CHRONIQUE DU MENTEUR ENGAGÉ (refusée, 10 juin 1946)

NOTE LIMINAIRE

Le Menteur, écrabouillé de joie à l’idée de retrouver ses lecteurs fidèles, s’excuse auprès d’eux de la longue durée de son silence, qu’il a occupé à tenter de se faire poursuivre pour outrage aux mœurs, à seule fin de prouver qu’il y en a encore (des mœurs). Ceci fait, l’esprit en repos, le Menteur s’est hardiment élancé sur la voie de l’engagement et la chronique ci-dessous est le résultat de ses premiers efforts ; résultat modeste, sans doute, mais le sujet ne se prêtait guère à la plaisanterie.

PAS DE CRÉDITS POUR LES MILITAIRES

I

On prétend qu’il subsiste encore, sur ce que chacun se plaît à nommer « notre terre », des individus (car tel est le nom générique des êtres, mâles ou femelles, dont est peuplée la soi-disant planète[3] désignée ci-dessus), dont la préoccupation majeure et les intérêts les plus affirmés sont de manger bien, de boire froid, de se garder le ventre insensible, de se divertir une partie du temps et de se reproduire, volontairement ou non, à intervalles variables et dans de bonnes conditions. Que cela soit vrai ou non, ce n’est pas ce que cette chronique apériodique se propose de déterminer ; mais le renseignement provenant de gens en général bien informés, et dont le nom à lui seul est une garantie suffisante, il a paru au Menteur que, si réduit que fût le nombre des individus susmentionnés, ils méritaient de se voir consacrer quelque étude fouillée du genre exhaustif en raison de leurs remarquables particularités.

Aussi, supposant vraie l’assertion qui précède, je voudrais tenter de dégager certaines des conditions et des procédés susceptibles de leur permettre une survivance rendue, scientifiquement parlant, intéressante par le nombre minime des sujets qui, raisonnablement, peuvent être considérés présentant les caractéristiques définies plus haut.

Les recherches approfondies, auxquelles je me suis livré depuis que j’ai entrepris de jeter quelque lumière sur cette classe d’individus, tendent à prouver sa décadence progressive et il semble bien qu’il s’agisse, en effet, d’une race en voie d’extinction, analogue à celle des Boschimans ou des indigènes de l’Australie avant la Croisade. Le problème crucial consiste donc à livrer aux lecteurs des Temps modernes celles des solutions rencontrées qui m’ont paru de nature à conserver, au moins, des échantillons de cette faune.

Ne tentons pas d’analyser les causes de sa disparition lente : elles sont trop évidentes.

Il y a la lecture des ouvrages de Jaspers, de Gabriel Marcel, d’Alexandre Astruc et du Bureau des Tarifs de la S.N.C.F., causes modernes tendant plutôt à l’aggravation d’un état de fait ; la multiplication des médecins, fakirs, guérisseurs, voyantes et autres rebouteux, facteur sans nul doute beaucoup plus important dénoncé par des esprits lucides (Molière, Georges Cogniot) ; les atteintes à la liberté d’exercice de la dernière des fonctions énumérées, celle de reproduction (virus de Daniel Parker, par exemple).

Il existe un grand nombre d’autres causes spécifiques et souvent locales, mais aucune n’est réellement déterminante, car il a tôt fait de s’établir entre leur développement et les individus visés un équilibre qui aboutit très vite à une symbiose. La vraie, la plus importante, la seule à proprement parler déterminante est la guerre ou, ce qui revient au même, l’existence du militaire.

L’inutilité du militaire est un fait connu que nul n’ose plus discuter en notre siècle de dialectique progressifiante. Cependant, on se borne souvent à lui accorder un caractère neutre (alors qu’il est strictement négatif) et, par une extension insensée, on en vient à adopter à son égard une attitude presque bienveillante : on lui donne quatorze Mercédès à compresseur pour occuper Vienne et promener ses aides de camp quand il n’aime pas les femmes, ou les femmes de ses aides de camp lorsqu’il aime les femmes ; on lui demande son avis sur des choses auxquelles, de toute évidence, il n’entend rien (plans d’aide à des pays dévastés par ses soins, par exemple, etc.)

