Chapitre II

Malko balaya du regard le hall de l’hôtel Krasnapolski assombri par les vieilles boiseries et les éclairages tamisés. De splendides tableaux tapissaient les murs. L’ameublement évoquait plus un château bien entretenu que le meilleur hôtel d’Amsterdam. Il se dit avec un petit serrement de cœur que son château de Liezen n’atteindrait jamais ce standing.

Le 737 d’Air France venait de le déposer à Schiphol. À Paris, il avait eu le temps de déjeuner chez Maxim’s au Dom Pérignon avec une ancienne flamme, ce qui l’avait mis d’excellente humeur. Il aperçut dans la pénombre un bras qui s’agitait, puis un homme jeune se leva vivement et vint lui serrer chaleureusement la main.

— Vous avez fait bon voyage ? Pas trop fatigué ?

Frederick LeRoy ne paraissait pas ses trente-cinq ans. C’était un des meilleurs chefs de station de la Central Intelligence Agency, sans arrêt sur la brèche, un éternel sourire aux lèvres, distillant la bonne parole avec un léger accent bostonien. Un peu voûté, son œil frisait et rien ne semblait lui échapper. Malko l’avait déjà rencontré à plusieurs reprises à Washington, avant son affectation en Europe. C’était un des poulains de David Wise, l’ancien patron de la Division « Cape et Épée » de la CIA et, à ce titre, il jouissait de toute la sympathie de Malko.

— Venez, dit-il, je vais vous présenter.

Ils gagnèrent une table, dans l’angle du grand salon où se trouvaient deux hommes. Un géant blond aux yeux d’un bleu de porcelaine se leva pour accueillir Malko.

— Le colonel de Vries. Le capitaine Rusland, annonça le jeune Américain. Prince Malko Linge.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, dit l’officier supérieur. Je suis très heureux que vous ayez accepté cette rencontre.

Il parlait anglais lentement, avec un accent prononcé, les yeux plongés dans ceux de son interlocuteur. Le capitaine, au teint étrangement pâle, lui serra la main sans rien dire, intimidé. Malko savait que le colonel était le chef du Service Action hollandais, en poste depuis trois ans. En dépit de leur petit pays, les Hollandais étaient des gens plus que sérieux et Malko le savait.

Le chef de station de la CIA à Vienne s’était montré très évasif sur son voyage à Amsterdam. Il s’agissait seulement d’une « consultation ». Malko commanda une vodka à un garçon rouge comme un gouda et les quatre hommes demeurèrent seuls dans le coin du salon désert. Frederick LeRoy se frotta les mains d’un air ravi et demanda à Malko d’un ton enjoué :

— Avez-vous entendu parler du Surinam ?

— C’est l’ancienne Guyane hollandaise, en train de basculer dans l’orbite cubaine à la suite d’un coup d’État, dit Malko. J’ai lu ça dans les journaux.

— Tout à fait exact, approuva le colonel de Vries. Il y a eu un premier coup d’État en 1980 fomenté par seize sergents de l’armée. Puis une succession de secousses qui ont mené au pouvoir l’un d’eux, Desi Bouterse. Celui-ci est en train de s’aligner complètement sur les positions cubaines, après avoir écrasé dans le sang toute opposition.

— Vous n’avez rien pu faire ? demanda Malko.

Le Hollandais leva les yeux au ciel.

— À l’ouest, il y a le Guyana, ils sont encore plus à gauche, à l’est la Guyane française. Les Français ne veulent se mêler de rien. Le Brésil et le Venezuela sont trop loin. Alors, les Surinamiens fuient leur pays. Le tiers est déjà ici.

— Ça fait combien ?

— Cent vingt mille personnes environ.

Frederick LeRoy pencha la tête de côté.

— Le colonel de Vries oublie de vous dire que tout espoir n’est pas perdu. Il y a encore un opposant de taille au Surinam : le sergent Julius Harb ; co-organisateur du premier coup d’État.

Sans un mot, le jeune capitaine ouvrit un attaché-case et poussa une photo vers Malko. Un créole en tenue de combat, un béret de para sur le crâne. Quelques cheveux crépus dépassaient du béret, la main posée martialement sur une Uzi. Il avait des traits réguliers et une curieuse moustache surmontant seulement les commissures des lèvres. Plutôt une tête de bon élève que de putschiste. Malko ne voyait pas où voulaient en venir ses interlocuteurs.

