La sonnerie du téléphone retentit, insistante et aiguë. Malko décrocha, pour la forme. Il savait déjà que personne ne répondrait. Il entendit une respiration calme et le « clic » de l’appareil raccroché. Ceux qui le traquaient ne péchaient pas par excès de finesse. Ils ne se cachaient même pas. Plusieurs fois, depuis la veille, « on » avait téléphoné. Etait-ce pour s’assurer de sa présence au château ou pour fatiguer ses nerfs ? Malko penchait plutôt pour la première hypothèse. Trois jours s’étaient écoulés depuis l’attentat contre la Jaguar. Claquemuré dans son château, Malko tournait en rond.
S’il avait été raconter à la police autrichienne que des tueurs aux ordres de la C.I.A. voulaient l’exécuter on lui aurait ri au nez. Et à vrai dire, il n’arrivait pas complètement à y croire. Krisantem appela du premier étage. Il s’était installé dans la petite salle d’angle de l’aile ouest avec la Remington et assez de cartouches pour tenir la guerre de cent ans. Il surveillait la route d’accès au château pour être à l’abri d’une surprise. Derrière, c’était le territoire hongrois. Peu de chances que les tueurs de Gehlen se risquent par là. Chacun d’eux avait chez les Russes une fiche de recherches longue comme la Bible.
Malko regarda le ciel bleu. En dépit du froid persistant, le beau temps était revenu. La neige ne tombait plus. Il aurait aimé chausser ses bottes et aller à pied voir Alexandra.
Un rêve aussi impossible que de se rendre dans la lune. En dehors du château, il était en danger de mort ; et même là, ils trouveraient bien un moyen de l’atteindre. Lui et Krisantem ne pourraient pas passer toutes leurs nuits à se relayer pour veiller. Il n’avait plus de cigarettes. Après avoir fouillé tous les tiroirs, il se décida : il voulait bien mourir, mais pas cesser de fumer. En réalité, c’était un prétexte. Il ne s’accoutumait pas à l’inaction et mourait d’envie d’aller voir si les autres étaient venus jusque-là.
— Krisantem !
Elko descendit à toute vitesse, la Remington au poing. Si le facteur était entré brusquement, il tombait raide mort.
— On va au village, dit Malko. Acheter des cigarettes. En même temps, on verra s’il y a quelque chose de suspect.
Le Turc opina silencieusement. Cette escapade ne lui disait rien. Mais il alla chercher la Mercédès de Hertz et la sortit de la cour. Malko avait déjà mis son manteau de cachemire bleu marine et passé son pistolet dans sa ceinture. Il n’avait jamais pu s’accoutumer aux holsters qui déforment les vestes et tiennent par de disgracieuses courroies.
Ils roulèrent sans se parler jusqu’à la place du village. Tout de suite, Malko remarqua trois voitures stationnées devant le Gasthaus-Weinstube{Café restaurant.} où il se ravitaillait. Deux étaient immatriculées en Allemagne, avec le « M » de Munich, la troisième était l’Austin 1100 noire avec la grande antenne téléphonique.
Après avoir garé la Mercédès à côté, suivi de Krisantem, il poussa la porte en carreaux de couleur.
Un homme occupait la cabine téléphonique du fond, entièrement vitrée. Il portait des lunettes et avait des dents de lapin, un grand feutre vert était rejeté sur sa nuque. Lorsqu’il aperçut Malko, il roula des yeux effarés derrière ses verres, puis plongea la main droite dans la poche de son pardessus.
Mais Malko, ostensiblement, s’était accoudé au comptoir. Il faut dire que l’attention était détournée par Krisantem, qui était entré la Remington 44/45 à bout de bras. Il posa l’arme bien à plat sur le zinc, la main sur le pontet et comme par hasard, le canon à dix centimètres d’un type accoudé au bar : le crâne rasé, de gros yeux noirs proéminents, un nez en trompette et un imperméable de cuir noir. Gai comme un furoncle. Il buvait en silence avec un autre affreux. Enorme ; celui-là, ventru et fessu. Les cheveux soigneusement brillantinés, de grosses lunettes de myope et une chevalière en or ornée d’un diamant au petit doigt.
