CHRONIQUE DU MENTEUR (Les Temps modernes, n° 9, juin 1946)

I LE PAYS SANS ÉTOILES un film de Georges Lacombe

L’accueil favorable fait à ce film par la critique parisienne, dont le doyen, Paul Arthur, déclarait récemment à l’issue d’un banquet, qu’il ne croyait pas que ça se passerait comme ça, ne doit en aucune façon influencer le spectateur, ce dernier ne tenant en général plus compte des critiques depuis la mort prématurée, en juin 1940, du regrettable François Vinneuil. C’est pourquoi nous tenterons, dans les lignes qui suivent, de donner une subtile analyse de cette bande ; ses mérites sont certains, mais il paraît au Menteur que l’on est en train de commettre à son endroit une de ces erreurs monumentales — toutes proportions gardées — auxquelles Georges Sadoul tente d’accoutumer ses lecteurs depuis bientôt quelque temps.

Regrettons tout d’abord la couleur du film. La tentative de Georges Lacombe et de la Discina n’aura, espérons-le, pas de suite. Sans être chauvin, on peut déplorer, en un moment où l’intérêt de la Défense nationale occupe le premier plan des discussions passionnées de l’Assemblée constituante, le gâchis scandaleux que représente le passage de plus de deux mille mètres de pellicule au violet de méthyle. Ajoutons que l’impression produite est désastreuse, car le violet déborde l’image et cela ne fait pas soigné. Mais ce n’est point le grief principal que l’on puisse concevoir à l’égard du film, dont nous allons tout d’abord tenter de résumer le scénario.

L’action se situe en Vendée, dans le manoir du Comte. Il y règne une étrange atmosphère, faite d’eau fraîche, de chutes en plein champ, de fleurs cueillies et de dossiers recopiés. Un vieillard à cheveux blancs lance un jeune homme à cheveux blonds sur la piste d’André, qui est parti pour les Amériques. Mais le jeune homme n’y va pas et nous pouvons ainsi le voir pendant le reste de la projection. On ne voit pas André du tout, par contre. Le metteur en scène l’a remplacé au dernier moment par un homme préhistorique dont nous croyons qu’il n’a point tiré le meilleur parti, notamment lorsqu’il l’éclaire en dessous. Ce sont là des détails, mais on les remarque, vu leur durée. Il se produit des phénomènes, lesquels ne manquent pas d’impressionner grandement le jeune homme, incarné par Gérard Philipe avec une mauvaise foi désarmante. Pierre Brasseur apparaît alors. Il tient à la main un petit cercueil, il l’ouvre et on cesse de comprendre, car il est photographié de profil. Mais cela ne modifie guère le dénouement, qui se fait attendre. Jany Holt danse sur une tombe où l’on vient d’enterrer sa grand-mère Anaïs et Georges Lacombe lui-même, qui, non content de lui avoir cassé la jambe au cours du film, vient d’assommer Brasseur avec une pierre, pour faire un jeu de mots facile, viole Jany Holt devant le secrétaire et précipite Gérard Philipe dans le vide. C’est bien fait, parce qu’il n’avait qu’à mettre une barbe, comme dans L’Idiot. La falaise est jolie et les extérieurs ensoleillés, car il fait beau.

La critique fondamentale que l’on peut donc adresser au scénario de Pierre Véry, résumé ci-dessus, est qu’il ne tient pas debout. À aucun moment, le spectateur n’est empoigné par l’histoire : il n’y participe que de loin en loin (quand Jany Holt se fait violer par exemple). D’autre part, ça manque de jolies filles (à part Jany Holt, mais c’est Georges Lacombe qui se l’envoie). Mais surtout, et nous touchons au point capital, on tente de ridiculiser les tenants de la métempsycose en montrant les mêmes personnes réincarnées dans les mêmes corps accomplissant les mêmes actes à cent ans d’intervalle. (Pourquoi cent ans ? à cause du système décimal, basé lui-même sur le nombre de doigts des deux mains, comme chacun sait. Vous auriez six doigts à chaque main, ce serait cent vingt ans, n’en doutez nullement.) Ceci à part, il est inadmissible qu’un homme d’âge à réfléchir puisse avoir le droit de présenter la métempsycose, phénomène aussi supportable que la savate, comme cette danse sur place des âmes dans des enveloppes identiques. À quoi sert de mourir si l’on doit recommencer la même vie ? À quoi servirait à Georges Lacombe de tourner plusieurs films s’il refaisait chaque fois le même ? C’est la marque d’un déterminisme facile que d’imaginer les mêmes esprits accomplissant les mêmes gestes dans les mêmes situations. Si c’était à refaire, recommenceriez-vous ? dit la chanson ; jamais on ne recommencerait, à moins d’être gâteux, ou, ce qui revient au même, d’ignorer le goût de l’expérience et de nier cette évidence, inintéressante par ailleurs, la liberté.

Pour en revenir au film, dans l’ensemble, le corps de ballet fait du bon travail.

II ÉTOILE SANS LUMIÈRE d’Édith Piaf

Malgré l’absence complète de metteurs en scène français de réel talent (Marcel Carné et Georges Lacombe sont, on le sait, Américains, André Cayatte est apatride et Hugo Hache-buisson n’est pas metteur en scène), on voit heureusement, de temps à autre, une production se signaler par ses qualités inopinées, émerger, tel un intersigne, de la masse de navets à la grosse dont la médiocrité lui sert de repoussoir. C’est le cas d’Étoile sans lumière, le nouveau film d’Édith Piaf, avec Marcel Blistène et Antoine.