— Tous les espoirs sont donc permis, dit-il.

Le colonel de Vries secoua la tête, posant un index rose sur la photo.

— Non, dit-il. Cet homme est emprisonné et condamné à mort.

— Où ? demanda Malko, intrigué.

Le Surinam se trouvait à dix mille bons kilomètres de la Hollande.

C’est Frederick LeRoy qui répondit :

— Au secret dans une caserne de Paramaribo, la capitale du Surinam. Toutes les interventions pour le faire libérer ont échoué. Le clan cubain veut sa peau, parce qu’il est le seul à présenter une menace pour eux, à cause de sa popularité dans l’armée. Nos amis hollandais l’ont pressé de quitter le pays, mais il ne les a pas écoutés. Il pensait pouvoir faire évoluer le système de l’intérieur. Il a été arrêté il y a huit jours.

— Nous avons obtenu des informations selon lesquelles il doit être exécuté dans dix jours, continua le colonel. Par une source sûre.

Malko but une gorgée de vodka et fixa les yeux bleus porcelaine.

— Qu’attendez-vous exactement de moi, Colonel ?

L’officier supérieur hollandais échangea un bref regard avec Frederick LeRoy et laissa tomber placidement :

— Monsieur Linge, nous apprécierions beaucoup votre aide pour faire évader Julius Harb.

Un groupe vint s’installer à la table voisine, de vieux touristes cossus, qui se plongèrent aussitôt dans une conversation animée.

— En quoi puis-je vous aider ? demanda-t-il. Je suppose que vous devez être encore bien implantés au Surinam. Vous êtes mieux placés que quiconque pour monter une opération, si c’est réalisable. Je n’ai jamais mis les pieds au Surinam et je n’y connais personne.

Le colonel de Vries jeta un regard inquiet à Frederick LeRoy. Aussitôt l’Américain vola à son secours avec son sourire charmeur et sa voix douce.

— Je comprends votre surprise, dit-il. À vrai dire, c’était seulement pour bavarder avec vous de ce problème, sans engagement de votre part, que le colonel voulait vous voir.

» Le problème de Julius Harb est extrêmement important pour nos amis hollandais. Ils ont « démonté » presque tout ce qu’ils avaient à Paramaribo à cause des événements et…

Il s’arrêta. Malko le regardait ironiquement.

— Frederick, fit-il, qu’est-ce que vous voulez vraiment ? Don’t bullshit me, please.

Le colonel hollandais avait pris l’air très malheureux et le jeune capitaine, plus blanc que jamais, semblait ailleurs. Frederick LeRoy eut un petit rire satisfait et fixa Malko de ses grands yeux faussement innocents.

— Voilà, dit-il, il faut absolument sauver ce type. Nos homologues ne peuvent pas monter une opération de commando pour des raisons politiques et stratégiques. Nous ne sommes pas mieux placés qu’eux. Notre station de Paramaribo ne comporte aucune antenne « action » et se trouve sous la surveillance des Cubains. De plus, jamais Langley ne nous donnera le feu vert pour tenter quoi que ce soit. Il y a déjà assez de tirage avec le Salvador.

— Alors, qu’est-ce qu’il reste ? demanda Malko. L’Armée du Salut ?

Les yeux bleus du colonel ne cillèrent pas. Frederick LeRoy sourit.

— Nous cherchons un fou, dit-il. Quelqu’un qui veuille bien aller voir sur place si on ne peut pas tenter quelque chose avec des éléments locaux pour arracher Julius Harb à sa prison.

— Abonnez-vous àSoldier of Fortune[7] conseilla Malko. Il y a plein de mercenaires qui cherchent du travail.

— Ils ne sont pas sérieux, corrigea doucement le jeune Américain. Il faut un fou, mais aussi un vrai professionnel dans cette histoire pour avoir une chance sur mille de réussir. Monter une opération de commando avec des moyens matériels réduits, une logistique incertaine et une exfiltration très délicate, le tout dans un pays hostile avec des voies de communications très limitées, demande une grande expérience.

Un ange passa, battant de ses ailes noires. Il devait encore y avoir de la place dans les cimetières de Paramaribo. Le colonel de Vries en profita pour ajouter avec une certaine lourdeur :

— Je dois aussi vous préciser, Mr Linge, que je ne possède pas de budget pour cette opération.

— Enfin, le colonel veut dire qu’il peut seulement couvrir les frais de mission, corrigea Frederick LeRoy avec son sourire indestructible.