Les deux restèrent la chope de bière en l’air. Le patron salua Malko.
— Gruss Gott, Hoheit{Dieu vous bénisse, Altesse.}. Vous chassez ?
— J’ai aperçu un sanglier, dit Malko.
— Ach ! Bonne chance.
Si on lui avait dit que le gibier se trouvait dans son Gasthaus, il aurait été moins placide.
Malko commanda un Steinheger pour lui et un thé pour Elko, puis jeta un coup d’œil à la salle. Quatre hommes étaient assis à une table près de la fenêtre. De là, ils prenaient en enfilade la route du château.
Pour l’instant, ils jouaient aux cartes. Deux étaient de dos. Massifs, la nuque rouge, avec des loden verdâtres.
Ceux qui faisaient face à Malko n’étaient guère plus rassurants. L’un portait des lunettes aux verres fumés et une petite moustache sur un visage couperosé, l’autre avait une tête de cheval espagnol, on aurait dit le fils naturel de Fernandel, en négatif, avec deux grands yeux tristes.
Krisantem ne perdait pas une miette du spectacle. Imperceptiblement, son doigt s’était rapproché de la détente de la Remington. Les joueurs n’étaient plus exactement à leurs cartes. Il y eut des craquements de chaises et un ou deux grognements. C’est à qui ferait le geste le plus mesuré. Des gens prudents.
Heureusement, Malko rompit le silence.
— Vous avez des étrangers ? dit-il au patron.
— Ach ! fit le vieil Autrichien. Ces messieurs tiennent une réunion d’anciens combattants… Il baissa la voix. Je crois que ce sont d’anciens policiers, alors, ils sont venus ici pour être tranquilles, net war{N’est-ce pas. Déformation autrichienne de nicht wahr.}. Très commerçant, il précisa :
— Des messieurs très, très corrects. Et ils boivent beaucoup… Ach ! si on pouvait avoir beaucoup de clients comme ça… !
En tout cas, le type au crâne rasé aurait donné cher pour être ailleurs. Le bout de la Remington s’était encore rapproché. Il devait être en train de calculer en combien de morceaux son crâne allait voler. Les joueurs cherchaient certainement à se payer car ils avaient tous les mains au fond de leur poche.
Le patron avait fini de préparer la commande de Malko. Celui-ci mit le paquet sous son bras gauche, salua aimablement et dit à Krisantem :
— Nous rentrons.
Le Turc, lentement, sortit le dernier. Polis, les quatre joueurs soulevèrent leurs feutres.
Malko prit le volant. Krisantem jeta un coup d’œil de regret au Gasthaus :
— On pouvait en faire de la charpie, murmura-t-il.
— Pas sûr. Ils étaient sept, c’est beaucoup. Ensuite, à quoi bon ? Demain, il y en aurait eu d’autres. Et qu’est-ce qu’on aurait dit à la police autrichienne ? C’est nous qui serions devenus des assassins.
— Qu’est-ce qu’on va faire alors ?
— J’ai une idée. Mais, il faut que nous semions ces types, avant tout. Il expliqua son plan au Turc. Celui-ci hocha la tête, approbateur. Au moment où Malko entrait dans le hall, le téléphone sonna.
— Mais ils sont idiots ! s’exclama-t-il. Il décrocha, furieux.
— Allô ! fit une voix de femme avec un léger accent ; Son Altesse le Prince Malko ?
— C’est moi, fit Malko un peu surpris.
— Ne quittez pas, je vais vous passer Son Excellence l’Ambassadeur d’U.R.S.S.
Il y eut quelques craquements, le temps, probablement de brancher quelques magnétophones et Malko entendit une voix joviale et distinguée, parlant un allemand parfait.