D’ailleurs, il me faut reconnaître que l’on ne s’aveugle de la sorte qu’à l’égard de militaires moins nombreux que les autres et différenciés par le port d’ornements protecteurs symboliques, dans le choix desquels il entre une bonne part de magie, tels que les feuilles de chêne en or, les étoiles et des tresses jaunes que l’on appelle galons, par contraction du patronyme Ganelon, qui signifie traître dans tous les pays de langue française.

Le militaire a poussé l’art du mimétisme à un degré très avancé et se présente sous des aspects très différents selon les moyens qu’il se propose d’employer pour réaliser son but éternel, qui est l’anéantissement de la race définie au premier alinéa de ce chapitre, et que nous considérons comme idéale[4]. (Le militaire en temps de paix peut aller jusqu’à épouser la fille d’un représentant mâle de l’espèce et à séduire les adolescents pour les attirer dans les maisons d’illusions nationales nommées Saint-Cyr, l’École de guerre ou Polytechnique.)

Le militaire occupe une partie de son temps à soigner sa propagande et ses déguisements, qui comprennent obligatoirement, lorsqu’il appartient au « grade supérieur », le costume complet de père du peuple, la panoplie de libérateur, et la tenue civile stricte avec microphone.

Une monographie complète du militaire nous mènerait très loin et sortirait du cadre (noir) de cet article. (Ceci me fait penser que j’oubliais un autre exemple de leurs tours : créer à Saumur, centre producteur d’un vin connu, une école de cavalerie, pour que l’appréciation du vin conduise insensiblement à l’indulgence pour l’école.) Aussi, je ne tenterai même pas de l’esquisser, réservant cette étude pour mes vieux jours (s’ils m’en laissent). D’ailleurs la seconde partie de la présente tentative amorcera, par la force des choses, un rudiment de classification.

II

Le militaire étant donc reconnu l’élément essentiel d’anéantissement de l’homme idéal type, quels sont les moyens rationnels (le DDT s’étant malheureusement révélé inefficace, en dehors de la suppression à laquelle il a abouti de l’emploi, malgré tout subalterne, de garde-mites) de destruction ou de compensation du militaire ? L’ensemble des méthodes retenues peut être présenté sous le titre :


PETIT MANUEL D’ANÉANTISSEMENT DU MILITAIRE.


Grosso modo, il y a huit types de militaires dangereux, trois types anodins, et deux types inoffensifs. Les huit dangereux sont :

Le Maréchal et assimilés

Le Général et assimilés

Le Colonel et assimilés

Le Lieutenant-Colonel et assimilés

Le Commandant et assimilés

Le Capitaine et assimilés

Le Lieutenant et assimilés

Le Sous-Lieutenant et assimilés


Les trois anodins sont :


L’Adjudant et assimilés

Le Sergent et assimilés

Le Caporal et assimilés


Les deux inoffensifs sont :


Le soldat de première classe,

Le soldat de deuxième classe.


Les assimilés sont des types analogues, modifiés pour vivre dans l’eau ou dans la cavalerie : par exemple le Grand Amiral correspond au Maréchal et le Maréchal des Logis correspond au Sergent. (On remarquera l’ingénieuse complication de toutes ces dénominations, destinée à jeter le trouble et la confusion dans les esprits,)

Remarquons en passant qu’une mesure générale à employer contre tout membre du groupe I, ou officier, consiste à l’appeler Monsieur et à le mettre dans une pharmacie où il servira, chacun son tour, des ordonnances. Et à tout seigneur tout honneur, commençons par le premier :


A) Destruction du Maréchal :


Quoique le Maréchal ait longtemps paru indestructible et destiné, en principe à mourir de vieillesse, il y a divers moyens, peu connus, d’en venir à bout :


a) lui remplacer son bâton spécial par un bâton d’agent.

b) arguer du fait que le pluriel de « un Maréchal » c’est « des Maraîchers », et le renvoyer cultiver son jardin.

c) lui arracher la moustache et brûler tous les timbres qui le représentent.


