une vieille photographie aux couleurs passées qu’il n’avait plus regardée depuis des années : lui à trois ans, avec son père, sur l’une des montures du manège Garnier au jardin du Luxembourg. La photo datait de 1977. Presque quarante années séparaient les deux clichés. Ce n’était pas la même époque, mais c’était le même manège, la même lumière qui brillait dans les yeux des gamins et la même fierté qui teintait le regard des pères.

2.

Madeline gara son scooter à l’angle du boulevard du Montparnasse et de la rue de Sèvres. Il n’était pas encore 9 heures et pourtant l’air était déjà saturé d’une sorte d’humidité poisseuse. En retirant ses gants et son écharpe, elle remarqua qu’elle transpirait.

Dire qu’on est censé être en hiver…

Mais ce matin quelque chose était encore plus préoccupant que le réchauffement climatique : le quartier était méconnaissable. La manifestation de la veille avait tout ravagé et dévasté, les Abribus, les vitrines des magasins, les panneaux de signalisation. Sur les trottoirs et la chaussée, d’innombrables éclats de verre, des pavés, des morceaux de bitume arraché. Un paysage de guerre, surréaliste, qu’elle n’aurait jamais pensé voir à Paris. Et, partout, des centaines de tags rageurs qui défiguraient tout : Tout le monde déteste la police / Je pense donc je casse / En cendre, tout devient possible / Crève le capital / Victoire par chaos / On chie sur vos lois.

L’attitude des passants la déconcerta. Certains, comme elle, étaient médusés, d’autres indifférents, d’autres encore, souriants et goguenards, s’arrêtaient pour prendre des selfies. Même le mur d’entrée de l’Institut national des jeunes aveugles était endommagé et salopé par les inscriptions haineuses. Cette vision de désolation lui donna envie de pleurer. Il se passait quelque chose dans ce pays qu’elle ne comprenait plus.

En arrivant devant le centre médical dans lequel elle avait rendez-vous, Madeline découvrit que ses vitres avaient elles aussi volé en éclats. Un ouvrier était en train de dégager une palette en bois qui avait servi de projectile pour saccager la devanture. Alors qu’elle hésitait à rebrousser chemin, l’homme comprit son trouble et lui désigna une pancarte de fortune qui précisait que l’établissement restait ouvert malgré les incidents.

Elle entra dans le hall et donna son nom à l’accueil. Comme elle était en avance pour sa prise de sang, elle évita même la salle d’attente et l’affaire fut pliée en trois minutes : l’aiguille, le tube à essai qui vire au rouge, un pansement au creux du bras. Puis on lui demanda de prendre l’ascenseur jusqu’au deuxième étage spécialisé dans la radiologie et dans l’imagerie.

Pendant qu’on lui faisait son échographie, elle repensa à la conversation animée qu’elle avait eue la veille au soir avec Coutances. Si le dramaturge avait raison sur le constat, il avait tort d’être résigné et nihiliste. Car il y aurait toujours des gens pour résister, pour se battre contre la violence sociale et pour ne pas se résoudre aux catastrophes annoncées. Et son enfant en ferait partie.

Enfin, c’était vite dit, car elle n’était pas encore enceinte.

Mais quatre mois plus tôt, alors qu’elle était en vacances en Espagne, elle avait franchi le pas et s’était rendue dans une clinique de fertilité à Madrid. Elle avait bientôt quarante ans et pas l’ombre d’une relation sérieuse à l’horizon. Même si les dégâts auraient pu être pires, il était indéniable que son corps vieillissait. Et surtout, son cœur n’avait plus la force d’aimer.

Si elle voulait un jour un enfant, elle n’avait plus qu’une seule carte à jouer. Elle avait donc rempli un dossier, rencontré un médecin, pratiqué des analyses pour se lancer dans une fécondation in vitro. Concrètement, ça signifiait qu’on allait extraire ses ovules et les féconder avec le sperme d’un donneur anonyme. Ce n’était pas forcément ce dont elle avait rêvé, mais elle s’était accrochée à ce projet avec toute la force et tout l’enthousiasme dont elle était capable. Pour avoir un enfant, elle endurait un calvaire quotidien. D’abord, un traitement hormonal contraignant : tous les soirs, elle s’injectait dans l’abdomen une dose d’hormones folliculo-stimulantes. Puis tous les deux jours, elle se soumettait à une prise de sang suivie d’une échographie pour vérifier l’évolution du nombre et la taille de ses follicules. Des résultats qu’elle devait communiquer elle-même par téléphone au personnel de la clinique espagnole.

Ce traitement l’épuisait. Son ventre gonflait, sa poitrine se tendait, ses jambes pesaient une tonne et la migraine et l’irritabilité ne lui laissaient pas souvent de répit.

La pièce était sombre. Alors que le médecin déplaçait la sonde d’échographie sur son bas-ventre, Madeline ferma les yeux. Elle se persuada qu’elle avait pris la bonne décision. Elle allait avoir un enfant pour s’ancrer à la vie. Pendant trop longtemps, dans son métier, elle avait enquêté sur des morts, mais les morts vous entraînent dans leurs ténèbres. Puis elle avait tout donné pour l’amour d’un homme. Mais l’amour des hommes est fluctuant, fragile et capricieux. Pour se donner du courage, elle se remémora les mots d’adieu de quelqu’un qui avait compté pour elle : Danny Doyle, son premier amour de lycée qui, en devenant l’un des parrains de la pègre de Manchester, avait suivi une trajectoire opposée à la sienne. Danny Doyle à qui elle s’était confrontée, une fois devenue flic, mais qui n’avait jamais cessé, de loin, de veiller sur elle.

Je sais que tu es habitée par la peur. Je sais que tes nuits sont agitées, peuplées de fantômes, de cadavres et de démons. Je connais ta détermination, mais aussi cette part de noirceur et d’autodestruction que tu portes en toi. Tu l’avais déjà lorsqu’on s’est rencontrés au lycée et le cours des choses n’a fait que l’amplifier. Tu passes à côté de ta vie, Maddie. Il faut que tu sortes de cette spirale avant de basculer dans un précipice d’où tu ne reviendras pas. Je ne veux pas que tu aies cette existence. Je ne veux pas que tu prennes le chemin où je me suis perdu : celui qui s’enfonce dans les ténèbres, la violence, la souffrance et la mort…

La vie ne repasse pas les plats. Les occasions perdues le sont pour toujours. La vie ne fait pas de cadeau. La vie est un rouleau compresseur, un despote qui tient son royaume en y faisant régner la terreur par son bras armé : le Temps. Et le Temps gagne toujours à la fin. Le Temps est le plus grand exterminateur de l’histoire. Celui qu’aucun flic ne parviendra jamais à mettre sous les verrous.

3.

Gaspard se leva du canapé. Un téléphone portable — sans doute oublié par Madeline — venait de se mettre à vibrer sur le comptoir de la cuisine. Ayant toujours refusé de posséder l’un de ces appareils, il le regarda un instant avec méfiance, mais il se décida tout de même à prendre l’appel. C’était Madeline. Il commença une phrase pour lui répondre, mais interrompit par mégarde la conversation en effleurant l’écran au mauvais endroit.

Il lâcha un juron et fourra l’appareil dans sa poche.

Il soupira. Sa migraine s’était calmée, mais son esprit était encore embrouillé. Plus la peine de tergiverser : il lui fallait du café ! Et pas seulement une tasse.

Il s’empara d’un des grands crus qu’il avait achetés la veille et sortit de la maison pour aller retrouver sa voisine préférée.

Cette fois, Pauline Delatour répondit dès le premier carillon. Comme si c’était le printemps, elle portait à nouveau une tenue légère : un short en jean effilé et une chemise militaire kaki ouverte sur un débardeur.

— Un pinot noir contre un double expresso ? proposa-t-il en agitant sa bouteille.

Elle sourit et d’un signe de la main l’invita à entrer.

4.

Après ses examens médicaux, Madeline avait trouvé refuge rue du Faubourg-Saint-Honoré dans le confort rassurant de la Caravella, l’italien que lui avait fait connaître Bernard Benedick. La prise de sang nécessitant d’être à jeun, elle n’avait rien avalé depuis la veille et la tête commençait à lui tourner. Elle commanda un café au lait et des biscotti et s’apprêtait à appeler la clinique de fertilité lorsqu’elle s’aperçut qu’elle avait oublié son téléphone rue du Cherche-Midi.

Manquait plus que ça ! se désola-t-elle en frappant la table avec la paume de sa main.

— Un souci ? demanda le serveur en lui apportant son petit déjeuner.

Elle reconnut Grégory, le jeune patron que lui avait présenté la veille le galeriste.

— J’ai oublié mon portable et j’ai un appel important à passer.

— Je vous prête le mien ? proposa-t-il en sortant de sa poche un étui aux couleurs du Milan AC.

— Merci, c’est très gentil !

Elle appela Madrid et demanda à parler à Louisa. Au service de coordination de la clinique, elle avait sympathisé avec cette infirmière dont le frère était flic. Elle connaissait toujours ses horaires et, au besoin, l’appelait directement sur son portable pour éviter que la moitié de la Castille ne soit au courant de la taille de ses ovaires. Louisa nota les résultats qu’elle transmettrait à un médecin qui évaluerait la réponse ovarienne et, le cas échéant, modifierait la dose d’hormones à injecter. C’est sûr, on était loin du médecin de famille. On était dans une médecine 2.0, mondialisée, uberisée, un peu low cost et un peu triste. Mais s’il fallait passer par là pour avoir un enfant, elle était prête.

Madeline profita du téléphone de Grégory pour appeler son propre numéro. Heureusement, Coutances lui répondit :

— Gaspard, où êtes-vous ? Pouvez-vous me rapporter mon téléphone ?

Le dramaturge marmonna des propos incompréhensibles puis la communication se coupa. Comprenant qu’elle ne gagnerait rien à insister, Madeline composa plutôt un SMS :

Pouvez-vous me rapporter mon téléphone ? Si ça vous convient, rendez-vous à midi au restaurant Le Grand Café de la rue Delambre. Je vous remercie. Maddie.

Comme son café était froid, elle en commanda un autre qu’elle avala d’un trait. Elle avait très mal dormi. Les toiles ensorcelantes de Lorenz avaient peuplé son sommeil. Toute la nuit, elle avait voyagé en songe dans des horizons aux couleurs intenses, des forêts sensuelles aux lianes vivantes, des falaises qui donnaient le vertige, des villes balayées par un vent brûlant. Au réveil, elle aurait été incapable de dire si cette longue divagation tenait du rêve ou du cauchemar. Mais elle commençait à comprendre que c’était justement dans cette ambivalence que résidait la clé de l’œuvre de Sean Lorenz.

Elle aperçut Bernard Benedick qui, de l’autre côté du trottoir, remontait son rideau de fer. Elle toqua contre la vitre du café pour lui signaler sa présence et, comme elle l’espérait, le galeriste ne fut pas long à venir la rejoindre.

— J’étais certain de vous revoir ! triompha-t-il en prenant place en face d’elle. On ne résiste pas à la peinture de Sean Lorenz, n’est-ce pas ?

Madeline lui répondit par un reproche :

— Vous ne m’aviez pas dit que le fils de Lorenz avait été assassiné.

— C’est vrai, admit-il d’une voix blanche, mais c’est parce que je déteste en parler. Julian était mon filleul. Ce drame nous a tous dévastés.

— Que s’est-il passé exactement ?

— Tout a été écrit dans les journaux, souffla-t-il.

— Justement. Ce qui est écrit dans les journaux est rarement la vérité.

Benedick considéra l’argument d’un hochement de tête.

— Pour bien comprendre les choses, soupira-t-il, il faut remonter longtemps en arrière. Très longtemps, même…

Il leva le bras pour commander à son tour un café et se donner du courage.

— Je vous l’ai déjà expliqué : dès ma rencontre avec Sean, j’ai mobilisé tout mon réseau pour faire connaître son travail et le mettre en lumière. Sean était ambitieux et avide de rencontres. Je l’ai mis en contact avec des personnes très différentes à Londres, Berlin, Hong Kong… Mais il y a un endroit dans lequel il ne voulait jamais mettre les pieds : New York.

— Je ne comprends pas.

— Chaque fois que je lui proposais de lui faire rencontrer des collectionneurs à Manhattan, il bottait en touche, expliqua Benedick. Si incroyable que ça puisse paraître, de 1992 à cette funeste année 2014, Sean Lorenz n’est jamais retourné dans sa ville natale.

— Il y avait encore de la famille ?

— Seulement sa mère, mais il l’a fait venir à Paris dès la fin des années 1990. Elle était déjà très malade à l’époque et elle est morte peu après.

Benedick trempa un crostini dans son café.

— Au bout d’un moment, à force d’insister, Sean n’a pas pu faire autrement que de me lâcher quelques bribes de vérité.

— Ça remontait aux circonstances de son départ ? demanda Madeline.

Le galeriste approuva de la tête.

— À l’automne 1992, après son « été de l’amour » avec Pénélope, Sean s’était retrouvé seul à New York. Il déprimait et n’avait d’autre objectif que de rejoindre la jeune femme à Paris. Le hic, c’est qu’il n’avait pas un sou en poche. Pour trouver de quoi s’acheter un billet d’avion, il s’est mis à commettre de petits larcins avec la complicité de LadyBird.

— L’élément féminin des Artificiers, se souvint Madeline.

— De son vrai nom Beatriz Muñoz. C’était la fille d’immigrés chiliens qui trimaient dans les usines du North Bronx. Une drôle de femme, renfermée, sauvage, presque autiste, emmurée dans un physique de catcheur. Il ne faisait aucun doute qu’elle était amoureuse de Sean et qu’elle se serait jetée par la fenêtre s’il le lui avait demandé.

— Vous pensez qu’il en a abusé ?

— Honnêtement, je ne sais pas trop. Sean était un génie, donc par définition un emmerdeur, un mec compliqué à vivre, mais en aucun cas un sale type. Il était impulsif, colérique, monomaniaque, mais je ne l’ai jamais vu méprisant envers les plus faibles. Je pense que, pendant des années, pour ne pas lui faire de peine, Sean n’a pas rejeté Beatriz.

