Dutchie traînait depuis un bon moment à côté de la poste. C’est là que se retrouvaient tous les marginaux de Paramaribo, à la recherche d’un peu d’aventure. Le téléphone international ne fermait qu’à dix heures du soir et beaucoup d’étrangers venaient essayer d’appeler leur famille après leur travail. Dutchie avait repéré un jeune Coréen qui lui plaisait bien. Un peu plus loin, garées sur le terre-plein de la station Esso fermée, des voitures attendaient portières ouvertes, la radio ouverte à plein. Ça, c’étaient les dragueurs de filles. Un tour au Skorpio en face du Krasnapolski, et ensuite direction les berges de la Surinam. Les filles n’étaient pas farouches et, chauffées par la musique et le rhum, se laissaient facilement culbuter. Dutchie regarda sa montre, contrarié. Le jeune Coréen, ce ne serait pas pour ce soir. Pas question de désobéir à Herbert Van Mook.
Il monta dans sa vieille Toyota et prit la direction de la sortie de la ville. Rita Moengo se couchait toujours tôt. Maintenant, elle devait dormir. Elle lui avait dit une fois qu’elle se levait à six heures du matin pour jouer au tennis. Effectivement, la villa était éteinte. Dutchie se sentait quand même un peu inquiet. Aussi avait-il pris son couteau à cran d’arrêt. Il s’approcha de la grille.
Dans tout le quartier, des chiens aboyaient. C’était la plaie de Paramaribo. Si le petit bâtard de Rita Moengo entendait Dutchie et se joignait au concert, elle risquait de se réveiller. Les yeux écarquillés, le jeune mécano scruta l’obscurité et aperçut une silhouette qui descendait les marches et s’approchait de la grille : le chien.
Celui-ci remua la queue, passant sa truffe à travers les barreaux. Dutchie le caressa et, d’un bond, escalada la grille, le cœur dans la gorge. Pas un bruit. Le chien l’escortait, lui donnant de grands coups de langue. Dutchie savait que la secrétaire dormait les fenêtres ouvertes, n’ayant pas de climatisation.
La porte du salon était ouverte. Il s’y glissa, guidé par le clair de lune, s’arrêta, écoutant le bruit régulier de la respiration de Rita Moengo qui troublait le silence. Il chercha à se repérer, se demandant où, d’habitude, elle posait son sac. Il le trouva assez vite, sur une table basse, à côté du lit. C’était le plus dur. Le chien l’observait, immobile. Dutchie n’en pouvait plus, la bouche sèche, s’attendant à chaque seconde à ce qu’il aboie. Il plongea doucement la main dans le sac, farfouilla et, d’un coup, sentit les clefs.
Doucement, il les retira, entre deux doigts. C’est le moment que le chien, qui avait envie de jouer, choisit pour pousser son museau contre son poignet.
Surpris, Dutchie lâcha les clefs qui tombèrent bruyamment sur le plancher ! Avec un grognement, la secrétaire se dressa dans son lit et cria :
— Titus ! Tu as fini !
Si Dutchie avait eu un peu de présence d’esprit, il aurait ramassé les clefs et filé, mais il demeura figé, le cœur cognant contre ses côtes. Brusquement, une lumière violente illumina la chambre. La dormeuse le fixait, ébahie, son buste volumineux moulé dans une nuisette de satin noir, finalement, assez appétissante. Elle aurait fait de l’effet à n’importe quel homme, mais Dutchie avait son petit Coréen dans la tête. Il ne vit que le visage crispé d’abord par la peur, puis par une intense surprise.
— Dutchie ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
La voix s’était adoucie sur le « ici ». Rita Moengo était prête à croire que le mécano venait lui rendre un hommage impromptu à la suite des avances qu’elle lui avait faites. Dutchie ne bougeait plus, n’osant pas ramasser les clefs, ni fuir. Herbert Van Mook était capable de le tuer s’il revenait sans. La secrétaire choisit de sourire.
— Eh bien, Dutchie, dis quelque chose !
Comme le jeune homme demeurait muet, elle rabattit le drap, prenant bien soin de montrer ses cuisses nues et se leva, marchant vers lui, sans la moindre peur. Elle avait toujours considéré le jeune mécano comme parfaitement inoffensif.
Le geste fut si rapide qu’elle n’eut pas le temps d’avoir peur. Sournoisement, Dutchie avait sorti son couteau, et, par pure méchanceté, lui avait déchiré le sein gauche, coupant comme dans une motte de beurre !
Pendant une fraction de seconde, elle regarda sans comprendre les yeux noirs pleins de méchanceté de Dutchie, puis, le sang qui commençait à inonder sa nuisette. La douleur l’envahit d’un coup, lui donnant envie de vomir et elle hurla, reculant vers le lit, le cerveau vide, devant cette agression inattendue. Le chien gronda, tournant autour de Dutchie d’un air menaçant. Le jeune métis se pencha et balaya la gorge de l’animal avec son couteau, lui tranchant d’un coup le larynx, les cordes vocales et les carotides.
