CHRONIQUE DU MENTEUR (refusée, 10 juin 1946) IMPRESSIONS D’AMÉRIQUE

I

Pour ne pas aborder les États-Unis avec du préjugé, j’y suis arrivé en sous-marin ; ainsi je n’ai pas vu la statue de la Liberté ; mais cette andouille d’Astruc, qui tenait le gouvernail d’une seule main et tentait, de l’autre, d’aplatir ses cheveux hérissés par l’humidité, a fait une fausse manœuvre au dernier moment et les stars lance-torpilles du port de New York se sont mises à nous canarder, croyant que c’était Blum qui revenait demander de l’argent. Les torpilles se sont écrasées sur la coque avec un bruit mat, et Astruc, en essayant de les repousser du pied avec un air de grand seigneur, s’est flanqué à l’eau. Je suis donc entré tout seul à New York. C’est une ville ravissante. Le devant du port est peint en vert, avec de gros anneaux nickelés pour accrocher les sous-marins, et il n’y a pas la moindre poussière. Il était à peu près l’heure de déjeuner. On est venu m’apporter un plateau qui s’encastre juste autour du capot du sous-marin et en même temps j’ai vu un film en couleurs. Ils m’ont dit que ce système-là se pratiquait déjà pour les voitures, et ils pensent l’étendre aux avions et aux gens : on n’aura plus qu’à s’arrêter de marcher, entrer dans une pièce spéciale, s’asseoir à une table, et on vous apportera à manger contre de l’argent ; c’est vraiment une invention intéressante. Ces gens-là sont en progrès sur nous, on ne peut pas se figurer. Et puis ils savent tous l’anglais, ça leur donne une grosse supériorité sur ceux qui ne le savent pas, et, en un sens, on a l’impression qu’ils sont à leur place aux États-Unis où tout le monde parle anglais. Après mon repas, je suis parti flâner dans les rues de New York. La première personne que j’ai rencontrée, c’était Hemingway. Comme je ne l’avais jamais vu, je ne l’ai pas reconnu ; lui non plus, aussi nous nous sommes croisés sans rien dire ; quelle ville passionnante. Il y a trop de circulation ; aussi, de place en place, le maire a fait creuser de grandes fosses vers lesquelles les agents dirigent les automobiles démodées qui choqueraient la vue des étrangers. Je suis allé voir l’Empire State de près, mais on venait de le démolir et il ne restait que la cage de l’ascenseur. Celui-ci marchait encore et je suis monté jusqu’au dernier étage, mais comme, à bien réfléchir, il n’y avait pas de raison que cela tienne longtemps (ce n’était accroché à rien), je suis redescendu avant que le garçon s’aperçoive de cette particularité. Ces Américains, des gens étonnants. Je n’ai pas vu une seule jeep à New York. On rencontre pas mal de voitures à ânes poussées par des Nègres. Les ânes se prélassent sur des coussins en mangeant des ice cream au chocolat, clairs ou foncés, suivant la couleur de leur peau. La Guardia interdisait autrefois le port des chemises à carreaux à l’intérieur de New York mais depuis qu’on l’a nommé directeur du zoo et que Mickey Rooney est devenu maire, les mœurs se sont relâchées et j’ai compté en deux heures jusqu’à cinq chemises à carreaux. Au coin de la 52e rue, vers Times Square, j’ai rencontré Astruc. Il venait enfin de réussir à sortir de l’eau. Il m’a offert une sardine, il en avait plein ses poches, elle était plutôt mal en point, son cœur battait comme un soufflet cornu, et elle est morte dans ma main, j’ai pleuré un peu et je suis entré avec Astruc dans un drugstore pour qu’on se remette. On a commandé des triples zombies. Le barman nous a apporté des cuvettes en même temps, parce qu’il voyait que nous étions étrangers. Astruc a bu le premier, mais j’avais rempli ma cuvette avant lui. Juste comme nous allions sortir, nous nous sommes aperçus que dans un drugstore, on n’a pas le droit de servir de l’alcool, et Astruc, qui a le réflexe rapide, m’a dit : ce n’était pas un drugstore. Il doit avoir raison ; aussi j’ai cherché un autre drugstore, et j’en ai trouvé un. Nous sommes entrés. J’ai mis un nickel dans un juke-box qui était là, et nous avons écouté le dernier succès américain, Symphonie, chanté par Johnny Desmond. Cela nous a déçus parce que c’est un air français et qu’il le chante en français avec du violon et sa voix de veau mort-né, et Astruc pleurait parce que ça lui rappelait le jour où il était avec sa cousine dans le petit salon, et la mère de sa cousine (je ne sais pas si c’est sa tante, avec lui ce n’est jamais si simple que ça) est entrée, et il n’aime pas qu’on le voie sans pantalon parce que le poil de ses jambes est usé sur les mollets. Je lui ai dit que ses histoires ne m’intéressaient pas, mais on ne peut pas arriver à le vexer. Après, nous avons bu des milk shake, il y avait une serveuse très gentille, mais dans l’ensemble, les Américaines sont tartes, elles ont le derrière qui ressort et pas du tout autant de poitrine que les Vargas girls. Après le milk shake, nous nous sommes payé des amandes salées dans des sacs en cellophane, avant de partir à la recherche d’André Breton et de Charles Boyer, pour bavarder un brin avec des compatriotes. C’était une idée d’Astruc. Je lui ai dit que s’il faisait tout le voyage en sous-marin pour parler français avec des inconnus, ce n’était pas la peine de venir en Amérique. Il m’a répondu qu’on avait déjà parlé de ces deux types en France. Je veux bien, mais moi, je ne lis pas Le Petit Écho de la mode, et je ne pouvais pas le deviner. Je lui ai demandé s’il savait où les trouver et il m’a dit : ils sont sûrement dans un bar, il n’y a qu’à les faire tous. Nous avons pensé à prendre chacun un secteur, mais réflexion faite, si j’avais laissé Astruc tout seul, il aurait fini par vendre le sous-marin, et nous sommes restés ensemble. Il était presque cinq heures ; j’ai dit « Allons d’abord au Café Society Downtown ». Astruc m’a regardé avec des yeux ronds et quand il a compris qu’il pourrait danser le swing, il était fou ; il est parti en avant et je l’ai trouvé en pleine action ; au piano il y avait Pete Johnson.

