Chapitre VIII

Herbert Van Mook contempla avec stupéfaction Malko transformé en statue de latérite. Quant à la Mitsubishi, on aurait dit une termitière… On ne voyait même plus les glaces.

— Bon sang, d’où venez-vous ? demanda le Hollandais.

— De vérifier certaines choses, dit Malko. Et le résultat n’est pas brillant. Il y a longtemps que vous avez été à Pokigron ?

— Oui, pourquoi ?

— Le terrain est inutilisable, dit Malko. Maintenant, j’aimerais prendre une douche avant de faire le point.

Il avait préféré s’arrêter à la ferme de Van Mook afin de le mettre immédiatement au courant. Le Hollandais le suivit à l’intérieur, l’air soucieux. Rachel apparut en jean et s’illumina en voyant Malko.

— Montre-lui la douche et reviens me préparer un Tom Collins, lui jeta le Hollandais, visiblement d’une humeur de chien.

Rachel précéda Malko dans l’escalier, jusqu’à une salle de bains sommaire. Heureusement, la chambre était climatisée. Elle ouvrit la douche et lui adressa un sourire ravageur.

— Je vais brosser vos vêtements pendant que vous prendrez la douche.

Malko se déshabilla, suivi par le regard des étranges yeux écartés. Dès qu’il fut nu, Rachel s’approcha de lui, et sans un mot, commença à se frotter comme une chatte en chaleur. Une voix la fit sursauter.

— Rachel !

Herbert Van Mook s’impatientait. La jeune créole prit l’air boudeur d’une enfant privée de dessert, marmonna quelque chose, caressa brièvement Malko et sortit de la pièce, en emportant ses vêtements, se demandant pourquoi, brusquement, son amant n’était pas d’humeur partageuse.

Malko entra dans la douche et laissa l’eau tiède emporter la latérite en un ruisseau rouge.


* * *

— Le terrain de Drietabbetje est praticable, assura Herbert Van Mook. J’y suis encore allé il y a deux mois, récupérer des grenouilles chez les Indiens. Il n’a pas pu s’abîmer depuis. Évidemment, il est un peu plus court que Pokigron. La piste d’envol ne doit pas dépasser sept ou huit cents mètres. Il y a une mine de manganèse à côté et je sais qu’un avion assez gros peut s’y poser.

— Et la piste pour y parvenir ?

— Ça, c’est un autre problème, admit le Hollandais. Je ne l’ai jamais empruntée. Depuis le départ des Hollandais, elle n’a jamais été entretenue. Ce n’est sûrement pas brillant. Mais avec un véhicule à quatre roues motrices, on devrait passer.

— Vous en avez un ?

— Oui.

Rachel se balançait dans un hamac tendu à travers la véranda, en fumant une cigarette, lançant régulièrement un long regard intense à Malko. Frustrée.

— Combien de temps pensez-vous qu’il faudra à partir de Pokigron ?

Van Mook leva les yeux au ciel.

— Je n’en sais rien. Entre trois heures et trois jours. Il y a 120 kilomètres environ. Si on tombe sur un tronc d’arbre ou un pont emporté par une crue, on peut ne pas passer du tout. Mais je ne vois pas d’autre solution. Tous les autres terrains sont à portée des militaires et nous risquerions une interception.

» Il faudra emporter des vivres, des pelles, des machettes, de la pharmacie, des torches électriques. On devrait passer, nous débutons la petite saison sèche. Il faut espérer qu’il n’a pas trop plu dans ce coin-là.

Le Hollandais écrasa un moustique sur sa joue. C’était la mauvaise heure.

— En tout cas, continua-t-il, personne ne nous suivra là-bas, et j’ai résolu pas mal de problèmes aujourd’hui.

Il fit le point de son rendez-vous avec le Chinois propriétaire du « truck » et des informations glanées par Dutchie. Ce qui ne résolvait pas le problème numéro un.

