Cristina revint s’asseoir sur le lit, avec un pauvre sourire.
— Nous avons de la chance, dit-elle, que je le sache maintenant. Je vais communiquer tous les changements d’un coup à mon contact. Évidemment, cela ne leur laisse pas beaucoup de temps pour s’organiser.
— Pourvu qu’ils puissent disposer de l’avion ! dit Malko.
Le fil qui le reliait à la vie s’appelait Cristina. Il aurait été trop dangereux pour lui d’avoir un contact direct avec l’antenne des Services hollandais à Paramaribo, certainement sous la surveillance des Surinamiens. Quant à la CIA, c’était pire. Il était passé plusieurs fois, près de l’ambassade US dans Sophie Remondstraat, logée dans le haut building de Paramaribo, sans même oser tourner la tête. Les « impérialistes » étaient la cible numéro Un des Cubains et de leurs amis.
Les pensées se catapultaient dans sa tête. Ce qui devait être monté comme un mouvement d’horlogerie allait reposer sur de l’improvisation. Il n’y avait rien de plus dangereux. Il sauta du lit et commença à s’habiller à toute vitesse. Il n’avait plus une minute à perdre.
— Je vais prévenir Herbert Van Mook, dit-il. Il faut que je te voie ce soir.
— Je passerai au Torarica. Et je suis sûre que j’aurai de bonnes nouvelles.
Ils sortirent ensemble de la villa. Pas rasé, encore courbattu après sa courte nuit, Malko décida de ne même pas passer à l’hôtel. Si Van Mook ne mettait pas tout en route immédiatement, c’était foutu. La traversée au ralenti de Paramaribo fut un supplice. À cause du marché, la voie le long du fleuve grouillait d’animation. Malko mit près de quarante-cinq minutes pour se dégager des embouteillages. Réalisant qu’il ignorait encore tout des modalités du transfert de Julius Harb.
Combien d’hommes ? Combien de véhicules ? Quelle heure ? Dans quel état physique se trouvait-il ?
Autant de questions qui, si elles restaient sans réponse, risquaient de faire échouer l’opération. Il faudrait une suite de miracles, maintenant, pour que Julius Harb échappe à ses bourreaux. Sa dernière chance reposait sur Malko et sa bandera des cloportes, et sa chance.
Herbert Van Mook surgit de la ferme, une machette à la main, torse nu, avec un slip panthère. Il avait les yeux gonflés de sommeil. Lui non plus n’avait pas dû dormir beaucoup. Il s’avança vers Malko qui venait de s’arrêter en face de la ferme. Visiblement inquiet.
— Qu’est-ce qui se passe ? On avait rendez-vous ce soir.
— Il y a un changement. C’est pour demain soir, annonça Malko. Je viens de l’apprendre.
Les traits du Hollandais semblèrent s’affaisser et il jura à mi-voix.
— C’est un peu court, grommela-t-il.
— Nous n’avons pas le choix, dit froidement Malko. Julius Harb exécuté, l’action n’a plus de raison d’être. Il faut que vous ayez tout organisé pour demain.
Herbert Van Mook planta sa machette dans le sol et caressa son menton mal rasé, pensivement. Guignant Malko du coin de l’œil. Il avait bien envie de lui dire quelque chose, mais il n’osait pas. Avec une prudence de félin, il décida que ce n’était pas le moment.
— Ouais, se contenta-t-il de dire. Évidemment… Je vais m’y mettre tout de suite. Le temps de me raser.
— Vous aurez cinq hommes pour demain soir ?
Le Hollandais eut un geste fataliste.
— J’espère. Sinon, on fera avec moins. Les autres en face, ce ne sont pas des Israéliens, même s’ils ont des Uzis.
Désespérément, il cherchait une échappatoire. À ces yeux, la seule solution était de ramasser l’or et ensuite d’éviter d’aller au massacre. Prendre une balle dans le ventre, c’est toujours triste, mais quand on vient de faire fortune, c’est particulièrement horrible…
— Et le bateau ? le harcela Malko.