— Cher ami. Je crois que nous n’avons jamais eu le plaisir de nous rencontrer. Mais je donne ce soir une petite fête à l’Ambassade et j’aimerais beaucoup que vous soyez des nôtres.
— Quelle bonne surprise ! dit Malko, pince-sans-rire. Je suis très flatté que vous me transmettiez cette invitation vous-même. Excellence…
— Bah ! qu’avons-nous à faire du protocole ! grogna l’Ambassadeur. Je crois que nous avons au moins un goût commun : la bonne vodka. On m’en a justement envoyé quelques bouteilles de vieille Strestaïa. Un vrai régal.
Il oubliait un autre point commun. L’Ambassadeur était un des as du K.G.B. C’était le secret de polichinelle. Les Américains qui truffaient déjà leurs Ambassades de conseillers culturels-bidon n’avaient quand même pas eu encore le culot de mettre des ambassadeurs-bidon. Or, l’Ambassadeur savait que Malko savait et Malko savait également que l’autre savait : ce qui donnait tout son sel à leur conversation.
— Je ne sais si je pourrai passer, dit Malko. J’ai beaucoup à faire en ce moment.
— Je n’en doute pas, dit l’Ambassadeur avec un rire poli. Mais j’aimerais quand même que vous fassiez un effort, pour que nous puissions bavarder ensemble. Vous êtes un homme passionnant, Prince Malko.
Cela ne lui écorchait pas la bouche de donner son titre à Malko. Comme quoi, il y a des accommodements avec le Marxisme. C’était une ouverture on ne peut plus directe. Malko remercia poliment pour l’invitation. Il n’avait pas l’intention d’aller à l’Ambassade. Les Russes étaient capables de le kidnapper purement et simplement. Il ne serait pas le premier à franchir la frontière dans une malle diplomatique. En tout cas, les nouvelles allaient vite. Il y avait quelqu’un chez les Américains qui mangeait au moins à deux râteliers : l’Ambassadeur était remarquablement informé.
Krisantem était entré dans la bibliothèque pendant qu’il téléphonait :
— Tout est prêt, annonça-t-il.
— Parfait.
Malko s’excusa rapidement auprès du Russe, promettant de faire son possible pour passer.
A côté de la Mercédès de location, Krisantem avait sorti la vieille Opel station-wagon qui servait à faire les courses. Dans la Mercédès, il y avait deux valises, une pour chacun, avec l’essentiel pour quelques jours.
Les deux voitures franchirent lentement la grille. Malko jeta un coup d’œil nostalgique dans le rétroviseur. Quand reviendrait-il ? Il roulait en tête.
Lorsqu’il entra dans le village, il aperçut le rideau à carreaux du Gasthaus bouger légèrement. Aussitôt il accéléra. Le paquet de tueurs qui se rua dehors faillit passer sous les roues de l’Opel. Krisantem leur jeta un mauvais sourire. Il regrettait sincèrement de ne pas avoir de grenades.
La Mercédès filait sur la route verglacée. Le chasse-neige était passé, ne laissant qu’une pellicule de glace. La ligne droite faisait bien six kilomètres. Ils n’étaient pas au bout que trois points noirs apparurent. La chasse commençait.
Malko avait calculé qu’il leur faudrait dix bonnes minutes pour les rejoindre.
Cinq minutes plus tard, la Mercédès était talonnée par une Austin 1100 noire avec une grande antenne de radio : la voiture de Kurt. Mais celui-ci n’était pas à l’intérieur. La voiture avait des pneus à pointes de tungstène qui lui permettaient de rouler aussi vite que sur un sol sec.
Il passa le village de Triesten sans que la situation se modifie. Les deux autres voitures, une Kapitan et une Borgward, avaient rejoint. De nouveau, il y eut une grande ligne droite. C’était le moment. Malko donna deux coups de klaxon. Aucune voiture n’arrivait en face. Il freina et stoppa sur le bas-côté, puis sauta de la voiture, la Remington à la main.