Sans paraître s’en préoccuper. Van Mook poursuivait son rêve doré.

— Il suffira d’envoyer Dutchie récupérer les clefs quelques heures avant. Elle veut se le faire, et n’y verra que du feu. Quand elle s’en apercevra, le lendemain matin, nous serons loin.

Donc, au pire, pensa Malko, si le « truck » s’enlisait, ils pourraient continuer à pied. Évidemment, il faudrait abandonner l’or. Mais Julius Harb était plus important que les lingots de la Banque Centrale.

À son tour, il écrasa un moustique énorme sur sa main. Coûte que coûte, il fallait joindre Cristina, qu’elle transmette le changement de programme aux Hollandais. Pourvu qu’une raison technique n’interdise pas l’usage du terrain de Drietabbetje !

— À propos, demanda-t-il, avez-vous trouvé assez d’hommes ? Il en faut au moins cinq pour l’action proprement dite, plus un pour conduire le camion et un pour l’ambulance. Cela fait sept…

Herbert Van Mook compta sur ses doigts.

— Vous, moi, Tonton. Dutchie conduira l’ambulance et Tonton le bateau. Je pense avoir demain un type pour conduire le « truck », Selim. C’est lui qui fournira l’ambulance. Pour le vrai « travail », nous sommes déjà trois. Il en manque un. On m’a parlé d’un déserteur de la Légion Étrangère, qui a passé le Maroni. Il se planque quelque part en ville. Un gars comme ça ne refusera pas quelques milliers de florins. Seulement, il faut le mettre dans le coup à la dernière minute, sinon, il risque de nous balancer…

La lutte contre les moustiques devenait trop inégale. Malko se leva. Il avait hâte de voir Cristina Ganders et d’avoir le feu vert des Hollandais pour le plan bis.

— Nous ferons le point demain soir au Parbo Inn, dit-il. Il faut à ce moment-là que nous ayons tous les éléments.

Rachel glissa de son hamac et lui tendit une main molle et tiède comme un sexe. Par contre, la poignée de main du géant manqua lui arracher les doigts.

— Tout va bien se passer, assura-t-il avec un sourire rassurant.

The Smiling Cobra… Le tout était que ça s’arrange pour tout le monde…Les ultimes kilomètres jusqu’à Paramaribo semblèrent s’étirer indéfiniment. Malko passa au Torarica changer de vêtements, appela Cristina sans résultat et repartit. La villa de la jeune femme n’était pas éclairée et sa voiture n’était pas là. Il s’apprêtait à attendre quand une idée lui passa par la tête. Cristina était sûrement sortie dîner. Elle ne reviendrait pas tout de suite. Pourquoi ne pas tenter sa chance avec Greta Koopsie ? Elle habitait tout près.

Cinq minutes plus tard, il frappait à sa porte. Cette fois, elle n’était pas nue, mais drapée dans un ravissant sarong mauve. Le sourire de Malko dissipa sa légère appréhension.

— Je suis venu vous inviter à dîner, dit-il. Je n’avais pas votre téléphone.


* * *

Le New China ressemblait à un restaurant chinois comme le Liban ressemble à la France. Cependant la nourriture indonésienne déguisée en cuisine chinoise était mangeable.

Quelques instants de vraie détente pour Malko. Sa cavalière l’observait avec une curiosité qu’elle ne cherchait même pas à déguiser.

— C’est curieux, fit-elle rêveusement, je ne vous vois pas en train de vendre du riz…

— Pourquoi ? demanda Malko.

Greta Koopsie eut une moue dubitative.

— Je ne sais pas… Le feeling. Vos yeux. Votre allure. Vous semblez dangereux. Vous ne seriez pas un mercenaire comme Bouterse en voit partout ?

Son ton était à demi sérieux. Malko s’en inquiéta.

— Je vous promets que je n’ai pas de mitrailleuse dans mes poches, dit-il. Et que je n’ai pas l’intention de vous enrôler dans ma légion privée.

