10

Le petit poste-frontière était d’une tristesse mortelle. On aurait dit une gare abandonnée pendant la guerre. Pauvres, sales, les murs étaient décrépits et plusieurs des vitres de la salle d’attente remplacées par des feuilles de carton. Aux murs, des affiches défraîchies vantaient la Tchécoslovaquie, paradis du tourisme populaire. Deux miliciens en uniforme bleu firent signe à Malko de se ranger à droite sur le bord de la route. Devant lui, il y avait une grosse Tatra noire du corps diplomatique tchécoslovaque. Il en descendit un homme grand et distingué, d’une cinquantaine d’années. Il discuta avec le milicien, montrant son passeport.

L’autre secoua la tête, et désigna le coffre de la voiture. Visiblement excédé, le diplomate l’ouvrit et en sortit une valise de cuir jaune qu’il porta lui-même à l’intérieur du poste de contrôle. Le milicien blond s’approcha alors de Malko et baissa sa glace :

— Autrichien ? demanda-t-il en allemand.

— Oui.

— Le coffre est fermé à clef ?

Malko stoppa son moteur et descendit. Le milicien jeta un regard soupçonneux au coffre vide.

— Vous n’avez pas de bagages ?

— Je vais seulement à Bratislava pour la journée, expliqua Malko.

L’autre hocha la tête, pas entièrement convaincu. Comme tous les pays communistes, la Tchécoslovaquie est atteinte d’espionnite aiguë.

— Pas d’appareil photo ?

— Non.

Le milicien regarda avec méfiance le pardessus luxueux et les chaussures impeccables de Malko. Suspect. Son uniforme, à lui, semblait avoir été passé dans une essoreuse et remis immédiatement.

— Allez faire tamponner votre passeport, dit-il à regret.

Malko ne se le fit pas dire deux fois. Il faisait au mieux — 15°. La petite route était déserte des deux côtés, à l’exception d’une Skoda en ruine qui devait appartenir à un milicien milliardaire en couronnes ! A cinq cents mètres, vers la Tchécoslovaquie, se découpaient dans le brouillard deux miradors de bois, de part et d’autre de la route. Ils terminaient le rideau de fer, en l’occurrence, une double clôture métallique. Il y avait des miradors semblables, à intervalles réguliers, occupés par des miliciens en armes, jour et nuit, tout le long de la frontière.

Malko en eut le cœur serré. Il se fourrait dans un sacré guêpier. En plus du risque d’avoir été écouté par les hommes de Ferenczi, il y avait la possibilité d’une vengeance diabolique de Stéphane Grelsky. Et de toute façon, ce n’était pas tellement indiqué pour un agent « noir » de la C.I.A. d’aller se balader derrière le rideau de fer. En cas de coup dur, l’Ambassadeur ne trépignerait pas pour le récupérer. Ça a si peu d’importance, un espion. Personne n’avait suivi depuis le château. Pour plus de sûreté, Krisantem était resté en travers de la route, en panne bidon, pendant un quart d’heure. Nul ne savait qu’il passait la frontière, même pas Kurt.

Son passeport, fourni par William Coby, était irréprochable, la C.I.A. étant passée maître dans ce genre de documents. Il s’appelait Herr Gustav Altkirch, architecte viennois.

Il poussa la porte du poste de douane. A gauche, une vitrine poussiéreuse exposait quelques exemples de l’artisanat tchécoslovaque : des vases de cristal, des poupées et une robe de lainage multicolore. Plutôt déprimant.

L’intérieur était encore plus sinistre que l’extérieur. En face de lui, un gros milicien pas rasé, sans casquette, une étoile métallique sur chaque épaule, était assis derrière un guichet. Il lui prit son passeport et indiqua, en mauvais allemand :

— A la douane.

Tout le long de la pièce courait un comptoir bas où l’on posait les valises à examiner. Au fond à droite, il y avait un bar. A gauche une petite cloison avec un guichet : le bureau de change ; une pancarte en quatre langues expliquait qu’il était interdit de changer moins de cent couronnes par personne. Seuls les magasins d’Etat acceptaient l’argent étranger.

