LE ROI DES AULNES Samedi 24 décembre

16 La nuit américaine

Il y a quelque chose dans l’air de New York qui rend le sommeil inutile.

Simone de BEAUVOIR[24]

1.

Quatre heures du matin et Madeline pétait la forme. Elle avait dormi dix heures d’affilée du plus réparateur des sommeils : lourd, profond, expurgé de tous les cauchemars et de tous les fantômes. Sa douleur à l’abdomen n’avait pas disparu, mais elle était moins vive. Supportable, même. Madeline se leva, tira les rideaux pour apercevoir Greenwich Street, déjà animée, puis plus loin, entre deux immeubles, le courant ténébreux et glacé de l’Hudson.

Elle jeta un œil à son portable : trois appels en absence de Bernard Benedick. Que lui voulait le galeriste ? En tout cas, il allait devoir attendre, pour l’instant elle avait faim.

Son jean, un tee-shirt, un hoodie, son blouson. En sortant de sa chambre, elle trouva sur le palier une enveloppe cachetée. Elle l’ouvrit dans l’ascenseur : sur trois pages, Coutances avait pris la peine de lui rédiger un compte rendu manuscrit de sa visite à Isabella, la cousine d’Adriano Sotomayor. Et lui demandait de l’appeler dès que possible pour convenir d’un endroit où se retrouver. Bien décidée à ne rien faire sans avoir avalé son petit déjeuner, elle remit sa lecture à plus tard et plia les feuilles avant de les glisser dans l’une de ses poches.

L’hôtel n’était qu’en demi-sommeil. En ce matin du 24 décembre, des clients, en transit à New York, étaient déjà sur le départ. À la réception, deux jeunes bagagistes s’affairaient à charger les coffres de plusieurs véhicules, certains en partance pour l’aéroport, d’autres pour une station de ski des Appalaches.

Madeline quitta le lobby pour le salon du rez-de-chaussée où crépitait un feu dans la cheminée. Éclairé d’une lumière diffuse, le salon du Bridge Club ressemblait à un vieux club anglais : canapés Chesterfield et fauteuils capitonnés, bibliothèque en acajou, masques africains, têtes d’animaux sauvages naturalisées. Elle s’installa dans une globe chair : un fauteuil ballon dont les lignes très sixties détonnaient avec le reste de la décoration. Une sorte de groom en livrée blanche surgit de derrière le sapin de Noël monumental qui trônait au centre de la pièce. Madeline jeta un coup d’œil au menu et commanda un thé noir et de la ricotta au lait de chèvre avec des crostini. Après tout, il était plus de 10 heures du matin à Paris et à Madrid. Malgré les flammes qui pétillaient dans l’âtre à un mètre à peine devant elle, la jeune femme avait froid. Elle s’empara d’un plaid en laine écrue et s’en servit comme d’un châle.

Une mémé au coin du feu, voilà ce que je suis devenue, pensa-t-elle en soupirant. Décidément, elle n’avait plus aucune grinta, plus aucun feu sacré. Elle se remémora l’article du New York Times Magazine que lui avait montré Coutances à Madrid. Où était passée cette jeune femme volontaire, battante et combattante qui ne s’économisait pas et ne laissait jamais tomber le morceau ? Elle revoyait mentalement la photo qui illustrait l’article : un visage plus affûté, des traits déterminés, un regard toujours aux aguets. Cette Madeline-là s’était évaporée.

Elle repensa à ses enquêtes les plus marquantes, à cette sensation folle, enivrante qui s’emparait de vous lorsque vous sauviez la vie de quelqu’un. Ce bref sentiment d’euphorie qui vous saisissait et vous donnait l’impression, pendant un instant, de racheter à vous seule tous les travers de l’humanité. Elle n’avait rien connu de plus fort dans sa vie. Elle repensa à la petite Alice Dixon qu’elle avait retrouvée vivante après des années d’enquête, mais qu’elle avait perdue de vue depuis. Avant elle, il y avait eu un autre enfant, Matthew Pears, qu’elle avait arraché des griffes d’un prédateur. Perdu de vue également. Même quand les enquêtes se terminaient bien, l’euphorie laissait rapidement la place à un désenchantement. Une prise de conscience brutale que, s’ils lui devaient la vie, ces enfants n’étaient pas les siens. Une descente qui appelait très vite le besoin d’une autre enquête. Une nouvelle injection d’adrénaline comme antidépresseur. Le serpent qui se mordait la queue indéfiniment.

2.

Le groom réapparut avec le plateau de petit déjeuner qu’il posa sur la table basse devant Madeline. Elle avala ses tartines et son thé sous le regard vide d’une statue précolombienne qui montait la garde sur une étagère en face d’elle. La réplique du fétiche de L’Oreille cassée

Madeline n’arrivait toujours pas à croire ce que lui avait raconté Coutances. Ou plutôt, elle ne voulait pas en accepter les implications. Les faits pourtant n’étaient guère contestables : persuadé que son fils était encore en vie, Sean Lorenz était tombé sur un article évoquant certaines de ses enquêtes précédentes. Il s’était alors convaincu que Madeline était en mesure de l’aider. Il avait téléphoné sans succès au Cold Case Squad du NYPD puis il avait profité de son dernier voyage à New York pour venir la voir en chair et en os. Là, il avait été terrassé par une attaque cardiaque et s’était écroulé en plein milieu de la 103e Rue. À quelques dizaines de mètres de son bureau.

Sauf que Madeline n’avait rien su de tout ça. Il y a un an, à la même époque, elle ne travaillait déjà plus au NYPD. Elle n’était même plus à New York. Les symptômes de sa dépression avaient débuté au milieu de l’automne. Fin novembre, elle avait donné sa démission et était rentrée en Angleterre. À quoi bon refaire le film ? Même si elle avait pu rencontrer Lorenz, ça n’aurait strictement rien changé. Pas plus qu’aujourd’hui, elle n’aurait cru un mot de ses affirmations. Pas plus qu’aujourd’hui, elle n’aurait pu l’aider. Elle n’était pas chargée de cette affaire et n’avait aucun moyen d’enquêter.

Alors qu’elle terminait sa ricotta, elle porta la main à son abdomen. Bordel. La douleur s’était réveillée. Son ventre était gonflé comme si elle venait de prendre cinq kilos en deux minutes. Discrètement, elle relâcha un cran de sa ceinture et attrapa dans son blouson un comprimé de paracétamol.

Ses pensées revinrent vers Gaspard. Même si elle prétendait le contraire devant lui, Coutances l’avait bluffée. Elle ne le suivait pas du tout dans ses conclusions, mais elle devait lui reconnaître une certaine obstination et une véritable intelligence. Avec peu de moyens, il avait soulevé des questions pertinentes et trouvé des débuts d’indices qui avaient visiblement échappé à des enquêteurs plus aguerris.

Elle sortit de sa poche le compte rendu, fouillé et exhaustif, qu’il avait rédigé à son intention. Trois feuilles recto verso remplies avec une application d’écolier d’une belle écriture presque féminine — arrondie, avec de grosses boucles bienveillantes — qui cadrait mal avec la personnalité du dramaturge. À la première lecture, Madeline se demanda quel crédit il fallait accorder à l’affirmation selon laquelle Sean était reparti de chez Isabella avec des documents appartenant à Sotomayor. Si c’était le cas, ne les aurait-on pas retrouvés ? Près du corps de Lorenz ou dans sa chambre d’hôtel ? Après un instant de réflexion, elle composa le numéro de Bernard Benedick.

Le galeriste n’attendit pas plusieurs sonneries pour décrocher. Et il était en colère.

— Mademoiselle Greene ? Vous n’avez aucune parole !

— De quoi parlez-vous ?

— Vous le savez très bien : du troisième tableau ! Celui que vous avez gardé pour vous ! Vous m’avez bien entubé avec…

— Je ne comprends rien à ce que vous dites, le coupa-t-elle. J’avais demandé à M. Coutances de vous restituer les trois toiles.

— Il ne m’en a fait livrer que deux !

Elle soupira. Coutances s’était bien gardé de la prévenir !

— Je vais voir avec lui ce qui s’est passé, promit-elle. En attendant, éclairez-moi sur quelque chose. Vous m’aviez bien dit qu’à la mort de Lorenz vous aviez récupéré ses affaires à son hôtel ?

— Exact, des fringues et son agenda.

— Au Bridge Club, à TriBeCa ?

— Oui, j’ai même insisté pour aller fouiller moi-même sa chambre.

— Vous ne vous souvenez plus du numéro ?

— Vous plaisantez ? Ça date d’il y a un an !

Une autre idée la traversa.

— Lorsque les ambulanciers ont essayé de réanimer Lorenz sur la 103e Rue, vous savez s’ils ont trouvé des effets personnels sur lui ?

Benedick fut affirmatif :

— Il n’avait rien à part son portefeuille.

— Vous n’avez jamais entendu parler d’un cartable ou d’un sac en cuir ?

Un long silence.

— Sean possédait un sac-besace qui ne le quittait jamais, c’est vrai. Un vieux modèle Berluti que lui avait offert sa femme. Je ne sais pas du tout où il est passé. Pourquoi cette question ? Vous continuez à enquêter ? C’est à cause de l’article du Parisien ?

— Quel article ?

— Vous verrez par vous-même. En attendant, j’exige que vous me restituiez la dernière partie du triptyque !

— Je crois que vous n’êtes pas en mesure d’exiger quoi que soit, s’agaça Madeline en lui raccrochant au nez.

Elle se massa les paupières en essayant de reprendre le fil de son raisonnement. Si l’histoire qu’Isabella avait racontée à Coutances était vraie, il s’était passé moins de vingt-quatre heures entre le moment où Sean avait récupéré les documents chez Sotomayor et son décès. Mais c’était suffisant pour que le peintre ait eu le temps de les remettre à quelqu’un. Ou alors, il avait tout simplement planqué sa sacoche. Ce comportement correspondait assez à ce qu’elle imaginait des derniers jours de Lorenz : un être illuminé, perturbé, paranoïaque. Mais planqué où ? Sean n’avait plus de repères à New York ; plus de famille ; plus d’amis ; plus de maison. Restait une solution. La plus simple : Sean avait caché les documents dans sa chambre d’hôtel.

Tenter quelque chose. Maintenant.

Madeline se leva pour se diriger vers le lobby. Derrière l’imposant comptoir en bois trônait Lauren Ashford — comme l’indiquait son badge —, jeune femme démesurément grande et démesurément belle qui semblait incarner à elle seule le standing et le raffinement du Bridge Club.

— Bonjour, madame.

— Bonjour. Mademoiselle Greene de la chambre 31, se présenta Madeline.

— Que puis-je faire pour vous ?

Le ton de Lauren était poli, mais pas chaleureux. Elle portait une robe bleu sombre étourdissante qui aurait eu davantage sa place sur un podium de la Fashion Week que dans le lobby d’un hôtel. Madeline pensa au costume de la Reine de la Nuit dans une représentation de La Flûte enchantée qu’elle avait vue à Covent Garden.

— Il y a un an, la semaine du 19 décembre, le peintre Sean Lorenz est descendu dans votre hôtel…

— C’est bien possible, dit-elle sans daigner lever la tête de son écran.

— J’aimerais savoir quelle chambre il occupait.

— Madame, je ne suis pas en mesure de délivrer ce genre d’informations.

Lauren détachait chaque syllabe. De près, sa coiffure paraissait incroyablement sophistiquée, à base de torsades et de couronnes de tresses retenues par des pinces et des barrettes incrustées de brillants.

— Je comprends, admit Madeline.

En réalité, elle ne comprenait rien du tout. Elle se sentit même traversée d’une pulsion agressive : attraper la Reine de la Nuit par les cheveux et lui exploser le crâne sur l’écran de son ordinateur.

Elle battit en retraite et sortit sur le trottoir pour fumer une cigarette. Alors qu’un bagagiste lui ouvrait la grande porte à battants, le froid la saisit brutalement. Le prix à payer, pensa-t-elle en cherchant son briquet dans toutes ses poches. Dans la nuit polaire, elle sentit son téléphone vibrer : deux sonneries pour deux SMS qui arrivaient en rafale.

Le premier était un long message de Louisa, l’infirmière espagnole de l’hôpital de fertilité, qui la prévenait que seize des ovocytes qu’on lui avait ponctionnés étaient utilisables. D’après Louisa, le biologiste de la clinique proposait d’en féconder la moitié avec le sperme du donneur anonyme et de congeler l’autre partie.

Madeline donna son accord et en profita pour mentionner les douleurs qui l’assaillaient. L’infirmière répondit du tac au tac :

C’est peut-être une infection ou une hyperstimulation. Passe nous voir à la clinique.

Je ne peux pas,
écrivit Madeline,
je ne suis pas à Madrid.

Où es-tu ?
demanda Louisa.

Madeline préféra ne pas répondre. Le deuxième SMS augurait une bonne nouvelle. Il provenait de Dominic Wu.

Salut, Madeline. Si tu es dans les parages, passe me voir vers 8 h à Hoboken Park.

Elle saisit la balle au bond :

Salut Dominic. Déjà debout ?

Je suis en route vers la salle de sport,
répondit l’agent du FBI.

Madeline leva les yeux au ciel. Elle avait lu quelque part que, dès 5 heures du matin, New York connaissait une très forte augmentation de sa consommation d’électricité, due en partie à l’activité des salles de fitness que les gens fréquentaient de plus en plus tôt.

Tu as des infos pour moi ?

Pas au téléphone, Madeline.

Comprenant qu’elle n’obtiendrait rien de plus, elle mit fin à la conversation : OK, à tout à l’heure.

Sa cigarette entre les lèvres, elle dut reconnaître qu’elle avait perdu son briquet. Elle allait faire demi-tour lorsqu’une longue flamme jaillit devant ses yeux, trouant un bref instant le froid glacial du petit matin.

— Je l’ai ramassé dans le salon. Vous l’aviez laissé tomber dans votre fauteuil, annonça le jeune bagagiste en approchant la flamme de son visage.

Madeline alluma sa clope en le remerciant d’un hochement de tête.

Le gamin n’avait pas vingt ans. Elle l’avait déjà repéré un peu plus tôt : regard clair, mèche rebelle, sourire enjôleur et mutin qui devait rendre folles les filles.

— Sean Lorenz était dans la chambre 41, annonça-t-il en lui rendant son Zippo.

3.

Madeline crut d’abord qu’elle avait mal entendu et lui demanda de répéter.

— Le peintre logeait dans la suite 41, déclara le bagagiste. Une chambre d’angle semblable à celle que vous occupez, mais située un étage au-dessus.

— Comment tu sais ça, toi ?

— J’ai seulement tendu l’oreille. Hier soir, à la réception, M. Coutances a posé la même question que vous à Lauren et c’est ce qu’elle lui a répondu.

Madeline n’arrivait pas à le croire : Coutances avait réussi à faire parler l’autre pimbêche de l’accueil ! Bon sang ! Elle imaginait bien la scène : avec sa veste Smalto, son regard de cocker et ses effluves de lavande, Coutances avait dû sortir à la jeunette un pathétique numéro de charme. Entre vieux beau bienveillant et bateleur sur le retour. Et ça avait marché.

— Il lui a demandé autre chose ?

— Il a essayé de visiter la chambre, mais Lauren n’a pas accepté.

Madeline ne put s’empêcher d’éprouver une satisfaction mesquine : le pouvoir d’attraction de Coutances n’était pas sans limites.

— Comment t’appelles-tu ?

— Kyle, répondit le bagagiste.

— Tu travailles ici depuis longtemps ?

— Depuis un an et demi, mais seulement le week-end et pendant les vacances.

— Le reste du temps, tu es à la fac ?

— Oui, à NYU.

Le gamin avait un regard vert d’eau qui vous transperçait et un sourire pétillant plus luciférien que bienveillant.

— L’été dernier, une partie du quatrième étage a été inondée, relata-t-il comme si Madeline lui avait posé une question. Les grandes eaux, vraiment.

Malgré son air juvénile, Kyle la mettait mal à l’aise. Une intelligence vive brillait dans ses yeux d’olivine, mais il y flottait comme un air de menace.

— Finalement, c’était la clim qui merdait, continua-t-il. Un tuyau d’évacuation qui s’était bouché. Il a fallu refaire les plafonds de plusieurs chambres dont la 41.

— Pourquoi tu me racontes ça ?

— Les travaux ont duré trois semaines. Un coup de bol : j’étais là quand les maçons ont trouvé quelque chose dans l’un des faux plafonds. Un sac-besace en cuir. Alors, je me suis proposé pour le rapporter à la réception.

— Mais tu l’as gardé pour toi, devina Madeline.

— Oui.

Ne pas perdre le fil. Une autre partie venait de débuter. À présent, derrière la séduction candide du jeune homme, elle devinait autre chose : du calcul, de la perversité, quelque chose de glaçant.

— C’était vraiment un très beau sac, même s’il était usé jusqu’à la corde avec des traces de peinture. Mais c’est ce que les gens veulent aujourd’hui, vous avez remarqué ? Plus personne n’aime le neuf. Comme si l’avenir, c’était le passé.

Il laissa sa formule faire son effet.

— J’en ai tiré neuf cents dollars sur eBay. La besace est partie tout de suite. Je savais à qui elle appartenait parce que le nom du propriétaire était brodé à l’intérieur, comme s’il l’avait reçue en cadeau.

— Tu as ouvert le sac ?

— J’avais déjà entendu parler de Sean Lorenz, mais pour être honnête, je ne connaissais pas ses peintures. Alors, je suis allé voir certaines de ses toiles au Whitney Museum et j’ai été très surpris. Elles nous déstabilisent parce qu’elles…

— Ne te crois pas obligé de me réciter ce que tu as lu sur Wikipédia, l’interrompit-elle. Contente-toi de me dire ce que tu as trouvé dans la besace.

