Un iguane de quarante centimètres d’un vert si vif qu’il en paraissait phosphorescent, sortit d’une touffe de bambous près de la piscine et fit quelques pas prudents devant les chaises longues inoccupées. L’hôtel Torarica étant à peu près vide, personne ne profitait de la superbe piscine ; aussi l’iguane trottina-t-il tranquillement jusqu’à l’entrée des cuisines, passant devant Malko, et plongea ses petites pattes griffues dans une poubelle.
Celui-ci écoutait d’une oreille distraite un serveur métissé d’une demi-douzaine de races lui expliquer dans un sabir à peu près incompréhensible les délices du breakfast à la hollandaise, à base de patates douces et de ragoût de haricots rouges. Vexé que son client se contente de café et de toasts. Quelques gouttes de pluie suintaient du ciel plombé et la température avoisinait 35 degrés, avec bien entendu 100 % d’humidité. C’était la petite saison sèche, un répit dans ce merveilleux climat. Malko regarda l’iguane repasser, le ventre plein, la queue verticale et se leva. Il était plus que temps de se mettre à travailler. Si les Hollandais avaient de bonnes informations, il restait exactement huit jours avant l’exécution de Julius Harb.
Finalement, l’unique DC 8 des Suriname Airways n’était jamais parti d’Amsterdam. Il manquait une petite pièce prétendument essentielle à l’un des réacteurs et le temps que les Surinamiens la trouvent d’occasion, il aurait plus vite fait de prendre le bateau… Les computers de la Company s’étaient aussitôt mis à ronronner et le souriant Frederick LeRoy lui avait trouvé une merveille, le jour même : un Miami-Georgetown-Paramaribo sur les Guyana Airways, autre fleuron de l’aviation commerciale tropicale. Seul hic : il était trop tard pour l’attraper sauf en prenant le Concorde Paris-New York. Les Services hollandais avaient donc cassé leur tirelire et Malko avait repris le premier Air France pour Paris. Du coup, en avance il avait loué chez Budget une Mercedes pour aller faire son shopping rue du Faubourg-Saint-Honoré et ensuite, il s’était détendu pendant trois heures et demie au-dessus de l’Atlantique, arrivant frais comme un gardon à Kennedy Airport pour replonger sur Miami. Son vol des Guyana Airways n’avait que quatre heures de retard, ce qui était somme toute raisonnable. Il avait occupé des « First » symboliques avec un jeune Noir très bien habillé auquel tout l’équipage manifestait une grande déférence. Ils se partagèrent l’unique Pepsi Cola et les sandwiches sous plastique des premières. L’arrivée en pleine nuit à Zanderij, l’aéroport de Paramaribo avait été particulièrement sinistre. Des projecteurs blafards éclairaient une banderole annonçant : « Welcome to Revolutionary Surinam ». Probablement à l’intention d’un jet libyen parqué sous la garde de deux soldats. Pas de problèmes à l’immigration. N’ayant aucun service consulaire en Europe, le Surinam n’exigeait pas de visa. Malko ayant déclaré venir acheter du riz, il était passé comme une lettre à la poste. Des soldats, Uzi au poing, rôdaient dans la petite aérogare, scrutant les arrivants d’un air agressif. La chaleur, bien qu’il soit cinq heures du matin, l’avait frappé comme une gifle.
Tandis que le taxi fonçait sur la route rectiligne et déserte taillée en pleine jungle, il avait baissé la glace pour laisser le vent tiède lui fouetter le visage. Pas une lumière. Le couvre-feu vidait tout de minuit à quatre heures. Son chauffeur restait muet. Ils avaient mis plus d’une heure pour parcourir les quarante-sept kilomètres séparant Zanderij de Paramaribo, sans voir âme qui vive. Après deux heures de sommeil, Malko s’était relevé pour aller louer une voiture chez le correspondant de Budget. L’Hindou souriant qui lui avait remis les clefs d’une Colt Mitsubishi toute neuve l’avait averti en mauvais anglais :
— Faites attention. Le soir, après onze heures, ils tirent facilement. On se retrouve plein de trous. Roulez doucement et n’allez pas près de la caserne Memre Boekoe.
Encourageant.
— Comment ça va ici ?
