CHRONIQUE DU MENTEUR (Les Temps modernes, n° 21, juin 1947)

I

Il y a de-ci de-là, dans le monde et en dehors du, des tas de gens malintentionnés, qui font courir au ras du sol, en soufflant dessus avec une petite pipe en verre, comme mon frère qui était vétérinaire et qui manœuvrait de la sorte dans le derrière des chevaux, des bruits bizarres, combien que céruléens, dont on se sent tout constristé quand on vient à leur-z-y trébucher dessus.

C’est ainsi — car, aujourd’hui, je vous parlerai théâtre — que l’on a récemment reproché aux directeurs de salles théâtrales de faire représenter, par leurs troupes baladines, des pièces principalement étrangères, et dont s’y trouve La Route au tabac d’Erskine Caldwell, traduite par Kirkland en théâtre, et adaptée au français, de Kirkland, par Duhamel Marcel, charmant garçon, d’ailleurs, qui aime bien les disques de jazotte.

J’ai voulu, profitant des relations qu’il se trouve que je partage avec lui et qui ont pour résultat le fait de notre connaissance, lui demander pourquoi tant de pièces étrangères. Le caractère nationaliste des Temps modernes, qui m’a, je l’avoue, un peu éloigné d’y écrire ces derniers temps — on a sa fierté, pas ? — me frappe moins, en effet, depuis que j’y suis habitué, et c’est compréhensible, Jean Paulhan lui-même en conviendrait. C’est pourquoi il fallait que je sache.

(Je rajoute de la sauce, vous allez comprendre pourquoi : la réponse de Marcel Duhamel est si brève que je dois l’habiller, car Daniel Parker est abonné aux Temps modernes)

— Je traduis, m’a dit Duhamel, des pièces de l’américain, parce que c’est beaucoup plus facile que de les traduire du français.

Puis, il s’est rétracté aussitôt, car son père, Georges Duhamel, connaît bien Paul Claudel avec lequel il rédige le dictionnaire de l’Académie — la lettre « emm », pour préciser.

J’ajoute que La Route au tabac prend tout son temps lorsque l’on sait que Marcel Duhamel ne fume pas, ce qui est faux, et comme Duhamel n’a pas besoin de réclame, vu que sa pièce marche très bien, je vais vous parler de Cocteau, qui n’en a pas besoin non plus : ça ne fera pas de jaloux.

II

Donc, on joue actuellement, au théâtre Hébertot, une nouvelle pièce d’un jeune auteur, Cocteau, L’Aigle à deux têtes. Signalons tout de suite que l’aigle à deux têtes, pour des raisons manifestement arithmétiques, eût été plus à sa place au théâtre des Deux-Ânes. Cette erreur de principe, comme dit Pierre Machin, le type d’Action, mise à part, la chorégraphie bondissante due à la plume de Fernand Léger, et à l’encrier de Joseph Dupont, machiniste, plonge dans l’extase les millions de spectateurs attirés chaque soir par la montée quasi miraculeuse de l’étoile de ce Cocteau, dont on reparlera certainement.

Malgré quoi, cette façon d’allécher avec un titre prometteur le public ornithologique et héraldiste, dont le lecteur Philippe des Temps modernes est un des représentants les plus caractérisés, porte la marque (cette façon, disais-je) d’un esprit dangereusement tourné vers la fraude et, décidons-nous, le mensonge.

En fait, ceux des spectateurs qui, du premier à l’avant-dernier acte de la pièce, lèvent le nez vers les cintres pour voir l’aigle (cet animal vole très haut depuis Buffon et Alfred de Vigny dont il a des raisons de se méfier) repartent déçus, car pas une fois il ne paraît. Pendant ce temps, sur scène, Jean Marais et Edwige Feuillère jouent au trou-madame avec beaucoup de distinction et d’aisance, et réussissent à tenir en haleine ceux qui, ne croyant pas au titre de la pièce, se bornent à regarder devant eux. Malgré une chute pénible de Jean Marais dans un escalier trop bien ciré (louons-en le frotteur de Jacques Hébertot), la pièce se termine à la satisfaction générale.

Comme le remarquait Jean-Jacques Gautier, le spirituel critique de L’Humanité, le soir de la première : « Il vaut mieux avoir deux têtes que pas de tête du tout, surtout si on n’est pas un aigle. » — Les lecteurs comprendront aisément ce que Jean-Jacques Gautier, être droit, au talent dépouillé, voulait dire par là.