Dans cinq minutes, ils allaient le taper ! Malko hésitait entre le rire et l’agacement. La désinvolture apparente du jeune Américain contrastait avec la lourdeur angoissée du Hollandais. Le silence se prolongea. Frederick LeRoy sentit venir le dérapage et se hâta de le rattraper avec son habileté coutumière :

— C’est un service que je vous demande… personnellement. Je n’engage pas la Company. Nous ne pouvons rien vous offrir. Nous nous sommes creusé la tête sur cette histoire depuis une semaine et nous sommes arrivés à la conclusion que sans un homme comme vous, c’était fichu. Julius Harb passera à la casserole. Je ne vais pas vous donner des coups de pied. Il nous faut un chef de mission exemplaire, n’appartenant pas officiellement à un grand Service, habitué aux coups tordus et capable d’un acte gratuit dans tous les sens du terme.

Le colonel de Vries avait la tête penchée de côté comme s’il avait du mal à comprendre. Malko bouillait intérieurement. Ce petit salaud de Frederick LeRoy avec son air doux l’avait bel et bien piégé ! Bien sûr, il pouvait se lever et leur serrer la main en leur souhaitant bonne chance. Personne ne lui en voudrait et peu de gens le sauraient. Seulement, il y aurait quelques secondes difficiles pendant lesquelles il faudrait affronter le regard des deux hommes. Dur… Ensuite, il le sentirait posé dans son dos, tandis qu’il s’éloignerait. Même si on ne lui en reparlait jamais, toutes ces choses non dites changeraient quelque chose en lui. Il sentit soudain que le poids de quelques siècles d’atavisme était lourd à porter, mais qu’on n’y échappait pas. Le silence à la table se prolongeait, contrastant avec le ronron animé des voisins. Frederick LeRoy avait bien monté son coup. Une mission difficile, même très bien payée, cela peut se refuser. On donne un prix à sa vie.

Un service, cela ne se refuse pas.

Malko releva la tête, tombant sur le regard bleu impassible du colonel de Vries. Volontairement, il se tourna vers le jeune Américain :

— J’accepte, dit-il, à une condition. Que vous disiez à tout le monde que vous m’avez payé très cher. Surtout à Alexandra.

Frederick LeRoy eut un rire joyeux. Spontanément, le colonel de Vries lui tendit la main et serra la sienne à lui faire fondre les phalanges.

— Thank you, thank you very much.

Remerciements un peu prématurés.

— Allons dîner, fit Frederick LeRoy, toujours pragmatique.


* * *

La salle à manger presque vide du Krasnapolski faisait penser à Vienne avec ses abat-jour roses et ses lambris. Le dîner s’achevait sans qu’on ait abordé de sujets sérieux. Ils en étaient au café. Un vieux couple roucoulait à une table voisine. Sur un signe du colonel de Vries, le capitaine prit un dossier dans sa serviette. Malko n’en pouvait plus : caviar, chaud-froid de volaille, salade au foie gras, fromages, vacherin. Ils l’avaient gavé comme une oie ! Pour se rafraîchir les idées, il but un grand verre de Perrier.

Le colonel de Vries ouvrit le dossier avec un sourire qu’il voulait rassurant.

— Nous avons quand même un peu travaillé, annonça-t-il. En gros, voici la situation. Julius Harb est incarcéré à la caserne Memre Boekoe. Il doit être transféré à Fort Zeelandia, pour son exécution, dans dix jours. Il faut intercepter le convoi pendant le transfert.

— Pourquoi attendre le dernier moment ? demanda Malko.

— Parce qu’il faudrait beaucoup plus que les moyens que vous pourrez réunir pour attaquer Memre Boekoe.

— Êtes-vous sûr de la date, au moins ?

— Oui. Une « source » nous préviendra s’il y avait un changement. C’est peu probable. Il doit être jugé par un tribunal révolutionnaire qui se réunit le 20 mars. L’exécution suivra dans la nuit, comme toujours.

— Pourquoi pas à la caserne ?

— Harb y compte encore trop de copains.

Éberlué, Malko regarda le mince dossier d’objectif.

— Je ne peux pas agir tout seul, remarqua-t-il. Il faut plusieurs hommes, des armes, toute une logistique.

Le colonel de Vries approuva de la tête.

— Évidemment. Je pense avoir résolu cela, grâce à un soutien local.