Le loueur de voitures avait secoué la tête.
— Mal, très mal. Ce sont des sauvages, ils tuent tout le monde. On ne sait pas comment ça va finir. Pourtant, nous étions bien tranquilles.
Pas la moindre idée de révolte. Il faut dire que le Surinam n’était pas vraiment une nation, mais un conglomérat de Chinois, de Créoles, d’Hindous et d’Indonésiens, saupoudrés de Hollandais, ce qui donnait aux habitants toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Des commerçants et de paisibles fermiers peu portés à la lutte politique. La Hollande avait abandonné à l’Indépendance son petit territoire sans rechigner, mais sans illusions. L’avenir devant dépasser les prévisions les plus pessimistes…
Malko sortit sous l’auvent du Torarica, et se mit au volant de sa Colt.
Après l’hôtel, la route suivait la berge du fleuve, large de plus d’un kilomètre. Malko eut beau faire attention, il se retrouva très loin, ayant dépassé David Simonsstraat, avenue longeant un canal très visible sur son plan, mais invisible dans la réalité. Ce n’est qu’après une demi-heure de recherches qu’il eut la clef du mystère : sur sa carte, la voie d’eau venait jusqu’au fleuve, mais, en fait, elle était dissimulée par un remblai… Enfin, il déboucha dans Axwijkstraat, allée sinueuse bordée d’élégantes villas. Il s’arrêta devant le 50, poussa la grille du jardin et monta un escalier extérieur menant à une terrasse. Il n’y avait qu’une personne, dans un grand fauteuil d’osier. En face d’une table basse ornée d’un grand bouquet de fayalobi, la fleur symbole du Surinam.
Même s’il n’avait pas vu une photo de Cristina Ganders, il aurait su qu’il s’agissait d’elle. Les seins jaillissaient trop du décolleté carré, le nez était trop impertinent, la bouche trop grande. Elle l’accueillit d’un sourire à effacer les sept péchés capitaux, un verre de scotch à la main.
— Mijnheer !
Dans sa bouche, même le néerlandais sonnait harmonieusement.
— Je suis un ami de Bernardt, d’Amsterdam, dit Malko.
Un éclair passa dans les yeux marron de la belle créole et elle se leva, révélant un corps un peu lourd serré dans la robe de toile verte. De hauts talons la grandissaient encore. Elle ne portait pas de soutien-gorge et les pointes de ses seins se dessinaient sous la toile comme de gros crayons. Son regard détailla Malko avec une lueur gourmande.
— Asseyez-vous, dit-elle, je vous attendais. Bienvenue au Surinam.
D’autorité, elle lui servit un J & B.
— Je suppose que vous voulez contacter Herbert ?
Au moins, elle allait droit au but.
— Exact, dit Malko. Y a-t-il du nouveau sur Julius Harb ?
— Rien, dit-elle, il est toujours au secret à Memre Boekoe. Ils doivent l’exécuter dans huit jours… Pour Herbert, vous allez dans Neumanpad, en ville. Il y a un bar, le Popenkast. Dites à Éric, le barman, que vous avez un message pour Herbert, de ma part. Il le contactera. C’est un gros type roux, barbu.
— Parfait, dit Malko.
Elle regarda sa montre, et dit avec un sourire :
— Je vais être obligée de vous mettre dehors, mon Jules va arriver d’une minute à l’autre. Mais nous pouvons dîner ensemble demain soir.
— Avec plaisir, dit Malko.
— Très bien. Venez me prendre vers huit heures. C’est une party. Si c’est ennuyeux, on s’en ira. Mais vous savez, ici, il faut se coucher à minuit, depuis que ces cons sont au pouvoir. À propos, comment vous appelez-vous ?
— Malko Linge.
De nouveau l’étincelant sourire flasha :
— OK, Malko, à demain. Après un court silence elle ajouta : Faites attention à Herbert. Ceux qui le connaissent l’ont surnommé le Smiling Cobra[10].
Il lui baisa la main et elle en parut ravie. De la terrasse, elle le regarda partir, son verre à la main. Tout à fait le genre de femme que tout homme normal rêvait de mettre dans son lit. Apparemment, elle en avait contenté quelques-uns déjà. Il regagna la route longeant le fleuve, direction le centre de Paramaribo.
