Malgré les efforts du Menteur, il reste encore beaucoup à faire pour améliorer Les Temps modernes. Il est difficile de chiffrer la transformation que l’on devrait opérer. Il nous suffira de dire, en gros, qu’il faut perfectionner cette revue d’au moins cinquante mètres, comptés suivant les règles en vigueur dans l’armée, c’est-à-dire à partir d’une fourchette ou de quatre écarts probables.
La critique, art aisé, se doit d’être constructive ; aussi nous ne nous bornerons pas à ces considérations, désobligeantes pour le gérant (entre autres) et pour le directeur. D’ailleurs, ce dernier s’en contrefout, car il est en train de passer des examens pour entrer au couvent des Ursulines de Florence, en qualité de chantre à trois ficelles.
1 ° Point de vue physico-chimique.
a) En premier lieu, le papier est dégoûtant. C’est un bas numéro d’Afnor (cela ne vous dit rien, mais les techniciens rougissent). Vous verrez ce qu’il deviendra dans cent cinquante ans. C’est la sorte de papier sur lequel les mites, les poux et autres névroptères de toute espèce se ruent dès qu’on a le dos tourné. Pour vous en convaincre, ouvrez le numéro 1, à la page 107. C’est à se taper le derrière sur un faitout moyenâgeux. Ravagée, la page 107 ! Mais passons. À reporter :
Amélioration du papier.
b) La couverture : couchée. Désagréable, formant des angles blessants et dangereux lorsqu’on la chiffonne, et puis
c) Cette couleur : opéra vaseux, est infecte. Ce n’est pas franc. Cela sent son aniline à des lieues. À reporter :
Modifications visuelles et tactiles de la couverture.
d) Format : trop grand pour mettre dans la poche, trop petit pour envelopper des choses. À moins d’entente avec les tailleurs pour augmenter les dimensions des poches :
Changer le format.
e) Impression : les caractères sont peu variés. Ou bien du romain, ou bien de l’italique ; mais toujours un corps minuscule. Certains auteurs nécessitent pourtant des majuscules abondantes et distinguées. Passons l’éponge mais n’oublions pas de :
Modifier les corps.
f) Illustrations : carence pitoyable de :
Illustrations en couleur indispensables.
2 ° Point de vue néo-social.
Eh bien, citoyens, c’est là le plus grave. Les colonnes, la colonne plutôt de cette revue n’est pas ouverte à tous, comme il se devrait. (Et puis, en plus, les collaborateurs sont très insuffisamment payés. Pratiquement, ils ne sont pas payés. Il faut dire à la gloire de Gaston Gallimard qu’il fait pourtant tout ce qu’il peut. Mais voilà !) En fait, si l’on veut écrire n’importe quoi dans Les Temps modernes, on ne peut pas. Il faut du sérieux, du qui porte. De l’article, de fond, du resucé, du concentré, du revendicatif, du dénonciateur d’abus, de l’anti-tyrannique, du libre, du dégagé de tout. Du vent du large et du souffle d’air pur dans la géhenne d’ici-bas. Ce n’est pas assez. Place aux autres. Place aux gens qui croient encore à l’efficacité des méthodes non totalitaires et qui ne se bornent pas à dire : « C’est comme ça », mais proposent un remède : des canons, des prisons, des fusillades, de la guerre, du vivant, quoi ! Citoyens ! Assez de baratin !
À reporter :
Suppression de l’esprit partisan des Temps Modernes et création d’une caisse de secours pour les créateurs dudit.
3 ° Point de vue ontologique.
Nous n’insisterons point, Les Temps modernes n’étant pas, en général, une revue philosophique : on regrette de ne plus y trouver même un brin de métaphysique. Outre, depuis la mort du regretté Pie IX, cela manque un peu de Dieu. À reporter :
Esprit religieux à créer.
4 ° Point de vue intellectuello-littéraire.
Pour donner une idée des améliorations que l’on pourrait envisager, signalons qu’en douze numéros il n’y a pas eu un seul article d’Henry de Montherlant,
pas un de Paul Claudel,
pas un de Marcel Arland,
pas un de Giono,
pas un de Malraux,
pas un d’Aragon ;
pas une poésie d’Eluard ;
pas une fresquimmense d’Emmanuel ;
pas un romanfleuveaméricain ;
pasunecritiquelittérairerégulièrementpériodique ;
Rien, quoi !
