Dans une conjoncture telle que l’actuelle, il apparaît quasiment inévitable de parler, tôt ou tard, politique. Il y a beaucoup de gens à tuer dont on ne s’occupe pas assez : Maurice Schumann, parce qu’il n’a pas de pantalons sous sa soutane et fait de l’obscurantisme, Christian Pineau, parce que c’est un synarque et un affreux, Marcel Cachin, parce qu’il devrait comprendre qu’à son âge, il ne suffit pas d’avoir les yeux bleus et une moustache blanche : il existe un précédent. Également Geneviève Tabouis, à l’heure actuelle chef de publicité chez Bozon-Verduraz, Herriot Édouard, condamné le 11 mai 1924 pour outrage aux mœurs par le tribunal de Mazamet et qui, depuis, a détourné 9 mineurs et leurs enfants, pour les manger, et bien d’autres que je citerai ou non. Le monde est une cellule et l’on peut considérer qu’ils y sont enfermés. Il paraît donc légal de les tuer, profitant de ce que nous y sommes enfermés aussi ; c’est de la légitime défense, et cela ne fera qu’accélérer le jugement de la postérité. Mais il faut prendre des précautions.
Supposons que je tue Cachin, par exemple, comme ça, sans crier gare. Du jour au lendemain, les journaux communistes (Le Monde, Paris-Presse, etc.) imprimeront que je suis un salaud de fasciste, et qu’on me les coupera les vertèbres cervicales. Et pourtant, ça n’est pas vrai, je ne suis pas un fasciste, je suis juste un peu réactionnaire, inscrit au P.C. et à la C.G.T., je lis Le Peuple et le fais lire à mes amis, et je profite de toutes les occasions pour distribuer dans la rue des numéros usés de Témoignage chrétien et de La Vérité. Trêve de bavardages. Il faut donc d’abord expliquer mon objectivité. Voilà qui est fait. Ensuite, le seul moyen, c’est de les tuer tous. Mais on dira : « — Encore la bande des faux frères qui recommencent leurs sales coups !… » — Eh bien, tant pis ! Pour leur montrer ma bonne foi, je tuerai Merleau-Ponty aussi, (c’est lui le gérant, mais personne ne s’en doute). C’est un capitaliste et il prend trop de pages dans cette revue, je n’aime pas les égoïstes. Enfin, Merleau-Ponty ou un autre après tout, mais pas Pontalis, en tout cas, il a une barbe trop ravissante.
Au fait, je connais deux moyens de tuer quelqu’un : ou bien l’empêcher de vivre ou bien le faire mourir. Le premier n’est pas compromettant mais je me moque pas mal des compromissions. Je vais prendre Cachin pour commencer. Ça ne sera pas suspect, puisque j’ai dit que je suis communiste, et ce sera moins triste, parce qu’il est vieux, qu’il a une moustache, et qu’en 1829, il a assassiné, à l’angle de la rue Mouffetard et de la rue Coq-Héron, une marchande d’oublies qui avait chanté tout Léthé. Elle vivait au bout de la rue Croix-des-Petits-Champs, avec son beau-frère qui était savetier et compositeur et s’appelait Ernest Ansermet.
Au printemps, rue Croix-des-Petits-Champs, on peut cueillir des fraises et du muguet des bois, mais ça sort du sujet, aussi, n’en parlons pas. Cachin habite rue d’Enghien, à L’Huma. Son bureau est au quatrième étage sur la cour. Tout près de celui de Cogniot. En général, c’est Barbotin qui fait la liaison. Alors, la solution s’impose : attendre Barbotin dans le couloir avec un masque de Barbotin, l’estrapadouiller, entrer chez Cachin avec le masque sur la figure. Il reste là toute la nuit, il dort dans un tiroir de son bureau aménagé pour cet usage ; il peut tenir dedans parce qu’il est tout petit. On trouve facilement le bon tiroir parce que sa moustache dépasse. Le bouillon de poireaux que Barbotin lui apportait pour dormir, on y met du poison ; on va au tiroir, on l’ouvre un peu, on attrape la moustache de Cachin. Il fait « Rrouâh !… » (parce que c’est très douloureux), en ouvrant la goule un bon coup, et on verse le bouillon de poireau dans ladite goule. Alors, Cachin s’étrangle net, car il est sur le dos (il est particulièrement dangereux de boire couché). En fait, on peut faire l’économie du poison. Mais, à l’autopsie, le docteur Paul (Marcel) sera très ennuyé de ne rien trouver ; comme c’est un brave garçon, il ne faut pas lui refuser ce plaisir, d’autant plus qu’on risque toujours d’être amené, tôt ou tard, à compter au nombre de ses reposants clients.