Si Kyle avait été vexé, il ne le montra pas. Il répondit de sa voix faussement candide :

— Des trucs bizarres. Tellement flippants que je savais qu’un jour ou l’autre quelqu’un s’y intéresserait. Alors hier, quand j’ai entendu M. Coutances, ça a fait tilt dans ma tête et je suis retourné chez moi pour récupérer ça.

Tel un flasher ou un vendeur de montres à la sauvette, il ouvrit sa Barbour matelassée pour dévoiler une épaisse pochette en carton laminé.

— Donne-moi ce truc, Kyle. J’enquête avec Coutances. Lui et moi, c’est pareil.

— Oui, c’est pareil. Donc, c’est mille dollars. C’est la somme que je comptais lui réclamer.

— Je suis flic, dit-elle.

Mais il en fallait plus pour impressionner Kyle.

— Mon père aussi est flic.

Elle hésita une seconde. L’une des options était de l’attraper à la gorge et de lui prendre son dossier de force. Physiquement, elle s’en sentait capable, mais quelque chose en Kyle lui faisait vraiment peur. Le diable habite certaines personnes avait coutume de dire sa grand-mère. Si c’était vrai, Kyle était de celles-là et tout ce qu’elle tenterait contre lui se retournerait contre elle.

— Je n’ai pas mille dollars sur moi.

— Il y a un distributeur à moins de trente mètres, fit-il remarquer tout sourire en désignant les lumières du Duane Reade[25], de l’autre côté de la rue.

Avec son mégot, Madeline s’alluma une autre cigarette et capitula. Ce gamin n’était pas un gamin ordinaire. C’était un instrument du mal.

— OK, attends-moi là.

Elle traversa Greenwich Street et marcha jusqu’au DAB situé dans la galerie du drugstore. Devant l’appareil, elle se demanda si sa carte de crédit lui permettrait de retirer autant de liquide. Heureusement, quand elle eut composé son code, les billets de cinquante dollars sortirent sans broncher. Elle revint jusqu’à la devanture de l’hôtel en se disant que tout ça était finalement un peu trop facile. Elle ne croyait pas aux cadeaux qui tombaient du ciel. Elle traversait la rue lorsque son portable vibra. Benedick. Un SMS qui ne contenait rien d’autre qu’un lien hypertexte vers un article du Parisien. Sur son iPhone, même sans ouvrir le lien, le chapeau de l’article apparut :

Mort tragique de Pénélope Kurkowski, mannequin-vedette des années 1990 et égérie du peintre Sean Lorenz.

Merde…

Alors que dans sa tête plusieurs informations se télescopaient, Kyle la pressa.

— Vous avez l’argent ?

Le gamin avait fini son service et enfourché son vélo à pignon fixe. Il prit les billets et les fourra dans sa poche avant de lui tendre la pochette cartonnée. En quelques coups de pédales, il disparut dans la nuit.

Un instant, Madeline pensa qu’il l’avait menée en bateau et qu’elle venait de se faire rouler comme une bleue.

Mais ce n’était pas le cas. Elle ouvrit la pochette et commença à lire son contenu à la lueur des lampadaires.

Et c’est ainsi qu’elle rencontra le Roi des aulnes.

17 Le Roi des aulnes

Mon père, mon père, voilà qu’il me saisit !

Le Roi des aulnes m’a fait mal.

Johann Wolfgang von GOETHE[26]

1.

Installée dans un fauteuil du salon du Bridge Club, Madeline pouvait entendre son pouls battre dans sa jugulaire.

Éparpillées sur la table basse devant elle, les feuilles du dossier macabre qu’elle avait passé une heure à compulser. Des archives atroces, sans doute constituées par Adriano Sotomayor, regroupant des dizaines d’articles de presse — certains directement découpés dans les journaux, d’autres téléchargés sur Internet —, mais également des PV d’auditions, des rapports d’autopsie ou des photocopies de passages d’ouvrages sur les tueurs en série.

Tous ces documents étaient en rapport avec une série d’enlèvements et de meurtres d’enfants survenus entre le début de l’année 2012 et l’été 2014 dans les États de New York, du Connecticut et du Massachusetts. Quatre meurtres aussi horribles qu’étranges liés par un modus operandi déconcertant.

La série commence en février 2012 par le petit Mason Melvil, deux ans, enlevé dans un parc de Shelton dans le comté de Fairfield. Son corps sera retrouvé douze semaines plus tard près d’un étang de Waterbury, une autre ville du Connecticut.

En novembre 2012, Caleb Coffin, quatre ans, disparaît alors qu’il joue dans le jardin du pavillon de ses parents à Waltham, Massachusetts. Son cadavre est repéré trois mois plus tard par des randonneurs dans une zone humide des White Mountains.

Juillet 2013, l’enlèvement qui met le feu aux poudres : Thomas Sturm, kidnappé en pleine nuit à Long Island dans la maison de son père, Matthias Sturm, un architecte allemand marié à une animatrice-vedette de la ZDF. L’affaire est surmédiatisée en Allemagne. Un temps, le père est soupçonné parce que le couple est en train de se séparer et que leur procédure de divorce est tendue. La presse tabloïde allemande se déchaîne — Bild en tête — et démolit Sturm avec des révélations sordides sur sa vie privée. L’architecte est même brièvement incarcéré, mais, au début de l’automne, le corps de Thomas est identifié près du lac Seneca dans l’État de New York. C’est le Spiegel qui, à cette occasion, accole pour la première fois au mystérieux prédateur le surnom d’Erlkönig, le Roi des aulnes, en référence au poème de Goethe.

Rebelote en mars 2014 lorsque le jeune Daniel Russell est enlevé dans un parc de Chicopee, dans le Massachusetts, lors d’un moment d’inattention de sa nounou. Son cadavre sera retrouvé quelques semaines plus tard, cette fois dans les marais salants de Old Saybrook, une station balnéaire du Connecticut.

Et puis… plus rien. À partir de l’été 2014, le Roi des aulnes disparaît des radars.

2.

Madeline prit une gorgée de pu-erh, le thé noir au goût de lotus auquel elle carburait depuis qu’elle était réveillée. Il était 6 heures du matin. Le salon du Bridge Club commençait à s’animer. La grande cheminée jouait comme un aimant, attirant autour du foyer les clients les plus matinaux qui prenaient leur café devant la danse des flammes.

Elle se massa les tempes et essaya de convoquer ses souvenirs. Pendant les quelques années qu’elle avait passées à New York, elle avait entendu parler du Roi des aulnes à travers la couverture médiatique, mais elle n’en gardait que des réminiscences vagues : le tueur avait sévi pendant deux années, le lien entre les différents meurtres n’avait pas été établi tout de suite, elle ne travaillait pas dans un service concerné par l’affaire, etc.

Pourtant, déjà à l’époque, un fait l’avait marquée parce qu’il détonnait dans ce type de crimes : aucun des corps des quatre enfants n’avait subi de sévices. Ni viol, ni traces de maltraitance, ni mise en scène particulière. Les rapports d’autopsie qu’elle avait à présent sous les yeux confirmaient que, pendant leur détention, les captifs avaient été bien nourris. Leur corps était propre, parfumé, crémé ; leurs cheveux coupés, leurs habits lavés. Leur mort n’avait probablement pas été douloureuse, causée par une surdose de médicaments. Un constat qui n’enlevait rien au caractère abominable des actes du tueur, mais qui compliquait l’interprétation de ses actes.

À la lecture du dossier, Madeline devinait que tout ce que le FBI comptait de criminologues, de psychiatres ou de spécialistes en profilage avait dû se casser les dents pour tenter d’identifier et d’arrêter le psychopathe. Mais si le Roi des aulnes n’avait plus tué depuis deux ans, ce n’était en rien grâce aux services de police.

Nouvelle gorgée de thé en se remuant dans son fauteuil pour soulager les crampes de son ventre. Il n’y avait pas trente-six raisons qui expliquaient qu’un tueur en série mette ses pulsions en sommeil. Le plus souvent, soit il était mort, soit il était incarcéré pour un autre motif. Se trouvait-on ici dans l’une de ces configurations ?

Surtout, une autre question la taraudait. Quel lien existait-il entre l’affaire du Roi des aulnes et l’enlèvement de Julian Lorenz ? Si Sean avait récupéré cet unique dossier, il devait penser qu’Adriano Sotomayor s’était mis en tête que le Roi des aulnes pouvait avoir été le ravisseur de son fils. Sauf que rien dans les documents n’accréditait cette thèse. Aucun article ne mentionnait de près ou de loin le jeune Julian.

Les dates pouvaient à la rigueur concorder, mais quel raisonnement avait suivi le flic pour en arriver à la conclusion que Julian aurait pu être la cinquième victime du tueur ? Et pourquoi n’avait-on jamais retrouvé son corps ?

Les questions s’accumulaient sans le moindre début d’explication. Dans son esprit, toutes ses interrogations formaient un maquis touffu, un dédale où Madeline cherchait en vain le fil d’Ariane. Mais sans doute n’y avait-il rien à comprendre. Lorenz n’avait plus toute sa raison ; Sotomayor n’était qu’un petit enquêteur sans envergure n’ayant jamais dépassé le grade de lieutenant. Il s’était monté la tête avec cette histoire, s’offrant à peu de frais le frisson de la traque sur papier d’un tueur en série qu’il avait cherché en vain à relier à l’enlèvement de Lorenz Junior.

Elle laissa son esprit vagabonder et échafauder les hypothèses les plus folles. Et si Beatriz Muñoz était le Roi des aulnes ? Ce n’était pas absurde a priori. Les dates des meurtres pouvaient sans doute correspondre, mais Madeline ne pourrait jamais le vérifier. Passant d’une réflexion à l’autre, elle se remémora l’une des suppositions de Coutances et la précisa à l’aune de ses récentes découvertes : Sotomayor avait-il lui-même été tué par le Roi des aulnes ? Non, elle divaguait. Ou plutôt, elle cherchait à résoudre une équation comptant un trop grand nombre d’inconnues. Se refusant néanmoins à abandonner, elle décida de creuser davantage.

3.

Madeline s’empara de son téléphone et retrouva sur Internet l’article original du Spiegel qui avait le premier baptisé le tueur « Erlkönig ». Elle s’aida de Google Trad et de ses vieilles notions d’allemand du lycée pour traduire le papier qui se résumait à une très courte interview de Karl Doepler, un ancien flic de la BPol[27] de Munich. Le type — visiblement un « bon client » — était consultant pour plusieurs médias.

En surfant sur d’autres sites d’infos, Madeline trouva un article beaucoup plus complet et intéressant dans le quotidien Die Welt : une interview croisée entre Doepler et un professeur de culture germanique. Un échange de haute volée dans lequel les deux hommes expliquaient le parallèle entre le modus operandi du tueur américain et la figure du Erlkönig du folklore allemand.

Bien que Goethe ne soit pas l’inventeur du terme, c’est véritablement son long poème, écrit à la fin du XVIIIe, qui avait popularisé le personnage du Roi des aulnes. Le quotidien avait reproduit quelques vers de cette œuvre, puissante et dérangeante, qui mettait en scène la chevauchée d’un père et de son très jeune fils à travers une forêt dense et sombre. Un territoire menaçant, entièrement sous la coupe d’une créature inquiétante et dangereuse.

Le texte de Goethe entrelaçait deux dialogues. D’abord celui d’un jeune garçon effrayé par un monstre, que son père cherchait en vain à rassurer. Puis un second échange, plus perturbant, dans lequel le Roi des aulnes interpellait directement l’enfant pour l’attirer dans ses filets. Empreint dans ses débuts d’une séduction malsaine, le discours du monstre laissait rapidement la place à la brutalité, à la menace et à la violence :

Je t’aime, ton joli visage me charme,

Et si tu ne veux pas, j’utiliserai la force.

Voyant son fils paniqué, le père tentait de l’extraire de ce mauvais pas, galopant à bride abattue pour quitter la forêt.

Mais la fin du poème scellait le sort funeste de l’enfant :

Le père tient dans ses bras l’enfant gémissant,

Il arrive à grand-peine à son port ;

Dans ses bras l’enfant était mort.[28]

Le texte avait inspiré d’autres artistes — Schubert en avait écrit un Lied célèbre —, mais surtout, avec ses thématiques liées à l’agression et au rapt, il avait servi de base à toute une analyse psychologique et psychiatrique, au XXe siècle. Pour certains, le poème était la métaphore limpide d’un viol. D’autres y voyaient une évocation ambivalente de la figure paternelle tantôt présentée comme protectrice, tantôt revêtant les habits d’un tortionnaire.

Madeline continua sa lecture. Dans la suite de l’article, les deux auteurs insistaient sur le fait que chaque victime de l’Erlkönig avait été retrouvée près d’un point d’eau, à proximité de plantations d’aulnes. S’ensuivait alors une explication qui tenait plus de la botanique que de l’enquête policière.

L’aulne, rappelant le papier, est un arbre poussant sur les sols humides : les marais, les marécages, les berges des cours d’eau, les sous-bois que n’éclairent jamais les rayons du soleil. Sa grande résistance à l’humidité en fait notamment un bois privilégié pour la construction de pilotis, de pontons, de certains meubles et d’instruments de musique. Au-delà de ses qualités physiques, toute une mythologie lui était attachée. En Grèce, l’aulne était l’arbre symbole de la vie après la mort. Dans la culture celtique, les druides en faisaient l’emblème de la résurrection. Chez les Scandinaves, on s’en servait pour fabriquer des baguettes magiques et sa fumée favorisait la réalisation des sortilèges. Sur d’autres territoires encore, l’aulne — dont la sève rouge ressemble à du sang — était un arbre sacré qu’il était interdit de couper.

Que retenir concrètement de tout ça ? Comment relier cette riche symbolique aux motivations du tueur ? L’article se gardait bien de donner la moindre conclusion. Lorsqu’elle se déconnecta, Madeline eut l’impression d’avoir franchi un nouveau cercle dans un no man’s land hostile et brumeux. Le territoire du Roi des aulnes ne se laissait pas facilement pénétrer.

18 La ville de givre

Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine.

Nicolas de STAËL

1.

Dès 7 heures du matin, Madeline avait fait le pied de grue devant l’agence FastCar, à l’intersection de Gansevoort et de Greenwich Street.

Elle s’était dit que louer une voiture serait une simple formalité aux États-Unis, mais comme elle n’avait pas fait de réservation sur Internet, elle endura des démarches interminables et dut remplir des formulaires à rallonge, debout, dans une salle glaciale, sous l’œil d’un employé détestable — un certain Mike qui pensait davantage à chatter avec ses copains sur son téléphone portable qu’à trouver une solution à son problème. Même à New York, l’ère du client roi semblait révolue.

Le choix de véhicules se limitait à une petite Spark écologique, un SUV Subaru et un pick-up Chevrolet Silverado.

— Je vais prendre la Spark, indiqua Madeline.

Autant éviter de s’encombrer d’un truc énorme.

— En fait, il ne reste que le pick-up, répondit Mike en consultant l’ordinateur.

— Vous venez de me dire le contraire !

— Ouais, j’avais mal regardé, rétorqua-t-il en mâchonnant son stylo. Les autres sont déjà réservées.

Résignée, elle lui tendit sa carte de crédit. De toute façon, elle aurait même accepté un semi-remorque.

Une fois les clés du pick-up récupérées, elle se familiarisa sur quelques blocs avec la conduite du mastodonte et s’engagea sur la voie autoroutière qui, au niveau de TriBeCa, reliait Manhattan au New Jersey.

Pour un samedi 24 décembre, la circulation était plutôt fluide. En moins d’un quart d’heure, elle avait rejoint l’autre rive et trouvé une place dans le parking du terminal des ferrys.

Madeline n’était jamais venue à Hoboken. Lorsqu’elle sortit du parc de stationnement, elle fut saisie par la beauté du paysage. Les berges de l’Hudson offraient un panorama époustouflant de Manhattan. La réverbération du soleil sur les gratte-ciel donnait à la skyline un aspect irréel, enluminant les immeubles, faisant ressortir d’infimes détails à la manière des peintures hyperréalistes de Richard Estes qui figeait la réalité dans une profusion de reflets mordorés.

Sur une centaine de mètres, elle parcourut la longue promenade en bois, ponctuée d’espaces verts, qui faisait face à la High Line et à Greenwich Village. Le point de vue était grisant. Il suffisait de tourner la tête vers le sud pour apercevoir un pan d’histoire américaine : la silhouette vert-de-gris d’une Liberté éclairant le monde, une île minuscule sur laquelle avaient transité les ancêtres de cent millions d’habitants du pays. L’endroit devait d’ordinaire être envahi par les cyclistes et les joggeurs, mais ce matin, le froid polaire avait dissuadé la plupart d’entre eux.

Madeline s’assit sur l’un des bancs du boardwalk, releva la capuche de sa parka pour se protéger du souffle glacé qui montait de l’Hudson et enfouit les mains dans ses poches. Le froid était si vif qu’il piquait les yeux. Une larme brûlante coula même sur sa joue, mais elle ne trahissait ni tristesse ni abattement. Bien au contraire.

C’était terrible à dire, mais la perspective d’enquêter sur le Roi des aulnes l’avait ragaillardie. Voilà l’étincelle qu’elle attendait depuis le début. Celle qui avait réveillé son instinct de chasseuse. Même si cela la consternait, c’était pourtant bien ce qu’elle était au plus profond d’elle-même. Elle l’avait toujours su.

On échappe difficilement à sa véritable nature. Par exemple, au-delà des apparences, Gaspard Coutances était un grand affectif. Un misanthrope qui prétendait détester l’humanité, mais qui aimait plutôt les gens et qui n’avait pas été long à se sentir bouleversé par l’histoire d’un père brisé par la mort de son fils. Elle, Madeline, n’était pas faite de ce bois-là. Ce n’était pas une sentimentale. C’était une traqueuse de gros gibier. Du sang noir coulait dans ses veines. Un torrent de lave en fusion se déchaînait sans répit dans son crâne. Un magma impossible à refroidir ou à canaliser.

