CHAPITRE XIII OH ! OH !

Je ne m’abstrais pas très longtemps. C’est la sonnerie du bignou qui me tire du noir intégral. La voix du commissaire, très éveillée, me dit des mots que je mets un temps infini à comprendre… Il est pénible de pioncer par bribes. Le sommeil c’est comme l’amour, faut s’en payer une bonne séance d’un coup, autrement on est ahuri.

— Vous aviez raison, dit le flicard, la clé ouvre l’appartement des Van Boren. Il paraît que Ribens était l’amant de la veuve Van Boren ; celle-ci ne se trouve pas à son domicile. Elle a disparu au début de la soirée…

— Merci.

— Puis-je vous demander comment ?

— Je vous raconterai ça demain par le menu.

Vraiment, c’est pas le moment de donner un cours en Sorbonne sur le comportement sexuel du lapin angora à travers les âges !

Je raccroche. J’ai la bouillotte lourde. Je vais me plonger la hure dans l’eau froide et ça me calme. Ça me réveille aussi. Et ça réveille par-dessus le marché mes voisins de carrée qui, aussi sec, reprennent les pourparlers au point où ils les avaient laissés.

On dirait qu’une machine à battre entre en action. Y a des voyageurs qui la ramènent et qui tabassent à la cloison pour demander le silence, mais ces deux-là, pour leur faire lâcher le morcif, faudrait une lance d’arrosage, et encore !

Renonçant à me payer un jeton, je mets de l’ordre dans ma toilette et je me rase. Le zonzon de mon Philips se perd dans le tumulte d’à côté. Quelque part un beffroi égrène six coups.

On est matinal aujourd’hui !

Lorsque je me suis assuré que mon système pileux est ratissé, je me convoque pour une conférence ultra-secrète. De cet entretien, il ressort que le premier turbin à faire consiste à mettre la paluche sur les cailloux. C’est ce matin qu’ils vont être portés chez Van Boren par le facteur. Il faut les griffer au passage. Parce que j’ai mon idée, et cette idée, bien que vous soyez aussi gentils avec moi qu’un piège à loups, je vais vous la transmettre ; ouvrez grandes vos manettes, tas de petzouilles ! Je me dis que le gnace aux yeux bicolores a dégauchi le reçu de la poste. En conséquence, ce dernier étant caché, il n’a pu faire autrement que de s’y intéresser.

Le cachet de la poste lui a indiqué qu’il avait été posté le jour même. Il pense également qu’il sera distribué aujourd’hui et il fera l’impossible pour s’en emparer.

J’ai naturellement la possibilité de mettre la police au parfum de ça, mais je préfère manœuvrer seul. Les matuches entreprendraient une opération de grande envergure qui mettrait la puce à l’oreille du fin renard.

Comprenez, il me reste une chance de retrouver mon maître-dérouilleur et je ne veux pas la rater… C’est maintenant un bisness entre lui et moi. Intermédiaires s’abstenir, nous traitons directement du producteur au consommateur, de la main à la main, ou, si vous préférez, du poing au poing !

Ma brave femme de mère m’a toujours appris que le monde appartenait à ceux qui se levaient tôt.

Je finis donc de me loquer, j’époussette mon grimpant et je me casse tandis que la souris d’à côté annonce aux populations qu’elle va mourir. Elle hurle à son mec qu’il la tue… Assassin, va !

Ce matin, il fait un temps assez cafardeux. On dirait que la ville a sommeil et qu’elle ferait bien la grasse matinuche. Ce doit être la projection de mon âme sur les choses d’alentour. Les hommes ont toujours tendance à donner aux milieux qu’ils traversent la couleur de leurs pensées. (Oh ! ce que je l’ai réussie, celle-là ! Du Mauriac de la bonne année. Mauriac ! l’académicien qui fait penser… à quelqu’un de triste.)

Je me dirige vers la rue de l’Etuve et je demande à un balayeur où se trouve le bureau de poste le plus proche. Il me l’indique complaisamment et m’assure qu’à ces heures il n’est pas encore ouvert, ce que je crois sans peine.

Je m’informe auprès d’un commerçant qui nettoie le seuil de son magasin de l’heure à laquelle passe le facteur des recommandés… Il me dit neuf heures. J’ai tout mon temps.

Je vais faire un petit déjeuner copieux dans un café qui vient d’ouvrir et où s’engouffrent les braves prolos du coin… Ça jacasse ferme. Ils ont l’air heureux, les Belges, c’est ce qui me plaît le mieux chez eux. On n’a pas l’impression, en les voyant vivre, que la guerre a passé sur leur sol. Ils ont une santé qui a résisté aux épreuves… (Retenez-moi ou je vais vous faire chialer ! Si vous avez la Brabançonne chez vous, le moment est venu de vous la faire jouer !)

Ce brouhaha me communique l’allégresse qui me faisait défaut. Bon, je vais mettre le gros paquet dans la balance… On verra bien qui l’emportera : du mystérieux cogneur ou de votre bon San-Antonio !

