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Le couple s’embrassait passionnément. Une obscurité presque totale régnait dans la grande pièce, au vingtième étage. Seule, la lueur du building du State Department, sur Pennsylvania Avenue, éclairait d’une lumière rougeâtre les deux corps étendus sur le divan. Soudain, une des deux silhouettes se dressa et sauta souplement sur l’épaisse moquette. C’était un homme blond, des mèches dans les yeux, vêtu uniquement d’un pantalon clair très ajusté.

— J’ai soif, dit-il.

Il alla jusqu’à une table roulante, se versa du whisky et revint, le verre d’une main et la bouteille de l’autre. Il resta debout, regardant le divan, le corps cambré, les pieds légèrement écartés.

— Que tu es beau, Jerry !

C’était la voix grave d’un homme d’une cinquantaine d’années. Son visage était dans l’ombre. Dressé sur ses coudes, il regardait le jeune éphèbe. Lui aussi était torse nu.

Avec un soupir, il retomba sur le ventre, le visage tourné contre le mur.

— Viens, murmura-t-il.

Délicatement, le jeune homme blond posa son verre sur la moquette, s’approcha de son partenaire, un sourire indéfinissable aux lèvres et lui caressa légèrement les reins de la main gauche.

L’homme âgé grogna et esquissa un geste vers la main qui le caressait. Alors, de toutes ses forces, le jeune homme blond abattit la bouteille de whisky sur la nuque offerte.

Il y eut un bruit horrible, la bouteille éclata et le whisky se répandit partout, dans une aigre odeur de punaise écrasée. L’homme eut un long tressaillement, souleva la tête, puis ne bougea plus. Jerry resta une seconde immobile, le tesson de bouteille en main, comme prêt à frapper de nouveau. Puis, il jeta son arme improvisée. Son visage avait perdu son air de gouape aguicheuse. Il avait maintenant une expression dure et indifférente. Retournant le corps inerte sur le dos, il défit la ceinture du pantalon, fit descendre la fermeture-éclair, baissa enfin le caleçon de soie rayé multicolore et trouva ce qu’il cherchait : une mince ceinture de cuir attachée à même la peau, le long du ventre.

Il la défit et en sortit deux clefs plates d’acier bruni. Toujours pieds nus, il traversa la pièce, jusqu’à un tableau de Grand’ma Mose et le décrocha. Derrière, il y avait une ouverture carrée, avec une minuscule serrure. Doucement, il enfonça une des clefs, tourna et tira. Il y eut un bourdonnement et un pan de mur rectangulaire de vingt pouces sur dix environ de côté, glissa, découvrant un trou sombre : un coffre-fort ultra-moderne, à l’épreuve même des radiations atomiques.

Jerry en tira un porte-documents métallique très plat, de couleur noire. Deux petites serrures intégrées le rendaient incrochetable. Il était à l’épreuve du feu et de l’eau.

Sans refermer le coffre, il jeta le porte-documents sur un fauteuil, glissa les clefs dans la poche de son pantalon et commença à se rhabiller.

Cinq minutes plus tard, il sortait de l’appartement, impeccable dans une veste sport et un polo gris perle, le porte-documents à la main. L’homme étendu sur le divan n’avait pas bougé. Jerry prit l’ascenseur directement jusqu’au sous-sol. Tout seul dans la cabine il sifflotait. Devant la glace, il remit en place les mèches blondes qui lui tombaient sur le front, une lueur rusée dans ses beaux yeux verts. Jamais il n’avait gagné autant d’argent aussi facilement. Il y avait peu de voitures dans le garage. C’était jeudi soir et, déjà, presque tous les locataires de l’immeuble étaient partis en week-end prolongé dans le Maryland ou en Virginie.

Jerry se dirigea sans hésiter vers le fond. Une grosse Cadillac grise à deux portières était dans un box.

Il ouvrit la portière droite, déclenchant l’éclairage intérieur. Un homme était assis à la place de gauche. Son regard glissa sur le jeune pédéraste pour s’arrêter sur le porte-documents noir.

— C’est ça ?

Il y avait une nuance imperceptible d’excitation dans la voix. On lui donnait cinquante ans. Il portait un chapeau et un costume sombre. Une légère couperose lui donnait l’air malsain. Ses mains étaient très soignées.

— Oui.

Il poussa sur la banquette le porte-documents et sortit les clefs de sa poche. L’autre les prit et demanda :

— Vous êtes sûr que c’est le bon ?

— Il n’y avait que ça.

— Ah ! fit l’autre.

Rapidement, il manœuvra la serrure, ouvrit le porte-documents et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Puis il le referma d’un geste sec.

— Vous me payez maintenant ? demanda Jerry. Brusquement sa belle assurance avait disparu.

— Bien sûr. Mais ne restons pas ici.

L’homme couperosé descendit de son côté. Pendant que Jerry contournait la Cadillac par l’avant, l’autre tira de sa veste un pistolet muni d’un long silencieux.