— Bon, soupira Greta, j’ai rêvé tout haut. Ramenez-moi, je dois encore me lever tôt.

Les rues de Paramaribo étaient désertes comme toujours le soir. Malko avait la tête ailleurs, obsédé par sa découverte de l’après-midi. Il avait surtout hâte de mettre la main sur Cristina, la seule à pouvoir transmettre le changement de programme aux Hollandais. Arrivé devant la porte de Greta, il se contenta de lui prendre la main et de la baiser. La jeune femme lui adressa un sourire ironique.

— Bravo, vous avez brillamment franchi votre examen de passage. Cela vous donne droit à un autre dîner.

Elle s’enfuit en riant, balançant ses hanches en amphore.

À peine eut-elle disparu que Malko fit demi-tour, en route pour la villa de Cristina. Toujours aucune lumière. Elle n’était pas rentrée. Sa Seiko-quartz indiquait onze heures et demie. Il décida d’attendre, ne voulant pas la joindre à son bureau.

À minuit moins dix, des phares illuminèrent l’allée. Malko se raidit. Pourvu que ce soit elle et qu’elle soit seule. C’était Cristina et elle était seule. Elle eut un petit geste de recul en voyant Malko surgir de sa voiture, puis éclata de rire.

— Vous m’avez fait peur ! Quelle bonne surprise.

Elle l’embrassa. Son haleine sentait le scotch. Elle n’avait sûrement pas passé la soirée à jouer aux échecs…

— Il fallait que je vous voie, dit Malko, c’est important.

— Montez.

Il la suivit, elle jeta son sac sur un fauteuil et, immédiatement, se servit un scotch pur. Malko lui résuma sa journée et le problème grave qui se posait. L’alcool ne semblait pas avoir trop obscurci ses facultés car elle réagit instantanément.

— J’aurai le contact demain, après mon travail, dit-elle. Eux travaillent par télex. Je pense que dès le soir, nous aurons une réponse. Mais c’est cette piste qui m’inquiète. Si vraiment elle n’est plus entretenue du tout, vous ne passerez pas, même avec quatre roues motrices. Il faudrait attendre la saison sèche.

— Tant pis, dit Malko, nous terminerons à pied s’il le faut.

Elle le regarda, avec un sourire admiratif.

— Bravo. J’espère que vous n’aurez pas à le faire. Je pense qu’il faut que vous preniez un battement de sécurité. Vous agirez de nuit. Donc, fixez le rendez-vous avec l’avion pour le surlendemain de la soirée où vous agirez.

C’était sensé. Malko approuva. Il se levait pour s’en aller lorsque Cristina poussa un cri.

— Lieve hemel[17] ! Il est minuit et quart.

Plus question de partir. Ce serait trop bête de se faire remarquer. Malko allait proposer de coucher sur le divan lorsque Cristina lui jeta un regard éloquent. Elle se leva, s’approcha et posa ses lèvres sur les siennes.

— Vous aviez un crédit depuis hier soir ! dit-elle.

Si jamais elle avait eu des inhibitions, l’alcool les supprimait totalement. Cinq minutes plus tard, ils se retrouvaient enlacés sur un grand lit protégé par une moustiquaire très romantique. Cristina fut nue en un clin d’œil. Gardant seulement ses escarpins blancs.

Elle vint s’agenouiller sur le lit en face de Malko, prit ses seins entre ses mains, les lui offrant et dit :

— Caresse-moi. Là.

Il effleura les pointes marron et dures. Cristina ferma les yeux, ses mains allèrent à sa recherche et entreprirent un massage très doux. Lui se mit à martyriser amoureusement ces extrémités vulnérables, les faisant rouler entre ses doigts. Cristina gémissait de bonheur. Craignant de lui faire mal, il relâcha sa prise. Aussitôt la voix rauque de la créole exigea :

— Plus fort, tu vas me faire jouir.

