5

Je partis du garage en début d’après-midi. Une des rares choses que m’avait apprises Sandeman était que je le détestais en bloc. En temps ordinaire, je n’aurais jamais imaginé que Kenny et lui puissent être amis, mais l’ordinaire ne l’était plus trop, et ce Sandeman dégageait quelque chose qui éveillait mes soupçons.

Fouiller dans son quotidien ne figurait pas en tête de la liste de mes loisirs préférés, mais je me dis qu’il serait sage d’y consacrer un peu de temps. Je devais au moins aller jeter un coup d’œil à son home sweet home et vérifier que Kenny n’était pas son colocataire.

Je descendis Hamilton Avenue et pus me garer à deux immeubles du bureau de Vinnie. Connie allait et venait, fermant d’un coup sec les tiroirs des classeurs et poussant un juron quand j’entrai.

— Ton cousin est une merde de chien ! me cria-t-elle. Stronzo !

— Qu’est-ce qu’il a encore fait ?

— Tu connais la fille qu’il vient d’embaucher ?

— Sally Quelque chose.

— Ouais : Sally Qui Connaissait l’Alphabet.

Mon regard fit le tour de la pièce.

— Elle manque à l’appel à ce qu’il semblerait.

— Et comment ! Ton cousin Vinnie l’a coincée à un angle de quarante-cinq degrés devant le tiroir des D et a essayé de jouer à cache-saucisse !

— Je crois comprendre que Sally n’a pas été d’accord.

— Elle est sortie d’ici en hurlant qu’on pouvait donner son salaire à une œuvre de charité. Et maintenant, plus personne pour faire le classement. Et devine qui doit se taper des heures sup’ ?

Connie referma un tiroir d’un coup de pied.

— C’est la troisième employée en deux mois !

— Peut-être qu’on devrait intervenir et faire châtrer Vinnie.

Connie ouvrit le tiroir central de son bureau et en sortit un couteau à cran d’arrêt. Elle libéra la lame qui jaillit avec un claquement mortel.

— Peut-être qu’on devrait s’en charger nous-mêmes, dit-elle.

Le téléphone sonna et Connie remit prestement le couteau dans le tiroir. Pendant qu’elle parlait, je consultai le fichier en quête du dossier Sandeman. Aucun. Donc, soit il n’avait pas eu de caution à payer, soit il s’était trouvé un autre garant. J’essayai l’annuaire de Trenton et de ses environs, mais sans plus de succès. J’appelai Loretta Heinz au DMV[4]. Loretta et moi nous connaissions depuis des années. Nous avions été éclaireuses chez les Ames vaillantes ensemble et passé notre temps à râler en chœur pendant les deux pires semaines de ma vie au Camp Sacajawea. Loretta tapota sur son ordinateur à tout faire et, abracadabra, j’obtins l’adresse de Sandeman.

Je la notai et articulai « salut » à Connie.

Sandeman habitait dans Morton Street, dans un quartier de grandes maisons en pierre apparente laissées à l’abandon. Les pelouses n’étaient pas entretenues, des stores déchirés pendaient mollement à des vitres sales, les pierres angulaires étaient recouvertes de tags et la peinture s’écaillait aux encadrements des fenêtres et des portes. Presque toutes les maisons avaient été divisées en appartements. Quelques-unes, incendiées ou laissées pour compte, étaient condamnées par des planches. Certaines avaient été restaurées et luttaient vaillamment pour reconquérir leur grandeur et leur dignité d’antan.

Sandeman vivait dans une des maisons multifamiliales. Ni la plus jolie ni la plus moche de la rue. Un vieil homme était assis sur la véranda. Le blanc de ses yeux s’était terni avec l’âge, des poils gris s’accrochaient à ses joues cadavériques, et sa peau avait la couleur du bitume. Une cigarette pendillait au coin de sa bouche. Il avala un peu de fumée et plissa les yeux dans ma direction.

— Je vais vous dire une chose, fit-il. Je reconnais un flic quand j’en vois un.

— Je n’en suis pas un.

C’était une obsession ou quoi ? Je jetai un œil à mes Doc Martens, me demandant si ça ne venait pas des chaussures. Morelli avait peut-être raison. Je devrais peut-être changer de style.

— Je cherche Perry Sandeman, lui dis-je, brandissant ma carte. Je suis à la recherche d’un de ses amis.

— Sandeman n’est pas chez lui. Il travaille au garage la journée. Il est pas souvent chez lui la nuit non plus d’ailleurs. Il rentre seulement quand il est saoul ou dopé. Et alors, il devient méchant. Vaut mieux pas s’approcher trop près quand il est bourré. Un excellent mécanicien, remarquez.

Tout le monde est d’accord là-dessus.

— Vous connaissez le numéro de son appartement ?

— 3C.

— Il y a quelqu’un en ce moment ?

— Je n’ai vu entrer personne.

Je passai à côté du vieil homme, entrai dans le hall et m’immobilisai, le temps que mes yeux s’habituent à l’obscurité. L’air était vicié par une odeur de plomberie défaillante. Le papier peint taché se décollait aux raccords. Le plancher crissait sous les pas.

Je fis passer ma bombe lacrymo de mon sac à la poche de mon blouson et commençai à gravir les marches. Il y avait trois portes au deuxième étage. Toutes fermées à clef. Une télévision bourdonnait derrière l’une d’elles. Le silence régnait dans les deux autres appartements. Je frappai à la 3C et attendis. Rien. Je refrappai. Toujours rien.

D’un côté, la perspective de me confronter à un malfrat me fichait une trouille d’enfer, et je n’avais qu’une envie, décaniller au plus vite. D’un autre côté, je voulais capturer Kenny, et je me sentais obligée d’aller jusqu’au bout.