Bien qu’il n’eût pas de valise, Malko s’approcha du comptoir. Le douanier était une femme, une mémère fessue, trapue, pansue, jupe et chemisier gris, les cheveux tirés sur le front rougeaud. Justement, elle était en train de farfouiller dans la valise du diplomate. Apparemment, dans ce pays, l’immunité diplomatique n’allait pas loin. Soudain, l’élégant diplomate rougit comme une pivoine : sous une trousse de toilette, la douanière venait de découvrir le dernier numéro de Playboy ! Elle regarda, horrifiée, la couverture où s’étalait une ravissante créature. Elle le feuilleta rapidement, et, comble d’horreur, déplia accidentellement le « cœur » du magazine, un nu de trente centimètres de long ! En couleurs.

L’indignation lui coupait la voix. Malko croyait déjà entendre le cliquetis des culasses du peloton d’exécution. On ne badine pas avec le déviationisme, en Tchécoslovaquie.

Le diplomate avait perdu toute sa superbe. Toujours aussi rouge, il balbutiait une vague explication. La douanière hésita entre l’autodafé immédiat et le mépris, puis jeta violemment à terre le magazine et referma la valise d’un geste sec. La croix qu’elle y traça avec une craie rouge était plus un stigmate d’infamie qu’une absolution. Penaud, le Tchèque sortit en courbant les épaules. Les miliciens et la douanière le suivirent d’un regard lourd de menaces : quels autres miasmes n’avait-il pas ramené de l’Occident ? Malko eut un sourire de commisération pour le malheureux. Il faut dire que les magazines de l’Est, du point de vue distraction, se situent entre l’annuaire téléphonique et le rapport de la Cour des comptes.

Pour l’étranger qu’était Malko, la douanière retrouva son sourire. Et comme il n’avait pas de bagages, il n’y eut pas de problème. Il changea 200 couronnes à une fille souriante et récupéra son passeport. Quand il sortit, le Playboy était toujours par terre, objet d’infamie. Malko se demanda quel milicien le volerait le premier. Cela devait valoir une fortune ici.

La route était toujours déserte. La Tatra diplomatique avait disparu. Malko remonta dans son Opel de location, moins voyante que la Jaguar et démarra. Du mirador, un milicien en toque de fourrure, mitraillette en bandoulière, le regarda passer avec indifférence. De Breclav, le village-frontière, à Bratislava, il y avait une douzaine de kilomètres. Il ne croisa que deux camions hors d’âge et une Skoda particulière. La neige recouvrait tout. A la frontière on lui avait remis un plan de la ville. Il en aurait besoin, il n’y avait pas mis les pieds depuis l’âge de trois ans !

Après avoir longé un petit lac gelé en contrebas, il se trouva brusquement sur un grand pont métallique enjambant le Danube. A l’autre extrémité, il stoppa à un feu rouge. C’était l’entrée de la ville. Après avoir un peu hésité, il tourna à droite, sur le quai Marta Novicova et arrêta l’Opel. Dans cette ville bénie, il n’y avait aucun problème pour se garer, pour la bonne raison qu’il n’y avait presque pas de voitures. Malko ne tenait pas à se faire remarquer avec son somptueux véhicule occidental.

Dès qu’il mit pied à terre, il comprit pourquoi les passants portaient des bottes : le sol était recouvert d’une couche de boue glacée qui faisait « floc-floc » sous ses semelles. Il revint sur ses pas et s’engagea dans la rue principale de Bratislava, la Dostojevskeho rad.

Comme le luxe cossu de Vienne était loin ! Les façades des maisons étaient noirâtres, les rares voitures ferraillaient, il y avait de nombreux cyclistes montés sur d’étranges machines hautes et massives.