Ni rien de Thierry Maulnier.
Ni rien de Gabriel Marcel.
Ni rien d’inédit de Paul Valéry.
Et si peu de chose d’Astruc…
À reporter :
S’assurer la collaboration de vrais écrivains.
5 ° Points de vue divers.
Du point de vue médical, si l’on en excepte la chronique du Menteur — malheureusement irrégulière —, Les Temps modernes présentent de fort graves lacunes. Ils ne tiennent non plus aucun compte des conditions que doit remplir un organe visant, en principe, à traduire l’esprit de revendication collective des insulaires de la Cité. On n’y trouve également point trace d’informations ou de nouvelles fraîches. Les chroniques scientifiques sont peu fréquentes. Voire même rares. L’actualité militaire ne s’y trouve enregistrée nulle part. Sans vouloir concurrencer Le Phare de la Blanchisserie, organe professionnel dont on ne dira jamais assez de bien, on peut enfin regretter que Les Temps modernes n’ouvrent pas leurs colonnes à ces gens estimables que sont notamment les blanchisseurs ; et nous nous garderons d’entrer dans le détail des autres corps de métier, car il ne faut pas se foutre de la figure du monde. À reporter :
Varier les sujets.
6 ° Point de vue humain.
Les Temps modernes coûtent soixante balles et paraissent tous les mois. Ce qui fait soixante balles par mois. À reporter :
Faire des abonnements gratuits, afin que des gens lisent tout de même Les Temps modernes.
Nous proposons en conséquence, et sans tenir compte, ou peu, des remarques ci-dessus, puisque destructives, les trois, par exemple, solutions suivantes :
Solution A.
1 ° Augmentation du format à celui d’un journal ordinaire.
2 ° Modification de la couverture : il y aura des petits dessins en couleurs racontant des aventures dans la jungle.
3 ° Réduction à 10 du nombre de pages, qui seront amovibles. (Cette solution permet de conserver la qualité actuelle du papier.)
4 ° Fixation du prix de vente à 10 francs.
5 ° Utilisation du garamond corps 24 et du gill désossé corps 6 pour la publicité.
6 ° Insertion de photos de pin-up girls. (Mais des bien, pas du tout-venant.)
7 ° Publication de quelques articles sur l’existentialisme, qui est, paraît-il, une nouvelle manière de s’habiller assez à la mode.
8 °Collaboration de Magali et de Pierre Nézelof.
9 ° Photographies des lecteurs (d’eux et prises par eux, et concours).
10 ° Le titre devient, par exemple, Robinson ou Le Journal de Mickey.
Solution B.
1 ° Adopter le format à l’italienne, pour les consoler de Tende et Brigue.
2 ° Faire des couvertures odorantes : pain brûlé, vomi, Cattleya de Renoir, chien mouillé, entrecuisse de nymphe, aisselles après l’orage, seringa, seringue, mer, forêt de pins, Marie-Rose, Marie-Trifouille, Marie-Salope (analogue au vieux goudron à bateau).
3 ° Un tirage spécial sur rouleau hygiénique numéroté, pour lire aux cabinets.
4 ° Tirer sur papier bible un certain nombre d’exemplaires, à envoyer au Corps des Évêques de France.
5 ° Introduire le « Coin du boy-scout » et donner des modèles de jacquard.
6 ° Les dernières guérisons obtenues par l’entremise du bon Père Brottier.
7 ° Publier n’importe quoi sous le titre « La dictature lettriste ».
Solution C (la plus efficace à notre avis).
1 ° Porter à 190 pages la chronique du Menteur.
2 °Conserver 2 pages pour le reste.
3 ° Publier le portrait des auteurs de chaque article avec commentaires oiseux.
4 ° Augmenter la polémique intérieure.
5 ° Garder le titre et la couverture, mais vendre sous emboîtage attrayant (s’inspirer de Paris-Magazine).
6 ° Vilipender Gallimard jusqu’à ce qu’il
7 ° Abandonne ses droits. Ensuite tirer à 500 000 exemplaires et les vendre.
8 ° Se partager le fric.
Il y aurait beaucoup d’autres solutions. Nous en reparlerons l’année prochaine pour ne pas vous fatiguer l’entendement, si toutefois ça ne va pas mieux à ce moment-là.