Jerry reçut la première balle juste au-dessus de la boucle de sa ceinture. Il poussa un gémissement et se cassa en deux. Son assassin dut se déplacer pour lui loger la seconde dans l’oreille droite. Foudroyé, Jerry tomba sur le ciment, devant la Cadillac. L’autre tira encore une fois, dans la nuque. Un petit filet de sang s’échappait déjà du corps inerte. Jerry était mort comme il avait vécu. Bêtement. L’homme à la couperose qui s’appelait Volodnyar Grinef souriait en traversant le garage, il tenait le porte-documents à la main. Il n’était pas spécialement du genre rigolard mais il imaginait la tête des autres colonels du K.G.B{Centrale d’espionnage russe.} – Komitat Gesoudarstvennoï Bezopasnosti – quand ils sauraient. Si tout se passait bien… Car il fallait faire sortir le porte-documents des U.S.A. La riposte allait être foudroyante. Et lui, il n’était pas question qu’il se présente à un aéroport. Heureusement qu’il avait tout prévu. Bien sûr, il aurait pu aller le donner tout bêtement à l’Ambassade pour le transmettre par la valise diplomatique. Mais, outre le risque que les Américains soient un peu indiscrets, le camarade qui transmettrait aurait tendance à tirer la couverture à lui. Et Volodnyar Grinef était ambitieux et orgueilleux. Avant de monter dans l’ascenseur, il se retourna. La Cadillac cachait le corps de Jerry.

Tout avait été si facile, après cette longue attente. Deux ans qu’il travaillait sur cette histoire, en agent « illégal » entré clandestinement pour ne laisser aucune trace. Il n’avait même pas téléphoné au responsable K.G.B. de son ambassade.

Les analystes de Moscou avaient travaillé un an pour désigner les quelques personnes qui avaient une chance de posséder un exemplaire du rapport. Il avait fallu ensuite passer au crible celle chez qui il était possible de trouver une faille, et mettre le piège en marche. Jamais le K.G.B., si chiche d’habitude, n’avait dépensé autant de dollars. Et aussi beaucoup d’autres choses qui méritent considération. L’ascenseur stoppa sans secousse au rez-de-chaussée. Volodnyar Grinef passa devant le concierge, endormi dans un fauteuil du hall entre deux plantes vertes, et tourna à droite. Sa voiture, une discrète Buick bleue, se trouvait à un quart de mille. En s’installant au volant il réalisa avec un peu d’agacement qu’il n’avait pas demandé à Jerry si Liebeler était bien mort. Trop tard…

Washington était désert, comme toujours après dix heures du soir. Il remonta Pennsylvania Avenue jusqu’à la 17e rue qu’il prit vers le sud. En passant ensuite le long de la Maison Blanche, il rattrapa Connecticut Avenue. En haut de l’avenue, il y avait le Sheraton Park Hôtel où il occupait l’appartement K. 508. Encore une page tournée. Filant à travers le Parc du Lincoln Mémorial, il traversa le Mémorial Bridge, laissa sur sa droite la masse sombre du cimetière militaire d’Arlington et prit le Freeway le long du Potomac. Dix minutes plus tard, il arrivait à Washington Airport. Il eut juste le temps de garer sa voiture, et courut pour monter rapidement dans le vieux Convair des Eastern Airlines assurant la navette avec New York. Il n’y avait à bord qu’une dizaine d’hommes endormis. L’appareil décolla immédiatement et il put voir au-dessous de lui l’obélisque brillamment illuminé du Washington Monument. Trois quarts d’heure plus tard, il serait à La Guardia, à New York.

Il éternua plusieurs fois. Le fichu climat de Washington lui avait donné un rhume de cerveau épouvantable.

David Liebeler reprit connaissance un quart d’heure après la fuite de Jerry. D’abord, il ne se souvint de rien. Une épouvantable odeur de whisky imprégnait le divan. Il eut un renvoi et pensa d’abord qu’il s’était saoulé à mort. Mais la douleur dans sa nuque était trop forte pour une gueule de bois. Il envoya la main, la ramena poisseuse de sang et la mémoire lui revint d’un coup. Il parvint avec difficulté à se mettre sur son séant. La tête lui tournait horriblement.

— Jerry !

Soudain il aperçut le coffret ouvert. Comme si on lui avait versé du plomb fondu dans l’estomac. Titubant, il parvint jusqu’à l’ouverture encastrée dans le mur. Il vit immédiatement qu’elle était vide. Hébété, il s’assit sur le divan, la tête dans ses mains. C’était incroyable. Il connaissait Jerry depuis deux ans. Leur liaison était même si notoire à Washington qu’il avait préféré envoyer sa femme quelque temps dans le Missouri, chez sa mère.

Il frissonna, un goût atroce dans la bouche. Une seconde, il eut la tentation de prendre son passeport, ses traveller’s checks et de sauter dans le premier avion pour n’importe où. Mais il se domina. Il avait des vices, mais il n’était pas lâche. Il s’apitoya un instant sur lui, le brillant haut fonctionnaire du National Security Council, si intègre qu’on l’avait fait dépositaire du rapport K. Sa carrière était finie, mais il y avait peut-être encore une chance de limiter la catastrophe. D’une main ferme, il saisit son téléphone et composa un numéro, un des deux tellement secrets qu’il n’avait pas le droit de les noter où que ce soit. Cela aussi appartenait au monde parallèle et secret qu’il venait de trahir.