Il était près de midi et une foule nombreuse se pressait sur les trottoirs. Les hommes portaient encore des pardessus presque jusqu’aux chevilles et les femmes des vêtements sans grâce. Tous disparaissaient sous de lourds chapeaux de feutre. Une vraie migration de champignons. Malko chercha en vain une vitrine attrayante. Tout était d’une tristesse morne, y compris les visages des passants. Pas une femme jolie ou même attirante. Des expressions mornes, lasses. Il s’arrêta devant la vitrine d’un libraire pour consulter son plan. La femme qu’il allait voir habitait dans la vieille ville, rue Heydukova. Il repéra la rue sur le plan et jeta un coup d’œil à la librairie. Une vraie propagande pour l’analphabétisme. Des œuvres exposées, la plus drôle était L’Evolution du Socialisme en Somalie. Heureusement que les magasins étaient nationalisés, sinon le libraire serait mort de faim.

Il ne pouvait aller à son rendez-vous qu’à deux heures, d’après les instructions de Grelsky. Aussi se mit-il en quête d’un restaurant. Une demi-heure plus tard, il avait parcouru la moitié de la ville sans avoir trouvé autre chose que des cantines où l’odeur interdisait même d’entrer ! A croire que le Socialisme remplaçait l’appétit. A bout de forces, il entra au Syndicat d’Initiative, en train de fermer. Là enfin, on lui indiqua un restaurant. Gentiment, l’employé s’offrit à le conduire. Ils échappèrent de peu à un tramway qui les trempa de boue glaciale jusqu’aux genoux. Ceux de Vienne étaient des Rolls à côté des véhicules brinquebalants et bourrés à craquer, à la peinture écaillée qui circulaient à Bratislava. D’ailleurs, les conducteurs les menaient avec un soin infini, comme s’ils avaient peur qu’ils tombent en poussière sans préavis.

Le restaurant était caché au fond d’une arcade. En poussant la porte, Malko déboucha sur un autre monde. La décoration était moderne et agréable, un peu Scandinave. Il y avait des banquettes avec des groupes de jeunes gens, filles et garçons. Ceux-là n’avaient pas le regard éteint. Les filles étaient bien coiffées, maquillées, certaines jolies. Les garçons avaient les cheveux longs. C’était certainement un repaire de vipères lubriques crypto-impérialistes. Tout le monde regarda Malko avec curiosité. Ses vêtements le désignaient immanquablement comme Occidental, aussi sûrement que s’il avait eu un écriteau autour du cou.

Au vestiaire, seule concession au régime, le type qui prit son manteau avait l’aspect massif et rébarbatif d’un policier en civil. Malko en fut mal à l’aise. Il n’avait pu prendre aucune arme, c’eût été trop dangereux. En cas d’incident, son seul secours était une radio émetteur-récepteur miniaturisé collé directement à même la peau de son dos entre les omoplates. Pour échapper à une fouille sommaire. Krisantem serait près de la frontière avec le poste correspondant. Il avait intérêt à courir vite. Arrêté, les Tchèques le démasqueraient facilement… Peu de chance de jamais revoir son château. La serveuse, une fille saine à la poitrine imposante moulée dans une robe de satinette noire, déposa le menu devant Malko. Il était en tchèque, sauf un plat : la soupe au mou de veau indiquée en allemand. Il le prit avec des « Knedliky », ignorant totalement ce que cela pouvait être. Mais il fit confiance à la mimique de la serveuse. Les couverts en aluminium et les serviettes râpeuses comme du papier de verre, juraient avec le décor plutôt luxueux.

Avec la soupe, on lui apporta un pichet de vin rouge très fort. Le mou de veau n’avait aucun goût. Heureusement, il flottait çà et là quelques croûtons grillés.