— Allez voir Tonton, conseilla Van Mook. Maintenant, il vous connaît, il n’y a pas de problème. À la cathédrale ou chez lui. Et on se retrouve comme convenu au Parbo Inn à la nuit tombée.
Malko remontait déjà dans la Colt Turbo. Volant littéralement dans les ornières du sentier.
Tonton Beretta travaillait en musique. Une cacophonie assourdissante sortait du hangar. Malko avait appelé mais personne ne l’avait entendu. Il progressa au milieu des bateaux sur cale et déboucha dans le dos du vieux Français. Celui-ci était en train, avec l’aide d’un jeune homme, de démonter la transmission d’un des deux moteurs du racer bleu et blanc. Il se retourna brusquement. Sans même que Malko l’ait vu prendre une arme, il avait déjà son Beretta au poing.
Il le baissa en reconnaissant Malko, et se fendit d’un sourire huileux.
— Faut p… p… pas venir à l’improviste comme ça ! reprocha-t-il. Je suis un vieux bonhomme nerveux, moi. Qu’est-ce qui se passe ?
Le regard éloquent de Malko posé sur le jeune homme lui attira un sourire rassurant de Tonton Beretta.
— Vous pouvez parler, dit-il. C’est Herbert qui m’a envoyé Dutchie. Il s’y connaît en moteurs.
Dutchie coula un regard sournois à Malko, puis se replongea dans le cambouis.
— L’opération est avancée à demain soir, dit Malko. Il faut que le bateau soit prêt demain matin, afin que vous puissiez le mettre à l’eau et le cacher dans la journée sur l’autre rive. Il faudrait le ramener ensuite, dès la nuit tombée, sur cette rive et l’amarrer le long de Waterkant. J’ai regardé le quai : il est assez haut et on ne remarque rien de la rue.
— Où voulez-vous qu’on le planque ?
— Le long du Waterkant, répéta Malko. Il y en a plusieurs, personne ne le remarquera. Vous voyez l’endroit ?
— J… j… je vois, fit Tonton Beretta.
Il secoua la tête, soucieux et enchaîna :
— Merde ! On a un problème sur la transmission du moteur gauche. J’espère qu’on va arriver à la décoincer. Tant pis, on travaillera cette nuit, hein Dutchie ?
Le jeune mécano émit un son qui pouvait passer pour un acquiescement.
— Il faut absolument qu’il soit prêt, insista Malko.
Inutile d’en dire plus et de parler de l’or. Au dernier moment, il le ferait mettre en face de la Banque Centrale.
Tonton Beretta frappa familièrement sur l’épaule de Malko, ses gros yeux marron dégoulinant de bonne volonté.
— Vous en faites pas ! Ça sera prêt. J’irai le planquer très tôt en face et je reviendrai par le bac. Le petit fera la sieste dedans, qu’on ne pique pas l’essence ou les moteurs. Ensuite, je reprendrai le dernier bac et nous reviendrons ensemble vers huit-neuf heures. Passez me voir à la cathédrale, ce soir. Je vous dirai où nous en sommes.
Tellement heureux qu’il ne bégayait plus.
Il raccompagna Malko jusqu’à sa voiture et le regarda partir. Dutchie l’avait mis au courant pour l’or, sous le sceau du secret. Tonton Beretta n’en revenait pas. Une chose était sûre : ce trésor représentait la dernière chance de sa vieille vie, et il était bien décidé à tout faire pour le récupérer. Lorsqu’il habitait Caracas, il était capable de tuer huit hommes avec les huit cartouches de son Beretta. Même manquant d’entraînement, il pouvait encore faire du bon travail.
Tout en revenant vers le hangar, il se demanda lequel il faudrait mieux abattre le premier : le commanditaire ou Herbert Van Mook ? En pensant aux misérables cinq mille dollars que ce dernier lui avait promis, il pencha plutôt pour le Hollandais, tant la rage l’étouffait. Se disant cependant que les circonstances détermineraient son choix.