Rappelons qu’Édith Piaf, autrefois la môme Piaf, vient de se faire anoblir par le Pape, moyennant l’enregistrement de Minuit, chrétiens avec Alix Combelle au ténor, et se nomme maintenant baronne Piaffe. C’est un caractère singulier de cette figure bien parisienne de dissimuler avec constance un réel talent sous des dehors de prétention. Outre qu’elle est simple comme l’aneth ou le fenouil, Édith — Didi comme l’avaient surnommée ses compagnes dans l’atelier de coutures rabattues où elle fit ses pénibles débuts — ne tient pas, en réalité, aux titres de noblesse ; mais son physique appelle, de toute évidence, la particule, et nous croyons savoir que l’on songe en haut lieu à la faire canoniser (dans quelque temps) sous les espèces de Marie-Édythe, duchesse de Piaffe. Elle interprète, dans cette histoire pleine d’entrain, une série de chansons nouvelles, intéressantes, et empreintes de la marque poétique moderne, jaune et bleue avec une initiale en relief. Nous citerons en particulier celle-ci :

… Près de la cascade

Au chant si dou-ou-ou-oux…

(etc.)

Le Menteur a été heureux de revoir par surcroît les longues jambes et la taille cintrée de Kay Francis, qu’une indisposition tenait éloignée de nos écrans depuis cinq ans ; elle n’a rien perdu de ses brillantes qualités et l’on peut lui prédire une carrière intéressante si elle réussit à perdre cette espèce de sauvagerie latente qu’elle doit à son père, né à Brazzaville en juillet 1893. Elle pourrait, par exemple, entrer comme vendeuse au Printemps.


L’idée la plus audacieuse du scénario consiste en l’introduction de séquences qui se passent entièrement dans le noir et viennent reposer l’œil du spectateur. Elles s’intercalent régulièrement tout le long de la bande ; ainsi, on a pu doubler la durée de la projection sans augmenter sensiblement les frais de réalisation. Tous comptes faits, il est apparu que la dépense supplémentaire atteint à peine 0,009 % du prix d’une copie, soit 723 francs environ. Il est superflu d’ajouter que ces scènes en noir comportent une sonorisation para-affective dont il était curieux de noter l’effet sur le public au cours de la première. L’orgie nocturne, entre autres, a semblé particulièrement bienvenue. Ce procédé se répandra sans doute et nous en reparlerons ; notons incidemment qu’il eût été indiqué de l’appliquer intégralement au film Madame et son flirt, où, à l’exception de l’orchestre (celui qu’on voit), il n’y a rien d’intéressant, et à la bande inconsistante Ivan le Terrible, insipide invention d’un vaudevilliste déchaîné.

III LUMIÈRE SANS PAYS d’Eisenstein

Voulant boucler la boucle et fermer la permutation, jouer les scorpions ou Barbara la May, obturer l’inclos, et kohêtéra, et kohêtéra, ce n’est pas un hasard si Eisenstein publie tout juste un important ouvrage, Lumière sans pays, traduit par Gallimard sous le titre : Histoires blanches et signé André Frédérique, car Eisenstein est communiste et ça se saurait. Dans une préface qui est un chef-d’œuvre de perversité ingénue, Alexandre Astruc présente l’auteur au lecteur en des termes que nous ne rapporterons pas ici, il serait trop content. Si Eisenstein ne se montre pas à la hauteur de sa réputation dans l’édition originale en langue douraque, la traduction signée Frédérique est excellente, supérieure, disons-le, à tout ce qu’Eisenstein n’a jamais pu écrire. On commence même à penser dans les milieux littéraires bien informés, que ce n’est pas Eisenstein l’auteur de Lumière sans pays traduit sous le titre Histoires blanches, d’André Frédérique, et (après tout, on n’en sait rien mais c’est peut-être vrai) on ajoute que l’auteur s’appelle en réalité André Frédérique, et qu’Histoires blanches, ce n’est pas la traduction de Lumière sans pays d’Eisenstein, écrit en langue douraque, à l’origine, puis traduit, dit-on, par la suite, sous le nom de : Histoires blanches, et signé André Frédérique, mais bien une œuvre originale, d’un certain André Frédérique, professeur de Judo au Club de Passy, et d’ailleurs, il n’y a aucune raison, surtout quand on ne le connaît pas, de penser qu’André Frédérique soit incapable d’écrire lui-même un livre qu’il pourrait, le titre n’étant pas encore breveté, intituler Histoires blanches ; mais le plus curieux de l’affaire, c’est qu’il vient réellement de paraître, chez Gallimard, Histoires blanches, par André Frédérique, ce qui se passe de commentaires.


Il est donc permis de penser qu’Aragon n’est pas sincère lorsqu’il écrit, à propos de Lumière sans pays d’Eisenstein : « C’est le monument le plus impérissable que le vaillant pionnier ait jamais réalisé à la gloire de sa patrie, et, à côté de ça, les Histoires blanches d’André Frédérique, c’est de l’eau de rose et de réséda. »

Au risque de nous trouver en désaccord avec Aragon (car l’on se rappelle que ce pseudonyme cache l’évêque de Béziers), nous croyons au contraire que Lumière sans pays, d’Eisenstein, perd des points à la comparaison. Nous irons même plus loin : à notre avis, Lumière sans pays d’Eisenstein, ça n’existe pas.

Загрузка...