— Mais Pénélope a tout bouleversé.

— C’est certain. Muñoz devait être désespérée lorsqu’elle a appris son projet de partir en France, mais elle l’a tout de même aidé à trouver de l’argent en braquant des épiceries.

Le flic en Madeline reprit le dessus.

— C’est ce que vous appelez des « petits larcins » ? Pour moi ce sont des vols à main armée.

— Arrêtez ! Leurs seules armes, c’étaient des pistolets à eau et des masques en caoutchouc de Mario et Luigi !

Madeline n’en démordit pas :

— Armes factices ou pas, un braquage reste un braquage et, d’expérience, je sais que ça se termine rarement bien.

— Dire que ça ne s’est pas très bien terminé est un euphémisme, admit Benedick. Un soir, à Chinatown, un épicier n’a pas voulu se laisser dépouiller. Il a sorti un flingue de derrière son comptoir et a ouvert le feu. Alors que Sean parvenait à s’enfuir avec l’argent, Beatriz s’est pris une balle dans le dos et s’est écroulée dans le magasin.

Madeline se rencogna dans le fond de sa chaise. Benedick continua d’une voix résignée :

— Lorsque les flics ont arrêté la Chilienne, ils avaient un dossier épais comme mon bras à son encontre.

— Les vidéos de surveillance des braquages précédents, devina l’ancienne enquêtrice.

— Oui. C’était le quatrième magasin qu’ils dévalisaient dans le mois. Leurs masques de plombiers moustachus étaient reconnaissables sur toutes les bandes. C’est ce qui les a trahis au lieu de protéger leur identité. Malheureusement pour elle, Beatriz Muñoz s’était déjà fait arrêter plusieurs fois à cause de ses tags. Elle avait un casier judiciaire fourni. Pour les flics et le procureur, c’était le jackpot, et ils s’en sont donné à cœur joie. C’est le système judiciaire américain : fort avec les faibles, faible avec les forts.

— Elle n’a pas balancé Sean pendant les interrogatoires ?

— Jamais. La malheureuse a écopé de huit ans de prison et elle en a purgé quatre supplémentaires pour tentative d’évasion et violences répétées envers ses codétenues.

— Sean ne s’est jamais dénoncé ?

Benedick eut un rire nerveux.

— Le lendemain de l’arrestation de Beatriz, il était dans un avion pour rejoindre Pénélope à Paris. Le point de vue de Sean était simple : il ne se sentait pas redevable envers Beatriz, car il ne lui avait jamais rien demandé. Elle l’avait couvert, mais c’est un choix qu’elle avait fait elle-même.

— Donc, il a coupé tous les ponts avec ses amis d’enfance ?

— Complètement.

— Et vous pensez que c’est pour cette raison qu’il n’a jamais voulu revenir à New York ?

— Ça paraît évident, non ? Il sentait confusément que cette ville représentait un danger. Et il avait raison. Lorsqu’elle est sortie de taule en 2004, Beatriz Muñoz était un être brisé. Physiquement et psychiquement. Elle a enchaîné les petits jobs à droite à gauche et a essayé de recommencer à peindre, mais elle n’avait pas de réseau, pas de galeriste, pas de cote. Pour tout vous dire, sans en parler à Sean, j’ai acheté certaines de ses toiles par l’intermédiaire d’un centre social de Harlem. Si vous voulez, je vous montrerai ses tableaux. Sa peinture post-incarcération était zombiesque, dévitalisée, effrayante.

— Elle savait ce qu’était devenu Sean ?

Benedick haussa les épaules.

— Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Aujourd’hui, il suffit de taper un nom dans un moteur de recherche pour découvrir une bonne partie de sa vie. Beatriz connaissait la version « papier glacé » de Lorenz : le peintre à succès millionnaire, marié à une mannequin et père d’un adorable petit garçon. Et cette image l’a rendue folle.

— Que s’est-il passé exactement ?

— En 2013, le MoMA a pris contact avec Sean. Ils voulaient organiser l’année suivante la première grande rétrospective américaine de sa carrière. Sean avait beau ne pas avoir envie de retourner à New York, le MoMA, ça ne se refuse pas. En décembre 2014, il s’est donc envolé vers New York avec sa femme et son fils pour inaugurer son exposition et donner quelques interviews. Il avait prévu de n’y rester qu’une semaine, mais c’est là que le drame s’est produit.

5.

Pauline Delatour était un spectacle à elle toute seule tant elle s’évertuait à mettre de la sensualité dans chacun de ses gestes : une mèche de cheveux replacée derrière son oreille, un croisement de jambes, un bref mouvement de langue pour lécher une goutte de café à la commissure de ses lèvres. Mais rien en elle n’était franchement provocant ou aguicheur. Garde-frontière du bon goût, elle avait une façon joyeuse d’éveiller le désir qui tenait d’une sorte de célébration de la vie et de sa jeunesse triomphante. Gaspard n’avait pas eu à se forcer pour répondre à son badinage, mais, après deux tasses de café, il avait réorienté la conversation sur la seule chose qui l’intéressait vraiment : Sean Lorenz. Et il avait d’autant plus de mal à refréner sa curiosité que Pauline venait de lui avouer qu’elle avait joué les baby-sitters pour le compte des Lorenz lors de leur séjour à New York pendant l’hiver 2014.

— J’ai vécu le drame de l’intérieur et deux ans après, j’en fais encore des cauchemars, déclara-t-elle. À l’époque, je m’occupais de Julian presque toute la journée. Sean était pris du matin au soir par sa rétrospective au MoMA. Pénélope, elle, se la coulait douce : shopping, manucure, sauna…

— Où étaient-ils descendus ?

— Dans une suite du Bridge Club, un hôtel chicos de TriBeCa.

Pauline ouvrit la fenêtre de la cuisine et s’assit sur le rebord avant d’allumer une cigarette.

— Le jour où tout ça est arrivé, Pénélope avait prévu d’aller faire des courses chez Dean et Deluca puis de déjeuner à l’ABC Kitchen, un restaurant près d’Union Square. Elle devait emmener son fils pour lui acheter des habits, mais, au dernier moment, elle m’a demandé si je pouvais garder Julian.

Pauline tira une bouffée sur sa cigarette. En quelques secondes, sa joie de vivre avait laissé place à une nervosité qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.

— C’était ma journée de repos. Comme j’avais déjà des projets, j’ai décliné sa proposition. Elle m’a répondu que ce n’était pas grave et qu’elle sortirait avec Julian. Mais la vérité, c’est qu’elle n’est jamais allée à Greenwich Village ni à Union Square. Elle est allée rejoindre son amant à l’autre bout de la ville, au nord de l’Upper West Side, dans un hôtel d’Amsterdam Avenue.

— Cet amant, c’était qui ?

— Philippe Careya, un promoteur niçois qui faisait des affaires entre la Côte d’Azur et Miami. Un type un peu bourrin qui avait été le premier mec de Pénélope au lycée.

— Qu’est-ce qu’il foutait à New York ?

— Pénélope l’avait convaincu de la suivre. À cette époque, elle se sentait délaissée par Sean.

— Lorenz savait que sa femme le trompait ?

Pauline soupira.

— Honnêtement, je n’en ai aucune idée. Leur couple, c’était un peu La Chanson des vieux amants, vous voyez. Le genre de relation qui a besoin du conflit et de la brûlure pour s’épanouir. Je n’ai jamais vraiment compris la nature du lien qui les unissait. Qui portait la culotte, qui dominait qui, qui était prisonnier de qui…

— Avoir un enfant ne les avait pas apaisés ?

Elle haussa les épaules.

— Un enfant rabiboche rarement les couples.

— Et Sean, il trompait sa femme ?

— Je ne sais pas.

Gaspard précisa sa question :

— Sean trompait sa femme avec vous ?

Pauline le renvoya dans les cordes :

— Le type qui se tape la baby-sitter, c’est un scénario de mauvais porno, non ?

Un silence. Puis, contre toute attente, Pauline joua la carte de la franchise :

— Honnêtement, ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais non.

Gaspard se leva et, avec la permission de son hôtesse, se resservit une tasse de café.

— Donc, que s’est-il passé à New York ce fameux jour ?

— En début de soirée, voyant que Pénélope n’était pas rentrée et qu’elle ne donnait aucune nouvelle, Sean a commencé à s’inquiéter, mais il n’a pas prévenu la police tout de suite. Sa femme n’était pas joignable pour la bonne raison qu’elle avait oublié son portable à l’hôtel. Les heures ont passé et l’angoisse est montée d’un cran. À 11 heures du soir, Sean s’est décidé à contacter le service de sécurité de l’hôtel qui a appelé directement le NYPD. Ils ont tout de suite pris l’affaire au sérieux à cause de la disparition de l’enfant et de la notoriété de Sean. Toute la nuit ils ont lancé des signalements aux différentes patrouilles et ont commencé à visionner les enregistrements des caméras de surveillance aux abords des endroits où Pénélope était censée être allée. Bien entendu ils n’ont rien trouvé.

Pauline écrasa sa cigarette dans la soucoupe de sa tasse à café. Son visage était livide.

— À 7 heures du matin, un coursier a livré à l’hôtel une boîte en carton dans laquelle il y avait un petit doigt d’enfant accompagné d’une demande de rançon tachée de sang. C’était monstrueux. Là, le FBI est entré dans la danse. Ils ont élargi le périmètre des recherches, lancé l’alerte enlèvement, mis en branle tout le bazar de la police scientifique… Finalement, une caméra de surveillance d’Amsterdam Avenue avait bien filmé l’enlèvement de Pénélope et de son fils.

Pauline se frotta les yeux en soupirant :

— À l’époque, j’ai pu apercevoir les images. Cette fois, on n’était plus dans un porno, plutôt dans un film d’horreur. On y voyait une espèce de monstre à la force de taureau en train de précipiter Pénélope et Julian à l’arrière d’un van déglingué.

— Comment ça, une espèce de monstre ?

— Une Apache bossue, aux épaules larges et aux bras puissants.

Gaspard eut une moue dubitative. Pauline poursuivit :

— Les empreintes relevées sur la boîte étaient fichées. Elles appartenaient à Beatriz Muñoz, une ancienne délinquante, aussi connue sous le nom de LadyBird, qui avait fréquenté Sean dans sa jeunesse.

À l’évocation du nom de la « femme-oiseau », Gaspard se rappela les photos qu’il avait vues la veille dans la monographie du peintre : celles des jeunes Artificiers en train de taguer les wagons du métro au début des années 1990 : Sean et son blouson trop grand, NightShift, le Latino arrogant aux oreilles décollées, et LadyBird, l’Indienne si peu aérienne malgré son surnom, dont les cheveux d’ébène étaient ceinturés d’un bandeau à la Geronimo.

— Dès que le FBI s’est saisi de l’affaire, les choses se sont accélérées. Avant midi, ils avaient localisé le squat dans lequel Beatriz Muñoz avait conduit ses victimes. Un hangar d’un ancien site industriel du Queens. Mais lorsqu’ils ont donné l’assaut, il était trop tard : Julian était déjà mort.

6.

— Cette rançon, ça signifiait quoi ? demanda Madeline.

Bernard Benedick plissa les yeux.

— Vous voulez dire son montant, 4 290 000 dollars ?

— Oui.

— C’est le prix de la souffrance : le nombre de jours que Beatriz Muñoz avait passés en prison, multiplié par mille. Onze ans et neuf mois d’enfer : 4 290 jours.

Présentée comme ça, la somme en paraîtrait presque dérisoire.

— Lorenz a essayé de réunir l’argent, j’imagine.

— Bien sûr, mais Muñoz n’a jamais voulu d’argent.

— Qu’est-ce qu’elle voulait alors ? La vengeance ?

— Oui, cette « justice sauvage » dont parle Francis Bacon. Elle voulait briser la vie de Sean, lui infliger la même souffrance atroce que celle qu’elle avait elle-même ressentie.

— Elle a pourtant épargné la vie de la femme de Lorenz ?

— Il s’en est fallu de très peu. Le FBI a retrouvé Pénélope ligotée à une chaise avec du fil de fer barbelé. Elle en porte encore les cicatrices aujourd’hui. Mais le plus horrible, c’est que Beatriz avait poignardé Julian sous les yeux de sa mère.

Le sang de Madeline se glaça. Elle repensa à l’expression de son ami Danny : le chemin des ténèbres, de la souffrance et de la mort. Où qu’elle aille, quoi qu’elle fasse, toutes les routes la ramenaient toujours à ce carrefour et à son cortège de cadavres.

— Beatriz Muñoz est en prison aujourd’hui ?

— Non, elle était parvenue à quitter sa planque avant l’assaut. Elle est allée se jeter sous un train à Harlem-125th Street, une gare dans laquelle elle et Sean avaient l’habitude de taguer des wagons.

Fataliste, Benedick laissa échapper un soupir de désolation.

Madeline chercha dans la poche de son blouson un médicament contre les brûlures d’estomac.

— Il y a une question que je me pose depuis hier, reprit-elle après avoir avalé son comprimé. Sean Lorenz était à New York au moment de sa mort il y a un an, n’est-ce pas ?

— C’est exact, il est mort d’une crise cardiaque en pleine rue.

— Qu’est-ce qu’il était allé faire là-bas ? Pourquoi être retourné dans cette ville chargée de tant de souvenirs funestes ?

— Il avait rendez-vous avec un cardiologue, justement. C’est ce qu’il m’a expliqué au téléphone en tout cas, et j’ai de bonnes raisons de penser que c’était la vérité.

— Lesquelles ?

Benedick ouvrit la mallette en cuir Venezia qu’il avait posée sur la chaise à côté de lui.

— Comme je savais que vous reviendriez me voir, j’ai apporté ceci avec moi, affirma-t-il en sortant un carnet brun clair qu’il tendit à Madeline.

