CHAPITRE III OH ! MES ARPIONS !

Quand je me penche sur mon passé j’ai souvent un étourdissement devant cette immense perspective de coups fourrés.

Il y a du monde derrière moi, je vous l’annonce. Et, en général, il s’agit d’un populo peu bavard. Des mecs dont j’ai chambardé le destin et qui moisissent avec un cubage de terre glaise sur le buffet en attendant les trompettes du Jugement dernier ! Pourtant, en examinant mon comportement, je dois reconnaître qu’il y a une vertu que j’ai toujours pratiquée et dans tous les cas : il s’agit de la politesse. En toute circonstance — et Dieu sait si des circonstances j’en ai traversé — je ne me suis jamais départi de la plus parfaite courtoisie. Louis XIV me le disait encore l’autre jour : « Depuis Colbert on n’a jamais trouvé un gnace aussi poli que ta pomme ! »

C’est pourquoi je réponds « bonjour » au type qui grelotte de trouille dans la cuisine. Pas besoin d’avoir suivi les cours de l’Ecole universelle pour comprendre que ce mecton est le gigolpince de la mère Van Boren. Je me dis qu’au fond tout se résume peut-être à une banale histoire d’adultère.

Les tourtereaux étaient en train de jouer à la cuillère dans l’assiette à soupe lorsque le mari est arrivé. Air connu ! Des goualantes commac, on en brame à tous les carrefours. Il y a partout des glands de voyageurs de commerce qui rentrent chez eux un jour trop tôt et qui trouvent leur pépée en pleine extase. Alors ils se fichent en renaud et y a du grabuge. Je vois très bien Van Boren s’annoncer dans la carrée et ameuter la garde. Les amants réagissent et, pour avoir la paix, filent le gnace par-dessus le bastingage. Quatre étages de valdingue, ça calme les nefs d’un mec ulcéré. Il a beau avoir plus de cornes qu’un élan, en général, la bosse qu’il se fait pardonne tous les péchés d’adultère.

J’ouvre la porte du placard et je trouve la boutanche de vinaigre.

— Suivez-moi ! dis-je au mirliton.

Il obéit.

Mais le vinaigre est inutile car, lorsque nous pénétrons dans le studio, la fille a retrouvé l’usage de la comprenette.

Je pose ma bouteille sur un meuble et j’allume une cigarette.

— Alors, dis-je, où est-ce qu’on en est ?

C’est ce que paraît se demander le jeunot flageolant. Rappelez-vous qu’il a les quilles entre parenthèses, ce joli coco.

La blonde lui dit, d’une voix rauque :

— Jef vient de se tuer dans la cage d’ascenseur.

A sa frousse s’ajoute la stupeur. Il me regarde sans comprendre.

— Faites pas l’innocent, je rouscaille, puisque c’est vous qui l’avez balancé. Il vous a surpris en train de jouer à touche-pipe-line et vous avez eu les foies du scandale… Hein, avouez ?

Il n’avoue rien. La bouille est aussi expressive que trois boîtes de petits pois à l’étuvée. Il est peut-être fortiche du côté calbard, le garçon, mais à coup sûr, ça n’est pas l’héritier spirituel d’Einstein.

Il lui faut un bout de temps pour comprendre l’accusation que je formule contre lui. Alors il devient d’un joli vert amande et il s’assied à côté de sa souris, sur le canapé.

— Huguette, balbutie-t-il. C’est pas vrai… J’ai pas fait ça, dis-lui…

Un vrai môme. Pitoyable…

J’attaque Huguette parce qu’elle est femme et que les mouquères ont davantage le sens des réalités. Elles ont plus de ressort aussi. Parfois elles ont même du ressort à boudin, comme dit mon collègue Bérurier, qui n’a jamais laissé passer un jeu de mots à condition qu’il fût mauvais.

Elle me demande :

— Qui êtes-vous ?

Il y a longtemps qu’elle aurait dû me poser cette colle. Dans l’émotion, ça ne lui était pas venu à l’esprit.

J’y vais de ma chanson.

— Je suis policier. Français, mais policier… En mission en Belgique, fortuitement, j’ai été appelé à surveiller votre mari, je venais pour lui poser certaines questions lorsqu’il a atterri à mes pieds… Alors j’ai trouvé ça louche. Je me suis engagé dans l’escalier. Je n’ai rencontré personne. Vous comprenez ce que ça veut dire, non ? Il a donc été poussé dans le vide par une personne de l’immeuble. Or je ne connais personne dans cette maison mais je suis à peu près persuadé que vous seule aviez intérêt à lui faire faire cette gambade dans l’espace…

Elle se voile la face…

— Non ! Non ! Je n’ai rien fait. Je n’ai pas vu mon mari… Il n’est pas entré, je n’ai rien entendu.