Krisantem avait donné un violent coup de volant, mettant l’Opel en travers de la route. Surpris, le conducteur de l’Austin freina et vint s’arrêter à un mètre de la station-wagon. C’était le type au crâne rasé qui conduisait. Krisantem avait déjà bondi. Sa portière s’ouvrant vers Malko, il était protégé par la carrosserie de l’Opel. Rapidement, il donna un tour de clef à la portière et courut à la Mercédès. Le type aux dents de lapin jaillit de l’Austin. L’explosion de la Remington fit tomber la neige des arbres et l’affreux vola en arrière, comme frappé par un poing invisible. On ne lui dirait plus jamais qu’il avait des vilaines dents. Il n’en avait plus. Encore un, mûr pour la prière des agonisants. Malko tira encore deux fois, dans les pneus de l’Opel qui explosèrent.
Le Turc avait déjà sauté dans la Mercédès. Malko remonta et démarra. Les autres en avaient pour cinq bonnes minutes à pousser la voiture sur ses pneus crevés.
Déjà, dans l’Austin, l’homme en manteau de cuir noir téléphonait. Lui aussi avait une bonne tête. Pourtant il y avait une bonne centaine de personnes qui l’auraient volontiers cloué à une porte comme une chouette si elles l’avaient trouvé.
Ils roulèrent très vite pendant une vingtaine de kilomètres. Il fallait encore une demi-heure à Malko : le temps d’arriver jusqu’à l’aéroport où ils tenteraient de prendre un avion. Il n’avait rien retenu à l’avance au cas où sa ligne aurait été surveillée. Soudain Krisantem sursauta :
— Regardez.
Droit devant eux un hélicoptère survolait la route. Il volait à une cinquantaine de mètres d’altitude dans la même direction. Malko chercha à apercevoir ses marques distinctives. L’hélicoptère vira et il vit la lettre « D » indicative de l’Allemagne. C’était un biplace à turbine, un appareil français.
— Ce sont eux, murmura Malko. Ils avaient pensé à tout.
L’« Apparat Gehlen » ne faisait pas mentir sa réputation d’efficacité. Il appuya sur l’accélérateur. La vitesse était sa seule sauvegarde. L’hélicoptère fit un bond en avant comme s’il s’enfuyait. Mais il s’arrêta à droite sur la route, à très basse altitude. Quand la voiture passa à sa hauteur, Malko vit une lueur rouge-orange. Presque aussitôt, un trou étoilé apparut dans la glace arrière gauche. Krisantem jura et baissa sa glace pour passer le canon de la Remington. Mais l’hélicoptère était déjà loin derrière eux. Les deux hommes se regardèrent.
— Il a un fusil à lunette, remarqua Malko et un silencieux. Il peut nous tirer comme des lapins.
Tendus, ils attendirent la seconde attaque.
Le grondement de l’hélicoptère se rapprocha. Il y eut un « bang » sonore et un trou apparut dans la moquette qui recouvrait l’arbre de transmission, à deux centimètres de la main de Malko. Le même trou dépareillait le velours gris du pavillon. L’hélicoptère les doubla et s’inclina sur la gauche. Malko eut le temps de voir parfaitement un homme assis à côté du pilote, un long fusil sur les genoux. Il avait ôté la porte pour être plus à l’aise et portait un casque blanc, comme un coureur automobile.
Malko le vit parler au pilote. L’hélicoptère avança un peu, descendit et s’immobilisa à quelques mètres du sol, les pales de son rotor faisant bruisser l’air, à cent mètres de la voiture. Krisantem s’exclama :
— Arrêtez !
La Mercédès s’immobilisa en vingt mètres. Déjà le Turc sautait à terre, le lourd fusil à la main. Le pilote de l’hélicoptère donna un coup de gaz et l’appareil remonta venant vers eux. Le canon du fusil pointait par la porte. Pour un tireur de cette classe, la voiture arrêtée était une cible facile.
Krisantem s’allongea sur le dos à même le sol gelé de la route, laissant venir l’hélicoptère à lui.