Elle l’examina avec attention. Il s’agissait en fait d’un petit agenda de la marque Smythson en cuir imprimé.

— J’étais à Paris lorsque j’ai appris la mort de Sean. J’ai sauté dans un avion pour New York pour m’occuper du rapatriement de son corps. À son hôtel, c’est moi qui ai récupéré ses affaires. Il n’y avait qu’une petite valise qui contenait quelques vêtements et cet agenda.

Madeline le feuilleta. Une chose était certaine : l’emploi du temps de Sean Lorenz dans l’année qui avait précédé sa disparition se résumait à des rendez-vous médicaux. À la date de sa mort, le 23 décembre 2015, il avait écrit : Rdv Dr Stockhausen 10 h.

— De quoi souffrait-il exactement ?

— D’infarctus à répétition. La dernière année de sa vie, Sean a enchaîné les angioplasties et les pontages aorto-coronariens. Vous vous souvenez de la chanson de Ferré : « Le cœur, quand ça bat plus, c’est pas la peine d’aller chercher plus loin… »[12]

— Je peux garder cet agenda ?

Benedick hésita, mais donna son accord d’un mouvement de tête.

— Ces trois dernières toiles, vous pensez vraiment qu’elles existent ?

— J’en suis certain, répondit le galeriste en la fixant intensément. Tout comme je suis certain que vous allez les retrouver.

Madeline joua la prudence.

— Pour ça, j’ai besoin que vous me disiez où gratter. Quelles sont les personnes que je pourrais aller voir.

Benedick prit le temps de la réflexion.

— Allez faire un saut chez Diane Raphaël. C’est une psychiatre compétente et très sympathique. L’une des rares personnes pour qui Sean avait du respect. Elle l’a rencontré quelques mois après son arrivée en France, à l’époque de l’Hôpital éphémère. En ce temps-là, Diane dirigeait une petite structure itinérante d’aide aux toxicomanes. Elle s’intéressait aux nouvelles formes d’art et a été l’une des premières à acheter deux de ses toiles. Sean la considérait un peu comme son ange gardien.

Madeline enregistra mentalement ces informations en se rappelant que Gaspard avait déjà évoqué ce nom devant elle la veille au soir.

— Qui d’autre ?

— Peut-être Jean-Michel Fayol, un marchand de couleurs. Il a une petite boutique qui donne sur les quais. Sean le consultait souvent lorsqu’il peignait.

— Pénélope Lorenz habite toujours à Paris ?

Benedick hocha la tête sans répondre franchement.

— Vous pouvez me donner son adresse ?

Le galeriste sortit un stylo de sa poche et déchira une page de l’agenda.

— Je vais vous noter ses coordonnées, mais vous n’en tirerez rien. Rencontrer Pénélope a été à la fois la grande chance et le plus grand malheur de Sean. L’étincelle qui a révélé son génie pour mieux allumer quelque temps plus tard l’incendie qui a ravagé sa vie.

Il tendit le papier plié à Madeline, puis, les yeux dans le vague, se demanda tout haut :

— Qu’y a-t-il, au fond, de plus triste que de voir son âme sœur devenir son âme damnée ?

6 Une somme de destructions

Un tableau était une somme d’additions. Chez moi, un tableau est une somme de destructions.

Pablo PICASSO[13]

1.

Le boulevard Saint-Germain s’étirait sous un soleil pâle. Platanes déplumés, immeubles en pierre de taille, cafés muséifiés, boutiques au luxe tranquille.

Madeline dépassa une voiturette électrique et mit son clignotant pour tourner rue Saint-Guillaume. Après une vingtaine de mètres, elle gara son scooter à la perpendiculaire entre une Smart cabossée et un SUV rutilant. L’adresse que lui avait donnée Bernard Benedick était celle d’un des beaux immeubles de la rue avec une large façade à bossages récemment ravalée. Elle sonna à l’interphone d’une porte cochère monumentale en bois verni.

— Oui ? siffla une voix.

— Madame Lorenz ?

Pas de réponse. Madeline joua sur l’ambiguïté :

— Bonjour, madame, je suis officier de police. J’enquête sur la disparition des dernières toiles peintes par votre ex-mari. Pourriez-vous m’accorder quelques minutes pour…

— Va te faire foutre, connasse de journaliste !

Madeline recula d’un pas, surprise par la virulence de l’insulte. Inutile d’insister. Si Pénélope Lorenz était dans de telles dispositions, elle n’arriverait à rien.

Elle remonta sur sa Vespa avec une autre idée en tête. Rue de l’Université, rue du Bac, boulevard Raspail jusqu’à Montparnasse. C’est dans la rue d’Odessa que Madeline trouva le cybercafé qu’elle cherchait, coincé entre une crêperie et un sex-shop. En poussant la porte, elle se jura qu’elle ne quitterait pas l’endroit avant d’être parvenue à ses fins.

2.

Gaspard arriva en avance au restaurant. Situé à côté d’un étal de poissonnier, le Grand Café était une brasserie de quartier à la décoration un peu vieillotte, mais chaleureuse : boiseries, chaises Baumann en bois courbé, petites tables de bistrot, grand miroir, carrelage à damier. Une touche méditerranéenne complétait le tableau avec de la fausse vigne qui s’accrochait au plafond comme sous une tonnelle.

À midi et demi, la salle était aux trois quarts vide, mais commençait à se remplir. Gaspard demanda une table pour deux et, sans s’asseoir, y posa le téléphone qui déformait sa poche avant d’accrocher sa veste sur le dossier de la chaise. Puis il s’avança vers le comptoir, commanda un verre de quincy et demanda s’il pouvait téléphoner. Le serveur le regarda d’un air étonné, voire suspicieux, et désigna l’appareil abandonné sur la table :

— Il est cassé ?

Gaspard ne se retourna même pas.

— Non, je ne sais pas m’en servir. Alors, je peux utiliser le vôtre ?

Le serveur acquiesça et lui tendit un combiné rétro. Gaspard chaussa ses lunettes pour déchiffrer le numéro noté par Pauline.

Une chance : Diane Raphaël répondit dès la troisième sonnerie, s’excusant aussitôt pour la mauvaise qualité de la communication. La psychiatre n’était pas à Paris, mais dans un TGV à destination de Marseille où elle devait aller voir un patient à l’hôpital Sainte-Marguerite. Gaspard se présenta et précisa qu’il appelait de la part de Pauline Delatour. Diane Raphaël, qui passait beaucoup de temps à New York, assura y avoir vu Asylium, l’une de ses pièces les plus noires, une critique des dérives de la psychanalyse. Avec ce texte, Gaspard ne s’était pas fait que des amis dans la communauté des psys, mais Diane n’était pas revancharde et lui assura « avoir beaucoup ri ».

Comme il ne savait pas mentir, Gaspard joua cartes sur table. Il expliqua qu’il louait l’ancienne maison de Sean Lorenz et qu’il aidait une amie policière qui s’était mis en tête de retrouver les trois derniers tableaux du peintre.

— S’ils existent, je serais curieuse de les voir !

— Pauline m’a dit que vous aviez beaucoup veillé sur Sean la dernière année de sa vie.

— Les deux dernières décennies, vous voulez dire ! J’ai été son amie et sa psy pendant plus de vingt ans !

— Je pensais que c’était incompatible ?

— Je n’aime pas les dogmes. J’ai essayé de l’aider comme j’ai pu, mais il faut croire qu’il existe une malédiction des génies.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ?

— Le vieux principe de la destruction créatrice. Pour construire une œuvre comme la sienne, peut-être était-il inéluctable que Sean se détruise et qu’il détruise les autres.

Malgré la mauvaise qualité de la communication, Gaspard était séduit par la voix de Diane Raphaël : mélodieuse, profonde, aux intonations amicales.

— D’après Pauline, Lorenz était à la dérive après la disparition de son fils…

— Ce n’est un secret pour personne, le coupa la psy. Sean est quasiment mort en même temps que Julian. N’ayant plus rien à quoi se raccrocher, il ne se donnait même plus la peine de faire semblant de vivre. Et puis, physiquement, il était détruit. Il a subi deux lourdes opérations les derniers mois de sa vie. Plusieurs fois, il a été réanimé au seuil de la mort. Mais il endurait cette souffrance comme une pénitence.

— La peinture ne lui était d’aucun secours ?

— La peinture ne peut rien face à la mort d’un enfant.

Gaspard ferma brièvement les yeux et avala la dernière gorgée de son verre de vin blanc, adressant dans la foulée un signe au barman pour demander qu’on le resserve.

— Tous les parents qui perdent un enfant ne se suicident pas, remarqua-t-il.

— Vous avez raison, admit-elle. Chaque individu réagit d’une façon qui lui est propre. Je ne vais pas vous parler du dossier médical de Sean, mais tout était amplifié chez lui. Il a toujours eu un côté cyclothymique qui impactait sa créativité.

— Il était bipolaire ?

— Disons que comme chez beaucoup d’artistes, ses réactions et ses humeurs étaient exacerbées. S’il faisait preuve d’une soif de vivre incroyable en période d’euphorie, il pouvait descendre très bas lorsqu’il broyait du noir.

Gaspard dégrafa un bouton de sa chemise. Pourquoi faisait-il cette chaleur de dingue en plein mois de décembre ?

— Lorenz était toxicomane ?

Diane s’agaça pour la première fois :

— Vous posez beaucoup de questions, monsieur Coutances.

— J’en conviens, s’excusa-t-il.

À l’autre bout de la ligne, il percevait l’annonce de la SNCF prévenant que le train allait bientôt entrer en gare Saint-Charles.

— Tout ce que Sean voulait, c’était s’anesthésier et oublier, reprit la psy. Il avait une peine immense, à la mesure de son amour pour son fils, et il ne voulait ni être sauvé ni être raisonné. Alors, tous les expédients étaient bons : somnifères, anxiolytiques et compagnie. C’est moi qui les lui prescrivais, car je savais qu’il les aurait pris de toute façon. Au moins, ça me permettait de garder un œil sur ce qu’il ingurgitait.

La réception devenait de plus en plus mauvaise. Gaspard hasarda tout de même une dernière question :

— Cette hypothèse de toiles cachées, vous y croyez ?

Malheureusement, la réponse de la psy se perdit dans le brouhaha ferroviaire.

Il raccrocha et vida de nouveau son verre. Lorsqu’il se retourna, il aperçut Madeline qui venait d’entrer dans le restaurant.

3.

— Un apéritif ? proposa le serveur après avoir posé à côté de leur table la grande ardoise qui listait les plats du jour.

Madeline commanda une bouteille d’eau pétillante et Gaspard un troisième verre de vin.

Puis, avec un sourire, le dramaturge poussa vers Madeline le téléphone qu’elle avait oublié en quittant la maison.

— Merci de me l’avoir rapporté, dit-elle en le récupérant.

Gaspard pensa qu’il serait opportun de faire amende honorable :

— Excusez-moi pour hier soir. Je me suis emporté.

— C’est bon, laissez tomber.

— Je ne savais pas que vous essayiez d’avoir un enfant.

Madeline devint écarlate.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— C’est… c’est ce que j’en ai déduit, bredouilla-t-il en réalisant sa maladresse. Vous avez reçu ce matin un SMS d’une clinique de Madrid qui accusait réception des résultats de votre…

— Mêlez-vous de vos oignons, bordel ! Vous croyez que j’ai envie de parler de ça avec vous à table ?

— Je suis désolé, je l’ai lu malgré moi.

— Malgré vous ? fulmina-t-elle.

Ils n’échangèrent plus un seul mot ni aucun regard jusqu’à ce qu’on leur apporte leurs consommations et que le patron vienne prendre leur commande. Madeline profita de sa présence pour sortir la boîte d’allumettes à l’enseigne du restaurant que lui avait donnée Benedick.

— Sean Lorenz était un client régulier de votre établissement, n’est-ce pas ?

— Bien plus qu’un client, c’était un ami de la maison ! répondit le restaurateur avec une pointe de fierté.

C’était un petit homme volubile au crâne rasé qui portait un costume trop grand pour lui et une cravate blanche à gros pois noirs. Les mimiques expressives de son visage lui donnaient de faux airs de Louis de Funès.

— Pendant des années, M. Lorenz est venu déjeuner chez nous presque tous les midis.

Soudainement, les yeux pétillants du restaurateur se voilèrent.

— Forcément, on l’a moins vu après la mort de son fils. Un soir, après le service, je l’ai même croisé, ivre mort, avachi sur un banc. Je l’ai ramené chez lui, rue du Cherche-Midi. Ça m’a vraiment fait de la peine.

Comme s’il ne voulait pas rester sur ce mauvais souvenir, l’homme fit claquer sa langue et s’empressa d’ajouter :

— Les deux ou trois derniers mois de sa vie, il allait mieux. Il est revenu plusieurs fois au restaurant et…

— Vous pensez qu’il avait recommencé à peindre ? l’interrompit Gaspard.

— C’est certain ! De nouveau, il déjeunait en noircissant les pages de son carnet de croquis. Un signe qui ne trompait pas !

— Vous savez sur quoi il travaillait ?

De Funès eut un sourire entendu.

— Comme j’étais curieux, en lui apportant ses plats, j’en profitais toujours pour jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Il dessinait des labyrinthes.

— Des labyrinthes ?

— Oui, des labyrinthes kafkaïens, sans entrée ni sortie. Des dédales aux embranchements infinis qui donnaient le vertige.

Madeline et Gaspard échangèrent un regard dubitatif, mais leur interlocuteur avait gardé un as dans sa manche.

— Quelques jours avant sa mort, M. Lorenz nous a fait un cadeau for-mi-dable : il a posé une mosaïque dans le restaurant.

— Ici ? s’étonna Gaspard.

— Tout à fait, confirma-t-il avec fierté, dans le fond de la deuxième salle. C’est l’une des rares mosaïques de Sean Lorenz et, en tout cas, la plus grande qu’il ait créée. Des amateurs d’art viennent en pèlerinage ici pour la voir ou la prendre en photo. Surtout des Asiatiques.