Bizarrement, au Surinam, on conduisait à gauche, comme en Angleterre. La circulation n’était pas facilitée par des nuées de cyclistes roulant avec une sage lenteur sur de hautes machines uniformément noires.
Il déboucha sur la place où se trouvait le ravissant palais présidentiel, édifice propret de style colonial dominé par une forêt de palmiers royaux. Sur sa gauche, derrière le casque jaune d’un policier militaire, Malko devina un bâtiment massif de briques rouges construit en bordure du fleuve, Fort Zeelandia, présentement QG de la Révolution. Là où devait être exécuté l’homme qu’il allait essayer de sauver : Julius Harb.
Il continua sur Waterkant, bordé de charmantes masures de bois, longeant le fleuve qui enserrait la ville dans sa boucle comme un monstrueux anaconda marron, presque vide de bateaux. À un kilomètre, sur l’autre rive, la jungle arrivait jusqu’à l’eau, coupée de rares trouées. Pas de pont. Mais seulement un bac où on faisait la queue des heures dès le vendredi soir pour rejoindre la route de Cayenne.
Il s’arrêta en face de la poste et consulta son plan. Le centre ville était un labyrinthe de sens uniques. Paramaribo était loin d’être laid, mélange de Bangkok et de Disneyland, à cause des canaux innombrables et des petites maisons de style colonial avec leurs colonnes blanches briquées comme des vaches hollandaises. À côté de Cayenne, c’était le paradis. On comprenait que les bagnards soient venus s’y réfugier. Encore deux cents mètres, et il tourna à droite, s’enfonçant dans les rues étroites bordées de maisons de bois. Pas un policier en vue. Le calme plat. Des filles ravissantes traînaient sur tous les trottoirs, mélange de sang chinois, hindou, et créole, alanguies, sensuelles, le regard lourd, conquises d’avance. Neumanpad était une petite rue calme, presque sans circulation. Une enseigne pendait au-dessus du Popenkast.
Il pénétra dans un bar, prolongé par une tonnelle intérieure. Il n’y avait que des clients blancs et le barman, un énorme rouquin à la panse impressionnante, n’avait sûrement pas une goutte de sang noir. Deux filles, très blondes, étaient encadrées par des malabars, probablement hollandais. Les conversations s’arrêtèrent quand Malko entra. Visiblement, on n’aimait pas les étrangers dans cet endroit. Il s’assit à un tabouret au bar et le rouquin s’approcha aussitôt.
— Mijnheer ?
— Un Tom Collins.
Le barman secoua la tête, d’un air dégoûté.
— Ici, pas de cocktails… Rhum ? Scotch ? Bière ?
— Rhum, dit Malko.
Les conversations reprirent. Ses cheveux blonds et ses yeux dorés semblaient avoir rassuré les autres clients. Il examina les lieux, de grands ventilateurs brassaient un air torride et humide. Une des filles se faisait pétrir la cuisse par son voisin. Tous buvaient de la bière. Le barman renouvelait sans cesse les consommations. Malko profita d’un moment de calme pour lui faire signe.
— J’ai un message pour Herbert Van Mook.
— Ja ? fit l’autre. Il est pas là.
— C’est urgent, continua Malko d’une voix douce. De la part de Cristina. Il faut que je le voie.
— Je sais pas où il est.
Malko planta ses yeux dorés dans les siens.
— Je ne vous le demande pas. Je repasserai ce soir.
Il glissa de son tabouret, laissant un billet de cinq florins. Le barman fit le tour et le rattrapa sur le pas de la porte. Il dominait Malko d’une bonne tête.
— Eh, qui vous êtes ?
Malko le toisa avec un sourire amusé.
— Je ne crois pas que ce soit vraiment votre problème, dit-il.
Médusé, le rouquin le regarda remonter dans sa voiture. Malko repartit, après avoir étudié le plan de la ville. Celle-ci était finalement très étendue, ne se composant pratiquement que de maisons noyées dans une végétation luxuriante. L’influence des Hollandais se faisait encore sentir : tout était propre, les maisons entretenues, les gens bien habillés. Il chercha d’abord à regagner la place de la Présidence, passa devant une mosquée en construction, jouxtant une synagogue, puis émergea dans Gravenstraat, la plus longue rue de Paramaribo, bordée de différents ministères, en sens unique vers le fleuve.