On sentit l’hésitation du pilote car l’appareil tangua. Mais le tueur dut lui donner l’ordre d’avancer. Il fonça sur la voiture. Krisantem commença à tirer quand il fut à trente mètres. Le bruit de la turbine était si assourdissant que l’on entendit à peine les coups de feu. Les deux premiers se perdirent. Le troisième perça un gros trou dans le plexiglass du cockpit. La quatrième balle du Turc fit éclater le tableau de bord. Le gros appareil passa au ras de la Mercédès, avançant comme un crabe, tournoya et fila au ras du sol le long d’un champ. Le pilote semblait ne plus en avoir le contrôle. Krisantem se releva et sauta dans la Mercédès. Malko embrayait déjà. L’hélicoptère avait disparu derrière un rideau d’arbres et ne réapparut pas. L’aéroport de Schwechat n’était plus qu’à sept kilomètres.
Quand la Mercédès s’engagea dans la petite route conduisant au terrain, les voitures poursuivantes n’avaient pas reparu. Malko avait conduit comme un fou, sans souci du verglas et de la glace.
— Je vais essayer de partir, dit Malko. Mais il faut prévoir le pire. Voici ce que vous allez faire.
Après avoir écouté ses instructions, Krisantem alla garer la Mercédès dans le parking. Malko pénétra dans le petit hall de l’aérogare et alla droit au comptoir des Austrian Airlines.
— Quel est le prochain départ ? demanda-t-il à une blonde coiffée d’un petit béret coquin.
— Pour où, Monsieur ?
— N’importe où.
Elle dissimula sa surprise sous un sourire commercial et se plongea dans ses horaires.
— Dans une heure dix, annonça-t-elle. Un vol Lufthansa à destination de Cologne et Hambourg. Je vais voir s’il y a encore de la place.
— Parfait, dit Malko.
Elle téléphona à la Lufthansa et reçut une réponse immédiate.
— Touriste ou première ?
— Première, dit Malko.
Autant mourir dans le luxe. Pendant que la fille rédigeait le billet, il surveillait la porte. Chaque seconde qui passait était une seconde gagnée.
Ils apparurent au moment où il allait se diriger vers l’entrée B, sur la droite, réservée aux vols internationaux. D’abord le petit au crâne rasé, l’air triste, puis les deux malabars à la nuque taurine. Enfin celui qui téléphonait. Tous très calmes et paisibles. Leurs yeux balayèrent lentement le hall. Ils virent Malko mais aucun ne broncha. D’un pas tranquille, le petit au crâne rasé alla s’asseoir sur un banc en face de lui son feutre posé sur ses genoux. Les autres disparurent. Ce qui ne rassurait pas Malko. Pourtant il était décidé à partir coûte que coûte. Il avait son billet et sa carte d’embarquement. Le hall était l’endroit le plus sûr. Les autres ne se risqueraient pas à l’approcher ; le sachant armé, et au milieu de la foule ils ne tenteraient rien. C’étaient des gens qui avaient horreur du scandale.
Malko commença à faire les cent pas entre le comptoir Hertz et la marchande de journaux. Il y avait plusieurs vols en partance et pas mal de voyageurs, surtout des hommes d’affaires. La présence du type au crâne rasé l’inquiétait. Il pouvait très bien avoir un pistolet avec un silencieux et abattre Malko au moment où ce dernier passerait devant lui. En tirant à travers son chapeau, par exemple. Et Malko pouvait difficilement passer la douane pistolet au poing. Les Autrichiens sont bons vivants, mais quand même… Il attendit le dernier appel de son vol, accoudé au comptoir Panam. Le type n’avait pas bougé. Il ne regardait même pas dans sa direction. Malko s’avança tranquillement vers un policier en uniforme qui réglait la circulation des taxis. Un bonhomme rondouillard sanglé dans un imperméable blanc, en vynil.
— Bitte Schön, dit-il. J’ai remarqué quelque chose de bizarre. Vous voyez l’homme là-bas, assis sur un banc ? Il a un gros pistolet. Je me demande si ce n’est pas un jaloux qui attend sa femme, ou quelque chose comme ça…
L’autre le regarda, incrédule.