Automate bien rodé, le capitaine fit apparaître une photo qu’il glissa vers Malko. Un colosse blond avec une moustache à la Gengis Khân, la chemise ouverte sur un poitrail d’orang-outang, les yeux enfoncés, les avant-bras tatoués.

— Herbert Van Mook ! annonça le colonel. Il a une petite affaire d’exportation d’animaux exotiques, près de Paramaribo. Installé au Surinam depuis cinq ans. Avant, il a fait quatre ans de prison chez nous pour hold-up. Ensuite, il s’est reconverti dans la drogue, puis a émigré en Colombie où il a exploité plusieurs maisons de passe. De là, il est venu au Surinam faire la même chose après avoir essayé vainement de monter un trafic de drogue. Nous pensons qu’il a abattu deux trafiquants à Medellin, à cette époque.

Malko avait beau savoir que les Services avaient parfois des contacts diversifiés, Herbert Van Mook dépassait la mesure.

— Pourquoi avoir choisi cet intéressant personnage ? demanda-t-il.

— Parce qu’il peut trouver les hommes et les armes nécessaires à l’opération. Ensuite, il a déjà « collaboré » avec nous une fois, sur le plan logistique, lorsque nous étudions un petit Kriegsspiel[8]. Il avait été efficace. D’autre part, il nous est amené par le meilleur HC[9] que nous ayons sur place et qui nous a affirmé qu’il était le seul possible pour un coup pareil. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de ce HC que vous le contacterez.

— Qui est-ce ?

— Voici, annonça le colonel de Vries.

Avec l’habileté d’un prestidigitateur, le capitaine fit apparaître une nouvelle photo. Surprise !

Une grande créole appuyée à un plongeoir, avec un maillot une pièce assez échancrée pour mettre en valeur une poitrine épanouie, de longues jambes et un sourire éclatant.

— Cristina Ganders est une métisse, elle a eu des aventures avec tout ce qui compte à Paramaribo. Depuis deux ans, elle est secrétaire à la Présidence, ce qui lui donne accès à beaucoup d’informations. Elle déteste le régime actuel et collabore avec nous depuis longtemps. Actuellement son amant en titre est un gros exportateur de riz d’origine indonésienne. Elle connaît tout le monde à Paramaribo, dans toutes les communautés. Ses contacts avec les militaires nous ont permis d’apprendre la date du procès de Julius Harb.

D’après la personnalité de Cristina, le terme « contacts » semblait particulièrement approprié…

Malko regarda longuement la photo. Il y avait de la malice dans les yeux et de la sensualité dans la bouche. Un bel animal. La photo redisparut dans l’attaché-case du jeune capitaine.

— Cette Cristina n’aura pas peur de se mêler à une histoire aussi dangereuse ?

— Elle est d’accord, affirma le colonel de Vries. Tout ce qu’elle souhaite, c’est venir vivre ici, en Hollande. Nous l’aiderons à trouver un travail intéressant.

— Excellent, approuva Malko, mais un peu juste…

Frederick LeRoy, tirant sur un énorme cigare, remonta aussitôt à l’assaut.

— Le colonel est certain que Herbert Van Mook sera en mesure de réunir un petit commando, affirma-t-il, et de quoi l’équiper. De plus, vous aurez un allié supplémentaire…

— Absolument, confirma le Hollandais. Ce n’est pas un HC mais il a toute ma confiance. Harvey Granoost, le directeur de l’hôtel Krasnapolski là-bas à Paramaribo, c’est la même chaîne. Il peut vous aider sur le plan logistique. C’est un ami personnel et vous pouvez vous recommander de moi. Il connaît aussi beaucoup de gens, mais sur un plan différent de Cristina Ganders, bien entendu.

— Bien entendu…, fit Malko.

À côté d’eux, le vieux couple d’amoureux se leva. Ils étaient les derniers dans la grande salle à manger. Sur un signe discret du colonel de Vries, le jeune capitaine posa une carte plastifiée sur la table. Malko se pencha. C’était le Surinam, la Guyane française et le nord du Brésil, jusqu’à Belem.

— Le plan que j’ai imaginé est assez simple, expliqua le colonel. Il y a toujours eu beaucoup de chasseurs et de prospecteurs de minerais au Surinam, aussi ce pays compte-t-il de nombreuses pistes d’atterrissage, maintenant peu utilisées. Nous en avons sélectionné une ici, à Pokigron.