Machinalement, Malko continua son chemin, passant devant Fort Zeelandia. Les sentinelles bayaient aux corneilles et le patrouilleur était toujours à l’ancre. Maintenant que l’action approchait, il se sentait plus calme. Presque fataliste. Une fois de plus, il allait jouer sa vie à pile ou face. Les informations qu’il pourrait ou non obtenir sur la composition du convoi feraient pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Il tourna à droite pour s’engager pour la centième fois dans Gravenstraat, là où tout se jouerait.
À trente kilomètres de Paramaribo, Herbert Van Mook quitta la piste pour un sentier s’enfonçant à travers la forêt, débouchant sur un espace découvert occupé par une immense paillote aménagée en bar-restaurant. Deux femmes se balançaient dans des hamacs. L’une d’elles avec un bébé dans les bras. À côté de lui, Rachel dormait, sur son siège, comme un enfant. Après la visite de Malko, il n’avait pas perdu de temps. Dans son coffre, il avait entassé toutes les armes nécessaires à l’expédition.
Les filles dans les hamacs le regardaient venir. L’une d’elles se laissa glisser à terre, et s’avança vers lui, infiniment gracieuse avec son sarong serré autour de ses hanches larges. Un gros bracelet d’argent cliquetait autour de sa cheville gauche.
— Midnight Cowboy est là ? demanda Van Mook.
La fille tendit la main vers les arbres.
— Là-bas, il est au « creek », il revient.
Le Hollandais sentit un grand poids s’envoler de sa poitrine. Si Selim, le chauffeur de taxi, surnommé « Midnight Cowboy » avait été absent, qui aurait conduit le camion ? Il fallait quelqu’un habitué à la piste, qui fermerait sa gueule. Selim, un métis sino-hindoustani, avait le profil rêvé. Il le vit surgir de la brousse sans se presser, traînant un petit agouti pris dans un piège. Van Mook marcha à grands pas vers lui.
— Salut, Selim, j’ai besoin de toi.
— Quand tu veux ! fit le métis. C’est pour aller où ?
— Oh, pas loin, fit le Hollandais. Mais je voudrais pas ton taxi. Nabibox a toujours sa grande ambulance, la Mercedes 600 ?
— Oui, je crois, dit Selim. Mais il a un chauffeur.
— C’est pas son chauffeur que je veux, précisa Van Mook, c’est toi. Sinon, je ne serais pas là. Alors, il faut que tu te débrouilles pour lui emprunter son ambulance demain soir. Il y en a juste pour quelques heures. Tu auras deux mille florins. Tu peux t’arranger avec le gardien, là-bas. Il te laissera prendre la tire pour deux cents florins.
Selim le regarda, bouche bée.
— Mais qu’est-ce que tu veux faire avec une ambulance ? Pourquoi tu t’adresses pas directement à Nabibox ? Il demandera pas mieux.
Les yeux de Herbert Van Mook foncèrent brusquement. D’un geste vif, il prit le chauffeur à la gorge, le soulevant presque de terre.
— Ne pose pas de questions, fit-il. Tu n’auras même pas à la conduire, cette ambulance. J’ai un autre boulot pour toi. Peinard. Mais j’en ai besoin.
Il le lâcha et Selim avala sa salive deux ou trois fois. Il n’osait plus regarder Van Mook. Il resta là, muet, grattant le sable du bout de sa botte ; puis affronta enfin le regard qui le terrorisait.
— Écoute, Herbert, ça m’embête de te dire ça, mais, je ne peux pas faire un truc pareil. Si Nabibox apprend que je l’ai doublé, je suis grillé comme taxi. Tu sais bien que je lui loue ma bagnole. Et puis ton histoire est bizarre. Je veux pas me trouver dans un coup fourré. Une autre fois, si tu as besoin de moi pour quelque chose de plus tranquille…Van Mook n’explosa pas. Au contraire, il eut un hochement de tête compréhensif :
— OK. Je comprends. Mais je voudrais quand même te montrer quelque chose. Viens.