— Vous croyez ? Ça doit être une blague. Malko prit son ton le plus autoritaire.
— Ecoutez, si vous croyez que je plaisante, je vais signaler le fait au commissariat de l’aéroport. Je dirai également que ça vous a laissé froid…
— Faut pas dire ça, fit le flic. Mais vous comprenez, c’est gênant. Il ne fait rien de mal, ce type-là.
— Vous préférez attendre qu’il tue quelqu’un, alors !
Avec un soupir, le policier se décida. D’une main tâtonnante, il défit le rabattant de son étui à pistolet, puis se dirigea d’un pas lourd vers le tueur.
Malko observa la scène de loin. Le policier avait posé une question et l’autre ne répondait pas. Soudain le policier souleva le chapeau et fit un bond en arrière : il y avait un énorme pistolet terminé par une protubérance en forme de boîte de conserve sous le chapeau. Sa grosse main empoigna son parabellum de service et il hurla :
— Ne bougez pas.
De l’autre main, il faisait signe aux employés de la douane d’aller chercher du secours.
Mais le petit homme leva un regard doux sur l’arme qui le menaçait et ne fit pas mine de résister. Heureusement pour le flic, le parabellum étant toujours au cran de sûreté.
Deux autres policiers accoururent. Le premier enleva délicatement le gros pistolet des genoux du type, et le fit lever. C’est le moment que Malko choisit pour passer. Son regard croisa celui du tueur. Il n’y vit ni haine ni colère, seulement un reproche condescendant, comme un professeur agrégé à un mauvais élève auteur d’une mauvaise blague. Malko franchit la douane et la police pour se retrouver en salle de départ, au premier étage. Déjà les passagers du vol étaient groupés devant, la porte.
Un employé des Austrian Airlines appela :
— Les personnes munies d’une carte d’embarquement rouge, s’il vous plaît.
Quatre personnes, dont Malko s’avancèrent. L’appareil était un Bœing 727. Malko donna sa carte et l’hôtesse lui fit signe d’attendre de l’autre côté de la porte, les autres passagers de première. Puis elle prit la tête du petit groupe. L’avion était à une centaine de mètres et il n’y avait pas de bus. Malko leva la tête vers la terrasse du restaurant. Il y avait tout juste quelques familles, mais aucune trace des tueurs de Gehlen.
A gauche, il aperçut la Mercédès, de l’autre côté de la barrière clôturant le terrain ; Krisantem était au volant.
Brusquement, son sixième sens lui dit de ne pas partir. Le petit homme en noir était trop sûr de lui. L’absence des autres était étrange aussi. La vérité lui apparut aveuglante. On n’avait rien fait pour l’empêcher de partir. Donc, il ne fallait pas prendre cet avion. Le type au silencieux n’était là que par sécurité.
D’un pas tranquille, il bifurqua à gauche, droit sur la barrière. L’hôtesse ne s’en aperçut qu’en se retournant :
— Monsieur, vous vous trompez. Par ici.
Son ton était très aimable. Malko accéléra. Elle cria. Il se mit à courir et franchit la barrière d’un bond sous l’œil ahuri d’un balayeur. Les autres passagers s’étaient arrêtés, perplexes. On le prenait pour un fou.
Krisantem l’avait vu. Il se pencha pour ouvrir la portière. Malko sauta à l’intérieur de la voiture et le Turc démarra aussitôt.
— Ils sont partis, dit-il à Malko. Les trois voitures. Et la police a emmené le type en noir. Où allons-nous ?
— A Vienne. Ils me croient dans l’avion. Cela me donne une heure de paix au moins. Ils m’attendent certainement à Cologne.