II

J’ai fini par rencontrer André Breton en plein Harlem, dans une petite boîte assez crasseuse, ça s’appelait Tom’s ; pas de doute, c’était lui. Mais quel camouflage !… Il s’est passé au noir ; on dirait absolument un vrai Nègre, il a même des grosses lèvres de Nègre et des cheveux crépus, et il parle comme un Nègre. Il se fait appeler Andy, les autres n’ont pas l’air d’avoir beaucoup de respect pour lui. Je lui ai demandé s’il comptait venir en France et il m’a répondu : « … man. Ah’ll stay wid’ ma black gal and ma black kids. I’am’t no use, man, goin’ all’ round de world an’ catchin’ sea sick, crabs an’ claps an’lookin’ always for fuck. Lawd don’t likes that man, sure Lawd don’t likes that. » C’est une perte pour le surréalisme…, a murmuré Astruc. Je n’aurais pas cru qu’il connaisse des mots comme ça, mais il l’a dit, et comme il n’y avait rien à faire d’autre, nous sommes repartis. Astruc pleurait un peu, il s’est fait racoler par une jolie fille, assez foncée, mais bien ferme (il y en a beaucoup dans le quartier nègre). En voyant ça, il a pris peur et s’est sauvé en courant, mais il était juste devant un mur et elle m’a aidé à le porter jusqu’au sous-marin, je pense que sa bosse sera partie demain matin. Je l’ai laissé dormir, la fille est restée avec lui ; on ne pouvait pas tenir à trois dans l’entrepont, aussi je suis reparti en ville, je voulais aller au cinéma. Je suis entré dans un machin de la 55e rue qui s’appelait le Street Playhouse on jouait un film appelé « It happened at the inn ». L’histoire est assez drôle pour que je la raconte : ce sont des paysans qui s’appellent tous Goupi quelque chose. C’est une idée épatante. Il y a un trésor qu’on finit par trouver dans l’horloge, on dirait absolument une horloge de chez nous, et l’acteur principal ressemble à Ledoux, mais il joue mieux. Il n’y a pas d’acteurs comparables aux Américains pour ces rôles de composition ; je dirai à Astruc d’aller voir ce film demain quand sa tête ira mieux, il s’intéresse beaucoup au cinéma en général. (Je veux dire, quand il n’y a rien d’autre à boire.) Ce qui m’a frappé dans ce film, c’est que j’ai tout compris sans difficulté, sauf les sous-titres, qui me paraissent inutiles.

III

Le plus beau spectacle populaire de New York, c’est la parade devant le palais du maire. Mais personne n’a le droit d’y assister, aussi les jours où elle a lieu, la municipalité fait pleuvoir artificiellement, alors elle n’a pas lieu. Autrement, il serait très difficile d’empêcher les gens de regarder, parce que c’est vraiment un coup d’œil féerique.

IV

Astruc a eu une grosse déception hier quand on lui a dit que d’abord son Charles Boyer (effectivement ils ont l’air de le connaître ici) s’est fait naturaliser citizeune of de grête démocratie, et ensuite qu’il n’habite plus ici, et troisièmement qu’il n’y a jamais habité. Il paraît qu’il est en Californie. Astruc voulait y aller, alors je lui ai représenté que ce n’était pas la peine, car étant naturalisé, il ne parlait sûrement plus français, et pour le consoler de la Californie je lui ai promis qu’on irait à Los Angeles et à Hollywood. Il a protesté un peu, mais j’ai coupé court. C’est lui, ou moi, qui dirige ?

V

Nous avons attendu toute la matinée devant la porte de l’hôtel, en espérant voir lyncher un nègre, mais les New-yorkais sont décidément amorphes. Il paraît que dans le Nevada, on trouve encore des durs. Nous tâcherons d’y passer. Nos valises sont prêtes.