Toujours aucun policier en vue. Mais sur tous les murs étaient collées des affiches représentant deux poings serrés émergeant d’un Surinam grossièrement dessiné. Le texte exhortait la population à repousser les mercenaires qui s’apprêtaient à envahir le pays afin de détruire la Révolution !
Une brusque averse se déclencha et s’arrêta presque aussitôt.
Malko passa devant la vieille cathédrale et le ministère de la Police pour déboucher en face du palais présidentiel gardé par deux soldats casqués armés de USM 1. Il gara sa voiture en face d’une maison effondrée et traversa à pied l’esplanade où étaient réunis les drapeaux des pays représentés au Surinam. Cela ne faisait pas grand monde.
Une construction blanche se dressait entre la rivière et Waterkant. Le sentier menant au fleuve était barré d’une pancarte « Forbidden » et gardé par un soldat. Il aperçut, à quai, une canonnière aux canons bâchés. Impossible d’approcher Fort Zeelandia par le fleuve. Il contourna à pied la construction blanche. Tout de suite après, il y avait une baraque en bois de la police militaire et des policiers en casque jaune gardaient les accès de l’ex-musée, dont on apercevait les briques rouges à travers les arbres. Malko s’arrêta quelques instants. Un mirador de fortune avait été édifié sur le chemin de ronde, d’où dépassait le canon noir d’une mitrailleuse lourde… Du côté du fleuve, c’était un mur abrupt de dix mètres de haut. Difficile d’entrer par surprise… Il revint à sa voiture, repartit le long du fleuve jaunâtre qui coupait le pays en deux. Au milieu émergeait la carcasse rouillée d’un vieux croiseur allemand qui s’était sabordé durant la Première Guerre mondiale, maculée de slogans révolutionnaires.
Le courant semblait remonter à l’envers : la marée !
Aucun Blanc dans les rues. Par contre, toutes les teintes du bistre étaient représentées. Malko se perdit dans un quartier coupé de profonds canaux et semé de mosquées comme l’Arabie Saoudite. Les Hindoustanis, entassés à quinze dans de petites maisons proprettes. Pas un soldat, ni un policier. De temps à autre, un petit bâtiment sur pilotis portant l’inscription « Politie Post Huis[11] ».
La ville respirait le calme et la prospérité. Pas du tout ce qu’il s’était imaginé. Et pourtant, deux mois plus tôt, toute l’opposition avait été sauvagement assassinée en une seule nuit. Il continua vers le sud et, soudain, aperçut sur sa droite des ruines noircies entourant une haute antenne de radio. Il stoppa. Les gens passaient sans regarder. Il avait devant lui un des deux postes de radios détruits par les automitrailleuses du colonel Bouterse, le 8 décembre. Tout avait brûlé. Il revint au Torarica en se perdant dix fois. La combinaison des canaux et des sens uniques faisait de Paramaribo un inextricable dédale.
L’hôtel était toujours aussi désert. Malko souffla d’aise en retrouvant la climatisation et vida la moitié d’une bouteille de Contrex. Il préférait attendre que la nuit tombe avant de repartir à l’assaut.
Malko repéra sur le plan l’adresse de Harvey Granoost et se mit en route. La nuit venait de tomber et les panneaux des rues étaient peu lisibles. Il tourna en rond pendant vingt minutes, se retrouvant toujours devant le même canal rectiligne. Des gosses interrogés ne savaient rien. Finalement, ses phares éclairèrent une pancarte délavée pendant verticalement : Eldoradolaan.