Le restaurateur ne se fit pas prier pour les conduire jusqu’au fond de la salle où une fresque multicolore tapissait le mur.

— M. Lorenz a voulu illustrer L’Énorme Crocodile, le conte de Roald Dahl. C’était l’histoire préférée de son fils. Celle qu’il lui réclamait tous les soirs avant de s’endormir. Un bel hommage, n’est-ce pas ?

Le panneau était constitué de centaines de petits carreaux miroitants qui rappelaient un peu les gros pixels des jeux vidéo des années 1980. En plissant les yeux, Madeline reconnut les personnages du conte de son enfance : un crocodile, un singe, un éléphant, un zèbre qui s’ébrouaient dans la savane.

Dans son genre, cette œuvre était splendide et drôle, même si elle restait anecdotique. Madeline demanda la permission de la prendre en photo, puis elle regagna sa table en compagnie de Gaspard.

4.

— Elle a l’air de bien vous plaire, la petite Pauline.

Comme ils l’avaient fait la veille, ils échangèrent les informations récoltées chacun de son côté.

— Elle est facile à vivre et pas contrariante.

— C’est pour moi que vous dites ça ?

Gaspard détourna la tête pour fuir le regard de Madeline.

— Parlons d’autre chose, si vous le voulez bien.

Elle proposa une répartition des tâches :

— Cet après-midi, j’ai l’intention d’aller interroger Jean-Michel Fayol, le marchand de couleurs de Sean. Pendant ce temps, je voudrais que vous passiez voir Pénélope Lorenz.

L’air sceptique, Gaspard se gratta la barbe.

— Pourquoi irais-je au casse-pipe ? Vous venez de m’expliquer qu’elle vous avait sèchement claqué la porte au nez.

— Avec vous, ça sera différent.

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— D’abord parce que vous êtes un homme. Puis parce que j’ai eu une idée géniale.

Avec un sourire satisfait, elle lui expliqua le plan qu’elle avait mis au point pour approcher la femme de Sean.

Dans un cybercafé, elle avait créé un compte mail au nom de Gaspard et s’en était servie pour envoyer à Pénélope une demande de prêt — ou plutôt de location — de Naked, un tableau de son mari qui se trouvait toujours en sa possession.

— Comprends rien, grogna Gaspard. Pourquoi voudrais-je louer un tableau ? Ça n’a pas de sens.

Madeline poussa son assiette et déplia sur la table la photocopie d’un article du Daily Telegraph annonçant trente représentations à Londres au printemps prochain du Serment d’Hippocrate, une pièce de théâtre signée… Gaspard Coutances.

— Vous allez louer ce tableau pour qu’il fasse partie du décor de la première de votre pièce.

— Grotesque.

Madeline continua sans se laisser démonter :

— Dans mon mail, j’ai proposé à Pénélope un deal à vingt mille euros. Benedick m’a assuré qu’elle avait besoin de cash et qu’à terme elle souhaitait vendre le tableau aux enchères. S’il y a une occasion de médiatiser la toile avant sa vente, vous pouvez être certain qu’elle ne va pas la laisser passer.

Furieux, Gaspard fronça les sourcils.

— Vous avez usurpé mon identité !

— Détendez-vous, c’était pour la bonne cause.

— Les grands principes, c’est toujours pour les autres, c’est ça ? Je déteste les gens comme vous.

— Les gens comme moi ? C’est-à-dire ?

— Je me comprends.

— Vous êtes bien le seul.

Toujours en colère, il haussa les épaules.

— De toute façon, la mère Lorenz ne croira jamais de telles inepties.

— Détrompez-vous, rétorqua Madeline, triomphante. Figurez-vous qu’elle m’a déjà répondu et qu’elle vous attend chez elle dans une demi-heure pour en parler.

Gaspard ouvrit la bouche pour protester, mais se contenta de pousser un soupir résigné. Madeline profita de son avantage :

— Après mon entrevue avec Fayol, j’ai rendez-vous avec une vieille amie qui fait escale à Paris. Quand vous aurez vu Pénélope, retrouvez-moi au Sémaphore pour faire le point.

— Quésaco le Sémaphore ?

— C’est un petit café à l’angle de la rue Jacob et de la rue de Seine.

Il faisait tellement chaud que le restaurant avait ouvert ses baies vitrées. Comme Madeline voulait fumer, ils s’installèrent en terrasse pour boire leur café. Songeuse, Madeline roula sa cigarette en silence tandis que Gaspard, perdu dans ses pensées, se brûlait la gorge avec le verre d’armagnac offert par le patron.

Même s’ils n’osaient pas le formuler, force était de reconnaître qu’ils formaient à présent un improbable duo d’enquêteurs.

L’œuvre magnétique de Lorenz les avait contaminés. Elle exerçait sur eux son emprise. Tout ce qui, de près ou de loin, entourait le peintre — le sens de sa peinture, les zones d’ombre de sa vie — revêtait pour eux une aura de mystère et la promesse irrationnelle que, une fois percés à jour, les secrets de Lorenz deviendraient leurs secrets. Sans se l’avouer, Madeline et Gaspard s’accrochaient tous les deux à la croyance folle que ces secrets leur livreraient une vérité, car, en recherchant ces tableaux, c’était aussi une partie d’eux-mêmes qu’ils traquaient.

7 Ceux qu’il brûle…

L’art est comme un incendie, il naît de ce qu’il brûle.

Jean-Luc GODARD[14]

1.

L’ancien hôtel particulier dans lequel vivait Pénélope Lorenz avait l’intemporalité et l’élégance austère des beaux immeubles du quartier entourant l’église Saint-Thomas-d’Aquin : façade claire et sobre en pierre de taille, marbre poli des marches d’escalier, hauteur sous plafond gigantesque, parquet qui craque en point de Hongrie.

L’intérieur de l’appartement était pourtant à l’opposé de l’ascèse de la bâtisse. C’était même le règne du tape-à-l’œil. Comme si une sorte de sous-Philippe Starck en avait supervisé la décoration, l’œil vissé à la check-list du mauvais goût. Des fauteuils capitonnés rose bonbon, recouverts de coussins en fausse fourrure, côtoyaient une grande table en Plexiglas, un lustre baroque démesuré, un bric-à-brac de bibelots et de lampes fantaisistes.

L’homme qui ouvrit la porte à Gaspard, l’air méfiant, se présenta avec mauvaise grâce comme étant Philippe Careya. Gaspard se rappelait que Pauline lui en avait parlé comme du premier amoureux de Pénélope. Elle était donc toujours avec lui. Le promoteur niçois était un petit homme ventripotent à mille lieues de l’amant de Pénélope que le dramaturge avait imaginé : tonsure, collier de barbe, valises sous les yeux, chemise grande ouverte sur des poils grisonnants et sur une dent de requin accrochée à une chaîne en or. Il était difficile de comprendre ce qui, chez lui, avait bien pu séduire la jeune femme au sommet de sa beauté qu’elle était alors. Peut-être était-il différent à l’époque ? Peut-être encore avait-il d’autres atouts. Ou peut-être, plus sûrement, l’attirance entre deux personnes échapperait-elle toujours à toute rationalité.

Le Niçois l’avait installé dans un petit salon qui donnait sur une cour intérieure et s’en était retourné consulter des annonces immobilières sur son Mac-Book doré. Gaspard avait patienté ainsi une dizaine de minutes avant d’être rejoint par la maîtresse de maison. Lorsque l’ancienne mannequin entra dans la pièce, il eut du mal à cacher sa surprise.

Pénélope Lorenz était méconnaissable. Défigurée par la chirurgie esthétique, elle n’était plus qu’une caricature difforme de la femme qu’elle avait été. Son visage figé, lisse comme de la cire, semblait en train de fondre. Sa bouche déformée évoquait une baudruche sur le point d’exploser. Ses paupières cloquées et ses pommettes démesurément hautes avaient étréci ses yeux. Bouffie et ravagée, sa figure contrastait avec sa silhouette, presque squelettique, à l’exception d’une poitrine gonflée à l’hélium.

— Bonjour, monsieur Coutances, merci de votre visite, l’accueillit-elle, le souffle court, la voix nasillarde, en venant s’asseoir en face de lui.

Son regard était celui d’une bête traquée, consciente de son physique et de l’effet qu’il produisait dans le regard des autres.

Comment en arrivait-on là ? Comment expliquer une telle métamorphose ? Gaspard se souvenait des photos du top-modèle du temps où elle faisait la couverture des magazines. Altière, élancée, athlétique, radieuse. Pourquoi s’était-elle infligé cette overdose de lifting et d’injections de Botox ? Quel chirurgien avait joué au peintre du dimanche et saccagé les beaux traits de son visage ? Il chercha quelque chose en elle, un vestige de sa beauté perdue, et le trouva dans ses yeux. Il se concentra alors sur ses iris, couleur vert d’eau, striés d’alluvions mordorées. L’escarbille incandescente qui avait dû enflammer le cœur de Sean à l’été 1992.

Gaspard la salua mais, au moment d’ouvrir la bouche, renonça au plan qu’il avait mis au point avec Madeline. Il n’y avait rien à faire. Jamais il ne serait à l’aise avec le mensonge. D’abord pour des raisons éthiques, mais surtout parce qu’il se savait mauvais comédien, incapable de tenir sur la distance la dissimulation de la vérité. Il décida donc de ne pas tourner autour du pot.

— Je vais être franc, madame Lorenz, je ne suis pas ici pour la raison que vous croyez. Je suis bien Gaspard Coutances, et j’ai bien écrit une pièce qui sera jouée à Londres au printemps, mais ce contrat à propos de la location de votre tableau n’est qu’un stratagème d’une collègue pour vous rencontrer.

— Quelle collègue ?

— Celle que vous avez éconduite ce matin.

L’atmosphère se tendit. Gaspard sentit que Pénélope était sur le point d’appeler Careya à la rescousse. D’un geste rassurant de la main, il tenta de la dissuader de crier.

— Accordez-moi trois minutes pour vous expliquer la situation. Après, si vous décidez de ne pas répondre à mes questions, je partirai sans faire d’histoire, et plus jamais je ne vous importunerai.

Comme elle restait immobile, il continua, encouragé :

— Nous sommes à la recherche de trois toiles peintes par Sean Lorenz dans les semaines qui ont précédé son décès. C’est…

Pénélope l’arrêta :

— Lorsqu’il est mort, Sean n’avait plus touché un pinceau depuis des années.

— Nous avons pourtant de bonnes raisons de penser que ces toiles existent.

Elle haussa les épaules.

— Si c’est le cas, elles ont été peintes après notre divorce, ce qui signifie que je n’ai aucun droit dessus. Donc en quoi cela me concerne-t-il ? Comprenant que cette femme, emmurée dans son aigreur, ne lâcherait rien, Gaspard improvisa :

— Parce que je suis ici pour vous proposer un marché.

— Quel marché ?

— Si vous répondez à mes questions et si on retrouve les tableaux grâce à vous, il y en aura un pour vous.

— Allez vous faire foutre ! Si vous croyez que les tableaux de Sean ne m’ont pas déjà suffisamment déglinguée…

Sa peur s’était à présent transformée en colère. Elle se leva du canapé pour se diriger vers un petit réfrigérateur encastré dans la bibliothèque à la manière des minibars dans les hôtels. Elle s’empara de deux mignonnettes de vodka et vida la première directement au goulot. Gaspard songea à la phrase de Bukowski : « Find what you love and let it kill you. » Le poison de Pénélope s’appelait Grey Goose. Elle versa la deuxième flasque dans un tumbler en cristal qu’elle posa sur un guéridon en verre et fer forgé, à portée de main.

— Sean Lorenz n’existerait pas sans moi, vous savez ? C’est moi qui ai débloqué sa créativité et ouvert les vannes de son talent. Avant moi, c’était un tagueur minable de Harlem qui passait ses journées à glander et à fumer des joints. Et, pendant plus de dix ans, pendant toutes les années où il ne parvenait pas à vendre la moindre toile, c’est moi qui ai fait bouillir la marmite. C’est grâce à ma beauté, à mes photos, à mes publicités, à mes couvertures de magazine qu’il a pu devenir un peintre reconnu.

En écoutant son monologue, Gaspard songea au personnage de l’actrice déchue interprétée par Gloria Swanson dans Boulevard du Crépuscule. Même adoration de la femme qu’elle avait été, même justification pathétique.

— Pendant des années, j’ai été le feu qui alimentait sa création. Sa Kryptonite Girl. C’est comme ça qu’il m’appelait parce qu’il était persuadé qu’il ne pouvait pas peindre quelque chose de génial sans ma présence à ses côtés.

— Il n’avait pas tort, admit Gaspard. Les portraits qu’il a peints de vous sont magnifiques.

— Vous faites référence aux « 21 Pénélopes », c’est ça ? Je vais vous dire : au début, c’est vrai, j’étais flattée par ces toiles. Puis cela est devenu pesant.

— Pour quelle raison ?

— À cause du regard des autres : la source de la plupart de nos malheurs. Je voyais bien comment les gens me dévisageaient et, surtout, il me semblait entendre leurs pensées. Ils se disaient que j’étais belle, mais pas aussi fascinante que la femme dans le tableau. Vous savez quel est le secret des toiles de Sean Lorenz, monsieur Coutances ?

— Dites-moi.

2.

— C’était stimulant de travailler avec Sean Lorenz, car c’était un maître de la couleur.

Dieu sait pourquoi, lorsque Bernard Benedick lui avait parlé de Jean-Michel Fayol, Madeline s’était imaginé un vieux monsieur en blouse grise et aux cheveux blancs ayant depuis longtemps dépassé l’âge de la retraite. Dans la réalité, l’homme qui l’avait accueillie dans son magasin du quai Voltaire était un Black plus jeune qu’elle, bâti comme une armoire à glace, avec une coiffure de rasta et des bagues en argent à chaque doigt qui composaient une drôle de ménagerie méphistophélique : serpent, araignée, crâne mexicain, tête de bouc. Il portait des sneakers usés, un jean slim et une doudoune sans manches ouverte sur un tee-shirt moulant. D’un abord franc et accueillant, Fayol lui avait offert un café et des biscuits qu’il avait posés sur son épais comptoir en chêne constellé de taches. Autour d’eux, avec ses pierres apparentes, ses voûtes et son plafond tassé, le magasin ressemblait à une échoppe du Moyen Âge. Impression renforcée par les étagères en bois poli qui couraient du sol au plafond, encombrées de fioles de couleurs.