Il y avait une fenêtre au fond du couloir à travers laquelle je voyais des barreaux noirs et rouillés qui avaient tout l’air d’être ceux d’un escalier de secours. Je m’approchai et regardai au-dehors. Oui, c’était bien un escalier de secours… dont une partie longeait l’appartement de Sandeman. En passant par la fenêtre, je pourrais jeter un coup d’œil à son intérieur. Personne en bas. Tous les stores du bâtiment d’en face étaient baissés.

Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration. Que pouvait-il arriver au pire ? Je pouvais me faire arrêter, tuer, pousser dans le vide, ou mettre en bouillie. Bon. Et au mieux ? Personne ne serait à la maison et ni vu ni connu.

J’ouvris la fenêtre et me glissai au-dehors. J’étais une vieille habituée des escaliers de secours vu que j’avais passé de longues heures sur celui de chez moi. Je courus dare-dare jusqu’à la fenêtre de chez Sandeman et regardai à l’intérieur. Je vis un lit pliant défait ; une petite table de cuisine et une chaise en Formica ; une télévision sur un support métallique ; et un réfrigérateur format étudiant. Des cintres en métal accrochés à deux patères. Une plaque chauffante posée sur la table ainsi que deux canettes de bière cabossées. Des assiettes en carton sales et des emballages de nourriture froissés. Pas d’autre porte à part celle d’entrée, aussi supposai-je que Sandeman utilisait les toilettes qui se trouvaient sur le palier. Ça devait être le pied !

Et le plus important de tout : pas de trace de Kenny.

J’avais repassé une jambe par la fenêtre quand, baissant la tête vers la rue, j’aperçus le vieil homme à qui j’avais parlé qui se tenait au pied de l’escalier de secours, juste au-dessous de moi, tête renversée en arrière, une main en visière pour se protéger du soleil, ma carte toujours coincée entre ses doigts.

— Y a quelqu’un ? me cria-t-il.

— Non.

— C’est bien ce que je pensais. Il n’est pas près de rentrer.

— Vous avez un bel escalier de secours.

— Il faudrait le réparer, avec ses boulons bouffés par la rouille ! Moi, je m’y risquerais pas. Vous me direz, si un jour y a le feu, on se fichera pas mal de la rouille.

Je lui adressai un sourire crispé et achevai d’enjamber la fenêtre. Je redescendis, ressortis de l’immeuble sans demander mon reste, sautai dans ma Jeep, verrouillai les portières et filai.

Une demi-heure plus tard, j’étais chez moi en train de me demander quelle tenue j’allais mettre pour une soirée d’espionnage. J’optai pour des bottes, une jupe longue en jean et un polo blanc. Je me refis une beauté, me mis quelques bigoudis chauffants. Quand je les retirai, j’avais gagné plusieurs centimètres. Je n’étais toujours pas assez grande pour être sélectionnée dans une équipe de joueuses de basket, mais j’étais prête à parier que je pouvais paraître intimidante au Pakistanais lambda.

Je pesais le pour et le contre d’un Burger King et d’une pizza quand le téléphone sonna.

— Stéphanie, me dit ma mère, j’ai fait un gros chou farci pour dîner. Et un gâteau aux épices pour le dessert.

— Tentant, lui répondis-je, mais j’ai d’autres projets pour ce soir.

— À savoir ?

— Un dîner.

— D’amoureux ?

— Non.

— Autrement dit, tu n’as aucun projet.

— Il n’y a pas que l’amour dans la vie.

— Il y a quoi, par exemple ?

— Le travail.

— Stéphanie, Stéphanie, Stéphanie, ton travail consiste à arrêter des gangsters pour ton bon à rien de cousin. Ce n’est pas un vrai travail, ça !

Je me tapai la tête contre le mur – mentalement.

— J’ai aussi de la glace à la vanille, pour aller avec le gâteau, insista ma mère.

— De la glace à zéro pour cent ?

— Non, de la chère qu’ils vendent dans les petits pots en carton…

— Bon, d’accord, j’arrive.

Rex bondit hors de sa boîte de soupe et s’étira, pattounes de devant tendues au maximum, arrière-train relevé. Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire, m’offrant une vue imprenable sur l’intérieur de ses orteils. Il alla renifler sa soucoupe, la jugea mesquine et gagna sa roue.

Je le mis au courant de mes projets pour la nuit de sorte qu’il ne se fasse pas de mouron si je rentrais tard. Je laissai la lumière de la cuisine allumée, branchai mon répondeur, attrapai mon sac et mon blouson d’aviateur en cuir marron, sortis et fermai ma porte à clef. Je serais légèrement en avance, mais ce n’était pas grave. Cela me donnerait le temps de lire les nécros et de décider où aller après dîner.

Les lampadaires s’allumèrent en clignotant au moment où je me garai devant chez mes parents. La pleine lune était basse et joufflue sur le ciel crépusculaire. La température avait baissé depuis l’après-midi.

Mamie Mazur m’accueillit dans l’entrée. Ses cheveux gris acier étaient roulés serré dans des mini-bigoudis entre lesquels transparaissait la peau rosée de son crâne.

— Je suis allée chez le coiffeur aujourd’hui, me dit-elle. Je me suis dit que je pourrais peut-être recueillir des renseignements pour toi sur l’affaire Mancuso.

— Comment tu t’en es tirée ?