VI

Juste en allant prendre l’avion, un type m’a abordé et il m’a demandé si je pourrais faire une commission à Sartre en rentrant en France. J’ai dit « Allez toujours » et il m’a affirmé que décidément, à la réflexion, il n’était pas d’accord. J’ai répondu « Bon, je le lui dirai ». Et il a ajouté : « Dites-lui bien que tout de même avec une olive et de la glace, c’est supportable à la rigueur ; parce que je ne veux pas être trop absolu. » Astruc a dit : « Quoi ? » Mais il ne comprend plus rien dès qu’on parle d’existentialisme. Nous avons pris l’avion, ils étaient bien embêtés, ils ont dû en emmener un autre.

VII

Cela n’a pas raté. Sitôt l’avion parti, je me retourne et qui est-ce que je vois ? Henry Miller. Je pousse Astruc du coude, mais il s’occupait de sa voisine de devant. Je le laisse à son travail et je regarde Henry Miller. Il a vieilli depuis les jours où je l’avais connu à Paris. Il parle de moi en termes peu flatteurs dans Tropique du Cancer. Si peu flatteurs qu’aujourd’hui j’ai été obligé de modifier mon nom. J’ai gardé mon prénom, tout de même. Il ne m’avait pas encore vu et il regardait la petite hôtesse de l’air, charmante d’ailleurs dans son uniforme de plexiglas transparent, et je le voyais s’énerver peu à peu, il n’a pas changé toujours en rut dès qu’il voit de la chair, fraîche ou faisandée. Il a sauté sur elle tout d’un coup ; je sais bien que la compagnie les engage pour ça, mais tout de même, il y va trop brutalement, enfin cela avait l’air de lui plaire, mais un autre voyageur l’a appelée et Miller est resté tout ballot, tout déboutonné : il a vite tiré un carnet de sa poche et s’est mis à écrire. Il écrivait encore quand nous sommes arrivés. Alors il a levé le nez et m’a reconnu, je ne peux pas répéter ce qu’il m’a dit, mais c’était bien son style habituel, ce type-là n’évolue pas. Je suis sûr qu’il regrette le temps où il était dans le ventre de sa mère parce que c’est la seule occasion qu’il aura jamais de voir « ça » de l’intérieur.

VIII

Miller, c’est sûrement pour ça qu’il était venu en France ; Les Américains ne… enfin… ils le font rarement. Presque jamais avant d’être mariés en tout cas. Un petit peu dans les milieux littéraires ou artistiques, et puis les Nègres aussi, mais le jeune Américain moyen va à la YMCA et ça lui suffit. Ce n’est pas étonnant qu’ils bouffent tous du chewing-gum pour se calmer les nerfs, et cela explique la quantité de lait qu’ils consomment, c’est un lénifiant connu. Ceci ne va pas sans conséquences (Astruc prétend que s’il avait le loisir de jouer au baise-bol, il n’aurait pas envie de femmes non plus, mais c’est un menteur. Le baise-bol n’explique pas tout.) C’est notamment pour cette raison que les Américains divorcent si souvent, m’a expliqué un type ; les hommes qui se permettent d’approcher leur femme plus de deux fois par mois sont considérés comme anormaux, accusés de cruauté mentale et inévitablement condamnés à la pension alimentaire. Il en résulte une incroyable recrudescence d’engagements dans les équipes de baise-bol. C’est actuellement, avec le coca-cola, le sport national américain. Nous voulions voir un match de baise-bol entre deux universités, mais ce n’est permis qu’aux adultes, et je n’ai pas voulu laisser Alexandre à la porte ; alors nous avons tâché de visiter les studios de la Warner en nous faisant pistonner par Charles Boyer, mais nous sommes mal tombés car il est sous contrat avec la MGM ; il ne se l’était pas rappelé au dernier moment. Nous nous sommes fait virer comme des sales, c’était à prévoir, cela n’a pas d’importance, c’est eux que cela privera le plus. Charles Boyer nous a invités à une party pour nous consoler. Des tas de gens intéressants s’y trouvaient : Jean Renoir, René Clair, Julien Duvivier, Jean-Pierre Aumont, Madeleine Lebeau, Claudette Colbert, ils sont tous assez gentils mais ils n’ont pas l’air de connaître très bien la France, je leur ai promis de leur envoyer un film que je vais faire en rentrant, avec Pierre Brasseur dans le rôle de Jésus-Christ et François Mauriac qui sera la fille perdue. Je pense aussi à Paul Claudel pour la dame des lavabos. Gaby Morlay, Jeanne Fusier-Gir, Cécile Sorel, Laure Diana et Denise Grey feront les quintuplettes Dionne, et Jean-Louis Barrault… au fait, il faut un type pour la claquette. Bien entendu, ils sont d’accord, c’est pour le prestige du pays. Je demanderai les dialogues à Jacques Duclos, il a l’habitude, ils ne sont plus que deux au PC, et on nous annonce encore des élections bientôt. Je pensais à Blaise Cendrars, mais il ne parle que de lui (il faut bien qu’il y en ait un). Quant à Sacha Guitry… ma foi, cela fait un bout de temps que l’on… qu’est-ce qu’il a bien pu lui arriver ?

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