Passionné par son sujet, Fayol semblait disposé à répondre aux questions de Madeline sans même savoir qui elle était vraiment.

— Je fréquente beaucoup d’artistes, reprit-il. La plupart sont des types égoïstes et mégalos qui pensent qu’ils sont la réincarnation de Picasso ou de Basquiat juste parce qu’ils barbouillent une toile, qu’ils trouvent des galeristes cupides pour les exposer et un public complaisant pour applaudir leurs excréments.

Il piocha un Petit Écolier dans une boîte en fer.

— Malgré son succès, Sean n’était pas comme ça. Il était même plutôt humble et, bien qu’il fût obsédé par sa peinture, ça ne l’empêchait pas de s’intéresser aux gens.

Il croqua dans son biscuit et le mastiqua longuement comme pour prendre le temps de se désaltérer à la source de ses souvenirs.

— Par exemple, lorsqu’il a su que je trimais pour payer la maison de retraite de ma mère, il m’a signé un chèque dont il ne m’a jamais demandé le remboursement.

— Donc, c’était davantage un ami qu’un client ordinaire, fit remarquer Madeline.

Fayol la regarda comme si elle venait d’affirmer que la terre était plate.

— Les vrais artistes n’ont pas d’amis, déclara-t-il. C’est aussi pour ça qu’ils sont devenus artistes. J’aidais Sean comme je le pouvais en essayant de lui trouver les couleurs qu’il cherchait. Je lui rendais également quelques services. Je m’occupais notamment de l’encadrement de ses toiles. Il était très pointilleux sur ce sujet : il ne voulait que des coffres américains fabriqués dans un bois de noyer clair très rare qu’on ne trouve qu’en Iran.

— Pourquoi disiez-vous que c’était un maître de la couleur ?

— Parce qu’il l’était ! Et en partant de loin. Alors qu’il avait passé sa jeunesse à taguer des palissades et des wagons avec des bombes, Sean a opéré une transformation radicale au début des années 2000. Il était désireux d’apprendre et il est devenu un vrai spécialiste de l’histoire des pigments. Et surtout un vrai puriste. C’était cocasse de voir un ancien graffeur qui refusait d’utiliser des couleurs synthétiques !

Madeline osa une question :

— Fondamentalement, quelle est la différence entre la peinture synthétique et les pigments naturels ?

Nouveau regard de biais de la part du rasta.

— La même différence qu’entre baiser et faire l’amour, entre le son d’un fichier mp3 et celui d’un vinyle, entre un vin californien et un bourgogne… You got it ?

— Vous voulez dire que les pigments naturels sont plus authentiques ?

— Ils donnent des couleurs plus profondes, plus intenses et, surtout, ils sont uniques, car ils véhiculent une histoire souvent millénaire.

D’un bond, Fayol se leva de sa chaise pour se diriger vers l’arrière de la boutique.

— Ces pigments sont parmi les plus rares et les plus précieux du monde, s’enflamma-t-il en désignant sur une des étagères de petits flacons de verre contenant de la poudre colorée.

De tailles et de formes irrégulières, les minuscules fioles transparentes formaient une impressionnante palette de couleurs allant de teintes claires et pastel à des nuances beaucoup plus sombres.

Au premier abord Madeline ne voyait pas la différence avec les autres bocaux qui les entouraient, mais elle se garda bien de faire part de sa perplexité. Jean-Michel Fayol attrapa un échantillon et l’agita sous son nez.

— Voici par exemple le lapis-lazuli, aussi connu sous le nom d’outremer : le bleu mythique utilisé par Fra Angelico, Léonard de Vinci et Michel-Ange. Extrait d’une roche importée d’Afghanistan, le pigment était tellement rare qu’à la Renaissance son prix dépassait celui de l’or.

Madeline se souvenait d’avoir lu dans le roman La Jeune Fille à la perle que Vermeer s’en était servi pour peindre le turban du personnage de son célèbre tableau.

Fayol remit le flacon à sa place et dans la foulée se saisit d’un nouveau pigment : une poudre violette qui brillait d’un éclat intense.

— La pourpre de Tyr, la couleur de la toge des empereurs romains. Figurez-vous que pour en recueillir un seul gramme, il fallait extraire le suc d’une glande de dix mille coquillages, les murex. Je vous laisse imaginer le carnage…

Emporté dans son élan, il enchaîna :

— Ce jaune indien est obtenu par la distillation de l’urine de vaches exclusivement nourries de feuilles de manguier. Sa fabrication est bien sûr interdite aujourd’hui.

Le rasta ébroua ses dreadlocks et passa à un autre échantillon vermillon.

— Le sang du dragon, connu depuis l’Antiquité. La légende dit que sa couleur est née du mélange du sang d’un dragon et de celui d’un éléphant après une bataille homérique dans laquelle les deux créatures auraient perdu la vie.

Fayol était intarissable. Comme possédé par ses couleurs, il continua son cours magistral à l’intention de sa nouvelle élève :

— Peut-être ma couleur préférée ! annonça-t-il en s’emparant d’une nouvelle fiole qui contenait un pigment broyé à la teinte ocre tirant vers le cognac. En tout cas, c’est la plus romanesque.

Madeline se pencha pour déchiffrer l’étiquette :

Mummy brown ?

— Oui, le brun égyptien. Un pigment que l’on obtenait en broyant des momies pour récolter la résine présente sur les bandelettes qui servaient à embaumer les corps. Il vaut mieux ne pas penser au nombre de sites archéologiques qui ont dû être saccagés pour produire ces satanés pigments ! D’ailleurs…

Madeline interrompit l’élan du rasta pour le ramener à ce pour quoi elle était là :

— Les dernières fois que vous avez rencontré Sean Lorenz, quel genre de couleurs recherchait-il ?

3.

— Chaque fois que Sean vous peint, il vous vole quelque chose qu’il ne vous rend jamais, affirma Pénélope en buvant une nouvelle gorgée de vodka.

Assis face à elle, Gaspard demeurait circonspect.

— Il vous arrache votre beauté pour la mettre dans ses tableaux, insista-t-elle. Vous vous souvenez de l’histoire du Portrait de Dorian Gray ?

— Le portrait qui vieillissait à la place de son modèle.

— Eh bien, avec Sean, c’était le contraire. Sa peinture était cannibale. Elle se nourrissait de votre vie et de votre éclat. Elle vous tuait pour pouvoir exister.

Pendant plusieurs instants, Pénélope continua à développer cette idée avec une certaine hargne. Gaspard ne l’écoutait plus. Il pensait à la célèbre citation de Serge Gainsbourg : « La laideur a ceci de supérieur à la beauté qu’elle ne disparaît pas avec le temps. » De nouveau cette question : par quel engrenage cette femme en était-elle arrivée là ? Madeline lui avait dit que Sean avait rencontré Pénélope à Manhattan en 1992 et qu’elle avait à l’époque seulement dix-huit ans. Il fit un rapide calcul mental. Son interlocutrice avait aujourd’hui quarante-deux ans. Le même âge que lui. Rue du Cherche-Midi, il y avait peu de clichés de Pénélope, mais Gaspard se souvenait précisément d’un, datant de la naissance de Julian. En contemplant la photo, il avait trouvé Pénélope resplendissante. Les ravages de la chirurgie esthétique étaient donc récents.

— Au bout de quelques années, Sean a quand même fini par comprendre que son génie n’était pas tributaire de ma petite personne. Alors, j’ai eu peur de le perdre, bien sûr. Ma propre carrière était en train de s’étioler. Pour fuir mon spleen, j’ai commencé à prendre plus d’alcool et de dope que de raison : joints, cocaïne, héroïne, cachets… Une façon d’obliger Sean à s’occuper de moi. Dix fois, il m’a conduite en désintox. Il faut vous dire que Sean avait un gros défaut. Une faiblesse, en fait : c’était un mec bien.

— Je ne vois pas en quoi c’est une faiblesse.

— Pourtant, c’en est une, mais c’est un autre débat. Bref, il n’a jamais eu le courage de m’abandonner. Parce qu’il pensait qu’il avait envers moi une dette éternelle. Sean était un peu taré. Ou plutôt, il avait sa propre logique.

Les yeux de Gaspard avaient quitté le visage de Pénélope pour s’attarder sur une cicatrice en forme d’étoile qui lui griffait le côté droit du cou. Puis il s’aperçut qu’elle avait une deuxième balafre, presque symétrique, sous l’oreille gauche. Et puis encore une troisième, à la naissance de la poitrine. En une seconde, il comprit : ces cicatrices n’étaient pas des marques laissées par des opérations médicales, mais des séquelles de l’agression au fil de fer barbelé dont Pénélope avait été victime lors de son enlèvement. Dès lors, une conviction s’ancra dans sa tête. C’était après la mort de son fils que Pénélope était entrée dans le cercle vicieux de la chirurgie. D’abord, probablement, pour réparer les lésions consécutives à l’agression, puis après sans doute comme une sorte de pénitence. Sean n’était pas le seul à avoir suivi un chemin de croix. Sa femme l’avait accompagné sur la voie de l’autodestruction. Elle avait voulu souffrir par là où elle avait péché : la beauté.

— La naissance de votre fils ne vous a pas rapprochés ?

— Cet enfant, ç’a été un miracle. La promesse d’un nouveau départ. Au début, j’ai voulu y croire, mais c’était une illusion.

— Pourquoi ?

— Justement, parce que plus rien d’autre n’existait aux yeux de Sean. Ni la peinture ni moi. Seul Julian comptait…

À l’évocation de son fils, Pénélope sembla sombrer dans une léthargie hypnotique. Gaspard essaya de la retenir :

— Si vous me permettez une dernière question…

— Allez-vous-en.

— Madame, juste une…

— Dégagez ! cria-t-elle comme si elle se réveillait en sursaut.

— Quand avez-vous parlé à votre mari pour la dernière fois ?

Elle soupira. Son regard se perdit de nouveau, à la recherche de ses souvenirs.

— La dernière fois, c’était… le jour de sa mort. Quelques minutes seulement avant sa mort. Sean était à New York. Il m’a appelée d’une cabine téléphonique de l’Upper East Side. Il tenait des propos incohérents. À cause du décalage horaire, il m’a réveillée en pleine nuit.

— Pourquoi vous appelait-il ?

— Je ne m’en souviens plus.

Le visage défait, elle pleurait.

Il insista :

— S’il vous plaît, faites un effort ! Que vous a-t-il dit ?

— LAISSEZ-MOI !

Son cri la fit retomber dans le brouillard. Immobile, prostrée sur son canapé blanc, elle s’était déconnectée de la réalité. Le regard torve. Comme terrassée.

Prenant conscience de la situation, Gaspard fut saisi par un abîme de honte. Que faisait-il ici, lui, à torturer cette femme dont l’histoire n’était pas la sienne ? Quel était le sens de sa quête ?

Il s’éclipsa en silence.

Dans l’ascenseur, il se dit que Godard avait raison : « L’art est comme un incendie, il naît de ce qu’il brûle. » L’histoire funeste des Lorenz était jalonnée de cadavres, de fantômes, de morts vivants. De destins fauchés, brûlés, carbonisés par le feu de la passion et de la création.

L’art est un incendie qui naît de ceux qu’il brûle.

4.

Jean-Michel Fayol n’eut pas à chercher longtemps dans sa mémoire.

— Après une longue absence, Sean est revenu fréquemment au magasin dans les deux derniers mois de sa vie. C’était il y a un peu plus d’un an. En novembre et décembre 2015. Il était en chasse.

— Il chassait quoi ? demanda Madeline, un peu perdue.

— Les couleurs, bien sûr.

— Donc, d’après vous, il s’était remis à peindre ?

Fayol ricana.

— C’est une évidence ! Et je donnerais cher pour savoir ce qu’il avait en tête.

— Pour quelles raisons ?

— D’abord, parce qu’il était obsédé par le blanc.

— La couleur blanche ?

Le rasta acquiesça et se fit lyrique :

— Oui, la couleur des spectres et des fantômes. Celle de la lumière primale et de l’éblouissement. De la pureté de la neige, de l’innocence, de la virginité. La couleur totale qui, à elle seule, symbolise aussi bien la vie que la mort.

— Il cherchait quel type de blanc ?

— Justement, au début il tâtonnait et ses demandes étaient contradictoires : c’était tantôt mat, tantôt brillant. Tantôt lisse, tantôt rugueux. Tantôt proche de la craie, puis des reflets métalliques. Je m’y perdais.

— Il était défoncé ou il avait les idées claires ?

Le marchand de couleurs fronça les sourcils.

— Je dirais plutôt qu’il était exalté. Comme s’il avait été bouleversé par quelque chose.

Ils étaient revenus près du comptoir. Quelques gouttes de pluie tambourinèrent sur les vitres.

— Sean me parlait tout le temps des pigments minéraux blancs, mais ils ont le défaut de s’étioler et de devenir transparents dès qu’on les mélange à un liant. J’étais désolé de ne pas pouvoir l’aider. Finalement, je lui ai proposé de partir sur un Gofun Shirayuki.

— Un blanc japonais ? hasarda-t-elle.

— Oui, un pigment blanc nacré, couleur de perle, qui est fabriqué à partir de coquilles d’huîtres. Sean a essayé de travailler avec, mais il est revenu quelque temps plus tard, en me disant que ce n’était pas ce qu’il cherchait. Et que ce n’était pas avec cette couleur qu’il parviendrait à « représenter » ce qu’il avait en tête. Cette expression m’a surpris, d’ailleurs.

— Pourquoi ?