— Plutôt bien. Il y avait du beau monde. Norma Szajack, la petite cousine de Betty, était venue se faire teindre les cheveux et elles ont toutes dit que je devrais faire pareil. J’aurais bien tenté le coup, mais j’ai entendu dans une émission de télé que certaines décolorations pouvaient donner le cancer. Ils avaient invité une femme qui avait une tumeur de la taille d’un ballon de basket, et qui disait que ça venait des produits décolorants. Bref, Norma et moi on a papoté. Tu savais que son fils Billie était allé à l’école avec Kenny Mancuso ? Maintenant, il travaille dans un casino à Atlantic City. Elle m’a dit que Billie lui avait dit que Kenny était un de leurs plus gros flambeurs.

— Elle sait si Kenny est allé à Atlantic City récemment ?

— Elle ne m’en a pas parlé. La seule chose, c’est que Kenny a téléphoné à Billie il y a trois jours pour lui demander de lui prêter de l’argent. Billie lui a dit qu’il pouvait le dépanner, mais Kenny n’est jamais venu.

— Billie a raconté tout ça à sa mère ?

— Il l’a raconté à sa femme qui l’a répété à Norma. Je suppose qu’elle n’était pas ravie-ravie que Billie veuille prêter de l’argent à Kenny. Tu sais ce que je crois ? Je crois que Kenny s’est fait buter. Je te parie qu’il nourrit les poissons. J’ai vu une émission de télé l’autre jour où ils expliquaient comment les vrais pros s’y prenaient pour se débarrasser des gêneurs. C’était sur une des chaînes éducatives. Si je me souviens bien, ils leur tranchent la gorge, puis ils les pendent la tête en bas dans la douche pour qu’ils se vident de leur sang et qu’ils ne salissent pas la moquette. Puis le truc, c’est d’étriper le mort et de lui crever les poumons. Si on ne lui crève pas les poumons, il flotterait quand on le jette dans la rivière.

Ma mère étouffa un cri dans la cuisine et mon père s’étrangla derrière son journal au salon.

La sonnerie de la porte d’entrée retentit et mamie Mazur dressa l’oreille.

— Invité ! s’écria-t-elle.

— Quel invité ? dit ma mère. Je n’ai invité personne.

— Moi oui. J’ai invité un homme pour Stéphanie, dit ma grand-mère. Un beau parti. Pas terrible à regarder, mais c’est un surdoué pour faire de l’argent.

Ma grand-mère alla ouvrir et Spiro Stiva fit son entrée.

— Dieu du ciel, fit mon père, jetant un coup d’œil par-dessus son journal, un croque-mort ! Il ne manquait plus que ça !

— Finalement, je n’ai pas une envie folle de chou farci, dis-je à ma mère.

Elle me tapota le bras.

— Ce ne sera peut-être pas si atroce que ça, me dit-elle. Et puis, ça ne fera pas de mal de faire ami-ami avec Spiro, ta grand-mère ne rajeunit pas, tu sais.

— J’ai invité Spiro vu que sa mère passe tout son temps au chevet de Constantin à l’hôpital, et qu’il n’est pas très doué pour se faire la cuisine, me chuchota ma grand-mère en me faisant un clin d’œil. Je t’en ai chopé un de vivant cette fois !

À peine.

Ma mère mit un couvert supplémentaire.

— Nous sommes ravis de vous avoir à dîner, dit-elle à Spiro. Nous disons sans arrêt à Stéphanie d’inviter plus souvent ses amis.

— Oui, mais il faut dire qu’elle est devenue si difficile dans le choix de ses amis masculins, dit ma grand-mère à Spiro, qu’il ne se passe pas grand-chose de ce côté-là ces derniers temps. Attendez de goûter le gâteau qu’il y a en dessert : c’est elle qui l’a fait.

— Mais non, ce n’est pas moi.

— Et le chou farci, c’est elle aussi, persista ma grand-mère. Elle fera une excellente épouse un de ces jours…

Le regard de Spiro s’attarda sur la nappe en dentelle et les assiettes décorées de fleurs roses.

— Je me tâte pour choisir une femme, dit-il. Un homme dans ma position doit penser à son avenir.

Il se tâte ? Non, mais je rêve !

Spiro s’assit à côté de moi et je m’écartai de lui le plus discrètement possible en espérant que la distance aurait raison de ma chair de poule.

Mamie Mazur passa le chou à Spiro.

— J’espère que cela ne vous ennuie pas de parler boutique, lui dit-elle. J’ai des tas de questions à vous poser. Je me suis toujours demandé, par exemple, si vous mettiez des sous-vêtements aux morts. D’un côté, ça ne me semble pas indispensable, mais d’un autre…

— Je ne pense pas que Spiro ait envie de parler de tout ça, intervint ma mère.

Spiro acquiesça et sourit à ma grand-mère.

— Secret professionnel, lui dit-il.

A sept heures moins dix, Spiro finissait sa deuxième part de gâteau et nous annonçait qu’il allait devoir nous quitter pour l’exposition mortuaire du soir.

Ma grand-mère lui fit au revoir de la main tandis qu’il s’éloignait en voiture.

— Tout s’est très bien passé, dit-elle. Je crois que tu es son genre.

— Tu veux encore de la glace ? me demanda ma mère. Un autre café ?

— Non, merci. Je suis repue. Et puis, j’ai des choses à faire ce soir.

— Lesquelles ?

— Je dois aller visiter quelques salons funéraires.

— Lesquels ?

— Je commence par chez Sokolowsky.

— Qui vas-tu voir là-bas ?

— Helen Martin.

— Je ne la connais pas, mais je devrais peut-être tout de même aller présenter mes condoléances si vous étiez de si grandes amies, dit ma grand-mère.

— Ensuite, je passerai chez Mosel puis à la Maison du Sommeil Eternel.

— Jamais entendu parler, fit ma grand-mère. C’est nouveau ? C’est dans le Bourg ?