Dans un coin, debout, la serveuse le regardait curieusement. Il n’avait l’air ni d’un touriste ni d’un homme d’affaires. Il ne devait pas y avoir tellement de gens à venir se perdre à Bratislava en hiver. Le Knedliky arriva. On aurait dit des noix enrobées de sauce au chocolat. Malko goûta une des boulettes : ça avait le goût de poisson, pas mauvais d’ailleurs. Il en mangea la moitié avec une purée de pommes de terre qui dataient de la fin de la guerre. Il avait oublié ses cigarettes dans la voiture. Pour six couronnes on lui apporta un paquet bleu de « Jezerka », les cigarettes de luxe du régime.

Le goût en était indéfinissable. Au bout de dix bouffées, le filtre prit une couleur marron et se boucha définitivement. Ces cigarettes-là devaient donner non seulement le cancer, mais la lèpre et une douzaine de maladies honteuses…

Malko regarda sa montre : 1 h 30. Il fit signe à la serveuse. L’addition était déjà prête : 45 couronnes, même pas un dollar. Et c’était un restaurant de luxe.

Il reprit son manteau et sortit. Le temps ne s’était pas amélioré. Il regarda avec nostalgie les façades grises et austères des immeubles et la foule triste. Quand il était très petit, il était venu à Bratislava qui s’appelait alors Presbourg. C’était une ville gaie et vivante, réputée pour ses fêtes au bord du Danube. Une petite Vienne. Et maintenant…

La place du 29 Août était occupée par un marché. A perte de vue, s’étalaient des éventaires de pommes. A croire que les Tchèques avaient réussi à faire de la viande de pommes, des omelettes avec des pommes et probablement du café, d’après le goût de celui qu’il avait bu au restaurant.

Devant une épicerie qui annonçait un arrivage de bananes, il y avait une queue de trente personnes résignées.

Moitié pour voir s’il était suivi, moitié par curiosité, Malko entra dans une sorte de Department Store{Grand magasin.} de six étages. Beaucoup de monde. Tout semblait de mauvaise qualité. Il vit des machines à laver antédiluviennes vendues au poids de l’or. Au moment où il quittait le rayon par l’ascenseur, il les aperçut.

Deux hommes en manteau de cuir brun, le feutre enfoncé bien droit. Ils arrivaient par l’escalier. Malko croisa le regard de l’un d’eux qui détourna le sien un peu trop vite.

La porte de l’ascenseur se refermait. Le cœur de Malko battit plus vite. C’étaient des policiers, mais le cherchaient-ils, lui ? Bousculant les gens, il sortit de la cabine le premier, et fila dehors. Rien en vue. Matériellement, les deux hommes n’avaient pas eu le temps de descendre les six étages.

Marchant vite, il remonta le long de la place, passa devant la poste et tourna à droite dans la rue Polna. C’était une rue sans trottoirs et sans voitures, menant à la vieille ville. Malko passa sous une arche de pierre et se retrouva dans une rue en pente. Il avait le plan gravé dans la tête. La rue qu’il cherchait était tout près. Il s’arrêta une seconde devant une charcuterie et jeta un coup d’œil derrière lui. Rien.

En deux minutes, il fut dans la rue Heydukova. C’était presque une ruelle, bordée de petites maisons de pierre datant du siècle dernier. Au numéro 16, il y avait une boutique de porcelaines. Malko s’y arrêta et entra dans le couloir. C’était au second, d’après les indications du Polonais.

Malko monta dans l’obscurité, à pas lents. Il n’y avait qu’une porte sur le palier. Il écouta. Un vague bruit de musique à l’intérieur. Il frappa deux coups, puis un, puis encore deux et attendit. Il pensait aux deux hommes en cuir. Il n’y a jamais de coïncidences dans ce métier. Ceux qui l’ont cru en sont morts. La porte s’ouvrit. De dix centimètres.

— Qu’est-ce que vous voulez ? fit en tchèque, une voix de femme.

— Je viens de la part de Stéphane, répondit Malko en allemand.

La porte s’ouvrit un peu plus et Malko fut happé par une main osseuse.

Il se retrouva en face d’une femme d’une cinquantaine d’années outrageusement fardée, très maigre, les cheveux cachés par un bandeau. Son maquillage dessinait une bouche immense et ses cheveux avaient des mèches grises. Elle avait dû être belle vingt ans plus tôt. Ses grands yeux bruns liquides dévisagèrent Malko avec méfiance.