Je remarque que les consommateurs jettent de fréquents regards sur moi. Un miroir m’apprend qu’ils ne me confondent pas avec Marlon Brandade, seulement j’ai le portrait en Gevacolor… Mes coups de plumeau ont viré au bleu turquoise. Il y a du rouge, un peu de jaune et pas mal de vert. Ma gueule ressemble à Venise… Je ne voudrais pas que vous vous gondoliez. (Excusez-moi, mais celui-là, j’ai pas pu le retenir. Enfin, un peu de Vermot ne fait pas de mal de temps en temps. Comme disait un pote à moi — je crois qu’il s’appelait Victor Hugo — « Le calembour, c’est la fiente de l’esprit qui vole. » Et il n’avait pas l’esprit constipé, ce mecton-là ![1]

Je crois que des lunettes de soleil seraient les bienvenues. J’aime le ton sur ton.

Un petit gros qui consomme des denrées alimentaires sur un coin de table me sourit gentiment.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demande-t-il.

— Une chose ridicule, je lui réponds.

— Ah oui ?

— Oui…

— Quoi ?

— Les oreillons…

— Les oreillons ?

— Oui, ils sont très mauvais, cette année.

Je me lève, le plantant là, au milieu de sa boustifaille, avec dans le clappoir un morceau de pâté gros comme le rocher de Gibraltar.

Je vais me baguenauder près d’une heure sur les berges romantiques de la Meuse. C’est plein de péniches. J’aime l’activité fluviale… Je trouve ça pittoresque et reposant. Enfin, comme huit heures sonnent, je reviens dans le centre… Je suis les rues à filles. A Liège, elles sont en vitrine. On les voit dans des petits studios coquets, bien lingées, l’air gentil. Si le cœur vous chante, vous entrez, la dame tire un rideau vous isolant de la rue et vous vous achetez un quart d’heure d’entracte… Le système est à retenir. J’aimerais le voir entrer en vigueur à Paname. Il aurait sa place dans le cadre de la campagne contre le bruit !

Un bazar ouvrant son volet, je me précipite et fais l’emplette de verres fumés. Ça n’ajoute rien à ma distinction naturelle, mais je ressemble un peu moins à Venise.

Cette fois, l’heure H approche. Je calte en direction du bureau de poste précité et je m’embusque dans la ruelle par où s’opère le trafic intérieur. Des postiers en sortent, leur sac sur la brioche pour se la tenir au chaud.

J’avise un bon pépère et je lui demande du feu. Comme il m’en donne, je lui offre un cigare aussi conséquent qu’une torpille sous-marine. Bredouillant de reconnaissance, il me file tous les tuyaux désirables. Non, ça n’est pas sa pomme qui dessert la rue de l’Etuve, c’est son copain Colaert, un petit blond qui louche et qui ne va pas tarder à sortir. Je le remercie.

Avec un signalement pareil, vous reconnaîtriez l’intéressé n’importe où, y compris dans la foule de la Kermesse aux étoiles.

Il ne tarde pas à sortir, fidèle en tout point, sinon à sa bourgeoise, du moins à la description qu’a brossée son éminent collègue.

Il va, paisible, le cœur en fête, car il siffle de l’Enrico Macias, comme si le temps n’était pas suffisamment incertain comme cela !

Et bibi, à distance, lui emboîte le pas. Caressant d’un œil moite ce petit zigoto qui trimbale sans le savoir une fortune kolossale.

J’ai mon pétard en fouille, le cran de sûreté ôté, et je vous jure qu’au cas où le postier serait agressé, il ne me faudrait pas dix secondes pour balancer le potage au téméraire qui jouerait les Dillinger.

Qu’il accomplisse sa mission d’un pas souple et d’une âme sereine (du reste, il a l’air serein tout plein), ce brave fonctionnaire du royaume de Belgique, San-Antonio veille. Y aura pas de taches dans sa boîte à mensonges.

On ne peut pas savoir ce que c’est long une tournée de facteur lorsqu’on ne fait pas la distribution soi-même.

Je marche comme derrière un enterrement tiré par un bourrin têtu qui renâclerait à chaque instant. Des pauses, des pauses…

Je regarde le loucheur disparaître dans les immeubles et réapparaître, toujours sifflant, toujours content de lui, des autres, de l’administration qui assure sa subsistance et celle d’une progéniture qui doit porter des lunettes aux verres épais comme des hublots de bathyscaphe.

Je regarde soigneusement tout autour de nous afin de voir si le facteur est suivi, mais non. Il marche lentement, le digne homme. Il va son petit bonhomme de chemin, se délestant de ses messages d’amour, de mort, d’affaire. Apportant de la joie ici, du désespoir là… Véhicule paisible du destin… Camionneur des cœurs enflammés, artisan des ruptures, constructeur d’idylle, semeur de morts ; planteur de Caïfa… (Oh ! arrêtez-moi, je prends une crampe !)

Oui, il va… Et plus il va, plus il approche de ce but que je me suis fixé et qui est le 18 de la rue de l’Etuve.

Et plus il s’en approche, plus le danger qu’il court se précise…

Je me rapproche de lui, craignant à tout instant de voir une bagnole stopper à sa hauteur, un homme en jaillir, pétard au poing et le délester de sa cargaison.

Mais rien de pareil ne se produit. Le voilà au 14, au 16, il traverse la rue pour « faire » le 13 et le 15… Puis retraverse et entre au 18… Le 18 qui… Le 18 que…

J’hésite, regarde autour de moi : personne !

Alors, gonflé à bloc, j’entre aussi !

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