— Les artistes comme Sean ne cherchent pas à représenter, ils présentent. Ils ne dépeignent pas, ils peignent, pour reprendre une expression de Soulages. Pourtant, là, j’avais l’impression que Sean avait en tête quelque chose de précis, mais que cette chose-là n’existait tout simplement pas dans la réalité.

— Il ne vous a pas dit quoi ?

Fayol grimaça avec un geste d’ignorance. Madeline le relança :

— Et finalement, vous êtes parvenu à lui trouver une couleur ?

— Bien sûr, répondit-il tout sourires : je lui ai bricolé un pigment à base d’un extrait de gypse atypique que l’on ne trouve qu’à un seul endroit.

— Où ça ?

Fier comme Artaban, Fayol prit un air mystérieux.

— White Sands, ça vous dit quelque chose ?

Madeline réfléchit quelques secondes jusqu’à ce qu’une vision traverse son esprit : des dunes blanches, étincelantes, argentées qui s’étendaient à perte de vue. L’un des plus beaux parcs nationaux américains.

— Le désert du Nouveau-Mexique ?

Le rasta approuva de la tête.

— Là où est implantée une base militaire dans laquelle l’armée teste des armes et des technologies secrètes. C’est sur ces terrains que se trouve une carrière de gypse très rare. Un minerai altéré d’où on peut extraire un pigment assez résistant : une sorte de blanc-gris avec des reflets roses.

— Si la pierre est sur la base militaire, comment avez-vous pu y avoir accès ?

— Ça c’est mon petit secret.

— Vous en avez un échantillon ?

Fayol se retourna vers ses étagères pour saisir un flacon en verre soufflé. Madeline en observa le contenu d’abord avec excitation, puis avec une once de déception. Les pigments ressemblaient à de simples copeaux de craie.

— Concrètement, pour peindre, on va mélanger ça avec de l’huile ?

— De l’huile ou n’importe quel liant, oui.

Perplexe, Madeline récupéra son casque sur le comptoir et remercia Fayol de son aide.

Alors que le rasta s’avançait pour lui ouvrir la porte, il marqua une pause, semblant se souvenir de quelque chose.

— Sean m’avait aussi demandé de lui trouver des pigments phosphorescents de très bonne qualité. Ça m’avait étonné parce que c’est un peu gadget ces trucs.

— C’est quoi exactement ? Des pigments qui emmagasinent la lumière ?

— Oui, pour la restituer en brillant dans l’obscurité. Autrefois, les industriels utilisaient du radium pour produire ces peintures qu’on trouvait notamment sur les tableaux de bord des avions.

— Bonjour la radioactivité !

Fayol approuva.

— Plus tard, on a utilisé du sulfure de zinc, mais ça restait peu efficace et ça se détériorait rapidement.

— Et aujourd’hui ?

— Maintenant, on utilise des cristaux d’aluminate de strontium non radioactif et non toxique.

— C’est ça que cherchait Lorenz.

— Oui, mais là encore, Sean m’a retoqué tous mes pigments. Comme je ne comprenais pas ce qu’il voulait, je l’ai mis en relation avec une entreprise suisse qui fabrique une pâte lumineuse utilisée dans la haute horlogerie pour les montres de plongée. Les gars ont été réactifs, mais je ne sais pas si Sean a fait affaire avec eux.

Madeline nota à tout hasard le nom de la société suisse et remercia de nouveau le « coloriste ».

Lorsqu’elle sortit quai Voltaire, la nuit était presque tombée. La pluie ne faisait plus semblant et des nuages denses comme des fumées noirâtres fondaient sur la Seine en crue et le Louvre. Tourbillons de poussière soulevés par la charge de cavaliers hostiles.

Sur sa Vespa, elle repartit en direction du pont Royal pour rejoindre Saint-Germain et retrouver son amie. Le grondement du tonnerre la fit sursauter. Dans le ciel zébré d’éclairs, il lui sembla apercevoir la figure anguleuse de Sean Lorenz. Un visage contrarié, presque christique, qui ruisselait d’une lumière blanche.

Gaspard

Saint-Germain-des-Prés.

Ciel couleur de zinc. Immeubles noircis à la mine de graphite. Silhouettes minérales des platanes. Impression de marcher dans le vide. D’être avalé, laminé par le mouvement, la pollution et la clameur sourde du boulevard.

L’image de Pénélope Lorenz ne me quitte pas. Sa beauté saccagée, sa voix éraillée, le souvenir de sa fraîcheur perdue me renvoient à mon propre avachissement, ma propre lassitude, ma propre chute.

J’aurais besoin d’air pur, de ciel clair, d’un souffle de vent rédempteur, du soleil de mon île grecque ou de la pureté glacée des cimes enneigées du Montana. À défaut du bon air des montagnes, je me précipite dans le premier bistrot que je croise sur ma route, un café à l’angle de Saint-Germain et de la rue des Saints-Pères.

L’endroit entretient l’image surannée d’une capitale qui plaît aux étrangers, mais qui n’existe plus depuis longtemps : banquettes de moleskine, tubes au néon, tables en Formica, cendriers Ricard en opalex, vieux Scopitone Cameca. Sous la verrière, des touristes et des étudiants des écoles toutes proches terminent leur jambon-beurre ou leur croque-monsieur. Je me fraie un passage jusqu’au zinc. Sans chercher à me donner la moindre contenance, je commande deux old fashioned que j’avale coup sur coup avant de ressortir aussitôt.

L’alcool que j’ai absorbé au déjeuner a déjà bien engourdi mon esprit et je sais que le whisky va prolonger cet état. J’en veux plus. Dans la brasserie suivante, très chic celle-là, je m’envoie deux autres scotchs. Et je reviens vers Saint-Germain.

Il pleut. Autour de moi, tout devient flou. Les couleurs ont disparu du paysage. Ne restent que des formes grises qui s’étiolent derrière les verres piqués de pluie de mes lunettes. Je me traîne jusqu’à la rue Bonaparte. Chaque pas me coûte comme si j’étais un éléphant de cirque, obligé de marcher en équilibre sur une corde raide. Entre mes oreilles, quelqu’un vient d’augmenter le volume, amplifiant le bruit douloureux de la ville.

Palpitations, tremblements, envie de pisser. Ma poitrine halète. Je vacille, je grelotte et j’étouffe. La pluie s’infiltre dans mon cou, se mêle à la transpiration. Mon torse me gratte, mes bras me démangent, j’ai envie de m’arracher la peau. Je ne cherche même pas à comprendre la cause de mon abattement. J’en connais les ressorts intimes. Je sais que mon corps abrite un repaire de démons qui n’hibernent jamais très longtemps. Je sais aussi que l’envie d’alcool me reprend avec une brutalité que j’ai rarement ressentie.

Rue de l’Abbaye, je repère un restaurant, donc un potentiel nouveau bistrot. Devanture en faïence, petits rideaux à carreaux rouges. Trempé comme un chien, je pénètre dans le troquet en chancelant. Le service est terminé, les garçons de café nettoient la salle et dressent déjà les tables pour le dîner. Tout dégoulinant, je demande si je peux « boire un coup », mais, après m’avoir examiné des pieds à la tête, ils refusent de me servir. Je les insulte et agite des billets dans leur direction comme si l’argent pouvait tout acheter. Ils me prennent pour ce que je suis et me mettent dehors.

Alors que l’averse redouble, je m’aperçois que mes pas m’ont conduit rue de Furstenberg. Encore un cliché du Paris éternel. Une petite place avec ses paulownias gigantesques et son lampadaire à cinq globes.

Je connais cet endroit bien sûr, mais je n’y ai plus mis les pieds depuis une éternité. Sous l’effet de l’alcool, le paysage se tord, se dilate tandis que mon corps semble gonfler et se dédoubler. Un son strident déchire mes oreilles. Je me plaque les mains sur les tempes. Le silence. Puis soudain, une voix :

— Papa ?

Je me retourne.

Qui m’appelle ?

— J’ai peur, papa.

Ce n’est pas moi qu’on réclame. C’est moi qui parle. Tout à coup, j’ai six ans. Je suis assis sur cette place avec mon père. Cette place, bien sûr que je la connais. Cette place, c’est un peu « chez nous ». Mon père porte la même tenue que sur la photo qui ne quitte jamais mon portefeuille : pantalon en toile claire, chemise blanche, veste de travail en coton et chaussures vernies. Dans la poche de mon blouson, j’ai ma petite voiture Majorette et mon stylo quatre couleurs. Sur mon dos, mon cartable Tann’s avec mon nom écrit à la main sur l’étiquette plastifiée.

À cette époque, je suis en classe de CP à l’école primaire de la rue Saint-Benoît. Les jours d’école, mon père vient me chercher un soir sur deux. Aujourd’hui, c’est mercredi après-midi. On sort du cinéma de la rue Christine où on vient de voir Le Roi et l’Oiseau. Je suis triste et ce n’est pas à cause du film. Au bout d’un moment, je n’arrive pas à contenir ma peine et je fonds en larmes. Mon père tire de sa poche un de ces mouchoirs en tissu qu’il porte toujours sur lui. Il m’essuie les yeux, me mouche, m’assure que ça va aller. Qu’il va trouver une solution. Il tient toujours ses promesses, mais je sens confusément que cette fois, la situation est plus compliquée.

L’averse me ramène à la réalité. Mes lunettes sont noyées. Je ne distingue plus rien et mes tympans menacent d’éclater. Je ne veux plus penser à ça. Pourquoi ai-je commis l’erreur de revenir ici ? Comment ai-je pu baisser la garde à ce point ? Étourderie ? Extrême lassitude ? Besoin inconscient d’une confrontation ? Mais avec qui ?

Avec toi, connard.

— J’ai peur, papa ! je répète.

Ne t’en fais pas, mon grand. On ne sera jamais séparés longtemps, je te le promets.

Ce serment, déjà à l’époque, je n’y avais guère cru. Et l’avenir m’avait donné raison.

À présent, je pleure, comme une grosse baudruche embuée. Les mêmes larmes que dans mon enfance.

Je titube. Je voudrais m’asseoir, mais les bancs publics d’autrefois ont été enlevés. L’époque est comme ça : elle ne tolère plus les coups de fatigue et n’offre plus d’abri à ceux qui sont blessés. Je ferme les yeux avec l’impression que je ne vais plus jamais les ouvrir. Un instant, je pense que je vais perdre connaissance, mais je reste debout, immobile, ruisselant de pluie. Le temps s’abolit.

Combien de temps se passe-t-il avant que j’ouvre de nouveau les yeux ? Cinq minutes, dix minutes, une demi-heure ? Lorsque j’émerge, il ne pleut plus. Je suis glacé. J’essuie mes lunettes et, un instant, je pense même que la crise est passée et que l’eau du ciel m’a purifié. Presque décidé à oublier cet épisode, je me remets en route, rejoins la rue Jacob et continue rue de Seine.

Mais soudain, je me statufie. Dans la vitrine d’une galerie de sculpture, je viens d’apercevoir mon reflet. Il m’arrête net. Une évidence : je ne peux pas continuer ma vie ainsi. Ce n’est même pas que je ne vais nulle part. C’est surtout que le seul endroit où je désire aller, c’est « n’importe où hors du monde »[15].

Mon reflet balourd et fatigué dans la vitre. Insupportable. Je me sens basculer, emporté par le désir que tout s’arrête. Maintenant.

Je serre les poings et j’explose. Les coups partent dans la vitrine avec une rage folle. Coup droit, crochet, uppercut. Je me défoule. Les passants ont pris peur et se sont détournés. Coup droit, crochet, uppercut. Éclats de verre. J’ai les poings en sang. Le cœur fragile, le corps à la renverse. Je tape sans m’arrêter jusqu’à ce que je perde l’équilibre. Que je m’écroule sur le trottoir.

Et qu’un visage encadré de mèches blondes se penche vers le mien.

Madeline.

8 Le mensonge et la vérité

L’art est un mensonge qui nous fait comprendre la vérité.

Pablo PICASSO

1.

— Vous me devez une explication !

— Je ne vous dois rien du tout.

La nuit était tombée. Sur le parvis de l’hôpital Pompidou, Madeline et Gaspard attendaient le taxi qu’ils venaient de commander. Deux silhouettes sombres et fébriles qui se détachaient devant le paquebot de verre amarré sur la Seine. Gaspard avait la mine grave et la tête lourde. Une main recouverte de pansements, l’autre enserrée dans une attelle.

— Je vous signale que c’est grâce à moi si le propriétaire de la boutique n’a pas porté plainte contre vous ! reprit Madeline, exaspérée.

— C’est plutôt grâce au chèque exorbitant que je lui ai signé, contesta-t-il.

— Mais bon sang, qu’est-ce qui vous a pris de vous attaquer à cette vitre qui ne vous avait rien fait ?

La blague ne dérida pas Gaspard.

Le taxi, une Mercedes blanche, mit son clignotant et stoppa devant eux. Voyant que l’un des passagers était blessé, le chauffeur descendit pour leur ouvrir la portière.

La voiture démarra, longea le quai de Grenelle et traversa le 15e arrondissement par la rue de la Convention. Alors qu’ils étaient arrêtés à un feu rouge, Gaspard se fit plus loquace. Le nez collé à la vitre, il livra une drôle de confidence :

— Je suis né à trois rues d’ici, vous savez. À la maternité Sainte-Félicité, en 1974.

Madeline avoua sa surprise :

— J’ai toujours cru que vous étiez américain.

— Ma mère était américaine, précisa-t-il alors que la Mercedes redémarrait. À l’époque, après son diplôme à Yale, elle avait décroché un job à Paris chez Coleman & Wexler, un grand cabinet d’avocats new-yorkais qui venait d’ouvrir des bureaux dans la capitale.

— Et votre père ?

— Il s’appelait Jacques Coutances et était originaire du Calvados. Titulaire d’un CAP de maçonnerie, il était « monté » à Paris pour travailler comme chef de chantier dans une entreprise de travaux publics.