Tout un programme ! C’était presque un sentier, sans asphalte. Le numéro 16 était comme ses voisines une maison sur pilotis de bois au milieu d’un jardin. Pas de lumière. Malko entra et inspecta le rez-de-chaussée. Pas âme qui vive. Ce n’était que des entassements de caisses et de vieux meubles. Il s’engagea dans un escalier extérieur montant à une galerie, frappa à plusieurs portes et finalement, colla son visage à une des ouvertures. Une rangée de machines à sous s’alignait devant lui. Ce ne pouvait pas être là. Bizarre, l’adresse était pourtant la bonne. Il essaya encore une porte et celle-ci s’ouvrit enfin. Pénétrant dans un couloir, il passa devant deux chambres où se trouvaient des affaires en désordre, guidé par un bruit d’eau. Il appela :
— Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse. Le bruit d’eau s’arrêta d’un coup. Il n’eut pas le temps de se poser de questions. Une porte s’ouvrit et il se trouva nez à nez avec une fille brune, nue comme un ver, qui s’immobilisa avec une exclamation terrifiée.
Déjà, elle tournait les talons, lui offrant le spectacle d’une croupe callipyge et d’une taille incroyablement mince. Malko ne savait plus où se mettre. Si ses ancêtres l’avaient vu ! L’inconnue réapparut quelques secondes plus tard, drapée cette fois dans une serviette rouge, et l’interpella d’une voix furibonde :
— Qu’est-ce que vous faites ici ? Qui êtes-vous ?
— Je cherche Mr. Granoost, dit Malko. J’ai frappé et appelé, mais…
— Mr. Granoost est au Venezuela, dit la fille, un peu radoucie, vous ne le saviez pas ?
Ça commençait bien.
— Quand revient-il ?
La fille se dérida un peu plus.
— Jamais ! Il a dû passer le fleuve en cachette, les militaires le cherchaient pour l’arrêter. Il paraît qu’il a comploté contre la Révolution… Ils sont venus ici et ils ont tout fouillé…
De mieux en mieux. Devant l’air désolé de Malko, l’inconnue proposa :
— Je peux quand même vous offrir un verre…
Malko la suivit dans une grande pièce bizarre, aux murs tapissés de machines à sous. On se serait cru dans un casino. Un magnétoscope Akaï couplé à une télé avec des piles de vidéocassettes occupait un coin du bar. L’inconnue mit un disque et ouvrit un bar.
— Je n’ai que du Pepsi, du Gini et du rhum, annonça-t-elle. Il n’y a pas longtemps que je suis là. Mr. Granoost m’a demandé d’habiter son appartement pour qu’on ne le cambriole pas, mais c’est un peu effrayant d’être toute seule dans cette grande maison… Je crois que je vais retourner à l’hôtel.
— Que faites-vous à Paramaribo ? demanda Malko.
Elle soupira, après avoir goûté à son rhum.
— Je me le demande ! J’ai divorcé à Rotterdam et on m’a offert un job ici, dans une compagnie de bauxite. Seulement, l’ambiance a changé, les gens ont peur, il y a le couvre-feu et cette chaleur effroyable. Et puis, pour une femme seule ce n’est pas facile. Tous les Surinamiens se demandent ce que je fais ici et pourquoi je n’ai pas un homme. (Elle rit.) Je ne peux quand même pas coucher avec n’importe qui pour leur faire plaisir.
— Certes non, approuva Malko. Comment vous appelez-vous ?
— Greta Koopsie. Et vous ?
— Malko Linge. J’achète du riz…
Elle tira la serviette sur ses cuisses nues et soupira.
— Je ne vais pas pouvoir rester longtemps avec vous, j’ai un rendez-vous. J’espère qu’ils ne vont pas me sauter dessus. Tous ces Hindous ne pensent qu’à faire l’amour. Alors, la plupart du temps, je passe mes soirées à regarder des vieilles cassettes sur l’Akaï.
— Quand on vous voit, on ne peut pas vraiment les blâmer, dit galamment Malko.
Greta Koopsie rougit.
— Ce n’est pas parce que vous m’avez vue tout à l’heure… Moi, cela ne me manque pas. Je fais du jogging tous les matins…
Malko se leva, détaillant le corps sous la serviette et se pencha sur sa main.
— Cela ne fait pas travailler les mêmes muscles… À bientôt, peut-être.
Une énorme araignée se pavanait sur le capot de sa voiture. Son meilleur échelon de secours s’étant volatilisé, il devait plus que jamais se reposer sur le voyou préféré du colonel de Vries.
Le bar était vide, à part un livreur en train de trimbaler des caisses. Le gros barman rouquin sirotait une bière. Apercevant Malko, il se dressa aussitôt et fit le tour du comptoir. Il baissa la voix comme si on avait pu les entendre.