Un des quatre téléphones blancs du tableau central de la Salle des Situations, dans le sous-sol de la Maison Blanche se mit à sonner. L’homme assis dans un fauteuil futuriste de plastique blanc décrocha immédiatement.

— Allô ?

Cette salle était le véritable cerveau de l’Amérique. Même quand le Président dormait, des responsables se relayaient autour des appareils de communication les plus perfectionnés, restant en contact avec les différentes agences fédérales et la Stratégie Air Command. C’est là qu’avaient lieu les réunions du Groupe Spécial 54/12, le brain-trust secret des U.S.A., animé par les chefs des Services secrets fédéraux et militaires.

Seuls, une poignée de responsables connaissaient les numéros des lignes directes. Celui qui appelait était du nombre. Son correspondant écouta attentivement l’histoire de David Liebeler, prenant quelques notes. Puis il annonça d’une voix neutre :

— Nous faisons le nécessaire. Ne bougez pas de chez vous pour l’instant.

Il raccrocha et prit un autre appareil, dont le socle comportait une fente. Il y glissa une carte de plastique. L’appareil composait ainsi le numéro tout seul.

C’était celui de David Wise, qui avait à la C.I.A. le titre innocent de Directeur-Adjoint pour les Plans ; il fallait être particulièrement vicieux ou très bien informé pour savoir que les « Plans » désignaient toutes les opérations de cape et d’épée, avec un peu plus d’épée que de cape, menée par la C.I.A., au nom de sa sacro-sainte devise : « Combattre le feu par le feu. » Ça donnait Saint-Domingue, la Baie des Cochons et quelques révolutions plus discrètes et absolument spontanées, bien entendu. David Wise était chez lui.

— Je serai là dans dix minutes, annonça-t-il laconiquement. L’homme de garde donna encore plusieurs coups de fil. La réunion extraordinaire était fixée à minuit trente. Il y eut une brève discussion pour savoir s’il fallait réveiller le Président ou non. Finalement on décida que ce n’était pas absolument nécessaire, les gens prévus ayant tous pouvoirs pour décider des mesures à prendre.

Ils arrivèrent les uns après les autres, à l’heure dite. David Wise était encore en smoking. Il sortait d’une réception à l’Ambassade du Pakistan.

Immédiatement les cinq hommes se mirent au travail. La réunion fut très brève, ponctuée de coups de téléphone à différents services officiels. La machine de recherches était déjà en route et fonctionnait sans à-coups, mue par toute la puissance de la N.S.A., du F.B.I. et de la C.I.A.

Il y eut une discussion rapide sur les moyens à employer, si on envisageait la pire des solutions. Tous furent d’accord pour confier l’affaire à des éléments sûrs, bien entendu, mais dont l’élimination éventuelle ne poserait pas trop de cas de conscience.

L’affaire ne devait pas laisser de traces. Elle ne devait jamais avoir existé.

David Wise partit le premier. Il monta dans une Oldsmobile noire conduite par un chauffeur et se fit conduire à son bureau secret proche du Lincoln Mémorial. De ses fenêtres, il voyait la pièce d’eau de la Maison Blanche. Il n’y avait aucune plaque sur la porte. Pourtant, c’était l’un des centres nerveux de la Division des Plans. Attenante au bureau de David Wise, il y avait une grande pièce insonorisée avec une vingtaine de télé-types codés, reliés aux principaux centres de la C.I.A. dans le monde.

Après avoir téléphoné, David Liebeler rangea la pièce, ôta la literie du canapé, referma le coffre-fort, ouvrit une fenêtre. C’était la seule éclairée dans son immeuble cossu, à cette heure indue. La tête enveloppée d’une serviette, il s’assit à son bureau dans la pièce voisine et se mit à griffonner sur son buvard.

Le téléphone sonna une demi-heure plus tard. C’était David Wise, la voix impassible et précise.

— Nous avons retrouvé Jerry, annonça-t-il. Dans le sous-sol de votre immeuble. Tué de trois balles. Meurtre de professionnel. Ça va beaucoup plus loin que vous ne le pensiez.

— Je ne peux plus vous être d’aucune utilité ? interrogea David faiblement.

— Non. Ne dites rien à personne, et c’est tout. Il avait raccroché.

David Liebeler resta un moment abattu. Puis il sortit son stylo et se mit à écrire. Une longue lettre qu’il cacheta et posa bien en évidence sur la photo de sa femme.

Wise avait raison. Il ne pouvait plus servir à rien. Ce qu’il avait fait était trop grave. Il ouvrit le tiroir de gauche de son bureau et y prit le beau pistolet nickelé qu’il avait rapporté de son voyage au Mexique, l’hiver précédent. Une réplique exacte du Colt 45. Après avoir un peu hésité, il se tira une balle dans la bouche, en orientant le canon vers le haut. Il n’entendit même pas la détonation et tomba en arrière, la moitié du crâne arrachée.

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