L’animal tomba, secoué de spasmes, ses dents claquant, se vidant de son sang.
Rita Moengo rampait vers le téléphone. Dutchie la rattrapa, prenant au passage un lourd cendrier de cristal qu’il lui abattit sur la nuque. Elle poussa un gémissement sourd. À genoux sur le lit, sa main gauche pesant sur l’épaule de sa victime, le mécano continua à frapper jusqu’à ce que les os du crâne n’offrent plus qu’une résistance molle. Il jeta alors le cendrier et se redressa, balayant ses cheveux qui lui venaient dans la figure. Pendant quelques instants, il avait été hors de lui-même. La peur, et puis ce regard que Rita lui avait jeté, comme si elle pouvait l’acheter. Il essuya la lame de son couteau sur les draps, le remit dans sa poche et se mit à quatre pattes pour chercher les clefs.
Ensuite, il n’eut plus qu’à redescendre l’escalier, à ressauter la grille pour se retrouver dans l’avenue déserte. Herbert Van Mook allait être content.
L’inquiétude commença quand même à l’envahir. On allait découvrir le cadavre de Rita Moengo. Il risquait des ennuis. Pourquoi ne pas partir avec Van Mook ? Maintenant qu’il connaissait son secret, le Hollandais ne pouvait pas refuser. Ragaillardi à cette idée, il se hâta.
Mama Harb glissait régulièrement la pierre à affûter le long de la lame de sa machette, son visage crispé par l’attention. Elle leva la lame vers la lumière et l’admira. Puis, prenant une feuille de papier, la coupa en deux sans aucun effort. Satisfaite, elle fourra alors la machette dans son cabas, éteignit et sortit. Elle avait bien l’intention de voir son fils une dernière fois et s’il le fallait de prêter main-forte à ceux qui allaient l’aider. Grâce à Cristina Ganders, elle savait où l’attaque allait se produire. Croyante, elle se disait que la proximité de la cathédrale ne pouvait que lui porter bonheur.
Marchant à grands pas, elle s’éloigna dans les acajous géants de Nassylaan. Elle avait même mis dans le cabas une rôtie au cas où elle aurait faim. Dans sa poche, elle serrait la dernière lettre de son fils.
Malko laissa son regard errer sur les armes étalées sur la grande table. Le riot-gun Beretta, deux Uzi et deux M 16. Afin d’avoir une arme de rechange. Depuis qu’il était arrivé chez Tonton Beretta, elles avaient été revérifiées et approvisionnées. Des sacs de toiles contenaient d’autres chargeurs et des cartouches pour le riot-gun.
Le bateau se trouvait en place, presque en face de la Banque Centrale. Midnight Cowboy devait déjà être arrivé au bac de Carolina. L’ambulance avait été dissimulée sous le hangar à bateaux du vieux Français. Ce dernier faisait une réussite sur le coin de table, tandis que Herbert Van Mook, le regard dans le vague, jouait avec une bouteille vide, observé par Rachel. Éric s’efforçait de s’intéresser à une bande dessinée, après avoir bu cinq bières coup sur coup, tant la peur lui asséchait le gosier. Personne n’avait envie de parler. Il était onze heures et il restait une heure avant le couvre-feu.
On attendait Dutchie et il était en retard. Intérieurement, Herbert Van Mook se maudissait de lui avoir fait confiance. Le petit pédé était capable de s’être dégonflé et d’avoir filé. Il en avait l’estomac tordu de rage. Tonton Beretta, qui avait fini sa réussite, se leva et alla observer le jardin de la fenêtre.
— Tiens, v… voi… voilà quelqu’un !
— C’est Dutchie, exulta aussitôt Van Mook, un poids de moins sur la poitrine.
Ils guettaient tous la porte. Elle ne s’ouvrit pas. Van Mook se tourna vers le vieux Français.
— Je luit vit je nek jongen[18].
Furieux, Tonton Beretta se précipita vers l’extérieur.
— Je vais voir.
Ils attendirent, brusquement tendus, un œil sur les armes, pensant tous à la même chose. Soudain, il y eut des cris dans le jardin. Malko et Van Mook bondirent aussitôt. Ils se heurtèrent à Tonton Beretta tenant quelqu’un qui se débattait furieusement et qu’il jeta littéralement à l’intérieur de la pièce.
— J’ai trouvé « ça » près du h… han… hangar ! jeta-t-il.
« Ça », c’était Greta Koopsie ! Malko crut que son cœur s’arrêtait. Il n’eut pas le temps d’intervenir. Déjà, Herbert Van Mook, d’une formidable gifle, avait expédié la jeune femme contre le mur. Il se préparait à récidiver lorsque Malko s’interposa.
— Arrêtez ! Je la connais.
Il aida Greta Koopsie en larmes à se relever. Ses mains tremblaient, mais son regard ne vacillait pas. Elle affronta vaillamment celui de Malko.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-il. Qui t’a dit que j’étais là ?
— Cristina, balbutia-t-elle. Je lui ai menti. J’ai prétendu que j’avais quelque chose de très important à te dire.
— Pourquoi es-tu venue ?