Tandis qu’elle proteste, je me mets à évoquer l’accident. L’accident tel que je l’ai vécu, moi. Il y a eu un grand cri d’épouvante, mais avant ce cri, aucun bruit insolite. Or, d’après le peu que j’en ai vu, Van Boren était un homme costaud. Il ne se serait pas laissé entraîner à l’ascenseur sans renauder vilain et ruer dans les brancards.

En admettant que le gigolpince de madame l’ait assommé avant de le porter à la cage d’ascenseur, il serait tombé sans crier, étant anesthésié… Quelque chose m’échappe. Non, franchement, ça ne tourne pas rond dans ma petite tête… Il se passe trop de choses à la fois que je ne parviens pas à assimiler normalement.

Les deux amants me regardent, incertains.

— Vous faisiez quoi ? je leur demande.

Ils baissent la tête.

— Et vous n’avez rien entendu ?

— Nous étions dans la chambre à coucher, au fond de l’appartement, avoue la femme.

— Votre mari n’a pas pu entrer sans que vous l’entendiez ?

— Impossible, la chaîne de sécurité de la porte était mise.

Elle est organisée la dame ! Les gonzesses le sont toujours dans ces cas-là. Pour jouer à zizi-panpan, elles s’entourent de mille précautions…

— Il y a une porte de service dans la cuisine ? je questionne.

— Oui.

Je l’avais remarquée en allant chercher le vinaigre. Donc, d’une part, Jef Van Boren ne pouvait entrer à l’improviste, de l’autre, l’amant pouvait se faire la valise en loucedé. Pas de grabuge possible. Ils étaient peinards et n’avaient nul besoin de buter le cornard s’il radinait… A moins que… Oui, à moins qu’ils ne fussent (faites pas attention, j’ai obtenu le premier prix de subjonctif au dernier concours agricole) résolus à le supprimer depuis longtemps… En ce cas ils auraient choisi un autre mode d’exécution, celui-ci s’avérant un peu tapageur !

Je balance à nouveau au-dessus des scrupules, ce qui est ma cage d’ascenseur à moi, mon gouffre ! Dois-je alerter la rousse de par ici, ou bien… ?

— Montrez-moi vos papiers ! dis-je au jeune gars.

Il va chercher sa veste et me produit une carte d’identité.

Je lis sur le carton qu’il se nomme Georges Ribens et qu’il habite avenue Léopold-Ier, 186. Je note ces tuyaux sur mon carnet.

— Bon. Vous pouvez filer…

— S’il vous plaît ? balbutie-t-il.

Assez ennuyé comme ça par la liberté que je prends — et par celle que je lui accorde — je brame :

— Je vous dis que vous pouvez les mettre, vous barrer, vous tailler, faire la valise, vous casser, disparaître ! On ne parle donc pas français à Liège ?

Il a un petit mouvement effarouché.

— Si, si… Je…

— Compris ? je gueule.

Il fait oui de la tronche et fonce dans le couloir.

— Prenez la sortie de service ! je crie. Et tâchez de ne pas jouer au con ; si vous disparaissez de la circulation, ça chauffera pour vos plumes, gars !

On entend claquer la lourde de la sortie de secours. Me voilà seul avec la jeune veuve. Le chagrin lui va bien. Il donne du romantisme à son visage qui en était dépourvu.

Je lui prends le poignet.

— Ecoutez, petite, fais-je d’une voix mesurée, vous le voyez, j’agis de façon assez cavalière avec mes collègues belges. S’ils savaient que j’ai permis à un élément du drame de s’esquiver, ils me diraient deux mots, et même davantage.

Elle a un imperceptible signe d’acquiescement.

— Bon, je vois que vous comprenez. Moi, je tenais à rester seul avec vous parce que j’ai un tas de questions confidentielles à vous poser. Du moins ce sont les réponses que vous ferez à ces questions qui seront confidentielles.

Elle a de nouveau son gentil petit signe docile, soumis.

Elle est jolie comme un cœur avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus embués de larmes, ses pommettes rougies par le chagrin.

Le chagrin ? Hum ! En a-t-elle tellement ? Je crois plutôt qu’elle a été « retournée » par la nouvelle apprise de façon aussi brutale. Mais le chagrin, ça, c’est autre chose.

— Voyons, Huguette…

Que je lui donne son prénom, ça la fait tressaillir. Elle doit se dire que les flics français ont une façon assez curieuse de conduire leurs enquêtes et de s’adresser aux suspects.

— Voyons, Huguette, que faisait votre mari ?

Elle hausse les épaules.

— Il était agent général d’une firme allemande pour la Belgique.

— Il représentait quoi ? Du poil à gratter ou des mitrailleuses jumelées ?

— Des appareils photographiques. La maison Optika, de Cologne. Vous connaissez ?

— Non. Les photos ne m’intéressent que lorsqu’elles sont coquines et je les achète à des sidis sur le boulevard Rochechouart.

Elle sourit à travers ses larmes.

— Oh ! vous, les Français…

— Quoi donc, nous les Français ? Vous vous montez le bourrichon à notre sujet. Vous vous imaginez tous que Paris est une maison close ambulante et que les gars qui prennent le métro vont faire des passes.