Ce qu’elle avait raconté à Coutances n’était pas un mensonge. Traquer des tueurs ruinait votre vie, mais pas pour les raisons que l’on avance généralement. Traquer des assassins vous dévaste, car cela vous fait prendre conscience que vous êtes un assassin vous aussi. Et que vous aimez ça. C’était cela qui était vraiment perturbant. « Celui qui combat des monstres doit prendre garde de devenir monstre lui-même. »[29] La maxime nietzschéenne paraissait éculée. Pourtant son constat rebattu était juste. Tant que durait la traque, vous n’étiez pas très différent de celui que vous poursuiviez. Et cette conclusion donnait un goût amer à toutes les victoires. Même quand vous pensiez l’avoir vaincu, le mal restait en germe. En vous. Post coïtum triste.

Elle prit un grand bol d’air glacial pour se calmer. Il fallait qu’elle redescende de plusieurs crans. Sois réaliste, ma petite. Tu ne vas pas résoudre toute seule une affaire qui a usé les nerfs de tous les profilers du pays.

Mais quand même… Madeline ne pouvait s’empêcher de penser qu’on lui offrait sur un plateau une affaire unique. Celle dont tous les flics du monde rêvent d’hériter une fois dans leur vie. À côté de ça, plus rien n’existait : ni l’insémination artificielle ni la perspective d’une vie apaisée entre biberon et layette.

Seul comptait le goût du sang.

L’ivresse de la chasse.

— Salut Madeline.

Une main se posa sur son épaule et la vit sursauter.

Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas entendu Dominic Wu arriver.

2.

Gaspard fut tiré de son sommeil par la sonnerie de son téléphone. Un rythme exaspérant de samba qui lui donna l’impression atroce de se réveiller en plein carnaval de Rio. Le temps qu’il ouvre les yeux et qu’il se saisisse de l’appareil, le répondeur s’était enclenché. Il tira les rideaux et rappela dans la foulée sans écouter le message : c’était Isabella Rodrigues, la sympathique cousine d’Adriano Sotomayor.

— Je suis en retard pour aller bosser, annonça-t-elle d’emblée.

Gaspard entendait en toile de fond la rumeur urbaine made in New York : bourdonnement du trafic, effervescence, sirènes de police…

— Ce n’est pas le jour des enfants aujourd’hui ? demanda-t-il.

— Noël, c’est demain, répondit la belle Latino.

— Vous travaillez où ?

— Je gère la boutique Adele’s Cupcakes de Bleecker Street. Et aujourd’hui est l’un des jours les plus animés de l’année.

Isabella avait tenu parole. Elle avait sondé les souvenirs de son mari à propos de la visite que leur avait faite Sean Lorenz.

— André a peut-être deux ou trois choses à vous raconter, confia-t-elle. Passez le voir si vous voulez, mais avant 10 heures car il doit emmener les enfants chez ma mère. Et surtout, ne me les mettez pas en retard !

Gaspard voulut en savoir davantage, mais Isabella avait déjà interrompu leur conversation. En raccrochant, il découvrit un SMS de Madeline sur l’écran de son portable :

Je dois vérifier deux ou trois choses de mon côté. Retrouvons-nous à l’hôtel à midi. M.

D’abord, cette défection le contraria, puis il se dit qu’il espérait justement qu’elle prendrait ce genre d’initiatives. Et il n’avait pas le temps de se lamenter s’il voulait attraper le mari d’Isabella avant son départ. Un regard à sa montre, un aller-retour sous la douche, un coup de peigne et une giclée de Pour un homme millésime 1992.

Une fois dans la rue, il marcha jusqu’à Franklin Street, acheta des tickets de métro et prit la ligne 1 jusqu’à Columbus Circle, au sud-ouest de Central Park. Là, il changea de ligne et continua une dizaine d’arrêts jusqu’à la plus grande des stations de métro de Harlem. Celle de la 125e Rue, où dans les années 1990 Les Artificiers avaient tagué des dizaines de rames de métro. Là aussi où Beatriz Muñoz avait choisi de mettre fin à ses jours.

Il fallut à Gaspard moins d’un quart d’heure pour rejoindre Bilberry Street. Décidément, cette rue lui plaisait. Figée dans le froid, mais inondée de soleil, elle respirait le parfum intemporel d’une New York idéalisée et nostalgique. Devant le numéro 12 — la maison d’Isabella —, un jardinier élaguait l’un des marronniers de la rue dont l’ombre des branches frissonnait sur le trottoir.

— Entrez et faites comme chez vous, l’accueillit André Langlois en lui ouvrant la porte.

Gaspard retrouva les trois enfants qu’il avait vus la veille attablés autour de la même table familiale. Mais cette fois, ils avaient pris place devant un copieux petit déjeuner : Granola, faisselle, ananas Victoria, kiwis jaunes. En bonus, des rires, de la joie, de la chaleur. En fond sonore, un iPad branché sur WQXR diffusait la « Valse des fleurs » de Casse-noisette. Chez les Langlois, tout était prétexte à familiariser les enfants à la culture.

— Alors comme ça, ma femme vous prépare du lait de poule pendant que je trime au bureau ! plaisanta André en servant à Gaspard une tasse de café.

Crâne rasé, musculature body-buildée, la peau foncée et les dents du bonheur, André Langlois inspirait une sympathie immédiate. Plus jeune que sa femme, il portait un bas de survêtement et un tee-shirt de soutien à la campagne présidentielle de Tad Copeland.

Pour rester cohérent, Gaspard répéta ce qu’il avait raconté la veille à Isabella et se présenta comme un écrivain qui, lors de la rédaction d’une biographie de Sean Lorenz, s’était interrogé sur les zones d’ombre qui entouraient la mort de son fils.

Tout en l’écoutant, André commença à éplucher une orange pour le plus jeune des bambins, perché sur sa chaise haute.

— Je n’ai rencontré Lorenz qu’une seule et unique fois, mais je crois que vous le savez déjà.

Gaspard acquiesça pour l’inviter à poursuivre.

— Pour être honnête, ma femme m’en avait déjà parlé. Je savais qu’ils avaient eu une aventure bien avant notre mariage, alors, forcément, je m’en méfiais un peu.

— Mais cette défiance s’est atténuée lorsque vous l’avez vu…

Langlois approuva.

— J’ai vraiment eu pitié de lui quand il a commencé à nous parler de son fils. Il était complètement perdu, aux abois, avec une lueur de folie dans les yeux. Physiquement, il ressemblait davantage à un clodo qu’à un irrésistible don Juan.

André tendit quelques quartiers d’orange à son fils puis donna une série de consignes à ses deux plus grands garçons, allant du brossage de dents jusqu’à la préparation du packed lunch qu’ils devaient emporter chez leur grand-mère.

— Sur le moment, je n’ai pas compris grand-chose à l’histoire que nous a racontée Sean sur ses liens avec le cousin Adriano, mais Isabella a accepté de le laisser fouiller la maison.

André entreprit de débarrasser la table du petit déjeuner et, machinalement, Gaspard lui donna un coup de main en mettant la vaisselle sale dans l’évier.

— Moi, je n’avais rien contre, assura André Langlois. C’était l’héritage de ma femme, après tout, et la succession avait été plus longue que prévu, mais j’ai conseillé à Isabella de s’éloigner avec les enfants et c’est moi qui suis resté avec Lorenz pour le surveiller.

— Elle m’a dit qu’il avait emporté des documents.

Comme la veille, Gaspard crut qu’il allait en apprendre plus, mais Langlois ne le laissa pas espérer longtemps :

— C’est exact, admit-il en sortant d’une poubelle chromée un sac en plastique rempli de détritus. Mais je ne saurais pas vous dire quoi. La chambre d’Adriano débordait de papiers et de dossiers en tout genre.

Il noua le sac d’ordures et ouvrit la porte d’entrée pour aller le jeter dans le container extérieur.

— Mais ce n’est pas la seule chose qu’a emportée Sean Lorenz, lança-t-il en descendant l’escalier du perron.

Gaspard le suivit dans le jardin.

— Sean Lorenz m’a demandé s’il pouvait jeter un coup d’œil à la voiture d’Adriano, une Dodge Charger qui était restée garée dans l’allée depuis plus d’un an.

D’un signe du menton, il désigna un passage en cul-de-sac perpendiculaire à la rue.

— Je l’ai revendue l’été dernier, mais c’était une chouette caisse que personne n’avait entretenue depuis la mort du cousin. Lorsque Sean est venu, la batterie était à plat. Il a observé la Dodge sous toutes ses coutures. Je pense que lui-même ne savait pas vraiment ce qu’il recherchait. Puis, comme pris d’une inspiration soudaine, il est allé au drugstore de la 131e. Il s’est repointé chez nous cinq minutes plus tard avec un rouleau de grands sacs-poubelle. Il a ouvert le coffre arrière de la Dodge et a arraché le tapis qu’il a mis dans un des sacs en plastique. Puis il est reparti sans même m’adresser la parole.

— Papa ! Papa ! Sydney, il m’a tapé ! cria l’un des garçons en déboulant de la maison pour se jeter dans les bras de son père.

— Vous avez laissé faire Sean sans rien lui demander ? s’étonna Gaspard.

— C’était difficile de s’opposer à lui, expliqua André en consolant son fils. Lorenz était comme possédé. Comme s’il habitait sur une autre planète à des années-lumière de la nôtre. Il portait vraiment sa douleur sur le visage.

Déjà le gamin avait séché ses larmes et brûlait de rejoindre son frère.

André lui ébouriffa les cheveux.

— Personne ne devrait jamais avoir à perdre un enfant, murmura-t-il comme pour lui-même.

3.

Dominic Wu aurait eu sa place dans un film de Wong Kar-wai.

Volontiers dandy, l’agent du FBI portait toujours des costumes impeccablement taillés, des cravates tissées et des pochettes en soie. Ce matin, le regard dissimulé derrière des lunettes de soleil, il déployait sa silhouette élégante devant la ligne de gratte-ciel qui avait le bon goût d’arborer les mêmes teintes bleu métallique que son trench-coat en cachemire.

— Merci d’être venu, Dominic.

— Je n’ai pas beaucoup de temps, Madeline. Hans m’attend dans la voiture avec les filles. Aujourd’hui, même le sable du jardin d’enfants est dur comme de la pierre.

Il s’assit à côté d’elle sur le banc en gardant une certaine distance. Ses mains étaient gantées de cuir noir très fin. Avec précaution, il sortit de la poche intérieure de son manteau une feuille de papier pliée en quatre.

— J’ai fait les recherches que tu m’as demandées. Il n’y a rien de trouble à propos de l’assassinat d’Adriano Sotomayor.

— C’est-à-dire ?

— Ce con a voulu faire le malin en intervenant sans arme dans une querelle entre deux petits dealers. Le ton est monté et il s’est pris un coup de couteau dans la gorge. Fin de l’histoire.

— Ce dealer, c’était qui ?

— Nestor Mendoza, vingt-deux ans. Une petite frappe d’El Barrio. Irascible et impulsif, il venait de purger trois ans à Rikers.

— Pourquoi n’a-t-on pas réussi à le serrer ?

L’Asiatique haussa les épaules.

— Parce qu’il s’est tiré, qu’est-ce que tu crois ! Il a de la famille à San Antonio, mais on n’a jamais retrouvé sa trace.

— D’habitude, pour des tueurs de flic, on se montre un peu plus obstiné, non ?

— On le coincera un jour ou l’autre lors d’un contrôle routier, ou on retrouvera son cadavre après une rixe dans les rues de Little Havana. Dis-moi plutôt pourquoi tu t’intéresses à la mort de Sotomayor.

Wu était un agent avisé. Madeline savait très bien que s’il acceptait de lui refiler quelques infos, c’était uniquement par utilitarisme. Parce qu’elle était une flic compétente et qu’il pensait que, si elle avait flairé une piste prometteuse, il en serait le premier bénéficiaire.

— Je crois que la mort de Sotomayor est liée à une autre affaire, confia-t-elle.

— Laquelle ?

— À toi de me le dire, répondit-elle.

Wu n’aurait jamais fait le déplacement s’il n’avait pas eu plus de flèches dans son carquois.

— Tu penses à son frère, c’est ça ?

Son frère ? Quel frère ? Madeline sentit l’adrénaline monter en elle.

— Dis-moi ce que tu sais, s’agaça-t-elle.

L’agent fédéral réajusta ses lunettes argentées. Chacun de ses gestes, de ses déplacements, semblait obéir à une mystérieuse chorégraphie dont on avait l’impression qu’elle avait été répétée à l’avance.

— J’ai découvert un truc étrange en grattant sur Sotomayor. Il avait un frère plus jeune, Reuben, un prof d’histoire à l’UF[30].

— Un demi-frère, alors, tu veux dire ?

— Je n’en sais rien. Le fait est qu’en 2011 Reuben Sotomayor a été retrouvé assassiné dans un parc de Gainesville où il avait l’habitude de faire son jogging.

— De quelle manière ?

— Version sauvage : battu à mort, massacré à coups de batte de base-ball.

Wu déplia la feuille qu’il tenait entre les mains.

— On a arrêté un SDF qui dormait parfois dans le parc, Yiannis Perahia. Il s’est défendu mollement. Le type était psychotique et passait d’hôpital en foyer depuis des années. Perahia a plus ou moins avoué et dans la foulée a été condamné à trente ans de réclusion. Bref, une affaire sordide, mais rapidement bouclée. Jusqu’à ce que, l’an dernier, Transparency Project décide de venir foutre la merde.

— L’organisation qui lutte contre les erreurs judiciaires ?

— Ouais. Encore une fois, ils ont essayé de nous bousiller une procédure en trouvant une juge qui accepte de délivrer une ordonnance pour refaire des tests ADN plus précis.

— Sous quel motif ?

— Toujours le même discours : des aveux qui auraient été extorqués à une personne fragile et les progrès de la science qui permettraient d’identifier un fragment d’ADN qu’on aurait laissé passer auparavant.

Madeline secoua la tête.

— Quels progrès de la science ? En quatre ans ?

— C’est des conneries, je suis d’accord. Enfin, pas tout à fait quand même. Avec les nouvelles techniques d’amplification de l’ADN, on peut…

— Je sais tout ça, le coupa-t-elle.

— Bref, on a fait de nouveaux tests qui ont innocenté le SDF.

Madeline comprit que Wu ménageait son petit suspense.

— Innocenté pour quelle raison ? demanda-t-elle.

— Parce qu’on a retrouvé sur le survêtement de Reuben un ADN qu’on n’avait pas relevé avant.

— Et l’ADN était fiché, n’est-ce pas ?

— Ouais. C’était même celui d’un flic : Adriano Sotomayor.

Madeline prit quelques secondes pour encaisser la révélation.

— Qu’est-ce qu’on en a conclu ? Que Sotomayor avait trucidé son frérot ?

— Peut-être, mais peut-être pas. Ça pouvait tout aussi bien être des traces de contact qu’il est en plus très difficile de dater.

— Tu sais si les deux frères se fréquentaient ?

— Aucune idée. Comme entre-temps Adriano était mort, on n’a pas relancé l’enquête.

— Donc l’histoire s’arrête là ?

— Malheureusement. Maintenant, à ton tour, lâche-moi un truc, Maddie ! Dis-moi sur quoi tu enquêtes.

Madeline tint bon et secoua la tête. Pas question pour le moment de lui parler de Lorenz. Et encore moins du Roi des aulnes.

Le dandy ne chercha pas à masquer sa déception et se leva en soupirant.

— Continue à creuser l’affaire Sotomayor, lui conseilla Madeline.

Wu réajusta son trench-coat et son sourire. Comme dans le plan d’un film, ses gestes donnaient l’impression de ralentir le temps.

Il fit à la jeune femme un petit signe de la main et s’éloigna pour retrouver les siens.

Avec le soleil de face et le Yumeji’s Theme dans le dos.

19 En lisière de l’enfer

Chacun se croit seul en enfer, et c’est cela l’enfer.

René GIRARD[31]

1.

Une odeur exquise de pain au maïs flottait dans le restaurant.

Pour se protéger du froid, Gaspard avait trouvé refuge au Blue Peacock, l’un des temples de la soul food à Harlem. En semaine, l’établissement n’ouvrait ses portes qu’à l’heure du déjeuner, mais le week-end, dès 10 heures, vous pouviez y déguster de copieux brunchs à base de poulet frit, de patates douces aux épices et de pain perdu au caramel.

Il s’était installé près de l’entrée, sur l’un des tabourets qui entouraient un comptoir en forme de fer à cheval. L’ambiance était déjà très animée et conviviale : des touristes, des familles bobo du quartier, de jolies filles qui sirotaient des cocktails portant des noms poétiques, de vieux Blacks sapés comme Robert Johnson ou Thelonious Monk.

Gaspard leva la main pour attirer l’attention du barman. Il avait très envie d’un scotch, mais commanda à la place un rooibos bio dégueulasse. Il se consola en engloutissant un beignet fourré aux bananes plantains. Ce n’est qu’une fois rassasié qu’il eut l’impression que les rouages de son cerveau se dégrippaient. Il repensa d’abord à ce que lui avait révélé André Langlois. Pourquoi Sean Lorenz avait-il arraché le tapis de la vieille voiture d’Adriano Sotomayor ? Et surtout, que comptait-il en faire ?

Objectivement, il n’y avait pas une foule de solutions. Une seule s’imposait : Lorenz voulait en faire analyser les fibres. Mais pour y trouver quoi ? Sans doute du sang ou d’autres matières génétiques.

Gaspard plissa les yeux. En filigrane, une autre histoire se dessinait. À l’opposé de celle qu’il avait d’abord imaginée et à laquelle il avait voulu croire. Sean Lorenz n’avait peut-être jamais demandé son aide à Sotomayor. Peut-être même avait-il soupçonné son ancien ami d’avoir tenu un rôle dans l’enlèvement de son fils. Une hypothèse folle traversa son esprit : Sotomayor était le complice de Beatriz Muñoz. Un tel scénario tenait-il la route ?