Malko examina la carte. Pokigron se trouvait à l’extrémité sud-ouest d’un grand lac intérieur – la Van Blommestein Meer – à cent cinquante kilomètres au sud de Paramaribo.

— Supposons, dit le colonel de Vries, que l’opération ait réussi. En quelques heures, vous pouvez gagner Pokigron. Un homme comme Van Mook est très capable d’organiser ce repli. Ensuite, votre exfiltration en compagnie de Julius Harb se fera par air, à partir de Pokigron.

— Avec quel avion ?

— Un EMB 121 Xingu, du « Grapo de Transporte Especial » brésilien. Un petit bimoteur capable de se poser et de décoller d’une piste très courte et en mauvais état. Il lui faut au maximum cinq cents mètres pour atterrir et sept cents pour décoller. Juste ce qu’il nous faut. Je dois vous dire que les Brésiliens sont d’accord pour collaborer à cette petite aventure…

Malko s’en serait douté.

— D’où viendra ce Xingu ?

— De Macapá, une petite ville sur les bords de l’Amazone. Dans un premier temps, il se posera sur un terrain tout près de la frontière du Surinam, dans la Serra Tumucumaque, à cinquante milles à l’ouest de Talima. Une région totalement déserte. Ensuite, il aura moins d’une heure de vol environ jusqu’à Pokigron. De cette façon, à aucun moment, il ne survolera la Guyane française. Entre la frontière et Pokigron, il n’y a rien, c’est la forêt.

» La distance totale de Macapá à Pokigron est d’environ trois cents milles et le Xingu a un rayon d’action de mille six cents milles, avec une réserve de quarante-cinq minutes. C’est largement suffisant.

— Il sera piloté par des Brésiliens ? s’enquit Malko.

— Un Brésilien, corrigea le colonel, mais le second pilote sera quelqu’un de chez nous.

Malko regarda pensivement la carte. Sur le papier, tout paraissait toujours facile. Ensuite, c’était différent. Dans un plan comme celui du colonel de Vries, il y avait à peu près un million d’impondérables…

— Et les liaisons ? demanda-t-il.

— Tout passe par notre station de Paramaribo qui relaiera celle de Brasilia, en code bien entendu. Ensuite, c’est de la cuisine intérieure brésilienne. N’ayez crainte, l’avion sera là pour venir vous récupérer.

Une évidence frappa brusquement Malko comme un coup de poing : le colonel de Vries était en train de le mener en bateau.

— Dites-moi, fit-il, vous avez tout ce qu’il faut. Pourquoi avez-vous besoin de moi ?

Le colonel de Vries demeura quelques instants silencieux, puis une lueur joyeuse passa dans ses yeux bleus.

— Ah ! fit-il, je ne vous ai pas encore tout dit. Il y a une raison impérieuse à votre présence dans cette opération. Je dirais même que sans vous, elle ne pourrait avoir lieu.

Un maître d’hôtel s’approchait de leur table, poussant avec la componction d’un croque-mort un chariot surchargé de bouteilles. Il s’arrêta près de la table et Frederick LeRoy sauta sur cette occasion de détendre l’atmosphère. Penché vers Malko, il proposa avec un sourire gourmand et complice :

— Liqueur ?

Malko se demanda si son sourire s’effaçait jamais. Le jeune Américain avait déjà pointé l’index sur une bouteille.

— Un Gaston de Lagrange ? demanda-t-il.

Le colonel de Vries l’imita et bien entendu, le jeune capitaine. Pour ne pas être en reste, Malko, qui buvait rarement du cognac, prit aussi une larme de Gaston de Lagrange. Tandis que le maître d’hôtel s’éloignait, mission accomplie, les quatre hommes demeurèrent silencieux, réchauffant leurs verres. Malko se demandait ce que pouvait être le secret du colonel de Vries. L’alcool coula agréablement sur sa langue. Les Hollandais savaient vivre. Frederick LeRoy posa sur lui son regard cajoleur et vif.

— À propos, dit-il, il y a demain un vol des Suriname Airways à destination de Paramaribo. Si nous pouvions avoir tout mis sur pied d’ici là, ce serait bien. Il n’y a qu’un vol par semaine…

Malko esquissa un sourire ironique.

— Je suppose que vous m’avez déjà pris une réservation ?

Frederick LeRoy eut un petit rire agaçant.

— Pas la peine. Dans ce sens là, l’avion est à peu près vide.

Загрузка...