B) Destruction du Général :


a) le laisser faire une guerre et la perdre, (auquel cas il passe dans la catégorie supérieure. Une fois qu’il sera Maréchal, on le détruira comme un Maréchal ordinaire ; ce procédé, dit « du jaguar casqué », peut s’appliquer à tout officier de carrière, mais il est lent et coûteux).

b) de même que le pluriel de Maréchal n’est pas en réalité celui que l’on donne couramment, le pluriel de « un Général », c’est « des générés » — il suffit d’en prendre deux à la fois pour pouvoir les enfermer par paires dans les asiles de fous. — L’ennui, c’est qu’il y a toujours un nombre impair de généraux. (Ils connaissent le coup.)

c) laisser les autres faire une guerre et lui dire qu’il l’a gagnée. Puis lui allouer les quatorze Mercédès, avec le pont arrière scié en trois, dans un pays montagneux.

d) lui donner à commander un bataillon d’élite composé de clients du Club des Lorientais et de ceux des lecteurs des Temps modernes qui paient leur abonnement.

e) faire comme s’il n’existait pas et le snober ouvertement à la revue du Quatorze Juillet.

f) le nommer président de conseil d’administration ou gouverneur des colonies et demander au Viêt-minh de le liquider en douceur.

g) lui envoyer une vision et le laisser devenir roi des Carmélites ou empereur des Jésuites. Ce dernier procédé n’est qu’une mesure de neutralisation temporaire, parce que le pape lui envoie une dispense sitôt qu’il s’agit d’aller déverser de la bombe atomique sur la poire du voisin.


C) Destruction du Colonel :


Le Colonel étant, le plus souvent, muni d’un nom qui se dévisse, on l’anéantira par les moyens mis en œuvre par les vaillants ouvriers des usines aéronautiques pour bousiller des filetages : acide, potée d’émeri, coups de burin, traits de scie, etc.

Le Lieutenant-Colonel se détruit de la même façon que le Colonel, avec encore moins de respect.

Le Colonel F.F.I., qui pullule en cas de résistance, est facilement amadoué au moyen de tractions avant transformées en booby-traps.


D) Destruction du commandant :


Le Commandant est un gradé plus très usité ; en général, on saute tout de suite de Lieutenant à Colonel, à la faveur d’une guerre de guérilla (d’où l’utilité de la formule transitoire Lieutenant-Colonel). On n’emploie plus guère le Commandant que sous la forme médicale du Médecin-Major. On le détruit en lui donnant sept cent vingt-neuf ablations de la jambe gauche à faire en une nuit avec une scie cassée, à la suite de quoi il s’engage dans l’aviation et se tue de lui-même sur un Bloch réformé de la guerre de 70.


E) Destruction du Capitaine :


Le faire passer insensiblement à la catégorie capitaine de pompiers et allumer des incendies partout. Il meurt dans un.


F) Destruction du Lieutenant et du Sous-idem :


Leur faire avaler le petit bâton noueux ou stick sans lequel ils sont absolument désemparés et qui présente l’avantage supplémentaire de leur perforer l’estomac, avec les complications.


G) Destruction des trois anodins :


Les rendre neurasthéniques en les forçant à regarder toute la journée dans des canons d’armes à feu, rongés par la rouille ; suivant le grade on choisira une mitrailleuse, un fusil-mitrailleur ou un simple mousqueton.


H) Destruction des deux inoffensifs :


Enfermer le soldat de première ou seconde classe dans une pièce tranquille en compagnie d’un costume civil et rouvrir la porte au bout de quarante-cinq secondes. Le résultat est immédiat : disparition complète du militaire qui peut être définitive à la condition que les représentants des onze autres types aient été supprimés au préalable.


Les méthodes exposées ci-dessus font naturellement l’objet de brevets dont l’analyse complète sera publiée chez Ch. Lavauzelle et Compagnie. Il est malheureusement à craindre qu’elles ne rencontrent une certaine opposition de la part des milieux bien-pensants. En prévision de cette éventualité, le Menteur a mis à l’étude un plan (dit Plan du Métropolitain) détaillé dont l’application entrera en vigueur dès qu’une décision aura été prise.

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