— Plus loin dans Stark Street.

Ma mère se signa.

— Donnez-moi de la force, murmura-t-elle.

— Ce n’est quand même pas à ce point-là, lui dis-je.

— Stark Street est une rue qui pullule de trafiquants de drogue et d’assassins. Ce n’est pas un endroit pour toi. Frank, dis quelque chose. Tu vas laisser ta fille aller seule dans Stark Street la nuit ?

Mon père, s’entendant nommer, releva le nez de son assiette.

— Hein ? Quoi ? fit-il.

— Stéphanie veut aller dans Stark Street.

Mon père, concentré sur son gâteau, avait la tête ailleurs.

— Elle veut que je la dépose ?

Ma mère leva les yeux au ciel.

— Vous voyez avec quoi je vis !

Ma grand-mère bondit sur ses pieds.

— J’en ai pour une minute, dit-elle. Le temps d’aller chercher mon sac et je suis prête à partir.

Mamie Mazur s’appliqua une nouvelle couche de rouge à lèvres devant le miroir de l’entrée, boutonna son manteau et accrocha son sac à main en cuir véritable à son avant-bras. Son manteau « pure laine » à col de vison était d’un bleu roi lumineux. Au fil des ans, il avait donné l’impression de gagner en longueur en proportion directe à la vitesse à laquelle mamie Mazur se tassait. Ce soir, elle le portait en maxi-manteau. Je la pris par le coude et la guidai jusqu’à ma Jeep, m’attendant à moitié à ce qu’elle s’écroule sous le poids de la laine. Je l’imaginai étalée de tout son long sur le trottoir dans une mare bleu roi d’où seuls ses pieds dépasseraient, avec un faux air de la méchante sorcière de l’Ouest.

Nous nous rendîmes d’abord chez Sokolowsky comme prévu. Helen Martin était très mignonne dans sa robe en dentelle bleu pâle, ses cheveux teints de la même couleur. Ma grand-mère étudia le maquillage d’Helen avec le regard critique d’une pro.

— Ils auraient dû utiliser un anticerne dans les verts, dit-elle. Il ne faut pas lésiner sur l’anticerne avec un éclairage pareil. Chez Stiva, les lumières sont tamisées dans les nouveaux salons, c’est ça qui fait toute la différence.

Je laissai ma grand-mère et partis à la recherche de Melvin Sokolowsky que je trouvai dans son bureau juste après l’entrée principale. La porte était ouverte. Sokolowsky était assis à un magnifique bureau en acajou, tapotant sur le clavier d’un ordinateur portable. Je fis de même à la porte.

C’était un bel homme d’environ quarante-cinq ans, vêtu de la tenue standard : costume sombre de coupe classique, chemise de soirée blanche, et cravate à rayures.

Il leva la tête et haussa les sourcils quand il me vit dans l’encadrement de sa porte.

— Oui ? fit-il.

— J’aimerais vous parler de dispositions pour un enterrement, lui dis-je. Ma grand-mère prend de l’âge, et j’ai pensé que ça n’engageait à rien de se renseigner sur les prix des cercueils.

Il extirpa un gros catalogue relié de cuir des entrailles de son bureau et l’ouvrit d’une chiquenaude.

— Nous avons un vaste choix de modèles.

Il me montra le cercueil dit « le Montgomery ».

— Très joli, fis-je, mais il m’a l’air un peu cher.

Il revint quelques pages en arrière à la rubrique « sapin ».

— Ceci est notre ligne Eco. Comme vous pouvez le constater, ils sont toujours très attrayants, ton acajou et poignées en cuivre.

Je parcourus la ligne Eco, mais ne vis rien qui ressemblât de près ou de loin au modèle de base de Stiva.

— C’est ce que vous avez de moins cher ? demandai-je. Vous n’auriez pas plus simple, sans la teinte acajou ?

Sokolowsky prit un air malheureux.

— Pour qui est-ce, disiez-vous ?

— Ma grand-mère.

— Elle vous a rayée de son testament ou quoi ?

Juste ce qu’il me fallait : un croque-mort à la dent dure.

— Vous n’avez pas de cercueil en bois brut ?

— Personne n’achète de cercueil en bois brut au Bourg. Écoutez, que diriez-vous d’un achat à crédit ? Ou alors, on économise sur le maquillage… vous voyez ce que je veux dire, on ne coiffe les cheveux de votre grand-mère que sur le devant.

Je me levai et me dirigeai vers la porte.

— Je vais y réfléchir, lui dis-je.

II se leva lui aussi d’un bond et me fourra des brochures dans la main.

— Je suis sûr que nous trouverons une solution, me dit-il. Je pourrais vous faire faire une bonne affaire sur une concession…

Je tombai sur ma grand-mère dans le hall d’entrée.

— De quelle concession parle-t-il ? me demanda-t-elle. On en a déjà une. Très bien placée. Tout près du robinet d’eau. Toute la famille y est enterrée. Bon, quand on a voulu y mettre ta tante Marion, il a fallu faire descendre ton oncle Fred d’un étage et la mettre sur lui parce qu’il ne restait plus beaucoup de place. Je finirai sans doute allongée sur ton grand-père. Mais c’est toujours comme ça, non ? On ne peut pas avoir de vie privée quand on est mort.

Du coin de l’œil, j’aperçus Sokolowsky qui jaugeait ma grand-mère du seuil de son bureau.

Mamie Mazur le remarqua aussi.

— Regarde-moi ce Sokolowsky, me dit-elle. Il me dévore des yeux. Ça doit être ma nouvelle robe.