Ils roulèrent sans incident jusqu’à Vienne. Ils rejoignirent le Ring, tournèrent à droite, franchirent le pont Alpern et enfilèrent la populaire Praterstrasse. Krisantem ouvrait de grands yeux ; il n’était jamais venu dans ce coin de Vienne. Malko guida le Turc jusqu’à Henmarkt, rue assez sordide qui prenait dans Praterstrasse, surtout fréquentée par les putains à 100 schillings et les employés de bureau en goguette. De temps en temps une comtesse venait s’y encanailler avec un étudiant trop pauvre pour l’emmener au Bristol ou à l’Impérial. Le joyau de cette zone était le « Goldener Spiner » hôtel de passe extrêmement fréquenté. A condition de ne pas rester plus d’une nuit, l’employé du desk ne posait aucune question.
Malko dépassa l’hôtel et arrêta la voiture beaucoup plus loin. Derrière les carreaux colorés d’un gasthaus, une poignée d’ivrognes regarda avec envie la belle voiture. Heureusement les trous de balles ne se voyaient pas trop. Par-dessus les maisons, on apercevait la grande roue du Prater, le parc d’attractions de Vienne, fermé en cette saison. On entendait le grondement de la circulation intense sur le pont Kaiser-Friedrich.
Malko et Krisantem remontèrent Henmarkt, sans que personne ne prête attention à eux. Soudain une silhouette se détacha d’une porte cochère : une fille, frileusement enroulée dans un imperméable blanc sale, les yeux charbonneux, avec une grosse tresse blonde. Elle pouvait avoir dix-sept ou dix-huit ans. Elle cligna de l’œil à Malko et murmura :
— ’gen, lieber ?
Il s’arrêta devant la fille qui le dévisageait effrontément. Elle renchérit :
— Tu m’offres un schnaps ? Il fait froid.
— Pourquoi n’irions-nous pas au Goldener Spiner ? dit Malko. La fille eut un rire canaille :
— Pas pour boire un schnaps, alors, mon gros.
— D’accord, fit Malko.
Elle se pendit à son bras et remarqua Krisantem, un peu en retrait.
— Ton copain, il vient aussi ? interrogea-t-elle le plus naturellement du monde.
— Oui.
— Alors, ça sera 300 schillings. Un prix de gros, quoi.
Le Turc sursauta. Il connaissait le goût de Malko pour les femmes, mais quand même…
Malko lui dit rapidement en turc :
— Quand on va dans un hôtel comme ça, il vaut mieux ne pas y entrer seul… N’oubliez pas que nous sommes recherchés par des gens dangereux et bien informés.
Le hall du Goldener Spiner était sinistre. De vieilles affiches de voyage couvraient les plaques de peinture arrachées. A la réception, un type chafouin, avec d’énormes lunettes aux verres épais et un col douteux jeta un regard méfiant au trio. La fille souriait aux anges et Krisantem baissa les yeux. Malko posa un billet de 500 schillings sur le comptoir.
— Je voudrais une chambre. Il ajouta 100 schillings.
— Et une bouteille de vodka.
Les billets disparurent, avalés par un aspirateur gluant. Le type attrapa une clef sous son comptoir et réussit quelque chose qui ressemblait à un sourire. A ce prix-là, on aurait pu monter avec une douzaine de petites filles.
— Le 7, au premier.
Puis il se replongea dans la lecture du Kronenzeilung{Quotidien populaire viennois.} section courses.
La fille avait pris la clef et montrait le chemin. En entrant dans la chambre, Malko recula devant l’odeur : un mélange de sueur gelée, de crasse et de brockenwurst{Saucisses très populaires à Vienne.}. Il n’y avait pas de salle de bains, mais un lavabo avec deux serviettes douteuses. Le plafond était si bas qu’on pouvait à peine se tenir debout. En sifflotant, la fille ôta son imperméable, dévoilant une robe de lainage vert. En un clin d’œil, elle la fit glisser et apparut en slip et soutien-gorge qui avaient été blancs. Après un passage dans une machine à laver, elle aurait été presque appétissante.
