CHRONIQUE DU MENTEUR (Les Temps modernes, n° 26, novembre 1947)

I

Les dessous mystérieux et enrubannés des Temps modernes continueront, ce mois, d’avoir toute mon attention, malgré que la sollicitent divers phénomènes extérieurs particulièrement attachants ; entre autres, une lettre de Césarine Bronzavia, qui est apocryphe, la mort du Président de la République, l’affaire des faux machins, et le baptême de l’architecte Rébequin devant la Fontaine des Innocents. Or donc, je ne parlerai pas de tout ça, et, suivant une expression qui m’est coutumière une fois tous les sept ans, je vous entraîne immédiatement au pubis même du sujet.

Les Temps modernes — ou plutôt les personnes physiques qui composent cette personne morale — reçoivent, avec une régularité tenant de l’avalanche saisonnière ou du hoquet de l’ivrogne, des exemplaires, dits « service de presse », d’ouvrages écrits par des gens dits « auteurs ». Dédicacés, le plus souvent, ce qui augmente singulièrement leur valeur paraphrénique.

Bien entendu, jamais ces livres ne parviennent aux personnes à qui ils sont destinés. Ils sont plus souvent calottés en cours de route par des méchants, des va-nu-pieds sans foi ni loi, ni moi, ni toi, ni lui, ni même vous (là, je vous ai eus). Le cas échéant, ils atterrissent (lorsque personne n’a voulu les prendre — crainte d’une dédicace trop personnelle, rebut d’honnêteté, simple oubli, ou respectable aversion pour la littérature) sur une étagère spécialement désignée par le maître ébéniste Barbiton de Monsoupirail, auquel Gaston Gallimard confie depuis quarante-deux ans le soin de percer par semaine, une nouvelle porte dans une de ses cloisons, et de repasser une couche de peinture un peu partout.

Près de cette étagère passe en vrombissant le Menteur, à l’affût du butin. Désireux de réparer les torts des Temps modernes, le Menteur va vous en causer, de ces livres inlus. Pour ce faire, il en a pris une bonne douzaine[2]. Liste des titres :

Le Semeur, Juin 47, n° 8, 45e année (avec un article de Daniel Parker, ingénieur (sic)).

De Dieu vivant (sans nom devant) par Armand Pierhal.

Au soleil touchant, journal intime de Géo Vallis, traitant de l’élevage des punaises sans soupapes.

Le Bout du monde, par Jean-Pierre Audoin, qui n’y a jamais été, et qui est donc un menteur, ce dont je le loue.

L’Amour, de Wassili Grossmann, traduit du russe (sans dédicace, ce Grossmann est un mufle).

Mission de Léon Bloy, par Stanislas Fumet (avec une dédicace au Menteur, ce dont je te remercie, Stanislas).

Beau volume imprimé sur vélin supérieur, avec empreintes digitales et trois culs-de-lampe à pétrole.

La Tour des peuples, par Han Ryner, encore du vélin supérieur imprimé à Genève, vu l’obscénité du sujet.

Enfin le plus beau de tous, L’Homme manifeste, de Jean Legrand ; aux éditions L.G.T., 6, avenue de la Porte-Brunet, quatrième à gauche ; si c’est Aurette, sonne deux coups, si c’est Tony, trois coups et si c’est Joséphine un seul coup, parce que Jacques est fatigué.

À tout seigneur tout honneur, les premiers seront les derniers, in hoc signo vinces, amen ; je vais donc vous parler de L’Homme manifeste de Jean Legrand, réparant ainsi l’injustice coupable qui fait que Jean Legrand est écrivain alors qu’il devrait traire les vaches (car il a du doigté). Il sera très content, d’ailleurs, gagé-je, que l’on propage sa docrique.

Dès la page de garde, il est manifeste que Jean Legrand, à moins qu’il ne soit réellement l’heureuse victime d’une forme particulièrement virulente de satyriasis, ce que je lui souhaite, n’a pas été décimé, comme on pouvait le craindre, par la grande épizootie de 1936 et n’use du sensorialisme que comme d’un prétexte valable à se faire « composer à la main » (comme il dit, le grand sale) par ses amies (avec un « e » muet).


Mais poussons plus loin l’analyse :

À la page 11 Jean Legrand associe avec hardiesse les humoristes et les gardiens de nos prisons.

De la page 11 à la page 50, on ne comprend pas un traître mot. (J’exagère, mais ça frappe.)

Ensuite, viennent des choses diverses, semblant signifier (si j’ai bien saisi car je suis vierge) que l’on devrait tout sacrifier à l’acte sexuel.

Je m’abuse, ou des gens dits intelligents prétendent par ailleurs qu’on éprouve aussi beaucoup de joies à être intelligent. Tout s’explique cependant lorsqu’on se rappelle que l’organe de l’intelligence est moins visible et moins accessible que celui choisi par Jean Legrand comme axe de son existence et de celle de ses amies, et dont l’évidence, dans son cas du moins, paraît sauter aux yeux.

Mais sait-il en tirer tout le parti possible ? On peut se le demander en lisant à la page 50 cette recette extraordinaire digne de Gouffé :

« Il a un enfant de cette femme. Car il possède de nombreux livres d’occultisme, je crois même un petit laboratoire. »

Passons et laissons-lui le bénéfice du doute.

Pages 50 à 57, rien à signaler.