On enchaîna en allant chez Morel. Puis chez Dorfman et à la morgue Majestic. Au moment où nous reprenions la route en direction de la Maison du Sommeil Eternel, j’étais débordante de force cadavérique. Un parfum des fleurs fraîches avait imprégné mes vêtements et ma voix était restée coincée à un niveau de murmure funèbre.

Mamie Mazur s’était bien amusée chez Mosel mais avait commencé à faiblir vers la fin de la visite chez Dorfman et n’était même pas rentrée au Majestic, préférant m’attendre dans la Jeep pendant que je courais à l’intérieur pour me renseigner sur les tarifs des enterrements.

La Maison du Sommeil Éternel était le dernier salon funéraire de ma liste. Je coupai par le centre-ville, dépassai les édifices gouvernementaux et la bifurcation vers la Pennsylvanie. Il était plus de neuf heures et les rues du centre étaient envahies par les noctambules – prostituées, dealers, acheteurs et bandes d’ados.

Je tournai à droite dans Stark Street, plongeant instantanément dans un environnement désespérant de sinistres maisons attenantes en briquettes et de petits commerces. Les portes des bars de Stark Street étaient grandes ouvertes, dessinant des rectangles de lumière enfumée sur le ciment sombre des trottoirs. Des hommes traînaient devant ces bars, juste pour passer le temps, ou bien pour conclure des marchés, l’air de ne pas y toucher. Le temps s’était rafraîchi, et la plupart des habitants du quartier s’étaient réfugiés chez eux, abandonnant les vérandas aux plus démunis.

Mamie Mazur était assise sur le bord du siège, le nez collé au pare-brise.

— C’est donc ça, Stark Street, dit-elle. On m’a raconté que ce quartier est plein de filles de joie et de trafiquants de drogue. C’est sûr que j’aimerais bien en voir. J’ai vu quelques prostituées, une fois, à la télé, et figure-toi que c’étaient des hommes ! Il y en avait un qui portait des collants élastiques et il racontait qu’il devait scotcher son pénis entre ses cuisses pour qu’il ne se voie pas. Non, mais tu te rends compte ?

Je me garai en double file non loin du salon funéraire et examinai la Maison du Sommeil Eternel. C’était l’un des rares bâtiments de la rue à ne pas être couvert de graffiti. Sa façade blanche semblait avoir été ravalée de frais, et au-dessus de l’entrée, une enseigne jetait un large arc de lumière. Un petit groupe d’hommes en costume se tenaient sous cet éclairage, bavardant en fumant. La porte s’ouvrit et deux femmes, en habits du dimanche, sortirent de l’établissement, rejoignirent deux des hommes et ils montèrent dans une voiture. Ils partirent et les hommes restant entrèrent dans le salon funéraire, laissant la rue déserte derrière eux.

Je fonçai pour prendre la place qui venait de se libérer et me répétai mentalement la raison officielle de ma visite. J’étais venue pour voir Fred Wilson, dit « Poupougne », décédé à l’âge de soixante-huit ans. Si on me posait des questions, je dirais qu’il était un ami de mon grand-père.

Flanquée de mamie Mazur, j’entrai d’un pas tranquille dans le salon funéraire et évaluai le lieu. Petit. Trois salons d’exposition et une chapelle. Seul un salon utilisé. Éclairage tamisé. Mobilier bon marché mais de bon goût.

Mamie fit claquer son dentier et surveilla du coin de l’œil la foule de gens qui se déversait du salon d’exposition.

— Ça ne va pas marcher, dit-elle. On n’est pas de la bonne couleur. On va avoir l’air de vilains petits canards.

Je pensais à peu près la même chose. J’avais espéré un mélange des races. Cette partie de Stark Street était plutôt un melting-pot, le dénominateur commun étant plus la malchance que la couleur de la peau.

— Qu’est-ce qu’on fiche ici, de toute façon, à faire la tournée des salons funéraires ? demanda ma grand-mère. Je parie que tu recherches quelqu’un. Encore une de tes chasses à l’homme ?

— Plus ou moins. Je ne peux pas entrer dans les détails.

— Ne t’inquiète pas de moi. Je suis muette comme une tombe.

J’entraperçus le cercueil de Poupougne et, même à distance, je pouvais voir que sa famille n’avait pas regardé à la dépense. Je savais que je devais pousser mes recherches plus avant, mais j’en avais ma claque de faire ma pseudo-étude de marché des tarifs funéraires.

— J’en ai assez vu, dis-je à ma grand-mère. On rentre.

— Je suis d’accord. Il me tarde de me déchausser. Ces chasses à l’homme, ça vous file de ces ampoules !

On sortit sans tarder par la porte principale et on s’arrêta, plissant des yeux, sous la lumière qui nous venait d’au-dessus de nos têtes.

— C’est marrant, dit ma grand-mère. J’aurais juré qu’on s’était garé ici.

Je poussai un gros soupir.

— On s’était garé ici.

— Mais la voiture n’est plus là.

Aussi sûr que deux et deux font quatre. Ma voiture avait disparu. Envolée. Volatilisée. Je sortis mon téléphone portable de mon sac et appelai Morelli. Pas de réponse chez lui. J’essayai son numéro de voiture.

Après quelques grésillements, j’entendis sa voix.

— C’est Stéphanie. Je suis à la Maison du Sommeil Eternel dans Stark Street et on vient de me voler ma bagnole.

Il ne répondit pas tout de suite, mais je crus bien entendre un rire étouffé.

— Tu as signalé le vol ? finit-il par me demander.

— Oui, à toi.

— Tu me flattes.

— Ma grand-mère est avec moi et elle a hyper mal aux pieds.

— Message reçu, cinq sur cinq.

Je laissai choir mon téléphone dans mon sac.