Une séquence muette défila dans sa tête comme s’il visionnait des rushes. Beatriz conduisant son fourgon avec le petit Julian à l’arrière/La main du gamin en sang après avoir été amputée d’un doigt/Le fourgon arrivant sur les berges de l’estuaire de Newtown Creek avant de se garer à côté d’une Dodge Charger/Sotomayor descendant de sa voiture et aidant Muñoz à charger l’enfant dans son coffre/Le doudou de Julian, maculé de sang, oublié sur les pavés…

Il cligna des yeux et sa vision se dissipa. Avant de se faire des films, il lui fallait des preuves. Il reprit sa réflexion sous un autre angle. Sean était un civil, pas un flic. Pour procéder à l’analyse du tapis, il avait dû solliciter un laboratoire privé. Gaspard plongea la tête entre ses mains, essayant de reconnecter tous les fils de son enquête. Sean était passé chez les Langlois le 22 décembre, la veille de sa mort. S’il s’était rendu dans un labo, c’était probablement le lendemain. Une image électrisa Gaspard : la vision de l’agenda de Sean avec, en date du 23 décembre, le rendez-vous avec le mystérieux docteur Stockhausen.

Il sortit son portable, sollicita Google, son nouveau meilleur ami, en entrant plusieurs combinaisons de mots-clés : « Manhattan », « laboratoire », « ADN », « Stockhausen »… En quelques secondes, il trouva ce qu’il cherchait : l’adresse dans l’Upper East Side du laboratoire d’hématologie médico-légale « Pelletier & Stockhausen ».

Il se rendit sur le site Web de l’établissement. D’après la présentation en ligne, le laboratoire était spécialisé dans les « analyses génétiques destinées à l’identification humaine ». Bénéficiant de quantité d’accréditations (FBI, tribunaux, département américain de la Justice), la structure était régulièrement sollicitée dans le cadre de procédures pénales et judiciaires pour identifier et analyser les traces biologiques d’une scène de crime. Les particuliers, eux, y avaient surtout recours pour des recherches de filiation. Une rubrique du site permettait de lire le CV des deux fondateurs : Éliane Pelletier, ancienne pharmacienne en chef de l’hôpital Saint-Luc de Montréal, et Dwight Stockhausen, docteur en biologie, diplômé de l’université Johns-Hopkins.

Gaspard appela le laboratoire et parvint jusqu’au secrétariat de Stockhausen. Même bobard-qui-n’en-était-pas-vraiment-un : il était un écrivain qui dans le cadre d’une biographie du peintre Sean Lorenz aurait souhaité s’entretenir avec le docteur Stockhausen. La secrétaire lui conseilla d’envoyer un mail et d’exposer sa requête par écrit. Gaspard insista pour que son numéro de téléphone soit noté et que sa demande soit transmise de vive voix à l’intéressé. L’employée assura que ce serait fait, puis lui raccrocha quasiment au nez.

Parle à mon cul… soupira-t-il.

Au même moment, il reçut un SMS de Madeline. Elle lui demandait les coordonnés d’Isabella, la cousine de Sotomayor. Fidèle à la ligne qu’il s’était fixée, il résista à l’envie de l’appeler pour en savoir davantage et se contenta de lui transférer le numéro qu’elle réclamait.

Comme sa tisane était froide, il leva la main pour en commander une autre, mais son mouvement s’arrêta net. Pendant presque une minute, son regard se bloqua sur les centaines de bouteilles qui tapissaient le mur derrière le barman. Rhum, cognac, gin, bénédictine, chartreuse. Des couleurs intenses, aussi chatoyantes que des diamants, qui l’hypnotisaient. Des liqueurs de feu, des alcools parfumés qui flamboyaient dans leurs écrins de verre. Armagnac, calvados, absinthe, curaçao, vermouth, cointreau.

Un instant, Gaspard s’autorisa à croire qu’il parviendrait à mieux réfléchir après une lampée d’alcool. À court terme, c’était sans doute vrai, mais, s’il replongeait maintenant, son enquête sortirait du chemin rigoureux, ascétique et vertueux qu’il avait commencé à tracer. Pourtant les reflets mordorés des whiskys possédaient un pouvoir d’attraction presque sans limites. Il se sentit défaillir. C’était le propre du sevrage : le danger que le manque vous cueille à un moment où vous ne vous y attendez pas. Un gouffre s’ouvrit dans son ventre. Sa poitrine se compressa, ses tempes bourdonnaient sous la sueur.

Il connaissait le goût associé à chaque bouteille, chaque marque, chaque étiquette. Ce blend japonais, doux et crémeux, les notes boisées de single malt écossais, les arômes francs d’un whiskey irlandais, le goût de miel d’un vieux bourbon, les saveurs d’orange et de pêche d’un Chivas.

Comme la veille, Gaspard déglutit, se frictionna les épaules et le cou pour faire refluer ses tremblements. Mais, cette fois, l’orage ne repartit pas comme il était venu. Il ne s’appartenait plus. Malgré toute sa volonté, il était sur le point de céder.

C’est là que son téléphone sonna. Affiché sur l’écran, un numéro de portable inconnu.

— Oui ? demanda-t-il en décrochant, avec l’impression que sa voix se tordait pour franchir la barrière de sa gorge.

— Monsieur Coutances ? Ici Dwight Stockhausen. Vous avez un créneau juste avant le déjeuner ?

2.

Madeline rabattit le pare-soleil pour se protéger de la réverbération.

La lumière était partout, aveuglante, totale, cannibalisant l’ensemble de son champ de vision.

Depuis deux heures, au volant du pick-up, elle taillait la route vers Long Island. Le panorama était contrasté, tour à tour exaspérant et envoûtant. Les manoirs tape-à-l’œil des millionnaires alternaient avec des coins de villégiature tout droit sortis des années 1950 et des paysages de fin du monde : des plages de sable blanc qui s’étendaient à l’infini sous un ciel repeint à la chaux. Ayant dépassé Westhampton, elle traversait depuis vingt kilomètres les grosses bourgades — Southampton, Bridgehampton — qui se succédaient sur la longue bande de terre bordée par l’Atlantique.

Au détour d’un chemin sablonneux, le GPS sembla bégayer. Madeline crut qu’elle s’était perdue et guetta un endroit pour faire demi-tour. C’est alors qu’elle aperçut la maison de retraite. À cinquante mètres de la plage, c’était une grande et vieille bâtisse en bardage de bois entourée de pins et de bouleaux.

Elle se gara près des arbres et claqua la porte du pick-up. L’atmosphère sauvage du lieu l’envoûta aussitôt. Sous un ciel laiteux, le vent se déchaînait, modelant les dunes, saturant l’air d’un parfum iodé et alcalin. Caspar David Friedrich revisité par Edward Hopper.

Elle monta la volée de marches qui conduisait à l’entrée. Pas de sonnette ou d’ouverture automatique. Juste une porte en peinture écaillée protégée par une moustiquaire déchirée, qui couina lorsqu’elle la poussa. Madeline atterrit dans un hall désert qui sentait l’humidité.

— Il y a quelqu’un ?

D’abord, la seule réponse fut celle du vent qui menaçait de dessouder les joints des fenêtres.

Puis un homme aux cheveux longs et roux apparut en haut d’un escalier. Débraillé, vêtu d’une tenue d’infirmier d’un blanc douteux, il tenait une canette de Dr Pepper dans la main.

— Bonjour, dit Madeline. Je me suis peut-être trompée d’adresse…

— Non, assura l’infirmier en descendant l’escalier. Vous êtes bien à l’Eilenroc House Senior Citizens.

— Il n’y a pas grand monde, on dirait.

L’homme avait une trogne un peu effrayante — déchirée par des balafres, sillonnée par des cicatrices d’acné — d’où émergeait pourtant un regard azur étonnamment doux.

— Je m’appelle Horace, se présenta-t-il, en nouant sa tignasse avec un élastique.

— Madeline Greene.

Il posa sa boisson sur la planche qui faisait office de banque d’accueil.

— La plupart des pensionnaires sont partis, expliqua-t-il. La maison de retraite fermera définitivement ses portes à la fin février.

— Ah bon ?

— Le bâtiment va être détruit pour construire un hôtel de luxe à la place.

— C’est dommage.

Horace grimaça.

— Les mafieux de Wall Street mettent à sac toute la région. Ils mettent à sac tout le pays, d’ailleurs ! Et ce n’est pas avec l’élection de cette couille molle de Tad Copeland que les choses vont s’arrêter.

Madeline ne se hasarda pas à mettre un pied sur le terrain politique.

— J’étais venue rendre visite à l’une de vos pensionnaires, Mme Antonella Boninsegna. Elle est ici ?

— Nella ? Oui, je crois que ce sera la dernière à partir.

Il regarda sa montre.

— Houlà, j’ai même oublié son déjeuner ! À cette heure-ci, vous la trouverez dans la véranda.

Horace désigna le bout du hall.

— Traversez la salle à manger et vous y serez. Je vous rapporte quelque chose à boire ?

— Je veux bien un Coca.

— Zero ?

— Un vrai ! J’ai encore un petit peu de marge, non ? répondit-elle en désignant la ceinture de son jean.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, sourit l’infirmier en disparaissant dans les cuisines.

La grande pièce commune du rez-de-chaussée faisait penser à une vieille maison de famille. Le genre « demi-pension avec vue sur la mer » qu’on trouvait à Bénodet ou à Whitstable. Des poutres apparentes, des tables individuelles, en bois flotté, recouvertes de toile cirée aux motifs de coquillages. Sans oublier l’incontournable déco « marine » qui faisait fureur dans les vieux numéros de Art & Décoration des années 1990 : lampes à globe de verre, voiliers poussiéreux pris dans leur bouteille, boussoles et compas en laiton, espadon empaillé, gravures à l’eau-forte reproduisant des scènes épiques de pêche au temps de Moby Dick…

Quand elle entra sous la galerie vitrée secouée par le vent, Madeline eut l’impression de déboucher sur le pont d’un trois-mâts pris en pleine tempête. Avec ses murs lézardés et sa toiture qui prenait l’eau, la véranda semblait sur le point de sombrer.

Assise à une petite table, dans le coin de l’extrémité de la loggia, Nella Boninsegna était une vieille dame frêle au visage de souris et au regard exagérément agrandi qui brillait derrière des verres épais comme des loupes. Elle portait une robe à col Claudine sombre et élimée. Un plaid en laine aux motifs écossais posé sur les genoux, elle était plongée dans la lecture d’un gros roman : La ville qui ne dort jamais, d’Arthur Costello.

— Bonjour madame.

— Bonjour, répondit la vieille en levant les yeux de son livre.

— Il est bien, votre roman ?

— C’est l’un de mes préférés. C’est la deuxième fois que je le lis. Dommage que l’auteur n’écrive plus.

— Il est mort ?

— Non, il est dévasté. Ses enfants sont morts dans un accident de voiture. C’est vous qui venez me faire ma piqûre ?

— Non madame, je m’appelle Madeline Greene, je suis enquêtrice.

— Vous êtes anglaise, surtout.

— C’est exact, comment le savez-vous ?

— Votre accent, darling ! Manchester, n’est-ce pas ?

Madeline acquiesça de la tête. D’ordinaire, elle n’aimait pas être si transparente, mais la vieille n’avait pas dit ça pour la vexer.

— Mon mari était anglais, ajouta Nella. Il venait de Prestwich.

— Alors, il aimait le football.

— Il ne vivait que pour le Manchester United de la grande époque.

— Celle de Ryan Giggs et Éric Cantona ?

La vieille dame esquissa un sourire malicieux.

— Plutôt celle de Bobby Charlton et George Best !

Madeline redevint sérieuse.

— Je suis venue vous voir parce que j’enquête sur une affaire. L’enlèvement et le meurtre du fils de Sean Lorenz, ça vous dit quelque chose ?

— Le peintre ? Bien sûr. Vous savez que Jackson Pollock a habité tout près d’ici ? Il est mort à Springs, à dix kilomètres, dans un accident de voiture. Il était avec sa maîtresse dans une Oldsmobile décapotable. Il conduisait complètement ivre et…

— J’ai entendu parler de cette histoire, la coupa Madeline, mais c’était dans les années 1950. Sean Lorenz, lui, était un peintre contemporain.

— Vous pensez que je perds la tête, darling ?

— Pas du tout. Lorenz était l’ami d’un de vos anciens élèves : Adriano Sotomayor. Vous vous souvenez de lui ?

— Ah, le petit Adriano…

Nella Boninsegna laissa sa phrase en suspens alors que son visage se transformait. Comme si la simple évocation de l’enfant chassait toute trace d’espièglerie ou de bonne humeur.

— C’est vous qui avez signalé aux services sociaux du comté les violences de son père, Ernesto Sotomayor ?

— C’est exact. C’était au milieu des années 1970.

— Ernesto frappait souvent son fils ?

— C’est peu de le dire. C’est surtout que cet homme était un monstre. Un véritable bourreau.

La voix de la vieille dame se fit caverneuse :

— Tout y est passé : la tête plongée dans la cuvette des toilettes, les coups de ceinture, les coups de poing, les brûlures de cigarette sur tout le corps. Un jour il a obligé le gamin à rester les bras en l’air pendant plusieurs heures. Un autre, il l’a même fait marcher sur du verre pilé, et je vous en passe.

— Pourquoi faisait-il ça ?

— Parce que l’humanité compte un grand nombre de monstres et d’êtres sadiques et qu’il en a toujours été ainsi.

— Comment était Adriano ?

— C’était un garçon triste et gentil qui avait de la difficulté à se concentrer. Souvent, son regard se troublait et vous compreniez qu’il était parti ailleurs, très loin. C’est d’abord comme ça que j’ai deviné que quelque chose n’allait pas chez lui. Avant même de découvrir les traces de maltraitance sur son corps.

— C’est lui qui a fini par vous faire des confidences ?

— Il m’a raconté certains détails de ce que lui faisait subir son père, oui. Ernesto le battait pour un rien. Des punitions qui pouvaient durer des heures et qui la plupart du temps avaient lieu dans la cale de son chalutier.

— La mère faisait semblant de ne pas voir ?

L’ancienne institutrice plissa les yeux.

— La mère, si on veut… Comment s’appelait-elle déjà celle-là ? Ah oui, Bianca…

— Elle a fini par quitter le foyer, c’est ça ?

Nella sortit un mouchoir en tissu de sa poche et essuya les verres de ses Browline. Avec ses cheveux blancs, ce type de lunettes lui donnait de faux airs du colonel Sanders.

— J’imagine qu’elle se prenait elle aussi des raclées, hasarda-t-elle.

— Chaud devant ! cria Horace en posant sur la table un plateau contenant une canette de Coca, une théière ainsi que deux bagels garnis de saumon, d’oignons, de câpres et de fromage frais.

Nella proposa à Madeline de partager son repas.

— Ça ne vaut pas les bagels de Russ & Daughters, mais ils sont très bons quand même, affirma-t-elle en croquant à belles dents dans son sandwich.

Madeline fit de même, puis prit une gorgée de soda avant de poursuivre son interrogatoire :

— On m’a dit qu’Adriano avait un frère.

La vieille instit fronça les sourcils.

— Non, je ne crois pas.

— Si, j’en suis certaine. Il s’appelait Reuben. C’était son cadet de sept ans.

Nella prit le temps de réfléchir.

— À l’époque, lorsque Bianca est partie, il y a eu des rumeurs disant qu’elle était enceinte d’un autre qu’Ernesto. Le genre de ragots qu’on entend dans les petites villes.

— Vous n’y avez pas cru ?

— Bianca était peut-être enceinte, mais, si c’est le cas, elle l’était de son mari. Bianca était jolie, mais aucun homme à Tibberton n’aurait pris le risque de se mettre à dos un fou furieux comme Ernesto.

Madeline butait toujours sur quelque chose :

— Pourquoi Bianca a-t-elle abandonné son fils aîné ?

Nella haussa les épaules en signe d’incompréhension. Elle reprit une bouchée de bagel, puis se rappela tout à coup ce qu’elle avait oublié de demander à Madeline :

— Comment avez-vous appris toutes ces histoires ? Et comment avez-vous retrouvé ma trace ?

— Grâce à Isabella Rodrigues, répondit Madeline.

L’institutrice eut besoin de quelques secondes pour resituer la cousine d’Adriano.

— La petite Isabella, bien sûr. Elle est venue me rendre visite quelquefois. Une bonne fille, comme vous.

— Ne vous fiez pas aux apparences. Je ne suis pas précisément une bonne fille, s’amusa Madeline.

Nella lui rendit son sourire.

— Bien sûr que si.

— Et Adriano, vous l’avez revu ?

— Non, mais j’ai beaucoup pensé à lui. J’espère qu’il va bien. Vous avez de ses nouvelles ?

Madeline hésita. À quoi servirait-il d’accabler cette vieille dame avec de sinistres nouvelles ?

— Il va très bien, ne vous inquiétez pas pour lui.

— Vous êtes peut-être une bonne fille, mais vous êtes une menteuse, rétorqua l’institutrice.

— Vous avez raison, Nella. Vous méritez la vérité. Adriano est mort il y a presque deux ans.

— Ça a un rapport avec votre enquête sur ce peintre. Sinon, vous ne seriez pas venue me trouver…

— Honnêtement, je n’en sais rien encore.

Pour ne pas s’appesantir sur la mort du flic, elle changea de sujet :

— À la fin de sa vie, Ernesto souffrait d’un cancer de la gorge. Il paraît qu’Adriano l’a recueilli chez lui. Ça vous semble possible ?

Nella écarquilla les yeux. Derrière ses verres loupes, ses iris doublèrent de volume.

— Si c’est vrai, c’est surprenant. Il m’étonnerait qu’Adriano soit devenu un adepte de la charité chrétienne.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Madeline en l’aidant à se servir du thé.

— Tant qu’on ne les a pas soi-même subies, je pense qu’on est incapable d’imaginer les souffrances infligées par la torture. Le genre d’actes qu’a subis Adriano, la durée pendant laquelle il les a supportés, tout ça laisse forcément des séquelles et des traumatismes. Une désorganisation mentale inimaginable.