Page 58, un hommage au grand Ogino, empereur du Japon en 1837. On sait qu’Ogino inventa une méthode pour faire des enfants à coup sûr (ou l’inverse). Jean Legrand trouve ça très bien. Jean Legrand est un vaurien. Priver l’amour du frisson de la chance, c’est tuer le mystère qui fait de ce beau sport un divertissement aussi passionnant que l’épinette à ressort ou le maneton coinché. En plus, c’est rabaisser le standing incontestable et tuer la réputation de ceux qui peuvent tout faire avec les filles sans qu’elles risquent rien, ce que l’on nomme à tort ou à raison, stérilité.

Page 67, Jean Legrand rejoint la haute moralité civilisatrice de Daniel Parker dans un aphorisme d’une très grande tenue intellectuelle : « Aucun plaisir n’est promis au paresseux. »

Je passe sur des pages moins enthousiasmantes.

Enfin, alors que personne ne s’y attendait plus, Jean Legrand se démasque tout à fait : « Rieurs, attention ! » dit-il page 89, et il conclut amèrement : « C’est une constante épreuve de ne vivre que pour le plaisir. »

Comble de sarcastisme, cet ouvrage, composé à la main par les amies de l’auteur (avec un e muet) fut écrit en partie à Saint-Aubin-les-Vertueux.

En vente aux éditions L.G.T.

Et comme il me reste de la place pour vous parler des autres livres, je passe immédiatement à la chronique cinématographique.

II

J’ai reçu d’un curé qui signe César Exoseptoplix, ce que je crois un pseudonyme, une lettre intéressante. Il savait, en effet, que j’allais vous parler du Diable au corps, et il a pris soin de me renseigner au préalable.

— Le diable, m’écrit-il en substance, est une formation calcaire rappelant le bazooka, à ceci près qu’il est lumineux dans l’obscurité. Il possède des ambulances, et je présume que Pierre Bost s’est trompé en l’appelant Le Diable au corps, car le diable enlève les âmes et laisse les corps.

Je suis entièrement de l’avis du curé. Mais Pierre Bost ne s’est pas trompé, car Pierre Bost n’est pas un curé, Jean Aurenche non plus, Claude Autant-Lara non plus, et, d’ailleurs, le titre est de Radiguet.

J’ai reçu également d’autres lettres qui me prient d’user de mon influence indéniable pour faire interdire ce film. Ce que je me garderai bien de faire, car ma femme est amoureuse de Gérard Philipe, et qu’est-ce que je prendrais ! Comme en plus c’est un très joli film, bien que je sois jaloux de Gérard Philipe, puisque ma femme est amoureuse de lui, je ne ferai rien de cet ordre. Je me bornerai à publier, en toute objectivité, et dans toute leur sécheresse, les lettres que j’ai reçues, pour éclairer le monde sur la mauvaise foi de mes correspondants. Et puis, je me consolerai avec Micheline Presle que je séduirai en lui disant des mensonges.

Du Syndicat des Sonneurs de Cloches de la Région Parisienne :

« — Nous trouvons parfaitement regrettable l’emploi du fondu sonore en forme de dégueulando fait par les auteurs du film, et qui laisse à chaque instant supposer que les cloches se sont enrayées. Or, cet accident n’arrive que très rarement, et en tout cas jamais sous nos latitudes ; et c’est rendre un mauvais service à la Corporation que de le présenter comme fréquent, puisqu’il ne se produit pas moins de quatre fois au cours du film. Nous demandons la suppression des passages incriminés, et pendant qu’on y est, qu’on supprime le reste qui n’a aucun intérêt puisqu’on n’entend pas les cloches. »

De l’Amicale Lyonnaise des Porte-Bières :

« — … Jamais, en tout cas, un membre de l’Amicale Lyonnaise ne se serait permis de sourire en portant un cercueil, même un jour d’armistice. Nous recommandons, par conséquent, aux réalisateurs de la bande de s’adresser à l’avenir à l’Amicale Lyonnaise pour éviter des désagréments du même ordre. Cotisation : deux cents francs par an. »

Ce texte se passe de commentaires oiseux.

Enfin, de l’Administrateur des P.T.T. :

« — Monsieur, je vous rappelle que vous êtes redevable, à ce jour de la somme de 983 francs. Vous êtes prié de régler votre dette dans les 8 jours, sinon, on vous le coupe :

« Signé : Jules P.T.T. »

Je regrette qu’à propos du Diable au corps on m’envoie des lettres de ce genre qui n’apportent aucune lumière particulière sur ce sujet crucial, et ne font, au contraire, qu’obscurcir un débat poignant.

J’arrête ici la publication de mon courrier et je résume : Il conviendrait, dans l’intérêt général, et pour la tranquillité d’esprit de l’officiel français qui, lors de la projection du Diable au corps à Bruxelles, quitta la salle pour ne pas gêner nos bons amis les Belges par l’odeur de ses pieds, de couper tous les passages où l’on voit Gérard Philipe et Micheline Presle. Il resterait un bon documentaire sur les bateaux mouche et la vie en banlieue, et on pourrait l’appeler autrement : par exemple, L’Eté de la Saint-Martin. On remplacerait les scènes de luxure par des vues de l’archevêque de Saint-Cucufa en train de bénir les aficionados et tout le monde serait content. En effet, quand on pense que l’on voit dans ce film deux jeunes gens s’aimer sans blablabla, sans vergogne et sans précautions eh bien ! on se dit que ça ne tourne pas rond et qu’il y a vraiment des tourneurs de films qui ont des complexes anormaux.

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