— Il arrive, dis-je à ma grand-mère.

— Comme c’est gentil à lui de venir nous chercher.

Au risque de paraître cynique, je soupçonnais Morelli de s’être posté dans le parking de chez moi à attendre que je rentre pour que je lui raconte tout ce que j’aurais appris sur Perry Sandeman.

Mamie Mazur et moi nous réfugiâmes près de la porte, faisant le guet au cas où ma voiture nous passerait sous le nez. Ce fut une surveillance vaine et fastidieuse, et ma grand-mère paraissait déçue de ne pas avoir été sollicitée par des revendeurs de drogue ou des proxénètes en quête de chair fraîche.

— Je ne comprends pas pourquoi on fait toutes ces histoires à propos de cette rue, dit-elle. La nuit est calme et on n’a été témoin d’aucune agression. Stark Street n’est pas aussi épatant qu’on le raconte !

— Un abruti a piqué ma bagnole !

— Oui, c’est vrai. Disons que la soirée n’a pas été un fiasco total. Même si je n’ai rien vu. C’est décevant quand on ne voit pas la chose arriver.

La camionnette de Morelli tourna au coin et remonta la rue. Il se gara en double file, mit ses feux de détresse, et vint vers nous d’un pas nonchalant.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

— La Jeep était garée, portes bloquées, dans cet espace vide, là. Nous sommes restées dans le salon funéraire moins de dix minutes. Quand nous sommes sorties, elle avait disparu.

— Des témoins ?

— Pas que je sache. Je n’ai pas sondé le quartier.

S’il y avait une chose que j’avais apprise durant ma courte carrière de chasseuse de primes, c’était que personne ne voyait jamais rien dans Stark Street. Y poser des questions était le type même de l’exercice inutile.

— J’ai demandé au poste d’alerter toutes les patrouilles dès que j’ai eu ton coup de fil, dit Morelli. Il faudra que tu passes au commissariat demain pour porter plainte.

— Tu crois qu’il y a une chance que je récupère ma voiture ?

— Il y a toujours une chance.

— Ça me rappelle une émission de télé sur les vols de voitures, dit mamie Mazur. Ils montraient des désosseurs de voitures volées. Je te parie que ta Jeep est en pièces détachées à l’heure qu’il est, qu’il n’en reste plus une tache d’huile sur le sol d’un garage.

Morelli ouvrit la portière passager de sa camionnette et hissa ma grand-mère sur le siège. Je pris place à côté d’elle en m’intimant de penser positif. Toutes les voitures volées ne finissent pas forcément en pièces détachées, non ? La mienne était si mignonne qu’il se trouverait bien quelqu’un qui ne pourrait pas résister à aller faire une petite virée. Pense positif, Stéphanie, pense positif.

Morelli exécuta un demi-tour et reprit le chemin du Bourg. On passa en coup de vent chez mes parents, juste le temps de déposer mamie Mazur dans son rocking-chair et de montrer à ma mère qu’il ne nous était rien arrivé d’affreux dans Stark Street… outre le fait que je me sois fait piquer ma voiture.

En sortant, ma mère me tendit le traditionnel sachet de nourriture.

— Un petit quelque chose pour casser la croûte, dit-elle. Un peu de gâteau aux épices.

— Miam miam, j’adore ça, me dit Morelli, une fois que nous fûmes réinstallés dans sa camionnette, en route pour chez moi.

— Laisse tomber. Tu n’en auras pas.

— Bien sûr que si, dit-il. Je me suis décarcassé pour t’aider ce soir. Le moins que tu puisses faire, c’est m’offrir une part de gâteau.

— Tu t’en fiches du gâteau, lui dis-je. Tout ce que tu veux, c’est monter chez moi et savoir si j’ai réussi à faire parler Perry Sandeman.

— Pas seulement.

— Sandeman n’était pas d’humeur bavarde.

Morelli s’arrêta à un feu.

— Tu as appris quelque chose ?

— Qu’il déteste les flics. Qu’il me déteste. Que je le déteste. Qu’il habite dans un immeuble sans ascenseur de Morton Street, et qu’il est un ivrogne patenté.

— Comment tu sais ça ?

— Je me suis rendue à son domicile et j’ai papoté avec un de ses voisins.

Morelli me lança un regard de côté.

— Gonflé, dit-il.

— Non, ce n’est rien, fis-je, m’efforçant de ramener la couverture à moi. Ça fait partie du boulot.

— J’espère que tu as eu le bon sens de ne pas donner ton nom. Sandeman ne sera pas très content de savoir que tu as fureté autour de sa tanière.

— Il me semble me souvenir que j’ai laissé ma carte, dis-je.

Inutile de préciser que je m’étais fait surprendre sur l’escalier de secours. Pas la peine de l’enquiquiner avec des détails superflus.

Morelli me regarda d’un air « bon-sang-t’es-conne-ou-quoi ».

— J’ai entendu dire qu’ils recherchaient des étalagistes chez Macy’s.

— Ne recommence pas avec ça. Donc, j’ai fait une erreur.

— Ta carrière en est jonchée, trésor.

— C’est mon style. Et je ne suis pas ton trésor.

Il y a des gens qui apprennent en lisant des livres, d’autres en écoutant les conseils d’autrui, et d’autres en tirant les leçons de leurs expériences. J’appartiens à la dernière catégorie. Alors, je n’avais qu’à m’en prendre à moi-même. Au moins, je ne commets pas deux fois la même erreur… à l’exception, peut-être, de celle de revoir Morelli qui a la manie de bousiller ma vie à intervalles réguliers. Et j’ai celle de le laisser faire.

— La chance t’a souri pendant ta tournée des salons funéraires ?