— Qui êtes-vous ? dit-elle en mauvais allemand. Pourquoi venez-vous ? Sans répondre, Malko sortit le demi-billet de dix couronnes. La femme le prit, tourna les talons et disparut dans la pièce voisine, sans fermer la porte.

Il y eut un conciliabule à voix basse et un jeune homme blond apparut. Avec ses grands yeux clairs et son visage ouvert il fut tout de suite sympathique à Malko. Il semblait très excité par sa présence.

— Voici mon neveu, Michelska, dit la femme un peu radoucie. Elle avait à la main l’autre moitié du billet.

— Vous êtes le bienvenu, dit le jeune homme, en allemand. Pardonnez-nous notre mauvais accueil, mais nous avons eu beaucoup d’épreuves ! Les Allemands, les communistes maintenant. J’espère qu’un jour vous viendrez nous délivrer, conclut-il d’un ton farouche.

— Qui nous ?

— Vous. Ceux de l’autre côté.

Il parlait un assez bon allemand. Malko était touché par son enthousiasme, mais pressé.

— Vous savez pourquoi je suis venu ? demanda-t-il.

— Bien sûr, fit la femme.

Le jeune homme blond repartit dans l’autre pièce et revint avec le porte-documents noir. La serrure semblait intacte mais la bande de plastique rouge avait disparu. La tante de Michelska regardait l’objet d’un air anxieux. Elle croisa les mains, les yeux exorbités.

— Maintenant, partez, partez vite. J’ai si peur.

Malko n’eut pas le temps de répondre. Michelska le tirait par la manche.

— Dites, Monsieur, fit celui-ci. Vous allez souvent au cinéma ? Son ton était presque implorant.

— De temps en temps, pourquoi ?

— J’aime le cinéma. Le vrai. Ici nous n’en avons pas. A l’Université, quelquefois, j’achète au marché noir des revues étrangères, mais cela vaut jusqu’à 40 couronnes.

— Pourquoi ne fuyez-vous pas à l’Ouest ? demanda Malko. Ce ne doit pas être impossible ?

— Je finis mes études. Après je partirai.

Malko fut surpris par le ton sans réplique qui contrastait avec le visage presque enfantin. Il allait répondre quand on entendit des pas dans l’escalier. Michelska devint blanc comme un linge. Il mit un doigt sur sa bouche.

Les pas se rapprochaient. Ils s’arrêtèrent devant la porte. Un seul coup fut lourdement assené sur le battant.

Le cœur de Malko battait la chamade. C’était le pépin. Le truc sans issue qui finit toujours par arriver. Ainsi, Ferenczi avait bien été à l’écoute.

Les trois restaient immobiles au milieu de la pièce, retenant leur souffle. La femme avait pris l’expression tragique d’une Grecque antique.

Un nouveau coup plus fort fut frappé et une voix rogue fit :

— Ouvrez. Police politique.

Michelska avait serré les poings et tout son corps était agité d’un tremblement nerveux. Malko crut qu’il allait s’évanouir. Il était dans de beaux draps : seul, sans arme, dans un pays hostile. Avant tout, il fallait détruire le porte-documents. Il mourrait au moins la conscience tranquille. Ça, c’était la solution optimiste. Son compagnon le tira soudain par le bras ; il avait retrouvé son calme. Lentement, marchant sur la pointe des pieds, ils passèrent dans la pièce voisine. La tante de Michelska s’assit sur une chaise, les yeux vides. Elle regarda Malko avec une tristesse infinie. Celui-ci ne put s’empêcher de demander :

— Pourquoi avez-vous accepté de garder ce porte-documents ? Vous saviez que c’était dangereux.

Elle releva sa manche gauche et montra un numéro de six chiffres tatoué sur le bras.