— Non, se défend-elle, croyant m’avoir offensé. Seulement les Français ont la réputation d’être…

— D’être ?

— Dévergondés…

La vie est crevante, je vous dis ! On est là, elle et le gars mézigue, à discutailler peinardement du mérite et de la polissonnerie du Français moyen tandis que son bonhomme gît au-dessous de nous, le bocal ouvert comme les portes du Parc des Princes pour l’arrivée du Tour de France.

Inconscience féminine. Les donzelles, je vous jure ! Et elles sont toutes pareilles. Des pétroleuses, des tordues !

Ah ! les carnes ! Et ça conduit le monde. Ça fait fonctionner les fonctionnaires, guerroyer les guerriers.

Ça fout le feu à l’eau de source !

J’en suis écœuré. J’en ai la glotte qui fait du yo-yo.

— A en juger par le beau jeune homme de tout à l’heure, dis-je, je crois que vous ne donnez pas votre part aux chiens, vous autres !

Elle sourit faiblement.

— Je vais vous faire un aveu, dit-elle.

— On est là pour ça, Huguette.

— Vous êtes gentil, murmure la douce enfant.

— Voilà trente-cinq ans qu’on me le répète !

— Mon mari et moi n’avions plus aucun contact…

— Divorcés ?

— Non… Séparés de corps… Il venait rarement à la maison. Toujours en voyage… Alors, forcément, je… j’avais arrangé ma vie autrement.

— Forcément.

Après tout c’était son droit de se distraire du moment que son légitime n’était plus à la hauteur !

Vous remarquerez que ce sont toujours les jolies gosselines qui sont larguées par leurs mecs. Alors que les tarderies, les aigres, les jaunâtres, les à-verrue-à-touffe, leur mènent la dragée haute, à leur conjoint ! Au martinet ! Au piquet ! Vous me ferez cent lignes, la vaisselle, l’amour et le repassage !

Et vous m’alignerez la paie le samedi en rentrant ! La vie, quoi !

Je regarde Huguette… Sa poitrine se soulève curieusement. C’est pas du Michelin. Des roberts de ce format, on ne les gonfle pas avec une pompe à vélo. Machinalement j’y mets la main.

C’est un geste aussi auguste que celui du semeur. Ça vous mène soit à la renverse, soit à la baffe sur le museau.

Pour le quart d’heure je ne reçois pas de mornifle. Comme dirait la gonzesse à qui un individu avait crié : « La vertu ou la vie ! » : « Je suis toujours là. »

Je te lui fignole un patin à changement de vitesse qui ferait fureur au Palais de Glace. Ça met du liant dans les relations.

Voilà la donzelle qui roucoule, oubliant de plus en plus qu’il y a soixante kilos de macchabée quatre étages plus bas.

J’irais bien de mon voyage au pays du mimosa en branche, mais franchement j’estime que ça n’est pas le moment. Jusqu’à preuve du contraire, cette gosse est soupçonnée de meurtre, car enfin il faut trouver une explication valable au décès bizarre de Van Boren. Non ?

Je me lève.

— Votre mari était-il au courant de… de… vos relations avec Ribens ?

— Non. Même s’il avait été au courant, cela lui aurait été égal. Je ne l’intéressais pas.

— Il subvenait à vos besoins ?

— Oui.

— Largement ?

— Oui.

Je la regarde d’une façon particulièrement appuyée.

— Vous envoyait-il des paquets quelquefois ?

— Des paquets ?

— Oui… Des… des friandises par exemple ?

Son visage ne bronche pas et dégage la même candeur.

— Jamais…

— Vraiment ?

— Vraiment…

— Où habitait-il ?

— Ici, ou en Allemagne…

— Il ne descendait pas à l’hôtel à Liège ?

— Oh ! non. Pourquoi ?

— Avait-il une maîtresse ?

— Je l’ignore, je ne m’occupais pas de cela.

— Pourquoi ne divorciez-vous pas ?

Elle a une hésitation.

— Parce que… Jef… Enfin, il me payait largement.

Je vois ; elle tenait à gagner son bœuf, la petite marrante. C’est pourquoi elle s’accommodait d’une situation ambiguë, contiguë et antidérapante.

— Dites, beauté, et des ennemis, lui en connaissiez-vous à Jef ?

Elle ouvre de grands cocards.

— Des ennemis ? Non, pourquoi en aurait-il eu ?

Je me relance dans le franc-parler.

— Parce qu’un homme qui se fait buter n’a pas que des amis, ma belle.

— Ah ?

— Ben, voyons…

J’ajoute entre mes ratiches :

— Et puis un homme marié à une pareille pétroleuse ne peut pas affirmer qu’il n’en a pas !

— Quoi ? demande Huguette.

Je hausse les montants.

— Rien…

Elle va pour protester devant mon attitude, mais un coup de sonnette vient faire diversion.

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