Se pliant à son caprice, Malko continua comme elle le souhaitait. Sa respiration haletante et les ondulations involontaires de son bassin exprimaient mieux que toutes les paroles le plaisir de Cristina. Finalement, elle poussa un cri étranglé, projetant sa poitrine vers Malko.

Puis, tout naturellement, elle se pencha et sa bouche l’emprisonna, continua l’œuvre de ses mains. Enfin, elle se releva et l’entraîna hors de la moustiquaire, en face d’une grande glace. Posant un pied sur le lit, elle attira Malko et parvint à se faire prendre debout, dans cette position inconfortable, le regard rivé à leur image sur le lit où elle tomba en riant les mains en avant. Il la pénétra de nouveau, comme un animal couvre sa femelle, les mains crispées sur ses hanches.

Les ongles crochés dans la moustiquaire, Cristina hurlait chaque fois qu’il se ruait en elle. Quand il l’inonda, de nouveau elle cria, déchirant un pan de moustiquaire.

Puis, ils restèrent foudroyés, couverts de sueur, tentant de reprendre leur respiration. C’est Cristina qui revint vers Malko à demi assoupi et lui fit de nouveau l’offrande de sa bouche. Patiemment jusqu’à ce qu’il ait envie d’elle. Il la reprit, alors qu’elle était à plat ventre et ils recommencèrent à faire l’amour avec moins de violence. Cristina souleva son torse pour qu’il puisse lui prendre les seins à pleines mains. Aussitôt, elle se mit à trembler et jouit avec le même cri d’animal blessé.

Malko parvint à se retenir et ce n’est que beaucoup plus tard qu’il se répandit en elle pour la seconde fois. Il avait l’impression de sortir d’un bain, tant il avait transpiré. La moustiquaire était en loques.

— Viens, dit Cristina.

Il la suivit sur la véranda. La lune était haut dans le ciel et d’innombrables étoiles piquetaient la nuit. Il faisait nettement moins chaud que dans la chambre. Ils restèrent plusieurs minutes le visage levé vers les constellations qui semblaient clignoter. Malko se sentait merveilleusement bien en compagnie de cette femme qui savait être une complice et une femelle en même temps. Il n’y avait aucune affectation dans sa façon de faire l’amour. C’était instinctif, naturel.

Cristina noua ses bras autour de sa nuque.

— Je suis contente que tu sois venu ce soir, dit-elle. Sinon, nous n’aurions peut-être jamais fait l’amour.


* * *

Malko se réveilla en sursaut. Cristina était penchée sur lui, maquillée, habillée, souriante, un plateau de petit déjeuner à la main.

— Il est sept heures, dit-elle, je vais bientôt aller au bureau.

Lui aussi avait à faire. Il allait lui répondre lorsqu’il entendit frapper à la porte. Cristina alla ouvrir et revint, tenant une lettre à la main.

— C’est Mama Harb qui m’envoie ça, annonça-t-elle.

En une fraction de seconde, Malko fut totalement réveillé. Cristina avait ouvert la lettre et la lisait. Il vit toute la joie s’effacer de son visage et sa gorge se serra.

— Qu’y a-t-il ? Ils l’ont exécuté ?

Elle baissa les yeux vers lui.

— Non, pas encore. Mais ils avancent l’exécution. C’est pour demain dans la nuit.

— Demain !

— C’est un caporal qui a servi sous les ordres de Julius qui le lui a appris, expliqua Cristina. Je le connais. Il a toujours de bonnes informations parce qu’il est secrétaire de Bouterse à Fort Zeelandia.

Malko était atterré. Non seulement, il ne pourrait pas s’envoler de Pokigron comme prévu, mais il devait réaliser en moins de quarante-huit heures ce qui était prévu pour être étalé sur six jours. Autrement dit, travailler sans filet.

C’était à la limite de l’impossible.

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