— Stéphane m’a sauvé la vie. Il y a longtemps. A Vilna, en Pologne. Nous étions déportés ensemble.

Il se tourna vers Michelska.

— Il y a une autre sortie ?

Sans répondre, le jeune homme ouvrit la fenêtre. A une dizaine de mètres en contrebas, une petite rivière gelée serpentait dans une profonde tranchée, à travers la ville.

— Nous pouvons partir par là, dit Michelska. J’ai une corde.

— Nous ?

— Je viens avec vous. Sinon, vous êtes perdu, vous ne pourrez jamais passer la frontière.

Sans laisser à Malko le temps de répondre, il disparut. Il réapparut deux minutes plus tard, un mince rouleau de corde à la main. Il avait passé un blouson de cuir et mis des gants. Fixant rapidement la corde à l’appui de la fenêtre, il la jeta dans le vide. Une série de coups violents ébranlèrent la porte d’entrée. Une voix d’homme hurla quelque chose.

— Vite, dit Michelska. Ils vont enfoncer la porte.

Entrouvrant son blouson, il découvrit la crosse d’un pistolet qu’il montra fièrement. Malko reconnut un vieux Colt 45 à barillet, militaire. Il avait tellement été frotté au papier de verre qu’il avait l’air en argent.

— Je l’ai ramassé dans les bois, il y a longtemps, expliqua le jeune homme. J’ai plein de cartouches.

— Michelska, mon petit.

La femme avait gémi. De grosses larmes jaillirent de ses yeux. Prostrée sur sa chaise, elle contemplait la scène, les yeux baissés. Quand elle les leva le désespoir qu’y vit Malko lui donna envie de vomir.

— Que va-t-elle devenir ? demanda-t-il à Michelska.

— Ils l’interrogeront et la relâcheront, dit le jeune homme. Elle sait comment faire. Elle a été souvent arrêtée.

— Pourquoi ne restez-vous pas aussi ? Michelska poussa Malko vers la fenêtre.

— Ils me tortureraient. Et vous avez besoin de moi. J’ai tant envie d’aller de l’autre côté, aussi, de lire ce que je veux, d’être libre…

Il avait des larmes dans les yeux. Malko enjamba la fenêtre et se laissa glisser le long de la corde, la poignée du porte-documents entre les dents. Ses pieds raclaient le mur et il s’attendait à sentir une balle s’enfoncer dans son dos à chaque instant.

Mais il arriva en bas sain et sauf. Le temps de se remettre debout, Michelska était là.

— Suivez-moi.

Le jeune homme partit en courant, le long de la rivière gelée. A vingt mètres il y avait un tunnel ; un coup de feu éclata au-dessus d’eux et une voix d’homme hurla :

— Arrêtez.

La voix était connue de Malko. Il se retourna et avant d’entrer dans l’obscurité du tunnel, il eut le temps de reconnaître à la fenêtre le front dégarni de Janos Ferenczi.

— Donnez-moi la main, dit Michelska. Vite. Le tunnel remonte plus loin. Mais ils n’auront pas le temps d’y arriver avant nous. J’ai un ami qui a une camionnette, il va nous faire sortir de la ville. Ils couraient tant bien que mal sur le sol inégal. Effectivement, cinq cents mètres plus loin, la lumière réapparut. Des marches taillées dans le roc permettaient de rejoindre le niveau des rues.

Malko et Michelska émergèrent dans une ruelle déserte.

Ils tournèrent le coin. Devant eux il y avait une boucherie. Michelska prit Malko par le bras.

— Attendez-moi. Je vais chercher mon ami. S’il n’est pas là nous nous cacherons dans la boucherie jusqu’à ce soir.