— Un attelage hétéroclite…

— C’est un euphémisme. Mon père et ma mère n’avaient strictement rien en commun. Pour être franc, j’ai même du mal à imaginer comment j’ai pu être conçu. Ma mère a sans doute éprouvé un certain frisson à s’encanailler avec un homme du peuple. Bref, leur relation fut météorique : quelques jours pendant l’été 1973.

— C’est votre mère qui vous a élevé ?

— Dès ma naissance, elle a cherché à évincer mon père, allant même jusqu’à lui proposer de l’argent pour qu’il ne me reconnaisse pas, mais il ne s’est pas laissé faire. Plus tard, elle a imaginé tous les stratagèmes et les mensonges possibles pour réduire son droit de visite à la portion congrue. En gros, j’avais le droit de le voir deux heures par semaine, le samedi après-midi.

— C’est assez ignoble.

— Je crois qu’on peut dire ça, en effet. Heureusement, la plupart du temps, j’étais gardé par une nounou formidable. Une Algérienne prénommée Djamila qui avait été émue par la détresse de mon père.

Le taxi fit une légère embardée et invectiva les deux touristes en Vélib — visiblement paumés — qui roulaient au milieu de la chaussée.

— Comme ma mère était rarement à la maison, poursuivit Gaspard, Djamila laissait mon père me rencontrer en cachette le soir après l’école et le mercredi après-midi. C’étaient nos moments à nous. On allait jouer au foot au parc, voir des films au cinéma. Il me faisait même réviser mes leçons dans les cafés ou sur les bancs de la place Furstenberg.

— Mais comment votre mère a-t-elle pu ne pas s’en rendre compte ?

— Parce que mon père et Djamila étaient très prudents. Moi, j’étais petit, mais j’ai réussi à conserver le secret jusqu’à…

La voix de Coutances se fit moins assurée. Leur voiture ralentit et suivit les instructions d’un agent en tenue qui réglait la circulation devant le commissariat central du 15e où plusieurs véhicules sérigraphiés patientaient en double file, moteurs allumés, gyrophares clignotants.

— C’était le dimanche qui a suivi l’anniversaire de mes six ans, reprit-il. Alors qu’elle s’y était toujours opposée, ma mère a soudain fait volte-face et cédé à une demande que j’avais formulée trois semaines auparavant : aller voir L’Empire contre-attaque au Grand Rex. Je l’ai déjà vu avec papa ! La phrase m’est sortie de la bouche comme un cri du cœur. Je me suis repris tout de suite, mais le mal était fait. En trois secondes j’avais signé l’arrêt de mort de mon père.

— Comment ça, l’arrêt de mort ?

— Ma mère a mené son enquête et harcelé Djamila qui a été obligée de lui lâcher le morceau. En apprenant la vérité, elle a piqué une colère effroyable, viré la nounou et attaqué mon père en justice pour enlèvement d’enfant. Une juge a imposé à mon père une ordonnance d’éloignement, lui interdisant tout contact avec moi. Comme il ne supportait pas cette injustice, il a pris l’initiative naïve de se rendre au domicile de la femme de loi pour essayer de plaider sa cause.

— Mauvaise idée, souffla Madeline.

— Mon père avait le tort de croire en la justice. La juge ne lui a fait aucun cadeau. Au lieu de l’écouter, elle a prévenu le commissariat, prétendant avoir reçu des menaces et ne pas se sentir en sécurité. Mon père a été arrêté et incarcéré. La même nuit, il s’est pendu dans sa cellule.

Madeline le regarda, atterrée. Refusant de s’apitoyer, Gaspard ne laissa pas le silence s’installer.

— On me l’a caché, bien sûr. Je n’ai appris cet épisode que des années plus tard. À l’époque, j’avais treize ans et j’étais en pension à Boston. Depuis ce jour-là, je n’ai plus adressé la parole à ma mère.

Il se sentait étonnamment calme à présent. Presque soulagé. Apaisé d’avoir livré des bribes de son histoire. Se confier à une inconnue avait des vertus : une parole plus libre, débarrassée des barrières et du jugement.

— Ce n’est pas la vitrine que vous avez voulu frapper tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Il esquissa un sourire triste.

— Non, bien sûr, c’était moi.

Alors qu’ils arrivaient au coin du boulevard du Montparnasse et de la rue du Cherche-Midi, il repéra une coupe d’Hygie dont le clignotement couleur menthe à l’eau électrisait la nuit. Il demanda au taxi de le déposer devant la pharmacie pour acheter les antalgiques qu’on lui avait prescrits à l’hôpital.

Madeline descendit avec lui. En faisant la queue dans l’officine, elle cherchait comment alléger l’atmosphère, et finit par lancer pour plaisanter :

— Ça tombe mal cette blessure. Du coup, vous ne pouvez plus cuisiner.

Il la regarda sans savoir à quoi s’en tenir. Elle poursuivit :

— C’est vraiment dommage, car j’ai une faim de loup, moi. J’aurais bien mangé un autre de vos risottos.

— Si vous voulez, je vous invite au restaurant. J’admets que je vous dois bien ça.

— D’accord.

— Où souhaitez-vous aller ?

— Et si on retournait au Grand Café ?

2.

De nouveau, ils passèrent un dîner aussi agréable qu’inattendu. Tout heureux de les revoir, le patron les laissa choisir leur table, au fond du restaurant face à la fresque en mosaïque de Sean Lorenz.

Gaspard avait recouvré des couleurs. Il relata sa visite traumatisante chez Pénélope Lorenz et la bouffée délirante qui l’avait emporté quand il l’avait quittée. Avec force anecdotes, Madeline raconta en détail sa rencontre passionnante avec Jean-Michel Fayol qui lui avait brossé la quête obsessionnelle de Lorenz pour trouver des couleurs adaptées aux exigences de sa vision. Sean voulait peindre « quelque chose qui n’existait pas dans la réalité » : cette parole du marchand de couleurs l’avait marquée. Elle aiguisait sa curiosité. Qu’avait cherché à représenter le peintre en composant ses dernières toiles ? Quelque chose qu’il avait vu ? Un songe ? Un produit de son imaginaire ?

Louis de Funès entra dans leur salle, version Grand Restaurant :

— Le mille-feuille au pigeon, annonça « Septime » en posant devant eux deux assiettes brûlantes.

Comme Gaspard avait les mains bandées, Madeline s’assit à côté de lui pour lui couper sa viande. Le dramaturge se laissa faire de bonne grâce et Madeline lui reconnut mentalement cette qualité de ne pas chercher tout le temps à jouer à l’homme. Comme il fallait s’y attendre, ils passèrent une bonne partie de leur repas à examiner la fresque de Lorenz. Madeline avait posé sur la table, à côté de son verre d’eau, la boîte d’allumettes du restaurant ornée de la citation d’Apollinaire, ultime legs de Lorenz à Bernard Benedick. Et ultime pied de nez : « Il est grand temps de rallumer les étoiles. » Quel message le peintre avait-il cherché à adresser à son ami ? Sa signification se trouvait-elle dans la mosaïque ? Ils voulaient y croire, mais plus ils regardaient la fresque, moins elle leur parlait. Madeline pensait qu’elle ressemblait à certains paysages de jungle du Douanier Rousseau. Gaspard, lui, se souvenait très bien du livre de Roald Dahl, illustré par Quentin Blake, que Djamila lui lisait lorsqu’il était enfant. Madeline avait aussi des souvenirs assez nets de L’Énorme Crocodile. Cédant à la nostalgie, ils se mirent en tête de retrouver le nom des différents personnages. Jojo-la-Malice, le singe, Dodu-de-la-Plume, l’oiseau, et Double-Croupe, l’hippopotame, leur revinrent tout de suite.

— Et l’éléphant…

— … facile : Trompette, affirma Gaspard. Et le zèbre ?

— Le zèbre, je ne sais plus.

— Zébra ?

— Non, ça ne me dit rien. Je ne me rappelle même plus son rôle dans l’histoire.

Après quelques minutes de discussion, Madeline prit son portable pour chercher sur Internet ce zèbre qui leur échappait. Pendant qu’elle pianotait, Gaspard se leva soudain et lui lança, sûr de lui :

— Laissez tomber. Il n’y a pas de zèbre dans L’Énorme Crocodile.

Madeline se leva à son tour, électrisée. Dans ce cas, pourquoi Lorenz — qui connaissait parfaitement l’histoire puisqu’il la lisait tous les soirs à son fils — en avait-il représenté un ? Ce n’était pas encore un eurêka !, mais ils tenaient enfin une piste stimulante. Ils déplacèrent une table et deux chaises afin d’observer le zèbre de plus près.

C’était d’ailleurs l’animal le moins réussi de la scène. Le mammifère était figé, saisi de trois quarts, sans aucune grâce. Une agglomération de carrés blancs et noirs de deux centimètres de côté. Gaspard compta les carrés, imagina différentes possibilités de cryptage : du morse, des notes de musique, des codes à grille comme il en faisait chez les scouts…

— Oubliez ça, lui jeta Madeline, on n’est pas dans le Da Vinci Code.

Contrariée, elle sortit fumer une cigarette sur le trottoir. Il la rejoignit sous l’auvent qui abritait la devanture du restaurant. La pluie avait repris. Toujours plus drue. Impitoyable. Et le vent était désormais de la partie.

Gaspard protégea Madeline des rafales pour lui permettre d’allumer sa cigarette.

— Ça s’est bien passé votre rendez-vous avec votre amie ? J’espère que vous n’avez pas dû l’écourter à cause de moi.

— Figurez-vous que je venais à peine de la rejoindre lorsque je vous ai vu en train de vous acharner à coups de poing sur cette pauvre vitrine.

Un peu honteux, Gaspard baissa la tête.

— Vous auriez dû passer la soirée avec elle.

— Jul’ ne faisait qu’une courte escale à Paris. Elle devait reprendre un avion pour aller passer Noël à Marrakech avec son amoureux. Il y en a qui ont de la chance, n’est-ce pas ?

— Je suis désolé, vraiment.

Elle ne chercha pas à l’accabler.

— Ne vous en faites pas, ce n’est que partie remise. Jul’ est ma plus vieille et ma seule amie. Elle m’a déjà sauvé la vie deux fois.

Le regard fuyant, Madeline tira une longue bouffée sur sa cigarette. Elle hésita à poursuivre puis, finalement :

— La dernière fois, c’était il y a huit mois. D’une certaine façon, il m’est arrivé la même chose qu’à vous aujourd’hui.

Les yeux écarquillés, Gaspard la regarda sans comprendre ce qu’elle voulait dire.

— C’était un samedi matin, reprit-elle. Je me baladais dans une galerie commerciale à Londres lorsque j’ai aperçu un petit garçon souriant. Un petit ange, blond à croquer, avec des lunettes rondes colorées. Il me faisait des sourires que je trouvais familiers. L’impression étrange de le connaître, vous voyez ?

— Hum.

— Lorsqu’il s’est jeté dans les bras de son père, j’ai compris d’où me venait cette sensation. C’était le fils d’un homme que j’avais aimé quelques années plus tôt. Un homme qui m’avait quittée pour retourner avec sa femme et faire un autre enfant.

— Un tordu ?

— Non justement, un type bien, c’est cela qui est désespérant. Une relation sérieuse en laquelle j’avais beaucoup cru. Il s’appelait Jonathan Lempereur. Vous avez peut-être déjà entendu son nom. C’est l’un des chefs français les plus réputés au monde.

Gaspard émit un grognement dont il était difficile d’interpréter le sens.

— Je ne sais pas pourquoi il m’a quittée. Je ne sais pas ce qui cloche en moi. Je ne sais pas ce que je ne fais pas bien. Bref, ce matin-là, j’étais désemparée et je me suis effondrée. Le temps que je rentre chez moi, j’étais au fond du gouffre, mais au lieu de donner des coups de poing dans une vitre, je me suis tailladé les veines dans mon bain. Vous voyez, à côté de moi, vous êtes un petit joueur !

— Et c’est votre amie qui vous a retrouvée ?

Elle acquiesça en inhalant une dernière bouffée de tabac.

— J’avais rendez-vous avec elle ce jour-là. En ne me voyant pas arriver et en constatant que je ne répondais pas au téléphone, elle a été prise d’un mauvais pressentiment et a décidé de venir chez moi. Si la gardienne n’avait pas eu les clés, je crois que j’aurais passé l’arme à gauche. Il s’en est vraiment fallu de peu. J’ai été hospitalisée pendant une semaine, puis j’ai fait un séjour de deux mois dans l’un de ces sympathiques établissements qu’on appelle HP. Pour m’éclaircir les idées, reprendre ma vie et retrouver le sens des priorités. La suite, vous la connaissez…

Gaspard voulut poser une question, mais Madeline ne lui en laissa pas le temps :

— Allez, offrez-moi un dessert. J’ai repéré leur tarte fine aux pommes : ça a l’air d’être une « tuerie », comme ils disent ici.

3.

Gaspard regagna l’intérieur bruyant mais chaleureux du Grand Café. Avant de le suivre, Madeline jeta son mégot et l’écrasa avec la pointe de sa bottine. Son téléphone vibra dans la poche de son blouson. Comme elle avait déjà ignoré plusieurs appels ces deux dernières heures, elle jeta un coup d’œil à l’écran. C’était un SMS de la clinique espagnole :

Bonsoir Madeline,

Le contrôle folliculaire est parfait ! C’est le moment de venir à la clinique ! Nous vous attendons demain à Madrid.

Très bonne soirée.

Sofia

L’infirmière avait joint le scan d’une ordonnance pour l’achat d’un antibiotique et d’une hormone qui stimulerait la libération des ovules.

Il fallut un moment à Madeline pour prendre vraiment conscience de ce que cela signifiait.

Elle rejoignit Gaspard à l’intérieur et, après une hésitation, lui fit part de la nouvelle.

— Je me réjouis pour vous.

— Vous m’excusez, mais il faut que je prenne mes billets d’avion, dit-elle en sortant sa carte de crédit puis en se connectant au site d’Air France avec son smartphone.