— Non.

Il coupa le moteur et se pencha vers moi.

— Tu sens bon les œillets.

— Fais attention, tu vas écraser le gâteau.

Il baissa les yeux vers le sac.

— C’est un gros gâteau, dit-il.

— Hum, hum.

— Si tu le manges tout entier, attention tes hanches.

Je poussai un gros soupir.

— Bon, d’accord, je vais t’en donner un morceau. Mais n’essaie pas de me faire une entourloupe.

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— Tu le sais très bien !

Morelli sourit de toutes ses dents.

J’envisageai de prendre un air de dignité offensée, mais je me dis que c’était un peu tard et que, de toute façon, ce n’était pas dans mes cordes, aussi me contentai-je de pousser un soupir exaspéré avant de m’extirper de la camionnette. Je m’éloignai, Morelli sur les talons. On prit l’ascenseur en silence jusqu’à mon étage et là, on s’arrêta net à la vue de la porte de mon appartement légèrement entrouverte. Des marques étaient visibles là où quelqu’un avait glissé un outil, une gouge peut-être, entre le montant et le battant de la porte et s’en était servi pour la forcer.

J’entendis Morelli dégainer son revolver et je lançai un coup d’œil dans sa direction. Il me fit signe de me pousser sur le côté, les yeux rivés sur ma porte.

Je sortis le .38 de mon sac et lui passai devant, jouant les gros bras.

— C’est chez moi, c’est mon problème, lui soufflai-je, pas spécialement désireuse de me poser en héroïne, mais ne voulant pas lui céder le contrôle de la situation.

Morelli me tira par le bas de mon blouson.

— Ne fais pas l’idiote.

Mr. Wolesky ouvrit sa porte, un sac-poubelle à la main, au moment où on se chamaillait.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Vous voulez que j’appelle les flics ?

— Je suis flic, lui dit Morelli.

Mr. Wolesky le considéra longuement puis se tourna vers moi.

— S’il vous cherche des noises, appelez-moi. Je vais juste au bout du couloir jeter la poubelle.

Morelli le suivit des yeux.

— J’ai comme l’impression que je ne lui inspire pas confiance.

Physionomiste, ce Mr. Wolesky. Morelli et moi jetâmes prudemment un coup d’œil dans mon appartement, nous faufilant dans l’entrée, hanches collées tels deux Siamois. Aucun intrus dans la cuisine ni dans le salon. On se précipita dans la chambre et dans la salle de bains. On regarda dans les penderies. Sous le lit. Sur l’escalier de secours. Personne.

— C’est bon, fit Morelli. Inspecte les dégâts et vérifie qu’on ne t’a rien volé. Je vais essayer de réparer la porte d’entrée.

A vue d’œil, les dégâts consistaient exclusivement en des slogans tagués sur les murs ayant à voir avec les organes génitaux féminins et des suggestions anatomiquement invraisemblables. Rien ne manquait dans mon coffret à bijoux. Un peu insultant étant donné que j’avais une très jolie paire de zircons cubiques qui, estimais-je, ressemblaient comme deux gouttes d’eau à des diamants. Bah, vu le niveau du type. Il ne savait même pas écrire correctement le mot « chatte ».

— La porte ne veut pas rester fermée, mais j’ai pu mettre la chaîne de sécurité, me cria Morelli de l’entrée.

Je l’entendis se diriger vers le salon et s’arrêter. Puis, plus rien.

— Joe ?

— Hmm ?

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je regarde ton chat.

— Je n’ai PAS de chat.

— Qu’est-ce que tu as alors ?

— Un hamster.

— T’en es sûre ?

Une vague de panique me submergea. Rex ! Je fonçai hors de la chambre vers le salon où l’aquarium en verre de Rexy était posé sur une petite table en bout de canapé. Je m’arrêtai net au milieu de la pièce, portant une main à ma bouche à la vue d’un énorme matou noir squattant la cage de mon hamster dont le couvercle grillagé était maintenu fermé par du gros scotch.

Mon cœur battait avec une netteté lancinante et une boule se forma dans ma gorge. C’était le chat de Mrs. Delgado. Il était accroupi, les yeux mi-clos, aussi furibard qu’un chat pouvait l’être, l’air repu. Et Rex n’était pas en vue.

— Merde, fit Morelli.

J’émis un son qui tenait du gazouillis, du sanglot étouffé et me mordis le poing pour m’empêcher de hurler.

Morelli me passa un bras autour des épaules.

— Je t’achèterai un autre hamster, me dit-il. Je connais un gars qui tient une animalerie. Il ne doit pas être couché. Je le forcerai à rouvrir sa boutique…

— Je ne veux pas d’-d’-d’autre hamster, criai-je. Je veux Rex. Je l’aimais.

Morelli resserra son étreinte.

— Calme-toi, trésor. Il aura eu une belle vie. Il était assez vieux en plus. Il avait quel âge ?

— Deux ans.

— Hmm.

Le chat se tortilla dans sa cage et poussa un miaulement guttural.

— C’est le chat de la voisine du dessus, dis-je. Il passe sa vie sur l’escalier de secours.

Morelli alla chercher une paire de ciseaux à la cuisine. Il coupa le gros scotch et souleva le couvercle. Le chat bondit au-dehors et fonça vers la chambre. Morelli le suivit, ouvrit la fenêtre et le chat prit la poudre d’escampette.

J’inspectai la cage, mais ne vis aucun reste de hamster. Pas de poils. Pas de petits os. Pas de quenottes jaunâtres. Rien.

Morelli regarda aussi.

— Du travail soigné, dit-il.

Ce qui provoqua un nouveau sanglot de ma part.