On frappa à la porte. C’était le type de la réception portant un plateau d’aluminium cabossé avec une bouteille et trois verres. La bouteille n’avait pas d’étiquette. Malko l’ouvrit et la flaira. Cela pouvait évidemment passer pour de la vodka. Le type devait la fabriquer dans sa baignoire.
Dès que l’employé fut sorti, la fille sauta sur la bouteille.
— Je peux en prendre ?
Malko lui fit signe que « oui ». Elle l’ouvrit et but une large rasade au goulot, puis elle alla s’étendre sur le lit, s’enveloppant dans le couvre-pieds sale.
Malko et Krisantem se partagèrent les fauteuils marron défoncés. Il y eut un long silence, puis… un bruit de sanglots monta du lit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Malko.
— J’ai le cafard, renifla la fille. A cause de mon fiancé. C’était plutôt inattendu.
— Il vous a quittée ? Elle ricana, tristement.
— Ça oui. Il est mort. Samedi soir, on était en virée. Il a dérapé sur la glace avec sa moto, et il s’est payé un arbre avec sa tête. C’est moche, il y avait de la cervelle partout. Du truc gris et rouge. Quand j’y pense, je suis drôlement triste. Il a pas eu le temps de dire « ouf ». Elle s’essuya les yeux.
— Bon. Tout ça, vous n’en avez rien à foutre. On commence. Vous voulez tous les deux ensemble ou l’un après l’autre ?
— Nous avons tout le temps, dit Malko. Je vous donnerai 500 schillings si vous restez toute la soirée avec nous.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Qu’est-ce qu’il va falloir que je fasse comme cochonneries !
Malko sourit, malgré lui.
— Non. Rien du tout.
— Vous allez pas me filer une trempe, avant ?
— Mais non, reposez-vous pour l’instant.
Il ôta sa veste et s’étendit sur le lit, près d’elle. Aussitôt elle allongea la main pour le caresser. Il l’écarta doucement.
— Attendez, je réfléchis. Elle pouffa.
— Dis donc, t’es un drôle de vicieux, toi.
Krisantem, de son fauteuil, suivait la scène avec réprobation. Malko ferma les yeux. Dès que la nuit serait tombée il tâcherait de trouver une meilleure cachette. Il avait besoin de quatre ou cinq jours. A ses yeux, la seule personne capable de l’aider était Alfi ; à une condition : que ça lui rapporte assez.
Epuisé, il s’assoupit. A côté de lui, la fille somnolait aussi. Il se réveilla vers neuf heures. Krisantem n’avait pas bougé de son fauteuil. La fille ronflait, couchée sur le côté. Il faisait un froid de canard dans la chambre. Malko s’étira et se leva doucement :
— Elko, allez chercher des saucisses. On sortira vers minuit.
Le Turc mit son manteau et sortit. Il revint une demi-heure plus tard, avec des saucisses, des petits pains et l’édition du soir du Kurier. Sans rien dire, Krisantem étala le journal sur la table bancale et montra la manchette à Malko. En énormes caractères, elle barrait toute la page :
« UN AVION DE LA LUFTHANSA EXPLOSE EN VOL ». Avec un curieux picotement au creux des mains, il lut l’article. Le vol 649 de la Lufthansa, Vienne-Cologne, s’était désintégré au sud de Francfort. On ignorait encore les causes de l’accident. Des automobilistes sur l’autobahn avaient vu une boule de feu tomber du ciel et s’écraser dans la forêt. La tour de contrôle de Francfort n’avait reçu aucun message indiquant que l’appareil soit en difficulté. Les 68 passagers et les cinq membres de l’équipage étaient morts. On se perdait en conjectures sur la cause de l’accident.
Malko posa le journal sur ses genoux. Il revoyait les yeux du petit homme en manteau de cuir, à la fois ironiques et désabusés. Lui savait que l’avion allait tomber. La mort de Malko avait décidément beaucoup d’importance. Ce genre d’accident ne servait que pour les chefs d’Etat, d’habitude.
Il eut la nausée en pensant aux 73 personnes qui venaient de mourir, à cause de lui. Par erreur.