— Où voulez-vous en venir ? insista-t-elle.

— Je pense qu’à un moment donné cette douleur et cette haine accumulées sont impossibles à canaliser. D’une façon ou d’une autre, vous finissez obligatoirement par les retourner contre vous ou contre les autres.

Les propos elliptiques de l’ancienne instit incitèrent Madeline à ouvrir une dernière porte :

Le Roi des aulnes, ça vous dit quelque chose ?

— Non. C’est une marque de meubles de jardin ?

Madeline se leva pour prendre congé.

— Merci de votre aide, Nella.

Cette femme lui avait plu. La grand-mère qu’elle aurait aimé avoir. Avant de partir, elle exprima l’inquiétude qui lui trottait dans la tête depuis son arrivée :

— Cet infirmier, là…

— Horace ?

— Oui. Il vous traite bien ? Il a l’air bizarre.

— Il ne faut pas se fier aux apparences, en tout cas pas dans son cas. C’est un bon garçon, rassurez-vous. Lui non plus n’a pas eu la vie facile.

Comme pour ponctuer les propos de Nella, la véranda émit un craquement inquiétant sous un coup de vent mieux placé que les autres. Madeline ne put s’empêcher de lever la tête vers le plafond vitré, s’attendant presque à le voir se lézarder.

— On m’a dit que la maison de retraite allait fermer ?

— Oui, dans trois mois.

— Vous avez un plan B ?

— Ne vous en faites pas pour moi, j’irai rejoindre mon mari.

— Je pensais qu’il était mort.

— Depuis 1996, oui.

Madeline n’aimait pas le tour que prenait la conversation.

— À mon avis, vous n’êtes pas près de mourir. Vous avez l’air en forme.

La vieille dame chassa d’un geste cette idée illusoire, et, tandis que Madeline retournait vers le salon, elle l’interpella :

— Je ne sais pas ce que vous cherchez, mais vous ne le trouverez pas.

— Vous êtes médium ou quoi ?

Nella sourit et lissa ses cheveux, comme une ultime coquetterie.

— Mais vous trouverez autre chose, assura-t-elle.

Madeline lui fit un signe de la main et se dirigea vers son pick-up garé sous les pins.

Avant de reprendre la route, elle marcha jusqu’à la plage, sauvage, préservée, intemporelle. Dans quelques mois, des grues et bétonnières allaient venir bousiller l’endroit pour y construire un hôtel, un sauna, un héliport. Tout cela lui paraissait débile, malfaisant, inhumain.

Bordel, voilà qu’elle parlait encore comme Coutances…

Elle revint vers son pick-up. Pour garder un souvenir, elle fit une photo de la plage de sable blanc et de la maison de retraite. La vieille avait peut-être raison. Peut-être que Madeline avait trouvé quelque chose ici. Même si elle ne savait pas encore quoi.

Elle remonta dans la voiture, tourna la clé de contact et mit la gomme pour rejoindre la route nationale. Là, elle enchaîna les kilomètres, en essayant d’ordonner ses pensées. Elle roulait depuis plus d’une heure lorsque son portable sonna. Un nom s’afficha sur l’écran.

Celui de Dominic Wu.

3.

Dans le quartier, tout le monde devait surnommer le bâtiment le Rubik’s Cube. C’est du moins ce que Coutances s’imagina lorsque le taxi le déposa au nord de l’Upper East Side, à l’angle de la 102e et de Madison Avenue.

Le laboratoire Pelletier & Stockhausen était un cube de verre polychrome, un patchwork bigarré dont les couleurs vives tranchaient avec le gris et le marron terne des immeubles alentour.

Qui a dit que les Américains ne prenaient jamais de vacances ? En cette fin de matinée en tout cas, le laboratoire ne débordait pas d’activité. Gaspard s’annonça auprès d’une employée élégante et longiligne, mais au physique décharné, et au visage tout en angles : des traits noirs, tracés à l’équerre, une peau blanchâtre, un regard sombre et mélancolique qui rappelaient certains personnages de Bernard Buffet.

Miss Fil-de-fer le conduisit jusqu’à un bureau du sixième étage qui donnait sur l’immense complexe de l’hôpital Mount-Sinai.

— Entrez donc, monsieur Coutances ! lui lança le propriétaire du laboratoire.

Dwight Stockhausen était sur le départ. Posés près d’un canapé Florence Knoll, deux valises Alzer en toile monogramme, un sac de voyage assorti et une paire de Moon Boot en fourrure.

— Nous passons le réveillon à Aspen. À l’hôtel Jerome. Vous y êtes déjà descendu ?

Sa voix vibrait d’une fatuité assumée. Il s’approcha de Gaspard et lui tendit la main à l’européenne.

— Pas récemment, répondit le dramaturge.

D’un geste, le scientifique l’invita à prendre place sur le canapé.

Lui-même resta debout encore une minute. Les yeux rivés à l’écran, il pianotait sur un smartphone qui semblait lilliputien par rapport à ses gros doigts boudinés.

— Je suis à vous dans un instant. Le temps de compléter ce satané formulaire pour l’aéroport.

Gaspard profita de l’interlude pour détailler son hôte. Quand il était enfant, sa mère avait parfois fréquenté des types comme lui qui vivaient dans le 16e arrondissement de Paris, à Belgravia ou à Beacon Hill. Son double menton et son profil à la Louis XVI s’harmonisaient à merveille avec son pantalon prince-de-galles, son blazer à chevrons et ses chaussettes Gammarelli logées dans des mocassins à glands.

Enfin, le Bourbon se décida à poser son téléphone et à venir s’asseoir en face de lui.

— Vous vouliez me parler de Sean Lorenz, je crois ?

— D’après ce que je sais, il est venu vous voir, il y a un an. Le 23 décembre 2015, le jour de sa mort.

— Je m’en souviens. C’est moi qui l’avais reçu. Entre nous, c’était un fameux artiste, n’est-ce pas ?

Stockhausen désigna les murs de son gigantesque bureau.

— Comme vous le voyez, je suis moi-même collectionneur, affirma-t-il de ce ton pédant qui était sa marque de fabrique.

Gaspard distingua en effet une litho de La Petite Fille au ballon rouge de Banksy — la même qu’on trouvait déjà dans des milliers de salons ou en fond d’écran de millions d’ordinateurs. Il reconnut aussi une sérigraphie de Damien Hirst — le sempiternel crâne en diamants qu’il déclinait à l’infini — ainsi qu’une grande sculpture d’Arman représentant un violon éclaté (mais Arman avait-il déjà créé autre chose que des violons en colère ?). Bref, que des œuvres qu’il exécrait.

— Revenons à Lorenz, si vous le voulez bien.

Glissant comme une anguille, le scientifique n’entendait pas laisser Gaspard mener l’entrevue.

— D’abord, comment avez-vous entendu parler de cette histoire ? demanda-t-il.

Gaspard refusa d’entrer dans son jeu. Si Stockhausen avait accepté de le recevoir dans l’urgence, c’est qu’il avait peur pour sa réputation et celle de son labo.

— Nous allons gagner du temps, monsieur Stockhausen : dites-moi immédiatement et précisément ce qu’est venu vous demander Sean Lorenz.

— Je ne peux pas. Tout cela est confidentiel, vous vous en doutez.

— Je vous garantis que ça ne va plus l’être longtemps. En tout cas, pas lorsqu’une escouade de flics va débarquer à Aspen pour vous passer les menottes. Ça va mettre une sacrée animation à l’hôtel Jerome, croyez-moi.

Le scientifique s’offusqua :

— Et pour quel motif m’arrêterait-on ?

— Complicité du meurtre d’un enfant.

Stockhausen se racla la gorge.

— Sortez d’ici ! Je vais contacter mon avocat.

Gaspard se renfonça au contraire dans son canapé trop dur.

— Nous ne sommes pas obligés d’en arriver à de telles extrémités.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir au juste ?

— Je vous l’ai déjà dit.

Louis Capet n’en menait pas large. Il tira sa belle pochette en soie de son blazer pour essuyer sa transpiration. Et décida de capituler.

— Ce 23 décembre, Sean Lorenz a débarqué dans mon bureau très excité. On aurait dit un dément. Franchement, s’il n’avait pas été si célèbre, jamais je ne l’aurais reçu.

— Il avait avec lui un sac en plastique, c’est ça ?

Stockhausen eut une moue de dégoût.

— Oui, un sac-poubelle qui contenait un vieux tapis. Le genre qu’on trouve dans les bagnoles.

Gaspard acquiesça.

— Il provenait effectivement du coffre d’une Dodge.

— Bref, reprit le scientifique, Lorenz voulait savoir s’il y avait sur ce tapis des traces génétiques pouvant correspondre à son fils.

— Techniquement, c’est faisable ?

Stockhausen haussa les épaules devant l’incongruité de la question.

— Bien sûr, puisque nous avions Lorenz devant nous. Tout ce que nous avons eu à faire a été de prélever un peu de sa salive sur un coton-tige. La comparaison d’ADN qu’il me demandait était à peine plus élaborée qu’un banal test de paternité. Sauf que ça prenait un peu plus de temps.

— Et j’imagine que Sean était pressé.

Le directeur du labo hocha la tête.

— Pendant les fêtes de fin d’année, c’est toujours compliqué avec les vacances du personnel. Mais tous les problèmes ont une solution lorsque vous acceptez de sortir votre carnet de chèques.

— En l’occurrence, quel était le montant du chèque ?

— En l’occurrence, c’était mieux qu’un chèque.

Stockhausen se leva pour se diriger vers le tableau de Banksy derrière lequel se cachait un coffre-fort de bureau à reconnaissance digitale. Le scientifique ouvrit l’armoire d’acier et en sortit un petit cadre en bois sombre. Sous la vitre, un dessin signé Sean Lorenz représentant la ligne de gratte-ciel new-yorkaise. Gaspard s’imaginait la scène et elle lui donnait la nausée : le gros Stockhausen en train d’arracher à Lorenz, agonisant de chagrin, un ultime dessin pour lui faire raquer une simple analyse génétique.

Louis XVI n’avait pas l’air de prendre la mesure de son ignominie.

— Je crois qu’on peut dire sans se tromper que c’est la dernière œuvre de l’artiste ! gloussa-t-il, ravi de son bon mot.

Gaspard contint l’envie de fracasser le cadre, de réduire le dessin en miettes et de sortir sur la terrasse pour projeter vers le ciel les petits bouts de papier comme on disperse des cendres. Ça aurait eu de la gueule, mais ça n’aurait pas fait progresser sa quête. Il conserva son calme et poursuivit son entretien :

— Lorenz vous a donc fait ce dessin pour que vous acceptiez de réduire les délais de l’analyse…

— Voilà, je lui ai garanti qu’il aurait des résultats le matin du 26 décembre. C’était compliqué, mais jouable.

— Donc, il devait repasser vous voir trois jours plus tard ?

— Mais il n’est jamais venu chercher ses résultats, car il est mort entre-temps, compléta le docteur.

Stockhausen laissa passer quelques secondes.

— Les résultats nous sont bien parvenus à la date prévue, mais ils sont restés en attente dans les entrailles de nos ordinateurs. Il n’y avait pas d’injonction judiciaire et personne ne s’est manifesté. Nous avons un logiciel de gestion qui a automatiquement adressé trois courriers de relance, puis l’affaire m’est sortie de l’esprit.

— La mort de Lorenz a été annoncée dans tous les journaux. Ça ne vous a pas fait réagir ?

— Je ne vois pas le rapport. Il est mort d’une crise cardiaque en pleine rue.

Sur ce point, Stockhausen n’avait pas tort.

— Chaque année, reprit-il, au début de l’automne, mon équipe fait un grand ménage dans l’archivage de nos fichiers. Ce n’est qu’à ce moment que j’ai pris connaissance des résultats.

Gaspard commençait à s’impatienter.

— Et que disaient-ils ?

— Le test de paternité était positif.

— Concrètement ?

— Concrètement : le tapis avait peut-être été sommairement nettoyé, mais on n’a pas eu à chercher bien loin pour y trouver des traces de sang appartenant au fils de Sean Lorenz.

— Et vous n’avez pas prévenu la police ?

— Je vous dis que je m’en suis aperçu en septembre dernier ! J’ai fait une recherche sur Internet : le gamin était mort, tué par une folle. Qu’est-ce que ça aurait changé ?

— D’accord, admit Gaspard.

Il se leva du canapé. Stockhausen insista pour le raccompagner jusqu’à l’ascenseur.

— Ce tapis de voiture, il appartenait à qui ? voulut savoir le directeur du labo.

— Vous ne trouvez pas que c’est un peu tard pour vous en préoccuper ?

Il insista :

— C’était le véhicule de Beatriz Muñoz ? Elle a tué d’autres enfants, n’est-ce pas ?

Gaspard comprit qu’il lui cachait quelque chose.

— Bon sang ! Qu’est-ce que vous ne m’avez pas dit, Stockhausen ?

La cabine arriva et les portes s’ouvrirent, mais Gaspard ne quitta pas le scientifique des yeux. L’homme semblait à bout de souffle, comme s’il venait de traverser Manhattan en courant.

— On a bien trouvé des traces de sang du fils de Lorenz sur ce tapis, mais pas seulement… Il y avait d’autres traces. Du sang, de la salive provenant d’autres personnes.

— Des enfants ?

— C’est impossible à dire.

— Et vous l’interprétez comment ?

— Je ne sais pas ! Je ne suis ni flic ni médecin légiste. Ça peut être mille choses. Des traces de contact, des…

— Votre conviction ?

Stockhausen haleta :

— Ma conviction, c’est que d’autres corps ont été transportés dans le coffre de cette voiture.

4.

Madeline décrocha en conduisant.

— Je t’écoute, Dominic.

— J’ai fait ce que tu m’as demandé, Maddie : j’ai creusé l’affaire Sotomayor et j’ai trouvé quelque chose de très étrange.

Il avait beau être en vacances, Dominic Wu avait le ton caractéristique du chasseur triomphant.

— À propos du frère ?

— Ouais, Reuben. Quelques semaines avant sa mort, il s’était rendu au commissariat de Gainesville pour déclarer la disparition de sa propre mère.

— Bianca Sotomayor ?

— C’est ça. Née en 1946, soixante-cinq ans au moment des faits. Elle venait juste de prendre sa retraite. Avant ça, elle avait travaillé dans différents hôpitaux, d’abord dans le Massachusetts puis à Toronto, dans le Michigan et à Orlando.

— Elle avait un mari ? Un mec ?

— Elle n’a été mariée qu’une fois, avec Ernesto Sotomayor, le père d’Adriano et de Reuben. Ensuite, elle a vécu avec un médecin canadien et un vendeur de bagnoles d’Orlando qui a passé l’arme à gauche en 2010. Au moment de sa disparition, elle fréquentait un petit jeune de quarante-quatre ans qui tenait un Spa dans la région. Il paraît que c’est mode de se taper des vieilles.

— Il y a eu une enquête sur sa disparition ?

— Oui, mais elle n’a rien donné. Le dossier est vide. Aucun signe avant-coureur, aucun indice, aucune trace. Bianca Sotomayor s’est évaporée.

— Et un juge a fini par la déclarer morte ?

— En novembre 2015.

C’est pour cela que la succession d’Adriano a pris du temps, pensa-t-elle.

— J’ai fait ma part du boulot, Maddie. Maintenant, dis-moi pourquoi cette affaire t’intéresse.

— Je te rappelle plus tard, promit-elle.

Elle raccrocha sans lui laisser le temps de poser plus de questions.

Dans la foulée, elle appela Isabella, mais tomba sur sa messagerie. Elle se décida alors à contacter Gaspard.

— Où êtes-vous, Coutances, à Manhattan ?

— Où voulez-vous que je sois ? En train de me dorer la pilule à Papeete ou à Bora Bora ? Je sors de chez Stockhausen. J’ai retrouvé sa trace. Figurez-vous que…

— Plus tard, dit-elle. Je passe vous prendre. J’ai loué une voiture, je suis sur la Southern State au niveau de Hempstead. Je reviens des Hamptons. Une très longue histoire. Je vous raconterai.

— Moi aussi j’ai beaucoup de choses à vous raconter.

— Vous me les direz plus tard, je suis à peine à une heure de route. En attendant, j’aimerais que vous me rendiez un service.

À sa seule voix — timbre plus clair, intonations déterminées —, Gaspard avait compris que Madeline n’était pas dans les mêmes dispositions que la veille.

— Dites toujours.

— À deux rues de l’hôtel, sur Thomas Street, il y a un magasin d’outillage professionnel qui s’appelle Hogarth Hardware. Vous…

— Qu’est-ce que vous voulez que j’aille faire là-bas ?

— Mais laissez-moi parler, à la fin ! Vous avez un papier et un crayon ? Alors voici ma liste de courses : deux torches, des tubes fluo, un pied-de-biche en acier trempé, une pince à décoffrer…

— Et avec ça, on ira où ?

— Ça, c’est vous qui allez me le dire. Faites précisément ce que je vais vous demander. Vous m’écoutez Coutances ?

À l’évidence, Madeline avait trouvé quelque chose qui remettait en question les doutes qu’elle avait toujours nourris sur le bien-fondé de cette enquête. Quelque chose que lui-même n’aurait pas été capable d’arracher.

Gaspard se dit alors qu’il avait eu raison d’aller la chercher.

20 Le fils préféré

Le noir est une couleur en soi, qui résume et consume toutes les autres.

Henri MATISSE

1.

Ils avaient quitté New York en début d’après-midi pour prendre la route vers l’est dans les embouteillages. Les cent premiers kilomètres jusqu’à New Haven avaient été cauchemardesques. Une autoroute surchargée, ponctuée d’un grand nombre d’échangeurs. Un enfer urbain qui se prolongeait à l’infini. Un territoire à l’agonie, gangrené par des métastases de béton, asphyxié par le dioxyde d’azote et les particules fines.