Cachin tué, je lui mets sur la figure le masque de Barbotin ; je referme le tiroir, et je file dans les couloirs en criant : « — Venez vite !… Barbotin vient de tuer Cachin. » — Ils se frottent tous les mains, parce que Cachin est un trotskiste (discours d’inauguration de la gare principale d’Ekatopolitzovorksovotchsk, prononcé par Joseph Staline le 10 mars 1920, comptes rendus des séances de l’Académie des Sciences, numéro spécial de mai 1946). En sortant, et profitant de la confusion, je n’oublie pas de leur prendre le petit canon de trente-sept avec lequel ils s’amusent à tirer, le dimanche, sur les gens qui vont à Saint-Julien-le-Pauvre.
Ils m’ont mis en prison ; c’était à prévoir, je les ai tués tous. Schumann était plutôt content ; il m’a donné l’absolution et j’ai bu le vin de mess qu’il avait rapporté de la France Combattante. Dans l’ensemble, il regrettait ce qu’il a fait, c’est pain bénit qu’il soit mort, par conséquent, puisque c’est lui qu’on regrettera maintenant : « Regretter quelqu’un qui regrette aboutit, dit Hegel, à une transcendance qui s’insère, dans l’ordre des choses, entre la philosophie de l’histoire et la fabrication des enfants par la méthode Ogino. » (Correspondance avec Raymond Queneau, volume six cent neuf, 69, 9, ligne 9).
Pineau, lui, s’est montré plus réticent. Je lui ai dit : « Votre passage au ministère du Ravitaillement, on y pense encore, vous savez… » Il m’a répondu : « Moi aussi. Qu’est-ce que j’ai bouffé !… Ça me changeait du temps où on m’a foutu à la porte de la Banque de Paris et des Pays-Bas pour menées anticonceptionnelles… » Pineau Christian parle, on le voit, avec vulgarité. Pensant que Longchambon allait y passer aussi, j’ai jugé inutile d’épargner Pineau et je lui ai enfoncé un poing d’honneur entre les amygdales, il est mort sans pousser un Christ, à l’encontre de Geneviève Tabouis ; mais elle, c’était surtout à cause des Bozon-Verduraz qui écoutaient à la porte : Verduraz est un vieil Auvergnat très catholique ; elle ne voulait pas perdre sa place. Je l’ai forcée à se déshabiller devant une grande glace. J’ai dû, malheureusement, laisser la glace, que ce traitement mit hors d’usage. Il restait Herriot. Je lui ai simplement déchiré sous le nez une Constitution de 1875, imprimée sur carte de Lyon, en piétinant des pipes d’écume, tandis que j’urinais sur du tabac. Il n’a pas tenu cinq secondes. Je dirais bien : « Ce fut radical ! » mais ce ne serait drôle que si Herriot, au lieu d’exercer la profession d’oblat, appartenait au Parti Socialiste.
En prison on est bien. Je suis enfermé avec le général Gamelin, qui a tenu une réunion clandestine rue Monsieur-le-Prince, pour apprendre aux anciens du G.Q.G. comment on fait des modèles réduits. C’est un homme intègre. Il joue à la belote avec des majuscules et il sent fort des pieds.
On va venir me chercher pour l’audience. J’entends le bruit de la jambe de bois du gardien sur la fesse d’argent du porte-clefs qui ne marche pas assez vite à son gré.
J’attends le bourreau. Je suis en train de lire la préface, par Henri Jeanson, des Contes du grand-père Zig, de Breffort. Cette préface est bien plus drôle que le reste du livre. Jeanson tape avec une grande inconscience sur les types qui se permettent de ne se faire éditer qu’à cinq mille exemplaires, alors qu’il est si simple de tirer à cent mille, comme Breffort. Ce pauvre Breffort (qui ne fait pas partie d’une bande) trouve comme ça, sous son oreiller, cent mille exemplaires de son livre, et des gens qu’il n’a jamais vus, Ferjac, Monier, Jeanson, pour l’illustrer et le préfacer. Il écrit dans Le Canard enchaîné, organe de contrebande, ouvert à tous s’il en fut ; ni Bénard, ni Grosrichard, ni Laroche, ni les autres buveurs de Juliénas (qui ne font sûrement pas partie d’une bande) ne connaissent ou n’ont connu Breffort : ils vivent tous séparés les uns des autres par des murs en brique pleine, et ne communiquent qu’au téléphone, sans se voir, pour le service. Le Canard enchaîné est un organe puant, opportuniste, souvent drôle et Henri Jeanson est un effroyable poseur, un comme on n’en fait guère et qui a du talent une fois sur deux. Pas celle-là. J’aime mieux être un menteur. Je m’arrête. J’oubliais. On vient de me guillotiner.