Sans lui laisser le temps de répondre, il s’engouffra dans la boutique. Malko resta immobile, surveillant la ruelle et la rue. Ferenczi savait pourquoi il était là. Il allait passer la ville au peigne fin. Pas question de reprendre la voiture. Et la frontière était à vingt kilomètres. Il n’avait qu’un avantage sur ceux qui le cherchaient : peut-être ignoraient-ils qu’il était aidé par un Tchèque. Ses sombres pensées furent troublées par une pétarade. La porte cochère, à côté de la boucherie, s’ouvrit et il en sortit un triporteur à moteur conduit par un garçon-boucher, une bouille ronde et les cheveux en épis, avec un nez en pied de marmite. L’engin stoppa à sa hauteur et le conducteur fit signe à Malko de monter à l’arrière.

Il écarta les pans de la toile. Il ne vit que des quartiers de viande.

— Montez, fit la voix de Michelska.

Malko écarta un demi-veau et se glissa à l’intérieur. L’odeur fade et écœurante de la viande lui soulevait le cœur, mais ce n’était pas le moment d’avoir le nez sensible. La secousse du démarrage le jeta contre Michelska accroupi au fond. Ils étaient complètement cachés par un rideau de viande.

— Nous allons vers la frontière, souffla le compagnon de Malko. Il nous déposera le plus loin possible.

Après, il faudra se débrouiller…

Entre l’odeur de la viande et celle du mélange essence-huile, Malko était près de la nausée. Il aurait donné cher pour avoir ses deux équipiers de San Francisco, Chris et Milton. Ferenczi, ils en auraient fait de la bouillie pour les chats.

Le triporteur montait, descendait, stoppait, repartait. Sa vitesse augmenta et il tangua moins.

— Nous sortons de la ville, dit Michelska, par l’avenue Praszka. Ça fait un détour mais c’est plus sûr.

Comment pouvait-il savoir où ils étaient après ces détours ? Malko frissonna. Un vent glacial s’engouffrait par les interstices de la toile. Si ses ancêtres avaient pu le voir, tassé au fond d’un triporteur entre des morceaux de viande ! C’était idiot d’échapper à Ferenczi pour mourir d’une pneumonie.

— Des soldats en avant, hurla le conducteur.

Michelska et Malko se regardèrent. Le jeune homme avait l’air de plus en plus résolu. Il releva le chien du Colt.

— Pas de bêtises, dit Malko.

Le triporteur ralentit et stoppa. On entendait assez bien la conversation. Il devait y avoir trois soldats. L’un d’eux se mit à blaguer.

— Tu vois pas que tu fais peur à ce petit gars. C’est pas dans de la bidoche qu’il faut chercher notre espion. Celui-là est un bon citoyen, pas vrai ?

On n’entendit pas la réponse du conducteur, mais le triporteur se remit en marche. Michelska rit nerveusement.

Maintenant l’engin roulait assez vite. Deux fois, ils furent doublés par des camions qu’ils reconnurent au bruit. Ils devaient se trouver sur la grande route. Soudain le triporteur s’arrêta. La face hilare du conducteur apparut à l’arrière.

— Nous sommes à l’embranchement de la route pour Vienne et pour Budapest, dit-il. Je m’arrête une seconde pour livrer, et après qu’est-ce que je fais ?

— Mène-nous aussi loin que possible, demanda Michelska. Il expliqua :

— Par ici, il n’y a que des prairies, nous ne pourrions pas nous cacher. Plus loin, le long de la frontière, il y a des bois.

Malko approuva. Dès qu’il serait à portée de radio de Krisantem, celui-ci pourrait peut-être les aider.

Trois minutes plus tard, le triporteur repartait. Il était quatre heures, mais déjà la lumière avait beaucoup baissé. Pendant un moment tout se passa bien, puis le grondement d’une voiture se rapprocha derrière eux.

Elle les dépassa. Soudain, le conducteur du triporteur freina. Il cria :

— Des hommes dans une Tatra noire. Elle a stoppé, ils me font signe d’arrêter.

— Obéissez, cria Malko.

— Une Tatra, ce sont des policiers, remarqua Michelska.

Cette fois, il n’avait plus affaire à des soldats sans méfiance. Ce ne pouvaient être que des hommes de la police secrète. Ou Janos Ferenczi lui-même.

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