Madeline et Gaspard avaient mis à profit le temps qui s’étirait dans leur périple pour assembler les pièces d’un puzzle macabre. L’histoire d’une enfance massacrée. D’une violence qui finit par engendrer une violence décuplée. D’une cruauté et d’une barbarie quotidiennes qui, bien des années plus tard, alimenteraient une folie meurtrière. L’histoire d’une bombe à retardement. L’histoire d’un petit garçon que ses parents, chacun à sa manière, avaient transformé en monstre.

Madeline augmenta la température du chauffage. La nuit tombait déjà. La journée avait passé sans qu’elle s’en rende compte, au rythme des découvertes qui s’accéléraient. Des pans entiers sortaient de l’ombre. Elle avait déjà connu ça sur certaines affaires. C’était le moment le plus excitant de l’enquête. La revanche de la vérité, quand, après avoir été trop longtemps refoulées, certaines évidences refaisaient surface avec une force dévastatrice. Dans son esprit, la brume commençait à se dissiper et ce qu’elle laissait deviner la sidérait.

Il est toujours difficile d’identifier les racines d’une tragédie, de détecter l’instant précis où une vie bascule. Depuis quelques heures, Madeline avait pourtant une certitude. Le drame s’était noué pendant l’été 1976, à Tibberton, un petit port de pêche du Massachusetts vers lequel ils roulaient à présent.

Cet été-là, une infirmière du dispensaire local, Bianca Sotomayor, apprend qu’elle porte un deuxième enfant. À l’instant où ses yeux se posent sur les résultats de sa prise de sang, elle prend une décision radicale. Lasse d’endurer quotidiennement les injures et les coups de son mari, Ernesto, elle rassemble ses économies et abandonne son foyer du jour au lendemain pour refaire sa vie au Canada.

À l’époque, Adriano, son fils aîné, n’a pas encore six ans. Resté seul avec son père, le garçon est le réceptacle de toute sa violence. Il endure raclée sur raclée, humiliation sur humiliation, administrées parfois avec une cruauté inimaginable. Il faut attendre encore deux longues années pour que son institutrice, Nella Boninsegna, dénonce les agissements du père et délivre l’enfant de son calvaire.

Alors, les choses semblent s’arranger dans la vie du jeune garçon. Éloigné de son père, Adriano a la chance d’être placé dans une famille d’accueil plutôt bienveillante, qui lui permet même de garder le contact avec sa cousine Isabella. À Harlem, il passe une adolescence banale et se lie d’amitié avec le jeune Sean Lorenz, un petit génie du graffiti, et la très tourmentée Beatriz Muñoz, une fille d’émigrés chiliens qui, à cause de son physique, a comme lui connu une enfance difficile marquée par le mépris et les humiliations.

À eux trois, ils forment Les Artificiers, un groupe de tagueurs qui recouvrent de leurs couleurs vives les rames de métro et les murs de Manhattan. Adriano n’est pas très assidu en cours. Il quitte l’école rapidement et, après une jeunesse un peu tumultueuse, finit par intégrer la police où il gravit les échelons sans faire de vagues. En apparence, il mène une vie rangée. Mais qui peut dire ce qui se passe vraiment dans sa tête ?

C’est là que les fragments du puzzle devenaient plus hypothétiques. Madeline savait bien qu’elle combinait désormais des impressions et des possibilités, étayées par leurs quelques solides mais rares découvertes new-yorkaises. Pourtant le tableau général qui se dessinait était d’une incroyable cohérence.

Une chose était certaine pour Madeline : les ténèbres de l’enfance de Sotomayor ne s’étaient pas dissipées. Elles refaisaient surface au début des années 2010. C’est là qu’Adriano a retrouvé la trace de son jeune frère, Reuben, enseignant à l’université de Gainesville. Les deux frères connaissaient-ils depuis longtemps leurs existences respectives ? S’étaient-ils déjà parlé ? À ce stade, Madeline l’ignorait. Toujours est-il qu’à cette période une haine vengeresse consumait Adriano et l’avait entraîné dans une folie meurtrière. Il avait retrouvé sa mère en Floride. Dans un premier temps, sans doute avait-il pensé la tuer, mais il s’était ravisé : la mort était trop douce pour ce qu’elle lui avait fait subir.

Madeline n’était pas psychiatre, mais elle croyait avoir trouvé la clé du comportement d’Adriano : ce n’était pas à son père qu’il en voulait le plus, c’était à sa mère. Sa mère qui l’avait abandonné. Sa mère, autrefois adorée, qui avait déserté le champ de bataille sur lequel ils combattaient ensemble. Sa mère qu’il vénérait et qui avait préféré s’enfuir avec l’embryon qu’elle portait dans son ventre.

C’est donc autour de cette mère que sa haine s’était cristallisée. Madeline imaginait la stupeur qu’avait dû ressentir le petit garçon. À côté de cette sidération, même la violence de son père ne faisait pas le poids. Du moins, c’est comme cela que son cerveau avait dû réécrire l’histoire. Les hommes sont violents par nature. Mais les mères se doivent de protéger leur enfant. Sauf que la sienne était partie. Pour en protéger un autre. Une défection dont elle n’avait pas fini de payer le prix.

Le scénario paraissait dément, mais c’était le seul motif rationnel que Madeline avait trouvé pour relier la trajectoire d’Adriano à la signature des crimes du Roi des aulnes. Adriano avait donc enlevé Bianca, l’avait séquestrée et pendant plusieurs semaines lui avait sans doute longuement raconté comment il allait tuer Reuben, battre son fils préféré jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il s’était un temps délecté de cette torture mentale, puis il était passé à l’acte. Reuben était mort.

Mais Bianca n’allait pas s’en tirer à si bon compte. Adriano allait perpétrer ce même crime jusqu’à la fin des temps. Lui infliger le meurtre de son frère cent fois répété. Lui faire endurer un calvaire, une punition sophistiquée qui avait dû lentement germer dans son esprit. En février 2012, dans le jardin d’enfants de Shelton, il avait enlevé le petit Mason Melvil et l’avait confié à sa mère. Dans son enfermement, Bianca n’avait eu d’autre choix que de s’occuper du mieux qu’elle pouvait du gamin. Elle avait même dû redoubler d’affection pour essayer d’atténuer le traumatisme que devait vivre un enfant de deux ans séparé brutalement de ses parents pour croupir dans une cave sombre en compagnie d’une inconnue. Forcément, Bianca n’avait pu faire autrement que de s’attacher à lui. Mais au milieu du printemps, sans crier gare, le Roi des aulnes avait repris l’enfant à sa mère et l’avait tué, vraisemblablement devant elle, avant d’aller déposer son cadavre près d’un étang. Une séquence que dans les deux ans qui suivirent, Adriano allait répéter à trois reprises avec Caleb Coffin, Thomas Sturm et Daniel Russell.

Madeline n’avait plus aucun doute sur l’identité du Roi des aulnes. Adriano était bien le tueur, mais contrairement à ce que tout le monde avait cru, ses véritables victimes n’étaient pas les enfants. C’était tragique à dire, mais ces malheureux gamins n’étaient que des dommages collatéraux. Des moyens pour atteindre à l’infini sa seule et unique victime. Sa mère.

2.

Au niveau de Mystic, la circulation se fluidifia enfin. Le pick-up continua à longer la côte vers l’est puis progressa dans les terres du Rhode Island en direction de Providence. À l’écoute des stations de radio, impossible d’ignorer qu’on était à quelques heures seulement du réveillon. De Dean Martin à Nat King Cole, tous les crooners semblaient s’être donné le mot pour animer la soirée. Louis Armstrong venait à peine de terminer White Christmas que déjà Sinatra entamait Jingle Bells.

Les pensées de Gaspard suivaient de près celles de Madeline. Il songeait à la mythologie grecque, au châtiment que Zeus avait infligé à Prométhée pour avoir dérobé aux dieux le feu sacré : être ligoté sur une montagne pour se faire dévorer chaque jour un morceau de foie par l’aigle des Carpates. Le foie possédant cette capacité à se régénérer dans la nuit, le calvaire pouvait recommencer dès le lendemain. Une souffrance à perpétuité. Une expiation pas si éloignée de celle qu’Adriano avait fait subir à sa mère. Le meurtre du fils préféré plusieurs fois répété.

Gaspard songea à la haine qu’avait dû accumuler Sotomayor pour se lancer dans une telle folie et à la malchance de tous ceux qui s’étaient trouvés sur sa route.

En décembre 2014, les hasards de la vie font que sa dérive meurtrière croise deux autres destins. Les trois Artificiers se retrouvent malgré eux sur le chemin de l’existence. Mais les couleurs vives des années 1990 ont laissé place à celles du sang et des ténèbres.

Beatriz Muñoz, avec qui Adriano est resté en contact irrégulier, s’est laissé entraîner par ses propres démons. Il y avait quelque chose de paradoxal et de frustrant à se dire que Beatriz représentait la petite sœur de souffrance d’Adriano. La souffrance qui engendre la souffrance. La même haine qui vous conduit à infliger le pire à ceux que vous avez profondément aimés. Mais une différence de taille sépare ces deux âmes tordues : Beatriz ne va pas jusqu’au bout de sa folie. Elle torture Pénélope Lorenz, physiquement et mentalement, mais n’ôte pas la vie à Julian.

Lorsqu’elle prend la décision de rendre l’enfant à ses parents, elle contacte Adriano, qu’elle pense être un flic intègre, pour jouer les intermédiaires. Elle lui donne rendez-vous à Newtown Creek, lui confie l’enfant pour qu’il le remette à son père et s’en va se jeter sous un train.

C’est donc dans ces circonstances improbables que le Roi des aulnes se retrouve avec le fils de Sean dans le coffre de sa voiture. Un héritage qui le dispense d’enlever un nouvel enfant. Il ramène Julian dans la planque où, selon un rituel maintenant bien établi, il le confie à Bianca.

Les semaines passent. Suivant le mode opératoire qu’il a toujours respecté, Sotomayor planifie d’ôter la vie à Julian entre la fin février et le début du mois de mars. Sauf que, le 14 février 2015, le Roi des aulnes est bêtement tué devant chez lui par un petit dealer.


Gaspard cligna des yeux. Retour à la réalité. Voilà l’histoire telle que Madeline et lui étaient parvenus à la reconstituer. En remplissant les blancs par beaucoup d’hypothèses. Peut-être qu’ils faisaient fausse route, mais, si ce n’était pas le cas, deux questions restaient en suspens. Où le Roi des aulnes séquestrait-il sa mère et ses victimes ? Et surtout y avait-il la moindre chance que Julian et Bianca soient encore en vie presque deux ans après la mort de leur geôlier ?

La réponse à la dernière question était : vraisemblablement non. Quant au lieu de détention, ils pensaient l’avoir localisé. À New York, quelques heures plus tôt, Gaspard avait suivi l’intuition de Madeline et appelé André, le mari d’Isabella. Celui-ci lui avait confirmé que la succession d’Adriano avait été longue et compliquée à cause des implications juridiques liées à la disparition de Bianca. Pour faire simple, la procédure ne s’était débloquée que lorsque le juge chargé de l’instruction avait signé l’acte de décès de sa tante.

— André, y avait-il un autre bien immobilier dans la succession ? Un terrain ? Un chalet ? Une cabane ?

— Il y avait la vieille maison de famille des Sotomayor à Tibberton.

— Vous y êtes allés récemment ?

— Jamais ! Isabella déteste ce bled. Et la piaule… elle craint ! J’ai vu des photos, on est plus proche d’Amity-ville que de Martha’s Vineyard.

— Qui y habite en ce moment ?

— Personne. On essaie de la vendre depuis un an, mais les acheteurs ne se bousculent pas au portillon et l’agent immobilier n’a pas l’air d’être une flèche.

Gaspard avait noté l’adresse. Lorsqu’il en avait parlé à Madeline, elle avait remarqué qu’il n’était pas logique que le vieil Ernesto n’ait pas cherché à se débarrasser de cette baraque à l’époque où on lui avait diagnostiqué son cancer et où il était revenu vivre chez son fils à New York. L’hypothèse que la planque d’Adriano soit cette maison avait gagné en crédibilité. Ça impliquait une sacrée organisation pour assurer le ravitaillement de la captive pendant qu’il travaillait à New York, mais c’était possible.

Gaspard avait senti son cœur s’accélérer et le sang battre dans ses tempes.

— Ne vous emballez pas, Coutances. Tout ce que nous allons découvrir, ce sont deux cadavres, avait lâché Madeline avant de prendre la route.

3.

Après plus de quatre heures de route, ils filaient à présent sur la rocade qui contournait Boston. Un peu après Burlington, ils s’arrêtèrent dans une station-service pour faire le plein. Gaspard voulut s’atteler à la tâche, mais, avec ses mains blessées, il peinait à remplir le réservoir.

— Allez plutôt me chercher un café ! ordonna Madeline en lui prenant le pistolet de la pompe à essence.

Il capitula et partit s’abriter du froid à l’intérieur de la station. Quelques pièces dans le distributeur. Deux lungo sans sucre. Il était presque 8 heures du soir. Dans certaines familles, le réveillon devait commencer. Les haut-parleurs continuaient à égrener le Great American Songbook version Noël. Gaspard reconnut une version de Old Toy Trains, le classique de Roger Miller. Son père avait l’habitude de lui jouer à la guitare la version française, Petit garçon, popularisée par Graeme Allwright. Même adulte, les réminiscences de ses premiers Noëls étaient encore bien présentes. Les moments les plus joyeux étaient ceux passés dans le deux-pièces de son père. Trente-sept mètres carrés, square Paul-Lafargue à Évry. Il se revoyait, le 24 au soir, en train de déposer des biscuits et du thé brûlant près du sapin avant le passage du père Noël. Il se souvenait des cadeaux avec lesquels il jouait avec son père : Big Jim, Circuit TCR, Arbre Magique, Hippos Gloutons…

Généralement, le souvenir le faisait chialer et il le repoussait. Ce soir pourtant il put l’accepter sans animosité. Simplement comme un beau moment dont on se souvient avec gratitude. Et ça changeait tout.

— Ça caille, se plaignit Madeline en venant le rejoindre sur l’un des tabourets branlants qui entouraient une table de bar en plastique moulé.

Elle eut la velléité d’avaler son café d’un trait, mais, celui-ci étant trop chaud, elle ne put faire autrement que de le recracher.

— Putain, Coutances, mais vous voulez me tuer ou quoi ? Même un café, c’est trop compliqué pour vous ?

Madeline Greene dans toute sa splendeur. Placide, Gaspard se leva pour aller lui chercher un autre breuvage. Hors de question de se disputer avec elle et de briser le bel élan de leur enquête.

En l’attendant, Madeline consulta son téléphone. Un mail de Dominic Wu retint son attention : Cadeau, si tu es seule pour le réveillon. Joyeux Noël. Le message laconique était accompagné d’un document volumineux. Elle cliqua pour l’ouvrir. Wu était parvenu à se procurer par la bande un relevé des mouvements bancaires d’Adriano. Autant dire, une mine d’or.

— D’où vous vient cet air réjoui tout d’un coup ? demanda Gaspard en lui tendant le café qu’il rapportait.

— Jetez un coup d’œil à ça, lui rétorqua-t-elle en transférant le PDF sur son mail. Les dépenses de Sotomayor. On les épluche, et on en parle après. Cherchez les récurrences.

Madeline posa son nouveau gobelet sur la table à côté de son smartphone. Pendant une demi-heure, son regard ne quitta plus son téléphone. Tête baissée, elle se concentrait, faisant défiler devant ses yeux les dizaines de pages du listing, prenant des notes sur un set de table en papier. À ses côtés, Gaspard avait exactement la même attitude. On aurait dit deux accros aux machines à sous dans un casino de Las Vegas.

Les dépenses couraient sur les trois dernières années de la vie de Sotomayor. Ce type de document était comme une caméra braquée sur son existence. Il révélait ses habitudes, le restaurant dans lequel il aimait manger ses sushis au déjeuner, l’emplacement des parkings où il garait sa voiture, les péages des autoroutes qu’il empruntait, le nom des médecins qu’il fréquentait, même les petites folies qu’il lui arrivait de s’autoriser : une paire de bottines Edward Green à 1 400 dollars, une écharpe Burberry en cachemire à 600 dollars…

Gaspard finit par lever la tête, déçu.

— Je ne vois rien qui relie directement Adriano à Tibberton, ni trajet régulier, ni facture d’eau ou d’électricité, ni prélèvement en provenance de magasins de la région.

— Ça ne veut pas forcément dire grand-chose. Un flic comme Adriano est capable de masquer des mouvements financiers en instaurant une double comptabilité ou en réglant en liquide. Mais certaines dépenses régulières sont troublantes.

Quatre magasins revenaient en effet fréquemment. Home Depot et Lowe’s Home Improvement d’abord. Les deux plus grandes enseignes de bricolage, de construction et d’outillage du pays. Le montant des factures était élevé, laissant présager d’importants travaux. Le genre d’aménagements — insonorisation, renouvellement de l’air… — que vous pouviez être contraint de réaliser si vous vouliez séquestrer quelqu’un sur une longue période.

La troisième entreprise était moins connue, et ils durent la chercher sur Internet pour découvrir son secteur d’activité. LyoφFoods était une boîte spécialisée dans la vente en ligne de nourriture lyophilisée. Sur son site, on pouvait notamment trouver tout un tas de rations militaires ou de survie. Des packs constitués de boîtes de sardines, de barres énergétiques, de bœuf séché et de plats lyophilisés longue conservation. L’entreprise fournissait des randonneurs ou des marins, mais également tous les citoyens — de plus en plus nombreux — persuadés que la prochaine apocalypse rendait nécessaire un stockage massif de nourriture.

Enfin, les mouvements financiers montraient que Sotomayor était un client régulier du site walgreens.com, l’une des principales chaînes de pharmacie américaine. Certes, on trouvait de tout — ou presque — chez Walgreens, mais notamment tous les produits de toilette nécessaires aux bébés et aux jeunes enfants.