Il se dirigea vers la voiture, suivi du métis et ouvrit le coffre. Les femmes avaient repris leur parlote. Calmement, le Hollandais prit dans le coffre une Uzi, la coinça dans la saignée de son bras et en braqua le canon sur le métis.
— C’est ennuyeux que tu ne veuilles pas m’aider, Selim, dit-il, parce que je vais être obligé de te flinguer.
Le métis regarda le trou noir du canon avec terreur, les jambes soudain en coton, avec une très forte envie de vomir.
— Mais, Herbert, bredouilla-t-il, qu’est-ce que je t’ai fait ?
Van Mook hocha tristement la tête.
— Rien, Selim, mais tu pourrais. Je ne peux pas me permettre de te laisser dans la nature. Il y a des gens qui te donneraient beaucoup d’argent si tu leur racontais ce que je t’ai dit.
Midnight Cowboy recula d’un pas.
— Herbert, je te jure que…
— Bye, bye, fit le Hollandais.
Le chauffeur vit son doigt se crisper sur la détente de l’Uzi et poussa un cri étranglé.
— Non, Herbert, OK, OK, je vais faire ce que tu veux.
De la voiture, Rachel regardait la scène avec des yeux gourmands. Rien ne l’excitait plus que la face cachée de son amant.
— Je ne voudrais pas te forcer la main…, dit le Hollandais d’une voix trop douce, sans abaisser son arme.
— Herbert, je te jure que c’est OK, dit Selim d’une voix suppliante.
Il avait du mal à contrôler ses sphincters. Van Mook continuait à sourire.
— Selim, dit-il, c’est ta femme qui est là-bas ? Et ton gosse ?
Le métis hocha la tête affirmativement.
— Si tu changeais d’avis, avertit Van Mook, j’arriverais ici avant toi et je les tuerais. Tu me crois ?
— Oui, balbutia Midnight Cowboy.
Il le croyait à cent pour cent. Herbert Van Mook remit l’Uzi dans le coffre et donna une grande tape sur le dos trempé de sueur de sa victime.
— OK, tu es un brave garçon. Je t’emmène. Ce soir, tu coucheras chez moi à la ferme. Je t’expliquerai tout ce que tu as à faire. Dis à ta femme que tu pars à Cayenne avec moi. Que tu seras de retour après-demain.
Il remonta dans la voiture tandis que le chauffeur allait chercher son baluchon. Herbert sifflotait. La première difficulté avait été surmontée facilement. Le tout était de motiver les gens. Pas une seconde, il n’avait cru que Selim pourrait le trahir, mais il était plus habile de montrer les dents. Rachel soupira.
— J’ai chaud. On crève ici, foutons le camp…
— On y va.
Il ferma les yeux un court instant, s’imaginant dans un palace de Rio, Rachel sous lui, écartelée, hurlant comme elle savait le faire, avec la fraîcheur délicieuse de la climatisation et un coffre plein de barres en or massif. La jeune créole était assez vicieuse pour partager tous ses fantasmes sans lui poser de problèmes.
Selim revenait en courant, un sac à la main. Vraiment motivé.
Malko, étendu au bord de la piscine du Torarica, repassait dans sa tête pour la centième fois son plan d’action quand la voix joyeuse de Cristina Ganders l’arracha à ses calculs.
— Je meurs de chaleur ! soupira-t-elle.
En un clin d’œil, elle eut ôté sa robe, apparaissant dans un maillot une pièce presque de la couleur de sa peau. Elle plongea aussitôt dans l’eau et y resta debout, bougeant à peine. Malko la rejoignit.
— Alors ?