Elle baissa la tête, et murmura :
— Je veux partir avec toi.
Les autres, en cercle, autour d’eux, écoutaient, bouche bée. Aucun ne connaissait la jeune Hollandaise. Malko était stupéfié par son inconscience et son entêtement. Il la prit par les épaules et lui dit doucement :
— C’est impossible. Nous allons faire quelque chose de très dangereux. Je te l’avais dit. Il faut que tu rentres chez toi. Tu entends. C’est impossible.
Il avait parlé plus fort et Greta sursauta, comme dégrisée.
— Bon, dit-elle, pardonne-moi. Je m’en vais.
Elle s’écarta de lui, marcha vers la porte et s’arrêta net. Tonton Beretta braquait son vieux pistolet sur elle, l’air vraiment méchant :
— Si cette gre… greluche essaie de p… pa… partir, je lui fous mon chargeur d… dans le ventre.
De nouveau, Malko s’interposa :
— Qu’est-ce qui vous prend ? Je réponds d’elle.
Tonton Beretta secoua sa calvitie.
— … Réponds d’el… le, mon cul ! Ça suf-f-f-fit pas, le bougnoule ? Elle est venue, elle reste.
— D’où sort-elle ? renchérit Van Mook, méfiant.
— Je me suis caché chez elle, expliqua Malko. C’est ridicule.
Tonton Beretta marmonnait tout seul, sans baisser son arme. Visiblement décidé à mettre sa menace à exécution. Rachel ne quittait pas des yeux la nouvelle venue, ivre de rage de cette concurrence inattendue.
Les coups secs frappés à la porte firent sursauter tout le monde. Tonton Beretta, son arme toujours au poing, se retourna et cria à travers le battant :
— Qui est-ce ?
— Dutchie !
Le vieux Français fit entrer le métis. Aussitôt celui-ci alla droit vers Van Mook. Il lui tendit un gros trousseau de clefs et dit avec une fierté teintée d’humilité :
— Voilà, monsieur Van Mook, ça a bien marché.
Le Hollandais prit les clefs et les fit sauter dans sa main. Malko remarqua soudain quelque chose et tendit le doigt vers une grosse tache sur le devant de la chemise de Dutchie.
— Qu’est-ce que c’est ?
Malko et Tonton Beretta se rapprochèrent à leur tour. C’était évident qu’il s’agissait de sang. Dutchie, embarrassé, lissa la tache comme pour la faire disparaître et dit d’une voix mal assurée :
— Cette conne a voulu appeler la police.
La gifle décochée par Herbert Van Mook claqua comme un coup de feu.
— Petit con ! Qu’est-ce que tu as fait ?
Dutchie se releva, tenant son menton disloqué, des larmes plein les yeux.
— Ça va, monsieur Van Mook, elle a pas eu le temps.
— Vous l’avez tuée ? demanda Malko, glacial.
Ça commençait ! Greta Koopsie était blanche. Dutchie ne répondit pas, mais son silence était éloquent. Malko étouffait de rage. L’opération n’était même pas commencée et cela dérapait déjà. Et quel dérapage… Il regarda avec dégoût Dutchie qui s’efforçait de prendre un air contrit.
— Ce petit con va conduire l’ambulance, dit Van Mook, après on le largue.
Malko réalisa soudain que Greta Koopsie avait assisté à toute la scène. Les armes s’étalaient sous ses yeux. Finalement le point de vue de Tonton Beretta était compréhensible. Une bavure, cela suffisait. Inutile de se mettre à dos ceux dont il avait besoin. D’autant qu’il avait encore une sacrée pilule à leur faire avaler.
— Très bien, dit-il au Français. Greta reste avec nous.
— Ça… ça vaut mieux, grommela Tonton Beretta, avec un regard noir pour la jeune femme.
Les yeux d’Herbert Van Mook ne quittaient pas Dutchie. Le mécano, s’il demeurait à Paramaribo, finirait par se faire prendre. Il était le seul à pouvoir incriminer Van Mook. On ne sait jamais de quoi l’avenir est fait… Dutchie avait intercepté son regard. Il se dit qu’à la première occasion il aurait les gros doigts du Hollandais autour de son cou, et pas pour lui faire un câlin. Plus que jamais, son alliance avec Tonton Beretta devenait indispensable. Herbert Van Mook regonfla Éric d’un coup d’œil et s’approcha de Malko.
— Je suis désolé pour la fille, fit-il d’une voix doucereuse – il s’en moquait comme de son premier hold-up – mais maintenant qu’on a les clefs, on va pouvoir se préparer.
— Exact, dit Malko, mais il y a un petit changement.
— Lequel ? firent d’une seule voix Herbert Van Mook et Tonton Beretta.
— J’ai appris que le transfert de Julius Harb doit s’effectuer immédiatement après le début du couvre-feu, expliqua suavement Malko. Nous devrons donc nous occuper de lui d’abord et de la Banque Centrale, ensuite.
Un silence sulfureux suivit ses paroles. Les traits de Herbert Van Mook ressemblaient à un masque de cire qui aurait un peu coulé.