Madeline finit son café froid et se tourna vers Gaspard. Elle voyait bien qu’il pensait la même chose qu’elle. Dans leur cœur, un fol espoir. Et dans leur tête, des images auxquelles se raccrocher : celles de Bianca Sotomayor, une vieille dame fatiguée, prisonnière depuis des années d’une cave insonorisée. Une captive séquestrée par son propre fils dont elle soupçonnait sûrement la mort. Une femme qui, depuis plus de deux ans, veillait sur un enfant, se privant de tout, économisant la nourriture, l’eau, la lumière. En attendant qu’un jour, peut-être, quelqu’un vienne les délivrer.

— Dépêchez-vous Coutances, on lève l’ancre.

4.

Les derniers kilomètres furent les plus longs. La route vers Tibberton était tortueuse. Un peu avant Salem, il fallait parcourir une brève portion de l’US 1 avant de prendre une route en faux plat qui contournait une forêt — identifiée sur le GPS par le nom étrange de Blackseedy Woods —, puis de redescendre vers la côte.

Gaspard regardait Madeline à la dérobée. Elle avait complètement changé de physionomie. Son regard étincelait, ses cils papillonnaient, ses traits déterminés la faisaient ressembler à la photo que Gaspard avait vue dans l’article du NYT Magazine. Même son corps était tendu vers l’avant, comme pressé d’en découdre.

Ils arrivèrent à Tibberton après cinq heures de route. Visiblement, le comté avait voté des économies sur l’éclairage public et les décorations de Noël : les rues étaient plongées dans le noir, les bâtiments officiels n’étaient pas mis en valeur et même le port semblait éteint. L’endroit leur apparut encore plus austère que ce qu’ils avaient lu sur les guides touristiques en ligne. Tibberton était une bourgade de quelques milliers d’habitants, un ancien haut lieu de la pêche en mer qui au fil des décennies avait lentement périclité, pâtissant de la renommée de Gloucester, son célèbre voisin qui s’était imposé comme La Mecque du thon rouge. Depuis, la ville éprouvait des difficultés à trouver sa place entre la pêche et le tourisme.

Ils suivirent les indications du GPS et quittèrent la zone côtière pour rejoindre les lacets de bitume qui serpentaient dans les terres. Puis ils s’enfoncèrent dans un chemin étroit entouré de broussailles. Au bout d’un kilomètre, un panneau « FOR SALE » apparut dans la lumière des phares. « Please contact Harbor South Real Estate » proposait l’affiche qui se terminait par un numéro de téléphone de la région.

Madeline et Gaspard sortirent de la voiture d’un même élan, laissant les feux allumés. Ils n’avaient pas d’armes, mais s’équipèrent dans le coffre de torches, de la barre de décoffrage et du pied-de-biche que Gaspard avait achetés à Manhattan.

Il faisait toujours aussi froid. Le vent puissant, en provenance de l’Atlantique, leur arrivait en pleine face. Mais à Tibberton, même l’air iodé avait des relents de merde.

Ils s’approchèrent de la bâtisse en avançant côte à côte. La maison familiale des Sotomayor était une petite demeure coloniale rustique à un seul étage, dominée par une cheminée centrale. Si elle avait dû être jolie, très longtemps auparavant, elle était désormais sinistre. Un cottage sombre, cerné par les ronces et les herbes hautes, avec une porte encadrée de deux colonnes qui tombaient en ruine. Ils se frayèrent difficilement un passage à travers les plantes épineuses. Dans la nuit noire, la façade en lambris de pin donnait l’impression d’avoir été repeinte avec du goudron.

Ils n’eurent pas à utiliser leur pied de-biche. La porte d’entrée était entrebâillée. Elle avait été fracturée, de longue date à en juger par l’humidité qui avait déformé le bois. Ils braquèrent le faisceau de leurs torches et progressèrent dans la maison. Le cottage était à moitié vide, macérant dans son jus depuis des années. Sans doute visité à de multiples reprises par les clodos du coin. La cuisine semi-ouverte avait été désossée. Son comptoir en bois avait disparu, les portes des placards étaient arrachées. Dans le salon ne restaient plus qu’un canapé éventré et une table au plateau fracassé. Sur le sol, des dizaines de cadavres de bouteilles de bière, des préservatifs, des seringues. On y trouvait même des pierres placées en cercle et des cendres froides indiquant qu’on avait allumé un feu au milieu du salon. Des squatteurs étaient venus ici pour baiser, boire et se défoncer à la lueur des flammes. Mais rien n’indiquait qu’on y avait détenu des prisonniers.

Dans les autres pièces du rez-de-chaussée, il ne restait que de la poussière, l’humidité et le plancher déformé qui prenait l’eau de toutes parts. À l’arrière de la maison, une véranda donnait sur une petite terrasse abritant deux fauteuils Adirondack moisis. Madeline laissa échapper un juron en apercevant un grand garage ou un hangar à bateau avec un toit arrière court et très pentu. Gaspard dans son sillage, elle traversa le jardin et se rua dans l’entrepôt. Lui aussi était vide.

Ils revinrent vers la maison. Sous l’escalier, une porte à demi dissimulée permettait d’accéder à un autre escalier qui descendait non pas vers une cave, mais plutôt vers un grand sous-sol où ne trônait qu’une table de ping-pong recouverte de toiles d’araignée. Au fond de la pièce, une nouvelle porte qui céda après deux coups d’épaule : le vide sanitaire de la baraque. Ça faisait visiblement des années que personne ne s’était aventuré ici.

Par acquit de conscience, ils montèrent ensuite à l’étage où se trouvaient autrefois les chambres et les salles de bains. Là encore, il ne restait plus grand-chose. À l’exception de la chambre qu’avait dû occuper Adriano jusqu’à ses huit ans.

La lumière de la torche de Gaspard balaya la pièce, où gisaient des souvenirs fantômes. Un matelas, des étagères renversées, des posters plastifiés qui pourrissaient sur le sol. Les mêmes que ceux qu’il avait autrefois punaisés lui-même dans sa chambre et qui avaient peuplé son imaginaire d’enfant : Les Dents de la mer, Rocky, La Guerre des étoiles… Seule différence entre leurs panthéons : le boxeur argentin Carlos Monzón remplaçait le Michel Platini de l’AS Nancy-Lorraine.

Gaspard braqua sa lampe sur le côté intérieur de la porte et distingua d’anciennes marques au crayon dessinant la traditionnelle toise qui compte tant lorsque l’on est gamin. Un frisson l’électrisa. Quelque chose ne cadrait pas. Pourquoi, alors qu’on lui avait retiré la garde de son fils, Ernesto avait-il conservé et laissé en l’état la chambre du gamin ?

Gaspard s’accroupit. Des cadres photo gisant sur le sol y prenaient la poussière depuis une éternité. Il frotta les vitres pour enlever la crasse. Des tirages aux couleurs fanées des années 1980 que les gosses d’aujourd’hui cherchaient à reproduire à travers les filtres d’Instagram. Des clichés d’une famille américaine : le visage sec et fier d’Ernesto, les courbes latines de la belle Bianca, la Monica Bellucci de Tibberton. Le visage d’Adriano devant les cinq bougies de son gâteau d’anniversaire. Sourire pour faire plaisir au photographe, mais déjà ce regard un peu ailleurs qu’avait évoqué l’institutrice. Gaspard gratta la paroi de verre d’un autre cadre. Un quatrième instantané qui le laissa pantois : Ernesto et son fils à l’âge adulte. Sans doute une photo prise lors de la cérémonie marquant l’intégration d’Adriano au NYPD. Le père y entourait fièrement le cou de son fils, sa main redescendant sur son épaule.

Adriano avait donc revu son père dès l’âge de dix-huit ou de vingt ans, bien avant qu’il ne tombe malade. C’était incompréhensible. Ou plutôt, ça obéissait à une logique pervertie. Celle qui consistait à dire que, dès qu’il n’avait plus été capable de lui foutre une raclée, Ernesto avait cessé d’être une menace pour son fils et que celui-ci l’avait de nouveau accepté auprès de lui. Encore une fois, Gaspard et Madeline s’étonnèrent qu’Adriano ait uniquement catalysé sa haine sur sa mère. C’était injuste, choquant, vide de sens. Mais à partir d’un certain degré d’horreur et de barbarie, le sens et la rationalité n’étaient sans doute plus des outils performants pour décrypter les comportements humains.

Bianca

Je m’appelle Bianca Sotomayor.

J’ai soixante-dix ans et, depuis cinq ans, je suis pensionnaire de l’enfer.

Croyez-en mon expérience : la véritable caractéristique de l’enfer, ce n’est pas les souffrances qu’on vous y fait subir. La souffrance est banale, inhérente à l’existence. Depuis sa naissance, l’être humain souffre partout, tout le temps, pour tout et pour rien. La véritable caractéristique de l’enfer, outre l’intensité de vos souffrances, c’est surtout que vous ne pouvez pas y mettre fin. Parce que vous n’avez même plus le pouvoir de vous ôter la vie.

Je ne vais pas vous retenir longtemps, je ne vais pas chercher à vous convaincre. D’abord parce que votre avis ne m’importe guère. Et puis parce que vous ne pouvez rien ni pour moi ni contre moi. Vous préférerez de toute façon écouter les souvenirs partiels et partiaux de ceux qui vous jureront le cœur sur la main qu’Adriano était un petit garçon calme et aimant et que nous, ses parents, étions des monstres.

Voici donc, pour moi, la seule vérité qui tienne : j’ai sincèrement essayé d’aimer mon fils, mais cela n’a jamais été une évidence. Même dans les premières années. La personnalité d’un enfant se discerne très vite. À quatre ou cinq ans, Adriano me faisait déjà peur. Ce n’est pas tant qu’il était turbulent, ingérable, colérique — il était tout cela —, c’était surtout qu’il était insaisissable et sournois. Personne n’avait de pouvoir sur lui. Ni moi, par mon amour, ni son père, par sa violence. Adriano ne voulait pas seulement de votre affection, il voulait vous soumettre sans rien vous donner. Il voulait vous asservir et rien ne pouvait le faire renoncer : ni mes sermons ni les coups de ceinture que nous donnait son père, à lui pour le mater, à moi pour me punir d’être la mère de ce rejeton raté. Même dans la souffrance, ses yeux me glaçaient : j’y voyais la cruauté et la rage d’un démon. Bien sûr, vous allez penser que tout cela n’existait que dans ma tête. Peut-être, mais cela m’était insupportable. Alors, dès que j’ai pu, je suis partie.

J’ai tourné la page. Vraiment. On n’a qu’une vie et je ne voulais pas passer la mienne en courbant constamment l’échine. Quel est le sens d’une existence réduite à un chapelet de tâches qui vous débectent ? Déambuler tous les jours dans une ville merdeuse qui empeste le poisson, avoir une vie conjugale qui se résume à prendre des roustes et à tailler des pipes pour assurer le repos du guerrier, être l’esclave d’un fils taré…

Je n’ai pas continué ma vie ailleurs, j’en ai véritablement recommencé une autre : un autre mari, un autre enfant — à qui je n’ai rien dit de son frère —, un autre pays, d’autres amis, un autre milieu professionnel. De ma première vie, j’ai tout brûlé, tout refoulé, sans aucun regret.

Je pourrais vous dire des choses qu’on lit dans les livres à propos de l’instinct maternel et des remords que j’aurais éprouvés. Je pourrais vous dire que mon cœur se serrait à chaque anniversaire de la naissance d’Adriano, mais ça ne serait pas la vérité.

Je n’ai jamais cherché à savoir ce qu’il était devenu. Je n’ai jamais tapé son nom sur Google et j’ai méthodiquement coupé tous les ponts avec ceux qui auraient pu me donner de ses nouvelles. J’étais sortie de sa vie et il était sorti de la mienne. Jusqu’à ce samedi de janvier où quelqu’un a sonné à ma porte. C’était la fin d’une belle journée. Le soleil déployait ses derniers rayons. À contre-jour, derrière la moustiquaire, j’ai distingué l’uniforme bleu marine d’un policier.

— Bonjour maman, m’a-t-il lancé dès que j’ai ouvert la porte.

Je ne l’avais pas vu depuis plus de trente ans, mais il n’avait pas changé. La même flamme malsaine brillait toujours au fond de ses yeux. Mais après toutes ces années, la flammèche était devenue brasier.

À cet instant-là, j’ai pensé qu’il était revenu pour me tuer.

J’étais loin d’imaginer que ce qui m’attendait était bien pire.

21 Le kilomètre zéro

Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé que pour sortir en fait de l’enfer.

Antonin ARTAUD[32]

1.

Désemparée, Madeline luttait pour ne pas s’affaisser. Gaspard avait le regard dans le vide du boxeur sonné. Ils avaient quitté la masure après l’avoir fouillée de fond en comble une nouvelle fois. En vain. Déboussolés et fatigués, ils étaient revenus vers Tibberton et s’étaient garés sur le port. À cause du froid mordant qui les tétanisait, ils avaient vite abandonné leurs velléités de se dégourdir les jambes sur la jetée et avaient trouvé refuge dans le seul restaurant encore ouvert à 23 heures un soir de réveillon de Noël. The Old Fisherman était un pub local qui servait à une dizaine de convives, manifestement des habitués, des fish and chips et de la soupe aux palourdes accompagnée de pintes d’une lourde bière brune.

— Qu’est-ce qu’on peut faire de plus ? s’interrogea Gaspard.

Madeline l’ignora. Assise devant une clam chowder qu’elle n’avait pas touchée, elle s’était replongée dans l’analyse des mouvements financiers de Sotomayor. Pendant un bon quart d’heure, elle resta prostrée, à s’user les yeux sur des lignes de chiffres, avant d’admettre qu’elle ne trouverait rien qu’elle ne savait déjà. Ce n’est pas que son cerveau refusait de mouliner, c’est tout simplement qu’il n’y avait plus de grain à moudre. Plus de piste à suivre, plus de sillon à creuser.

L’espoir n’avait même pas duré une heure, mais il avait existé. À présent, en refaisant le film de ses erreurs, Madeline se reprochait de n’avoir pas suffisamment cru à cette histoire.

— Si j’avais été là lorsque Sean est venu me voir à New York, les choses auraient été différentes. Nous aurions gagné un an. Un an, vous vous rendez compte !

Derrière son plateau d’huîtres, Gaspard se sentit soudain coupable et chercha à la réconforter :

— Ça n’aurait rien changé.

— Bien sûr que si !

Elle avait vraiment l’air anéantie. Gaspard laissa passer un silence, puis se décida, et avoua :

— Non, Madeline, ça n’aurait rien changé, parce que Sean Lorenz n’est jamais venu vous voir à New York.

La jeune femme le regarda sans comprendre.

— Lorenz ignorait tout de votre existence, précisa-t-il.

Madeline fronça les sourcils. Elle était perdue.

— Vous m’avez montré cet article sur moi qu’il avait dans ses tiroirs.

Gaspard croisa les bras et affirma calmement :

— C’est moi qui ai téléchargé cet article sur Internet avant-hier. Et c’est moi qui l’ai annoté.

Une pause. Madeline convoqua ses souvenirs et balbutia :

— Vous… vous m’avez dit que mon numéro revenait plusieurs fois sur ses relevés téléphoniques.

— Là encore, c’est moi qui ai trafiqué grossièrement ces documents avec Karen. D’ailleurs, je me suis donné du mal pour rien, car vous n’avez jamais cherché à les vérifier.

Abasourdie, Madeline refusait d’accepter ce qu’elle prenait pour une énième provocation de Coutances.

— Lorenz est mort sur la 103e Rue, à quelques pâtés de maisons de mon ancien bureau. C’est un fait acquis. Tous les médias du monde entier l’ont évoqué. Il était là parce qu’il voulait me rencontrer.

— Lorenz était là, c’est vrai, mais uniquement parce que le laboratoire Pelletier & Stockhausen se trouve à deux pas. Ce n’est pas vous qu’il venait voir, c’était Stockhausen.

Enfin convaincue, mais abasourdie par un tel culot, Madeline se leva de sa banquette.

— Vous n’êtes pas sérieux ?

— J’ai inventé cette histoire pour attirer votre attention. Parce que je voulais vous impliquer dans cette enquête.

— Mais… pourquoi ?

Gaspard haussa le ton et se leva à son tour de sa chaise :

— Parce que je voulais qu’on essaie de comprendre ce qui était vraiment arrivé à cet enfant, mais ça n’avait pas l’air de vous intéresser.

Autour d’eux les conversations s’étaient tues et un silence épais régnait dans la salle surchauffée.

— Je vous ai expliqué pourquoi.

Il pointa devant son visage un index menaçant et explosa :

— Ça ne me suffisait pas ! Et j’avais raison ! Vous avez toujours considéré que Julian était mort. Jamais vous n’avez accepté d’envisager la possibilité que nous puissions le sauver !

Soudain Madeline prit pleinement la mesure de la manipulation de Coutances et sentit le voile rouge de la colère tomber devant ses yeux.

— Vous êtes complètement malade… Vous êtes taré ! Vous êtes un déglingué du cerveau, vous…

Les oreilles bourdonnant de rage, elle se rua sur lui pour l’attraper à la gorge. Gaspard la repoussa, mais Madeline revint à la charge, lui assenant un coup de coude dans les côtes suivi de deux coups de poing. Puis d’un direct dans le nez qu’elle enchaîna avec un uppercut dans le foie.

Gaspard encaissa les coups sans pouvoir se défendre. Plié en deux, il crut que l’orage était passé, mais un violent coup de genou l’expédia à terre.

Madeline sortit du pub comme une tornade. Un brouhaha agitait maintenant le restaurant. Mal en point, Gaspard se releva péniblement. Ses lèvres étaient tuméfiées, son œil droit l’élançait. L’attelle qui maintenait son doigt s’était déplacée. Son nez pissait le sang.