— Herbert vous attend au Parbo Inn. Juste à côté. Excusez-moi pour ce matin.
Il dégoulinait de componction. Malko remercia, ressortit et examina la façade du Parbo Inn. Une musique disco s’en échappait, bruyante et syncopée. Il monta les quelques marches. Des lampes diffusaient une lumière tamisée. La petite salle était vide, mais quelques clients étaient alignés devant un bar en acajou. Un barman à la barbe noire, au type nettement pakistanais, n’arrêtait pas de jongler avec les bouteilles. Malko avança et vit tout de suite un dos énorme. La glace du bar lui renvoya le visage de la photo vue à Amsterdam. La moustache blonde, tombante et fournie, la gueule de mac plutôt sympa, vulgaire, la terreur des plages. Un de ses bras était posé autour de la taille d’une fille, dont Malko ne voyait que les cheveux frisés. Une créole.
Herbert Van Mook se retourna. Son regard parcourut Malko et sans un mot il glissa de son tabouret. Une bête. La chemise ouverte jusqu’à la taille découvrait des pectoraux velus, un plexus sculpté de muscles, comme les avant-bras énormes et le cou épais de taureau. Un jean serré tenu par une ceinture de cow-boy et des bottes complétaient le tout. Le vrai aventurier. S’il n’y avait pas eu une lueur veule et fugitive dans les beaux yeux bleus, il aurait été tout à fait sympathique. Il se pencha vers Malko.
— C’est vous le copain de Cristina ?
— Oui.
La fille avait pivoté sur son tabouret, révélant une jupe en denim fendue devant, jusqu’à l’ombre du ventre, un visage sensuel et doux avec de grands yeux très écartés de biche candide et des lèvres pulpeuses. Elle était très jeune, pas plus de dix-huit ans. Son regard interrogateur se posa sur Malko. La patte énorme de Herbert Van Mook agrippa sa cuisse, la maintenant sur le tabouret.
— Tu restes là, Rachel.
Suivi de Malko, il se dandina jusqu’au fond de la salle déserte où les rejoignit le barman barbu.
— Deux bières, Ayub, commanda-t-il d’autorité.
Malko attendit que le barman soit parti, étudiant le personnage. Seuls les yeux inquiétaient vraiment, puis une certaine nonchalance affectée. Le Hollandais sourit :
— Première visite à Paramaribo ?
— Oui.
Van Mook hocha la tête.
— Avant, c’était plus marrant. Avec ces chiens, on peut plus rien faire. Je vais me tirer. Seulement, tant que je peux faire un peu de blé…
Encore un homme de cœur… D’autres clients étaient entrés et la musique jouait encore plus fort. Van Mook se pencha vers Malko.
— Vous pouvez parler, dit-il, ici, nous sommes entre nous. Cristina m’a dit que c’est du sérieux.
— Très, dit Malko. Il paraît que vous êtes le seul homme à Paramaribo à pouvoir m’aider.
Herbert Van Mook ne broncha pas, serrant son verre dans ses énormes pattes.
— Ça dépend, fit-il. De quoi s’agit-il ?
— De faire sortir quelqu’un du pays, dit Malko.
Van Mook eut un sourire sans joie.
— Vous n’avez pas besoin de moi, pour ça. Si vous savez nager, le Maroni n’est pas large. Sinon, n’importe lequel bushnegro vous passera pour dix florins…
— Oui, remarqua Malko, mais celui qu’il faut faire sortir n’est pas en liberté…
— Ah…
Il fit jouer les muscles de ses épaules, et but un peu de sa bière.
— Où est-il ?
Malko leva les yeux sur lui, candide.
— À la caserne Memre Boekoe.
— Eh !
Lentement, Herbert Van Mook tira un paquet de cigarettes de la poche de sa chemise et en alluma une sans en offrir à Malko. Ses yeux avaient changé d’expression, mais il était toujours impavide. Doucement, il remarqua :
— Vous avez vu Memre Boekoe ? Pour entrer, il faut déclencher une petite guerre. Je n’ai plus l’âge. Vous avez amené du monde avec vous ?
— Non, dit Malko, je compte sur vous…
Cette fois, un sourire fin éclaira les traits du Hollandais.