— Bien sûr.

Il grimaça en secouant la main droite. La douleur s’était réveillée et ses blessures lui faisaient à présent un mal de chien. Il saisit les antalgiques dans sa poche et avala directement trois comprimés. Par acquit de conscience, il jeta quand même un œil sur la boîte pour vérifier la posologie.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? cria-t-il soudain, presque surexcité.

Madeline leva les yeux de son écran pour regarder ce qui intriguait Gaspard : le code-barres à deux dimensions imprimé sur la boîte de médocs.

À son tour, elle comprit :

— Le zèbre, c’est un QR code !

Elle quitta immédiatement son navigateur et se connecta à la boutique d’applications de son téléphone pour lancer le téléchargement gratuit d’un module capable de lire les flashcodes.

— Un QR code, c’est quoi exactement ? demanda Gaspard, complètement étranger à toutes les nouvelles technologies.

— Comme vous le devinez : une image composée de carrés noirs et blancs qui, après qu’on l’a scannée, renvoie à un message, un site Internet ou des coordonnées géographiques.

Gaspard hocha la tête. Ainsi, Lorenz avait eu l’idée de recréer un QR code avec de la mosaïque et de l’intégrer dans sa représentation d’un zèbre. Pas bête.

— Je sais que vous vivez en dehors du monde, le taquina Madeline, mais c’est très commun aujourd’hui. On en trouve partout : sur les emballages, dans les musées, sur les cartes ou les titres de transport…

Le téléchargement terminé, elle ouvrit l’application et se leva de table pour se rapprocher de la fresque. Avec l’appareil photo de son téléphone, elle scanna le zèbre. Immédiatement un message s’afficha sur l’écran :

We are all in the gutter but some of us are looking at the stars.

« Nous sommes tous dans le caniveau, mais certains d’entre nous regardent les étoiles. »[16] La célèbre phrase d’Oscar Wilde les laissa un peu désappointés. Ils avaient tous les deux espéré quelque chose de moins hermétique : une position GPS, une vidéo…

— On ne peut pas dire que l’on soit plus avancés, maugréa Gaspard.

Madeline restait silencieuse. Il fallait remettre ce message dans son contexte. Il était manifestement adressé à Bernard Benedick en complément de la citation d’Apollinaire : « Il est grand temps de rallumer les étoiles. » Le point commun de ces deux citations était clair, peut-être même un peu trop : la référence aux étoiles.

— L’étoile, c’est le symbole le plus vague qui soit, balaya Gaspard. On en trouve dans la plupart des religions et des croyances ésotériques. Ça peut signifier un tas de choses : l’ordre cosmique, la lumière céleste, le repère à suivre pour ne pas se perdre…

Madeline approuva. Pour aller au fond de ses interrogations, elle appela Benedick. Malgré l’heure tardive, le galeriste lui répondit dès la deuxième sonnerie. Sans s’appesantir sur leur découverte, elle lui demanda si l’expression « les étoiles » avait un sens particulier pour Sean.

— Pas que je sache, pourquoi ? Vous avez trouvé quelque chose ?

— Lorenz a-t-il déjà peint des étoiles ?

— Je ne crois pas. Pas ces dix dernières années en tout cas. L’étoile serait un symbole un peu trop « signifiant » pour lui.

— Merci.

Elle s’empressa de raccrocher pour l’empêcher de poser des questions. À présent, toute l’euphorie était retombée. Pendant deux longues minutes, chacun se retrancha dans ses pensées. Jusqu’à ce que le portable de la jeune femme vibre sur la table. Benedick de nouveau. Après un moment de doute, elle décrocha et mit le haut-parleur :

— Une idée en passant, dit le galeriste. Ça n’a peut-être rien à voir, mais Julian, le fils de Sean, était scolarisé à l’école des Étoiles, à Montparnasse.

Gaspard tilta immédiatement. Il recula sur sa chaise et mima un temps mort avec ses mains bandées pour faire signe à Madeline d’interrompre la conversation. Lorsqu’elle eut raccroché, il lui parla de ces deux photos dans la maison sur lesquelles on voyait Lorenz peindre avec des enfants et lui rappela ce que lui avait dit Pauline : même après la mort de Julian, Sean avait continué à animer un atelier de peinture dans l’école de son fils.

Madeline avait gardé son téléphone à la main. Navigateur. Google Map. L’école des Étoiles était un établissement privé à la pédagogie innovante qui scolarisait les enfants dès deux ans et demi. Une structure alternative — tendance Montessori et Freinet — telle qu’il en existait de plus en plus dans la France de 2016.

Madeline examina la carte. Les locaux n’étaient pas loin. Logique : les Lorenz avaient scolarisé leur rejeton à proximité de leur maison.

— On y va ! lança-t-elle en attrapant son blouson et en posant trois billets sur la table.

En décampant du restaurant à la suite de la jeune femme, Gaspard faillit renverser Septime qui arrivait avec leurs tartes aux pommes.

9 Un moyen de vaincre la mort

L’art me paraît peut-être un moyen de vaincre la mort.

Hans HARTUNG

1.

Il pleuvait.

L’averse se prolongeait, tenace, drue, maussade. Gaspard dans son sillage, Madeline traversait la nuit. Regonflée à bloc, elle avait la sensation qu’ils touchaient enfin au but. L’école des Étoiles était vraiment à deux pas. Ils jaillirent de la rue Huyghens et arrivèrent sur le boulevard, face au cimetière du Montparnasse. L’endroit était presque désert à l’exception de quelques SDF qui s’abritaient sous des tentes de fortune. Plan Vigipirate oblige, on avait installé des barrières devant la grille de l’école pour empêcher les véhicules de se garer, mais il n’y avait pas d’autre protection particulière. L’accès à la structure éducative se faisait par un portillon encadré par un mur de béton haut de près de trois mètres.

— Faites-moi la courte échelle, Coutances.

— Avec quoi ? Je n’ai plus de mains ! se plaignit-il en montrant ses blessures.

— Dans ce cas, baissez-vous ! réclama-t-elle.

De bonne grâce, il s’accroupit sur le trottoir.

Un pied sur la cuisse de Gaspard, l’autre sur son épaule : d’un seul mouvement fluide et rapide, Madeline s’élança, trouva une prise sur le mur, se propulsa vers le haut, se rétablit et se laissa glisser de l’autre côté.

— Ça va ? Vous n’avez rien ?

La jeune femme ne répondit pas. Inquiet et mal à l’aise, Gaspard attendit cinq bonnes minutes avant que le portail s’entrouvre enfin dans un grincement de ferraille.

— Venez vite, chuchota-t-elle.

— Bon sang, où étiez-vous ?

— Arrêtez de râler ! Même de l’intérieur, impossible d’ouvrir sans avoir la clé. Réjouissez-vous que je l’aie trouvée si vite.

— Où était-elle planquée ?

— Dans le coffre du tableau électrique, à l’intérieur du local poubelles.

Il essaya de refermer derrière lui en faisant le moins de bruit possible, mais le claquement de la tôle lui sembla éclater dans le silence. La cité scolaire était plongée dans le noir. Malgré l’obscurité, on distinguait une petite cour pavée entourée de constructions hétéroclites. Madeline alluma la torche de son portable, Gaspard toujours sur ses talons, et passa en revue chacun des bâtiments. À la bâtisse historique — qui d’après les pancartes abritait aujourd’hui les salles administratives et l’atelier informatique — s’étaient greffées des salles de classe en constructions modulaires. Des préfabriqués améliorés qui tenaient debout grâce à des armatures métalliques aux couleurs vives. Ils traversèrent le préau, dépassèrent la cantine pour emprunter le petit escalier extérieur qui montait vers les salles de classe de l’étage.

2.

Madeline était à l’aise dans l’action. Affûtée, rapide, capable à l’instinct de prendre les bonnes décisions. Les dix années qu’elle avait passées sur le terrain lui avaient laissé des réflexes qui revenaient vite.

Au bout d’une sorte de coursive à ciel ouvert, une porte en PVC barrait l’accès aux salles de classe. Sans aucune hésitation, elle enroula son bras dans sa veste en jean et balança le coude pour faire exploser la vitre la plus proche. Il y avait probablement une alarme bon marché, mais sans doute ne protégeait-elle que les bâtiments du bas, là où se trouvaient les ordinateurs, et tout ce qui de près ou de loin pouvait intéresser d’éventuels cambrioleurs.

Surpris, presque paniqué, Gaspard sursauta et recula d’un pas.

— Vous croyez vraiment que…

— Fermez-la, Coutances, lui intima-t-elle en passant la main à travers les éclats de verre pour ouvrir la porte.

Elle braqua le faisceau de sa lampe en pénétrant dans la pièce. Malgré la réputation progressiste de l’école, c’était une salle de classe CM1-CM2 version « hussards noirs » avec des pupitres en bois brut, une carte de France plastifiée et une frise historique tendance « nos ancêtres les Gaulois ».

Au fond de la pièce, une autre porte donnait accès à un couloir qui desservait les salles d’autres sections : CE1-CE2, CP. La dernière salle, la plus grande, était celle qui accueillait les classes maternelles. Celle qu’avait vraisemblablement fréquentée le petit Julian.

Le faisceau de la torche balaya la nuit d’encre jusqu’à tomber sur l’interrupteur. Au mépris de toute prudence, Madeline actionna le bouton-poussoir pour donner de la lumière.

— Vous êtes complètement inconsciente ! s’inquiéta Gaspard en déboulant à son tour dans la pièce.

Le doigt tendu, Madeline lui désigna trois tableaux accrochés aux murs.

À première vue, il s’agissait de dessins d’enfants assez banals : des bonshommes en bâtons, des châteaux forts sans perspective, des princes et princesses disproportionnés évoluant dans des décors aux couleurs vives qui dégoulinaient de peinture. Mais Madeline reconnut les caisses américaines en bois de noyer dont lui avait parlé Fayol.

Ils échangèrent un regard, comprenant l’un et l’autre qu’ils avaient trouvé ce qu’ils étaient venus chercher. Madeline pensa tout de suite aux pentimenti que seuls les rayons infrarouges permettaient de percer à jour. Elle se souvenait d’avoir lu qu’un grand nombre de peintures de Van Gogh cachaient sous leur couche de pigments d’autres œuvres, peintes précédemment par le maître flamand. Gaspard songea lui à L’Origine du monde, le célèbre tableau de Courbet qui, pour ne pas choquer le bourgeois, avait été pendant des décennies masqué par un panneau de bois pivotant représentant un banal paysage enneigé.

Il trouva un cutter dans le tiroir métallique du bureau de la « maîtresse ». Le cœur battant, il fit une large entaille sur le bord extérieur d’une des toiles, découvrant un film plastique aussi épais qu’une toile cirée. Une sorte de bâche qui protégeait une autre peinture. Le vrai tableau.

Madeline fit de même avec la pointe d’une lame de ciseaux.

Il leur fallut bien dix minutes pour « déballer » les tableaux camouflés. Une fois ce travail achevé, ils reculèrent de plusieurs pas et, assis côte à côte sur le plan incliné d’un pupitre, contemplèrent l’objet de leur quête.

3.

Les trois dernières toiles peintes par Sean Lorenz étaient encore plus sublimes, fascinantes et déroutantes que tout ce que Madeline et Gaspard avaient pu imaginer.

Malgré l’unique ampoule jaunâtre de la salle, elles semblaient diffuser leur propre lumière.

Le premier tableau représentait un labyrinthe noir sur un fond anthracite. Il rappelait certains Soulages. Pourtant d’un noir profond, la toile paraissait s’effacer pour laisser jaillir la lumière. Par une alchimie mystérieuse, la surface noire réfléchissait l’éclairage pâlot de la pièce pour le transformer en reflets argentés, en éclats magnétiques et fascinants.

Sur le deuxième, le noir faisait place à des teintes apaisantes : un blanc de céruse aux reflets rose-gris qui devenait de plus en plus intense et lumineux à mesure qu’on se rapprochait du centre. Les jeux de lumière semblaient dessiner un passage, un tunnel, une coulée luisante et éclatante à travers une forêt d’ombres blanches.

Le troisième tableau était le plus beau, le plus extraordinaire, le plus inattendu. Une toile quasi nue qui donnait l’impression d’être liquide ou de baigner dans du mercure. Une toile déconcertante, presque un monochrome blanc qui laissait ouvertes toutes les interprétations. Gaspard y vit les rayons d’un grand soleil d’hiver se reflétant sur un paysage de neige qui s’étendait à perte de vue. Une nature purifiée, éternelle, débarrassée du cancer des hommes, dans laquelle le ciel et la terre n’avaient plus de frontières.

Madeline pensa à une grande spirale blanche, un champ lumineux qui vous donnait le vertige, vous happait, vous absorbait, pénétrait dans les profondeurs clandestines de votre être.

Ils restèrent plusieurs minutes immobiles, pétrifiés. Deux lapins pris dans la lumière des phares. Une lumière mouvante exerçant une fascination hypnotique et qui donnait l’impression qu’elle finirait par tout engloutir.

Le hurlement d’une sirène de police monta de la rue et interrompit leur transe.

Inquiet, Gaspard se précipita pour appuyer sur l’interrupteur. Il se figea et jeta un coup d’œil prudent à travers la fenêtre. En contrebas, la voiture de flics passa en trombe et disparut au coin du boulevard Raspail.

— Fausse alerte, dit-il en se retournant vers Madeline.

La jeune femme n’avait pas bougé. Elle faisait toujours face à la troisième toile qui s’était mise à briller dans la nuit. Ils savaient désormais à quoi Lorenz destinait les pigments phosphorescents dont avait parlé Fayol. Dans l’obscurité, la toile prenait une tout autre dimension. Le monochrome blanc était en fait un minutieux travail de calligraphie. Des centaines de lettres luminescentes se détachaient dans les ténèbres. Madeline se rapprocha du tableau. Lorsque Gaspard la rejoignit, il comprit que les lettres formaient un message qui se répétait à l’infini.

JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT JULIAN EST VIVANT…

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