Il sortit du restaurant en boitant et essaya de rattraper Madeline sur le port. Mais lorsqu’il arriva au bout de la jetée, elle avait déjà démarré le pick-up. Le véhicule fonça droit sur lui. Il crut d’abord qu’elle cherchait seulement à lui faire peur, mais elle ne dévia pas de sa trajectoire. En catastrophe, il se jeta sur le côté et évita de peu d’être écrasé.

Dans un crissement de pneus, la voiture s’arrêta cinquante mètres plus loin. La portière s’ouvrit et il vit Madeline qui balançait toutes ses affaires sur la promenade en bois : son sac, son cahier à spirale et même le doudou de Julian.

— Allez crever ! hurla-t-elle.

Elle claqua la porte et accéléra brutalement. Les roues patinèrent sur le bois mouillé, puis le pick-up se stabilisa et quitta le port comme une diligence au galop.

2.

— Qu’est-ce qu’elle vous a foutu dans la gueule, la nénette !

Le nez en sang, Gaspard s’était assis sur un banc au pied du monument aux morts du port : un immense chalutier en bronze édifié pour rendre hommage aux pêcheurs du coin que, depuis près de trois siècles, la mer avait arrachés à la vie.

— Elle vous a bien défoncé le portrait, poursuivit le marin hilare et à moitié édenté en lui tendant une poignée de mouchoirs en papier.

Gaspard hocha la tête pour le remercier. C’était un pochard qu’il avait repéré un peu plus tôt au bar du restaurant. Un vieux barbu bourré de tics qui portait une casquette de capitaine et suçait un bâton de réglisse comme un bébé sa tétine.

— Elle vous a éclaté la face, insista l’ivrogne en poussant les affaires que Gaspard avait ramassées sur la route pour s’asseoir sur le banc à côté de lui.

— Bon ça va, n’en rajoutez pas !

— Nous, ça nous a fait un bon spectacle ! C’est rare une gonzesse qui tabasse un mec. Généralement, ça marche dans l’autre sens.

— Lâchez-moi la grappe avec ça !

— Je m’appelle Big Sam, se présenta l’autre, indifférent à sa mauvaise humeur.

Gaspard sortit son téléphone.

— Bon, Big Sam ou qui que vous soyez, vous savez où je pourrais appeler un taxi ?

L’autre se marra.

— À c’t’heure-là, tu trouveras pas de taxi dans le coin, cow-boy. Et puis avant de te tirer, faudrait p’têt penser à régler ton addition !

Gaspard dut admettre qu’il disait vrai. Dans la confusion, Madeline et lui avaient quitté le restaurant sans payer leur dîner.

— D’accord, admit-il en relevant le col de sa veste.

— Je viens avec toi, déclara le pochard. Si tu veux payer un coup à boire au vieux Big Sam, c’est pas de refus, crois-moi.

3.

Madeline pleurait.

Et le petit garçon la regardait.

Elle versait tellement de larmes qu’elle ne voyait plus grand-chose de la route à travers le pare-brise. Elle avait quitté Gaspard depuis dix minutes lorsque, en plein milieu d’un virage, le pick-up se déporta, se retrouvant face à une voiture qui arrivait en sens inverse. Les phares l’éblouirent comme si on braquait un projecteur à quelques centimètres de son visage. Elle tourna le volant de toutes ses forces, entendit un coup de klaxon rageur et désespéré. Les deux rétroviseurs s’entrechoquèrent, et son pick-up mordit sur le bas-côté, dérapa, et enfin s’immobilisa, évitant de peu de tomber dans le fossé.

Putain.

L’autre voiture venait de disparaître dans la nuit sans demander son reste. De toutes ses forces, Madeline balança un grand coup de poing sur son volant et fondit en larmes. De nouveau son abdomen lui faisait mal. Elle avait passé la journée à nier la douleur, et la douleur prenait sa revanche. Son corps était secoué de frissons. Les mains sur son ventre, elle se recroquevilla sur son siège et resta plusieurs minutes, prostrée, enveloppée dans la nuit d’encre.

Le petit garçon la regardait toujours.

Et elle le regarda à son tour.

C’était la photo d’Adriano Sotomayor que Gaspard avait trouvée dans la maison. La fête pour son cinquième anniversaire quelque temps avant que sa mère fasse défection. C’est un soir d’été. Derrière les bougies, un petit garçon sourit à l’objectif. Il porte un débardeur jaune, un short à rayures, des sandales légères.

Madeline essuya ses larmes avec sa manche et alluma le plafonnier.

Cette photo la troublait. C’était difficile de la regarder en se disant que le monstre était déjà là, en germe, dans le cerveau et le corps de ce petit bonhomme. Elle connaissait la théorie de certains psys selon laquelle tout était déjà joué à trois ans. Une affirmation qui l’avait toujours révoltée.

Et si elle était vraie ? Peut-être que tout était déjà là, dans ce regard, les possibilités comme les limites. Elle balaya cette idée. On ne porte pas déjà en soi un démon à cinq ans. Elle avait voulu traquer un monstre, mais le monstre était mort depuis longtemps et il n’y avait plus personne à chasser. Ne restait que le fantôme d’un enfant.

Un enfant. Un petit garçon. Comme celui de Jonathan Lempereur qui jouait avec son avion dans la galerie marchande. Comme celui qu’elle voulait porter dans son ventre. Comme Julian Lorenz. Un enfant.

Elle soupira. Il y a longtemps, elle avait suivi des formations et lu des livres pour apprendre à se mettre « dans la tête du tueur ». Même s’il y avait beaucoup de fantasmes et de bla-bla là-dedans, pénétrer l’esprit des criminels restait l’un des grands kifs de flic. Mais se mettre dans la tête d’un enfant de cinq ans…

Les yeux fixés sur le cliché, elle essaya de l’interpeller mentalement.

Tu t’appelles Adriano Sotomayor.

Tu as cinq ans et… je ne sais pas ce qu’il y a dans ta tête. Même si c’est normalement mon boulot de l’imaginer. Je ne sais pas ce que tu ressens au moment où tu souffles tes bougies. Je ne sais pas ce que tu ressens dans ta vie quotidienne. Je ne sais pas quel sens tu donnes à tout ça. Je ne sais pas vraiment comment tu tiens le coup. Je ne sais pas quels sont tes espoirs. Je ne sais pas à quoi tu penses le soir en t’endormant. Je ne sais pas ce que tu as fait cet après-midi.

Je ne sais pas non plus ce qu’il y a dans la tête de ton père. Je ne connais pas son histoire. Je ne sais pas pourquoi il a commencé à te mettre des dérouillées. Je ne sais pas comment on en arrive là : un père, son fils, des séances de punition dans une cale. Des coups de ceinture, des brûlures de cigarette, la tête dans les chiottes.

Je ne sais pas s’il frappe quelqu’un d’autre à travers toi. Lui-même, peut-être ? Son propre père ? Le mec de la banque qui refuse de diminuer le montant de ses traites ? La société ? Sa femme ? Je ne sais pas pourquoi le diable a pris l’ascendant sur lui comme il le prendra plus tard sur toi.

Madeline approcha encore la photo de son visage.

Et le petit garçon la regardait.

Les yeux dans les yeux.

On n’est pas un démon à cinq ou six ans, mais on peut avoir déjà tout perdu. Sa confiance, son estime, ses rêves.

— Où pars-tu, petit Adriano ? chuchota-t-elle. Où pars-tu lorsque ton regard s’éclipse ? Où pars-tu lorsque ton regard s’en va ailleurs ?

Où est cet ailleurs ?

De nouveau les larmes coulaient. Elle sentit qu’elle était sur le point de toucher la vérité du doigt. Mais déjà la vérité se dérobait. La vérité, c’était parfois l’histoire d’une demi-seconde, surtout quand vous allez la chercher si loin. Une inspiration. Le silence qui précède un déclic.

Depuis le début, elle avait toujours refusé de croire que cette histoire pourrait se terminer par une nouvelle lecture du passé. Aussi, elle ne s’attendait à rien de magique. Un rayon de lune n’allait pas se mettre à briller sur le tableau de bord. Adriano n’allait pas s’animer et lui chuchoter son secret à l’oreille.

Mais il restait la question que Gaspard lui avait posée. Que peut-on faire de plus ? C’était l’ultime question de toute enquête, et elle ne voulait pas rater la réponse de cet enfoiré de Coutances.

Elle mit le contact, actionna son clignotant et manœuvra pour rejoindre la route sans tomber dans le fossé. Au lieu de revenir vers New York, elle fit demi-tour en direction de Tibberton. Elle n’en avait pas encore fini avec Gaspard Coutances.

4.

Avec Big Sam collé à ses basques, Gaspard remonta la jetée jusqu’à l’Old Fisherman.

Là, il dut subir les quolibets des clients du pub, mais les poivrots n’étaient pas méchants. Une fois qu’ils eurent bien rigolé, ils lui payèrent même un verre. Son premier réflexe fut de refuser pour rester sobre, puis il baissa la garde. À quoi bon être vertueux à présent que l’enquête était terminée ?

Il prit le temps de déguster le premier verre de whisky puis paya sa propre tournée dans la foulée. Après deux autres verres avalés cul sec, il posa deux billets de cinquante dollars sur le comptoir et demanda qu’on lui laisse la bouteille.

Je m’appelle Gaspard Coutances et je suis alcoolique.

L’alcool faisait son effet. Et Gaspard se sentait mieux. C’était le meilleur moment : après deux ou trois verres, lorsque vous étiez déjà désinhibé, délesté de la laideur du monde, mais que vous n’étiez pas encore complètement torché. C’est d’ailleurs dans cet état qu’il avait écrit ses meilleures répliques. Les idées presque claires. Au bout d’un moment néanmoins, la compagnie des soûlards commença à l’indisposer. Trop d’éclats de voix, trop de machisme, d’homophobie, trop de conneries débitées à la minute. Et puis il avait toujours préféré se soûler en solo. Se biturer était un acte intime et tragique : quelque part entre la branlette et le shoot d’héro. Il attrapa la bouteille de rye et trouva refuge dans une pièce annexe. Une sorte de fumoir un peu glauque aux murs tendus de velours rouge et décorés de harpons, de gravures salaces et de photos en noir et blanc des pêcheurs du coin posant avec leurs plus belles prises devant leurs bateaux. L’ensemble donnait à la salle une drôle d’atmosphère : Le Vieil Homme et la mer revisité par Toulouse-Lautrec.

Il s’assit à une table, posa ses affaires sur la chaise devant lui. Il se servit un quatrième verre et se mit à feuilleter le gros cahier dans lequel il avait consigné toute l’enquête. Ce récit, c’était la chronique de son échec. Il portait peut-être sa veste et son parfum, mais il n’était pas Sean Lorenz. Il n’avait pas été à la hauteur pour reprendre le flambeau. Et Madeline avait raison : on ne s’improvise pas enquêteur. Pour une multitude de raisons, il s’était persuadé qu’il parviendrait à retrouver et à sauver Julian. Parce que, sauver cet enfant, c’était se sauver lui-même. Il s’était accroché à cette quête parce qu’il y avait vu un moyen commode de racheter à bon compte les ratés de son existence. Mais on ne rachète pas en quelques jours les erreurs de toute une vie.

Il prit une gorgée d’alcool et ferma les yeux. La vision de Julian croupissant dans une cave s’incrusta dans son esprit. Y avait-il une chance infime que le gosse soit encore en vie ? Il n’avait plus aucune certitude. D’ailleurs, même si par miracle ils l’avaient retrouvé vivant, dans quel état aurait été le gamin après deux ans de captivité ? Et quel aurait été son avenir ? Son père était mort en essayant de le sauver, sa mère s’était tiré une balle dans la tête dans un wagon désaffecté. Il existait de meilleurs départs dans la vie…

Tournant les pages de son cahier, Gaspard s’arrêta sur l’une des photos des Artificiers qu’il avait découpées dans la monographie écrite par Benedick. C’était son cliché préféré. D’abord parce qu’il portait en lui l’authenticité d’une époque : la New York rugueuse et underground de la fin des années 1980. Ensuite, parce que c’était la seule photo où les trois lascars avaient presque l’air heureux. Ils avaient vingt ans et des poussières, et ils adressaient à l’objectif un ultime pied de nez avant que leurs trois destins se brisent ou décollent. Beatriz Muñoz, d’abord, connue sous le pseudonyme de LadyBird, la « femme-oiseau » que ses cent vingt kilos et sa carrure d’haltérophile clouaient à la réalité et empêchaient de s’envoler. Sur la photo, elle dissimulait sa carcasse sous une cape militaire et souriait au garçon qui se trouvait à sa droite : Lorz74, qui n’était pas encore le génial Sean Lorenz. Celui qui peindrait des toiles qui rendraient les gens fous. Se doutait-il déjà du destin qui l’attendait ? Sans doute pas. Sur la photo, il pensait seulement à déconner avec son pote qu’il faisait mine d’asperger de peinture : NightShift, alias Adriano Sotomayor.

Gaspard regarda Adriano plus attentivement. À la lumière de ce qu’il savait à présent, il révisa son premier jugement. Trois jours auparavant, la première fois qu’il avait vu cette image, il avait pensé que le Latino jouait au cacou avec sa chemise ouverte et son air bravache, mais ce qu’il avait pris pour un sentiment de supériorité n’était en réalité qu’une sorte de détachement. Le même regard lointain qu’il avait depuis son enfance.

Gaspard resta bloqué sur le visage du futur Roi des aulnes. Il avait échoué à trouver le rosebud d’Adriano. La clé qui ouvre toutes les portes. Le petit détail biographique qui éclaire tous les paradoxes d’une vie, qui explique ce que l’on est vraiment, ce après quoi on court, ce que l’on passe sa vie à fuir. Pendant un bref instant, il eut l’impression que l’évidence était là, devant ses yeux, mais qu’il était incapable de la voir. Un souvenir d’adolescent vint le titiller, la lecture de La Lettre volée d’Edgar Allan Poe et son principal enseignement : la meilleure façon de cacher quelque chose, c’est de le laisser en évidence.

Sans qu’il en ait tout à fait conscience, il avait sorti son stylo machinalement et commencé à prendre des notes comme il en avait l’habitude lorsqu’il écrivait ses pièces. Il lut ce qu’il avait griffonné : deux ou trois dates, les noms des Artificiers, leurs « blazes ». Il corrigea une de ses erreurs : peut-être parce qu’il baignait dans l’ambiance maritime de la pièce, il avait écrit NightShip[33] à la place de NightShift[34].

Il ferma le cahier, vida son verre cul sec et récupéra ses affaires. La tête lourde, il se traîna jusqu’au comptoir. Il y avait moins de monde et le brouhaha s’était un peu dissipé. Il demanda au patron où il pourrait trouver une chambre pour la nuit. L’autre lui proposa de passer quelques coups de fil. Gaspard le remercia d’un hochement du menton. À moitié écroulé sur un tabouret, Big Sam se cramponna à lui comme une sangsue.

— Tu m’offres un verre, cow-boy ?

Gaspard lui versa une rasade de son whisky.

Même s’il ne reprit pas d’alcool lui-même, le rye commençait à faire son effet. Son esprit se brouillait. Il sentait qu’il était passé très près de quelque chose, mais qu’il l’avait laissé filer.

— Vous avez connu la famille Sotomayor ?

— Bien sûr, répondit le pochetron, tout le monde les connaissait ici. T’aurais dû voir la femme du Capt’ain… Comment elle s’appelait déjà ?

— Bianca ?

— Ouais, c’est ça, une beauté comme c’est pas permis. Je lui aurais volontiers mis une cartouche à cette sal…

— C’est Ernesto qu’on appelait le Capitaine ? le coupa-t-il.

— Ouais.

— Pourquoi ?

— Ben, t’es con toi : parce qu’il était capt’ain, pardi ! C’tait même l’un des rares qu’avaient le permis pour la pêche en grands fonds.

— Qu’est-ce qu’il avait comme embarcation ? Un chalutier ?

— Pour sûr, pas une goélette !

— Comment s’appelait son bateau ?

— Ch’ais plus. Ça fait une paye. Tu me ressers une tournée ?

En guise de tournée et malgré ses mains douloureuses, Gaspard attrapa le pochard par le cou et colla son visage au sien.

— Comment s’appelait le bateau du père Sotomayor ? s’énerva-t-il.

Big Sam se dégagea.

— Faut te calmer mon gars ! C’pas des manières !

D’autorité, l’ivrogne empoigna la bouteille et la délesta de plusieurs gorgées qu’il but directement au goulot. Rasséréné, il essuya sa bouche édentée et sauta de son tabouret.

— Suis-moi.

Il entraîna Gaspard dans le fumoir et en moins d’une minute retrouva un cadre accroché au mur où Ernesto Sotomayor prenait la pose avec son équipage derrière un thon rouge qui dépassait le quintal. La photo était en noir et blanc. Elle devait dater du milieu des années 1980, mais la résolution était bonne. Gaspard s’approcha du cadre. Derrière les pêcheurs, on apercevait un gros chalutier. Il plissa les yeux pour lire le nom du bateau. Il s’appelait Night Shift.

Gaspard se mit à trembler. Il sentit ses yeux s’embuer sous le coup de l’émotion.

— Qu’est devenu le chalutier lorsque Sotomayor s’est retiré ? Il est toujours dans le port ?

— Tu rigoles, mon gars ! Tu sais le prix d’une place au port ?

— Où est-il ?

— Comme la plupart des bateaux de Tibberton qu’on envoie à la casse : l’a probablement été r’morqué jusqu’au Graveyard.

— Le Graveyard ? Qu’est-ce que c’est ?

— Le cimetière de bateaux de Staten Island.

— À New York ?

— Ouais, mon gars.

Déjà, Gaspard avait filé. Il attrapa son sac, quitta le pub et sortit sur le port. L’air glacé lui fit un bien fou, comme s’il avait le pouvoir de le dessoûler à une vitesse expresse. Alors qu’il prenait son téléphone, il aperçut dans la nuit deux gros phares qui approchaient dans sa direction.

C’était Madeline.

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