III

Ceux qui me font l’honneur de me suivre se sont, déjà, sans doute aperçus de l’intérêt que je porte à la parfaite présentation des Temps modernes. Je voudrais maintenant attirer leur attention désintéressée sur un problème capital : celui des coupures.

Nul n’ignore ici que les articles dits « de fond », parce qu’ils sont d’un niveau intellectuel élevé, sont, en général, très longs. Il faut, en effet, pour remplir cent quatre-vingt-douze pages, cent quatre-vingt-douze articles d’une page, ou trois articles de soixante pages et six articles de deux pages. C’est cette dernière formule qui est adoptée régulièrement, après de longues et honnêtes discussions auxquelles le Menteur a cessé d’assister, vexé.

Mais ce n’est point de mon ressort : aussi bien, je n’y peux rien. Alors, pour me venger, je vais dévoiler des secrets.

Généralement, cela se passe de la façon suivante : il se trouve, au bureau des Temps modernes, le gérant (c’est un homme très consciencieux) et des comparses. Ou la directrice et des comparses. Ou le directeur et des comparses.

Le personnage en question (disons Merloir de Beauvartre pour simplifier) aperçoit un texte revenu de la composition et portant la signature bien connue Andruche Malenpoing, ou Césarine Bronzavia, etc.

Il prend, parcourt et calcule.

— … Mon dernier article, « Le Yogi, le Bilan et l’Ambiguïté », fait deux cents pages… voyons… je peux en couper deux… non… disons une. Mon petit Machin (Machin, c’est un comparse)…

— Oui ? dit Machin.

— Prenez cet article de Bronzavia… c’est une stupidité, mais ça ne fait rien ; c’est toujours la même chose : quand on laisse Pontartre de Merlebeauvy se débrouiller, il se fait toujours coller des articles idiots. Et Sarvoir de Perteaumilon, c’est la même chose. Ils sont trop faibles.

— Oui… dit Machin.

— Alors, prenez ça et coupez-le… Moi-même, je vais faire des coupures dans le mien, mais il faut que tout le monde y mette du sien, puisque Beaupont de Sarmertrelepy a fait des blagues.

— J’en coupe combien ? dit Machin.

— Ben… euh… ça fait dix pages ?… coupez-en huit et demi… neuf, peut-être.

— Bon, dit Machin, je vais tâcher.

— Mais oui, vous ferez ça très bien.

Machin devient rouge, de confusion et parce qu’il fait très chaud dans le bureau des Temps modernes, vu la quantité de fluide qui rayonne d’un bout de la journée à l’autre. Il s’applique et réussit à couper neuf pages et vingt lignes.

— Voilà, dit-il.

Alors Merloir de Beauvartre prend le papier.

— Parfait !… Comme ça, je n’aurai pas besoin d’enlever ces deux pages à mon article… heureusement… ça devenait incompréhensible… Il n’y aura qu’à faire recomposer celui-là dans un corps plus petit… On va dire ça à Festy. On va prendre un corps de zéro virgule cinq, avec une bonne loupe et des lunettes, c’est encore très lisible.

Ainsi s’en vont à l’impression les œuvres immortelles d’Andruche Malenpoing, de Césarine Bronzavia ou d’Onfre Tartamouille. Lequel Onfre Tartamouille rencontre, quinze jours après, Pontbeaumerle de Savoirtre.

— Ça allait, mon article ? dit-il.

— Oui, oui, dit Pontbeaumerle. C’était parfait. Un peu long… mais parfait.

— Vous m’avez coupé ? dit Onfre Tartamouille avec un sourire amer et des palpitations.

— Presque rien !… dit Pontbeaumerle. Nous y avons tous mis du nôtre. Nous aurons un numéro très intéressant. Très riche.

— Qui a fait ces coupures ?… dit Onfre égoïstement intéressé à sa prose unique.

— Je m’en suis chargé personnellement, assure Savoirtre.

— Oh !… dit Onfre Tartamouille ému et reconnaissant… alors… je ne dis plus rien… Merci…

— Mais je vous en prie, mon cher Onfre… Vous nous préparez quelque chose ?…

La fois suivante, c’est Merboitre de Ponteausavoir qui se charge des coupures. Aussi, cette chronique s’arrête là.

Загрузка...