On resta accroupis devant la cage une petite minute, fixant bêtement les copeaux de sapin et la boîte de conserve de Rex.

— À quoi sert cette boîte de soupe ? voulut savoir Morelli.

— C’était sa chambre.

Morelli tapota sur la boîte. Rex en sortit en trombe.

Je faillis m’évanouir de bonheur, à mi-chemin entre le rire et les larmes, trop émue pour dire quoi que ce soit.

Rex était manifestement dans le même état de surcharge émotionnelle. Il galopait d’un bout à l’autre de sa cage, moustaches frémissantes, ses yeux noirs en boutons de bottine lui sortant de la tête.

— Le pauvre, dis-je, plongeant la main dans l’aquarium, attrapant Rex et le soulevant jusqu’à mon visage pour le voir de plus près.

— Tu devrais peut-être le laisser se détendre un petit peu, me dit Morelli. Il m’a l’air très remué.

Je lui caressai le dos.

— Tu entends ça, Rex ? Tu serais… remué ?

Pour toute réponse, il me planta ses canines dans le bout de mon pouce. Je poussai un cri strident et retirai vivement ma main, lançant Rex en l’air comme un Frisbee. Il vola jusqu’au centre de la pièce, atterrit avec un bruit mou, resta assommé pendant cinq secondes, puis galopa derrière une étagère.

Morelli regarda les marques des deux canines dans la chair de mon pouce, puis se tourna vers l’étagère.

— Tu veux que je le descende ? me demanda-t-il.

— Non. Je veux que tu ailles à la cuisine, que tu prennes la grosse passoire et que tu attrapes Rex pendant que je vais me désinfecter et me mettre un pansement.

Quand je ressortis de la salle de bains quelques minutes plus tard, je retrouvai Rex aplati par terre aussi immobile qu’une pierre sous la passoire et Morelli attablé au salon en train de dévorer le gâteau.

Il m’en avait coupé une part et avait servi deux verres de lait.

— Je pense que nous pouvons subodorer l’identité de notre malfaiteur sans trop de risques de nous tromper, dit-il, jetant un regard en direction de ma carte de visite empalée au bout de mon couteau à viande lui-même planté au beau milieu de ma table carrée.

— Original comme chemin de table, fit-il remarquer. Tu disais que tu avais laissé ta carte à un voisin de Sandeman ?

— Ça m’a paru une bonne idée sur le moment.

Morelli finit son verre de lait, sa part de gâteau, et se carra dans sa chaise.

— Tu donnerais quelle note à ta trouille en voyant ça ? me demanda-t-il.

— Dans les six sur dix.

— Tu veux que je reste jusqu’à ce que tu aies fait réparer ta porte ?

Je m’accordai une minute de réflexion. J’avais déjà connu des cas de figure plus inquiétants par le passé, et je savais que ce n’était pas drôle du tout de rester seule avec sa peur. Le problème était que je me refusais à l’admettre devant Morelli.

— Tu crois qu’il va revenir ? lui dis-je.

— Pas cette nuit. Et sans doute jamais si tu ne le provoques plus.

Je hochai la tête.

— Ça va aller. Mais merci de ton aide.

Il se leva.

— Tu as mon numéro au cas où.

Je me gardai bien de saisir cette perche.

Il considéra Rex.

— Tu as besoin d’un coup de main pour réinstaller Dracula ?

Je m’agenouillai, soulevai la passoire, pris Rex dans le creux de la main et le remis doucement dans sa cage.

— Il ne mord jamais d’habitude, dis-je. Il était juste… excité.

Morelli me caressa le menton.

— Ça m’arrive à moi aussi de temps en temps, dit-il.

Je remis la chaîne de sécurité en place après le départ de Morelli et me confectionnai un système d’alarme de fortune en empilant des verres contre la porte. Si on l’ouvrait, la pyramide s’écroulerait et le fracas des verres se brisant sur le lino me réveillerait. Sans compter le double avantage que si l’intrus était pieds nus, il se couperait sur les bouts de verre. Évidemment, il y avait peu de chances que ce soit le cas puisqu’on était en novembre et que la température avoisinait les cinq degrés.

Je me brossai les dents, enfilai mon pyjama, posai mon revolver sur ma table de chevet et me glissai au lit en m’efforçant de ne pas penser aux graffiti sur mon mur. Première chose à faire demain matin : demander au gardien de réparer ma porte et, pendant que j’y étais, lui chiper un peu de peinture.

Je restai éveillée un long moment, incapable de trouver le sommeil. J’avais les muscles tendus et le cerveau en ébullition. Je n’en avais pas parlé à Morelli, mais je doutais que ce soit Sandeman qui ait vandalisé mon appartement. Un des messages écrits sur le mur parlait de complot et un K en lettre argentée avait été collé au-dessous. J’aurais sans doute mieux fait de le montrer à Morelli, de même que la lettre anonyme signée du même K me conseillant de prendre des vacances. Je ne savais pas trop pourquoi je n’avais rien dit. Je soupçonnais que la raison en était enfantine, dans le genre… puisque tu ne veux pas me dire ton secret, eh ben, je ne te dirai pas le mien. Na, na, na !

Mes pensées tourbillonnaient dans l’obscurité. Je me demandais pourquoi Moogey avait été tué, pourquoi Kenny demeurait introuvable, et si j’avais des caries.

Je m’éveillai en sursaut et me redressai dans mon lit. Le soleil filtrait à travers l’interstice de mes doubles rideaux, et mon cœur battait à grands coups. J’entendais un vague grattement. Mes idées s’éclaircirent peu à peu, et je me rendis compte que le bruit qui m’avait réveillée si brusquement était celui de verres se brisant par terre avec fracas.

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