— Tout va bien, annonça-t-elle à mi-voix bien que personne ne puisse les entendre. J’ai transmis ton message. Ils pensent que cela ne posera pas de difficultés. Seulement, ils ne savent pas s’ils auront la réponse avant demain soir…
— Et tu dis que tout va bien ! protesta Malko. Que se passera-t-il si nous arrivons à Drietabbetje et qu’il n’y ait pas d’avion ?
Cristina lissa ses cheveux mouillés, se rapprochant tendrement de lui comme pour l’encourager. La chaleur de son corps fit du bien à Malko.
— À Drietabbetje, dit-elle, vous n’êtes plus qu’à cinquante kilomètres du Maroni. Vous trouverez facilement des Nègres bonis pour vous descendre en pirogue. Ensuite, il n’y a plus qu’à traverser le Maroni pour être en Guyane française. Et en sécurité. Bien sûr les Français risquent d’être au courant, mais cela vaut mieux pour Harb que d’être fusillé.
Malko ne répondit pas. Il se voyait mal descendre une rivière en pirogue avec deux tonnes d’or.
— Et si nous avons un blessé ?
La jeune femme hocha la tête.
— Je sais, mais on ne peut pas faire mieux.
Elle l’enlaça et posa ses lèvres sur les siennes, puis murmura :
— Tu verras, tout se passera bien.
— Et le transfert ? demanda-t-il, encore tendu. Il y a des informations ?
— Demain. Je te retrouverai ici vers la même heure.
— C’est sûr ?
— Certain. Tu n’as pas confiance en moi ?
Elle sortit de l’eau et, déhanchée, appuyée au plongeoir demanda :
— Je peux prendre une douche dans ta chambre ?
Il regarda le corps épanoui, moulé par le maillot marron. Chacune de ses cellules semblait exsuder de l’érotisme.
Éric, le barman du Popenkast, s’effaça pour laisser passer Herbert Van Mook.
— C’est là, dit-il.
L’escalier sombre qui grinçait à chaque marche sentait la crasse. Il débouchait sur un appentis dont la porte se trouvait en face d’eux.
Van Mook tourna la poignée et se baissa pour entrer. Il régnait dans la petite pièce une chaleur poisseuse. C’était le dernier étage d’une maison de bois de Grachtstraat.
Un homme dormait sur le lit bas. Van Mook le secoua violemment. Il se dressa en sursaut, sa main droite enserrant déjà le manche d’une baïonnette posée près de lui. L’énorme chaussure de Van Mook lui écrasa le poignet et il poussa un cri de douleur.
— Ne fais pas le con, avertit le géant. Lève-toi. L’homme obéit, se dressa en titubant, les yeux rouges, encore mal réveillé et jeta un regard apeuré à ses visiteurs. Derrière Van Mook se profilait la silhouette du barman barbu, presque de la même carrure. Les deux visiteurs examinaient le dormeur. Plutôt brun, maigre, les yeux enfoncés, le teint livide, il semblait malade. Il bredouilla quelques mots en français puis en allemand.
— Was wollen sie ?
C’était le légionnaire déserteur. Herbert Van Mook lui adressa son fameux sourire et dit en allemand :
— N’aie pas peur. Nous sommes des amis. On veut t’aider. Dis-nous d’abord pourquoi tu as déserté ?
L’autre bredouilla dans la même langue.
— La chaleur, en avait marre, veut rentrer en Europe… Le barman qui le logeait depuis plusieurs jours, après lui avoir pris ses derniers sous, prit la parole à son tour :
— On peut t’aider à rentrer, si tu veux travailler avec nous. On a besoin d’un gars qui sache se battre pour un coup. Ensuite, on te donne du fric et un billet. On te sort du pays. Avant, tu auras à te servir d’une arme.
Le légionnaire regarda les deux hommes, plein de méfiance.
— Pour quoi faire ?
— On t’expliquera.
Silence. Son regard alla de l’un à l’autre de ses étranges visiteurs qui le fixaient comme un entomologiste examine un insecte. Il se décida, sentant qu’il était inutile de discuter.