— Je vois que mes compatriotes ont gardé un bon souvenir de moi. Seulement, pour attaquer la caserne, il faudrait cinquante types. Si on en trouve cinq ici, c’est le bout du monde. Je ne parle pas du matériel…
— Je n’ai pas dit qu’il fallait attaquer la caserne, corrigea Malko. Il y a une solution plus facile, mais de toute façon, il faudra une opération commando pour neutraliser un détachement militaire. On m’a dit que cela ne vous ferait pas peur.
— Ce n’est pas une question de peur, fit froidement le Hollandais. Je ne suis pas barjo. C’est des bougnoules, mais ils tiennent le pays et ils ont des armes. Le risque n’en vaut pas la chandelle.
Il demeura silencieux un moment, puis ajouta à voix encore plus basse :
— C’est Harb que vous voulez faire sortir, hein ?
Malko ne répondit pas, gêné. L’autre haussa ses monstrueuses épaules.
— De toute façon, je m’en fous. Ce n’est pas mon problème et je ne vais pas aller leur raconter. Ils m’ont assez fait chier comme ça. Maintenant, écoutez, si vous sortez tout seul Harb de Memre Boekoe, on peut s’arranger pour lui faire quitter Paramaribo.
Il comprenait vite.
— Comment savez-vous qu’il s’agit de Julius Harb ? demanda Malko.
Herbert Van Mook exhiba des dents de play-boy.
— On peut pas se tromper, c’est le seul qui est encore vivant. Mais dépêchez-vous, ils vont le couper en morceaux… Il leva le bras.
— Rachel !
La jeune créole glissa de son tabouret et vint vers eux d’une démarche languissante, ses yeux posés sur Malko, l’air enfantin et salope à la fois. Elle s’assit et sa jupe remonta sur ses cuisses bronzées. Malko était déçu. Herbert venait de refuser le contrat.
— Faudra venir visiter ma ferme, proposa le Hollandais, il y a des petites bêtes amusantes. Sans compter Rachel.
Furieuse, Rachel le pinça et en retour, il fourra la main sous sa jupe. Au moins, leurs rapports étaient clairs. Puis il l’attira sur ses genoux et elle se laissa aller contre lui, fixant toujours Malko.
— Rachel est amoureuse d’un…, commença le géant, égrillard.
Il ne put pas continuer. La jeune fille lui donna un coup de poing sur la bouche, puis le mordit tout à coup au sein. Herbert poussa un rugissement et se secoua comme un animal blessé, repoussant la jeune fille qui tomba à terre, exhibant son entrejambe brun.
— Kattekop ! Monketee[12] !
Il se massait le sein où on voyait nettement les traces des dents de Rachel. Celle-ci se releva et lança à voix basse :
— Ouwe hoeren[13] ! Je ne suis pas amoureuse.
Prenant Malko à témoin, Herbert Van Mook fit :
— Non, mais vous avez vu, elle m’a mordu ! Bon, t’es pas amoureuse, tu te le fais, c’est tout.
Furieuse, la fille regagna son tabouret et croisa les jambes d’une façon provocante sous le regard allumé du barman pakistanais. Malko sauta sur l’occasion.
— Monsieur Van Mook, fit-il, il y a un élément que je ne vous ai pas encore donné. Cela pourrait peut-être vous faire changer d’avis. Si vous acceptiez de collaborer à l’évasion de Julius Harb, vous recevriez en échange cinquante kilos d’or sous la forme de quatre barres de douze kilos et demi chacune. Ce qui, à la valeur d’aujourd’hui, doit faire environ six cent mille dollars. Bien que vous puissiez les convertir dans la monnaie de votre choix…
Malko ne quittait pas des yeux son vis-à-vis. Il eut l’impression que ses prunelles se rétrécissaient soudain comme celles d’un chat.
Des muscles roulèrent sur ses bras. Apparemment calme, Rachel quitta son tabouret et s’approcha du Hollandais, posant une main sur sa nuque. Herbert Van Mook lui jeta :
— Trek je maar af[14] ?
Dès qu’elle eut regagné le bar, il se pencha à travers la table et demanda d’une voix basse, croassante, avide :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’or ?