— D’accord, fit le légionnaire. C’est pour quand ?
— Demain soir, dit Van Mook. Tu sais te servir d’un M16 ?
— Oui.
— Combien de temps de Légion ?
— Six ans.
— OK. Tu restes ici, tu ne bouges pas jusqu’à demain soir. On t’apportera à manger et à boire et je te donnerai des instructions.
Le légionnaire leur serra la main et ils sortirent de la pièce. Dès qu’ils furent dans l’escalier, le barman exulta.
— Voilà, tu es content ?
Herbert Van Mook ne répondit pas. Mais, arrivé au rez-de-chaussée, au lieu de sortir, il s’arrêta dans le couloir, retenant Éric.
— Attends !
Ils restèrent là sans un mot.
Dehors, les putes jacassaient d’un balcon à l’autre. La chaleur était étouffante. Le barman ne comprenait plus. Soudain, les marches de l’escalier craquèrent. Ils virent le légionnaire en train de descendre à pas de loup. Herbert Van Mook se dressa devant lui au moment où il allait sortir.
— Où vas-tu ?
Le légionnaire sursauta comme si une tarentule l’avait piqué, cligna des yeux, puis balbutia :
— Acheter des cigarettes.
— Remonte.
Le regard de Van Mook était tel que l’autre obéit, les deux hommes sur ses talons. Dès qu’il fut dans la pièce du haut, le Hollandais le poussa brutalement sur le lit où il s’effondra. Van Mook avait déjà saisi la baïonnette. Sans une hésitation, il la planta dans le dos de l’homme avec un « han » de bûcheron. La lame s’enfonça à travers le cœur pour se planter dans le matelas. Le légionnaire eut un râle, quelques soubresauts, ses mains déchirèrent un peu le drap, puis il s’immobilisa. Van Mook continuait à peser sur le manche de la baïonnette. Quand sa victime ne bougea plus, il le prit à deux mains et lui fit effectuer un quart de tour. De cette façon, la lame sectionnait les artères encore en état de fonctionner.
Éric regardait la scène, horrifié. Il n’avait jamais vu tuer personne de cette façon sauvage et froide. Herbert Van Mook se redressa, arrachant la baïonnette. Aussitôt, le sang suinta de la blessure. Il se retourna vers son ami ; son visage était calme et il souriait.
— Tu vois, fit-il, j’avais raison.
— Merde, fit le barman, tu tues un mec parce qu’il va acheter des cigarettes !
Il en avait froid dans le dos…
— Pas parce qu’il va acheter des cigarettes, fit lentement Van Mook. Parce qu’il se préparait à nous trahir.
— Il se tirait simplement, tu lui as fait peur.
— Peut-être, peut-être pas. Nous ne pouvons pas prendre le risque de voir un type se balader sachant qu’on prépare un coup.
— Pourquoi « nous » ?
Le Hollandais eut son sourire froid :
— Parce que tu viens avec nous. C’est toi qui l’avais recruté, celui-là. Tu le remplaces.
Le sang quitta le visage du barman. Il n’osait pas dire non, mais des milliers d’objections se bousculaient dans son crâne. Van Mooke le prit gentiment par l’épaule.
— Toi, tu es intelligent, tu feras le boulot et tu recevras une barre d’or de douze kilos et demi.
C’était le genre d’offre qu’on ne peut pas refuser… Tranquillement, Herbert Van Mook prit une bouteille d’alcool à brûler et se mit à arroser le cadavre et la pièce. Il continua dans l’escalier. En bas, il craqua une allumette. Aussitôt, une flamme claire s’éleva dans la cage d’escalier. La vieille baraque en bois allait flamber comme une allumette. Il se tourna vers Eric :
— Comme ça, pas de questions, pas d’autopsie…
Le barman ne fit aucun commentaire. Herbert Van Mook se sentait parfaitement lucide. Décidé à éliminer impitoyablement tous ceux qui se mettraient entre lui et ce fabuleux tas d’or.