Si j’examine d’un peu près mon comportement, je suis bien obligé d’admettre que la logique et moi n’avons pas encore été présentés !
J’agis toujours suivant mes impulsions sans m’occuper si elles concordent avec la plus élémentaire raison. Que voulez-vous, je suis ainsi fait : je n’écoute que la voix de mon cœur valeureux ! Ça fait une moyenne avec tous les fumelards qui n’obéissent qu’à celle de leur porte-monnaie.
Vous avez vu ? J’ai eu une prise de bec sanglante avec le Vieux. J’y ai balanstiqué ma démission au portrait et tout ça, pourquoi ? Hein ! Dites voir ? Pour pulvériser un mystère liégeois.
Le plus marle, c’est que je ne sais par quel bout choper l’histoire.
Il fait un temps somptueux. Les brasseries regorgent de populo et les bergères ont de la langueur dans les roploplos. Un vrai temps à augmenter son tableau de chasse pour un dégringoleur de souris.
Mais je n’ai pas la tête à ça aujourd’hui, malgré la scène de vampage de la mère Van Boren. Remarquez que, pour le figue-figue, je suis toujours prêt, comme les boy-scouts. Mais il y a des circonstances où l’esprit n’y est pas.
J’aborde un poulet en uniforme occupé à embrouiller la circulation à un carrefour et je lui demande l’adresse de la P.J.
Il me la donne. D’après lui, ça n’est pas très loin. J’y vais donc à pinces. Du reste, je vous l’ai déjà dit, j’ai un pressant besoin d’exercice. Quatre kilos à perdre en un temps record si je veux retrouver la ligne !
Au pas, camarade ; au pas, au pas, au pas !
Robierre est dans son bureau. Un burlingue qui, comme tous les burlingues de police, sent le tabac et le papier moisi.
Il m’accueille d’un sourire bienveillant.
— Je ne vous dérange pas ? je questionne par politesse, manière de sauvegarder la réputation française.
— Au contraire…
Il me regarde, sa petite gueule hérissée comme celle d’un chat. Il brûle de me poser une question. Comme moi j’en ai bien davantage à exprimer, je lui tends la perche.
— Vous voulez me demander quelque chose ?
— Heu… c’est-à-dire… Vous m’avez dit qu’une enquête menée en Allemagne vous avait conduit jusque chez Van Boren… Je pense donc que l’assassinat de ce dernier a un rapport peut-être étroit avec votre enquête, non ?
— Sans doute…
— Alors, si nous mettions en commun les éléments dont nous disposons…
Je me rembrunis.
— Ecoutez, Robierre, je n’ai pas l’habitude de tirer à moi les couvertures, mais mon boulot est très particulier puisqu’il s’agit de contre-espionnage. Je ne puis donc rien vous révéler pour l’instant…
Ouf !
Sale moment à passer. Je me dis que si ce mec a pour trois francs belges de machin où je pense, il va ouvrir en grand la lourde de son bureau et me livrer à coups de savate dans le pétrus en me traitant de tous les noms.
Son front s’empourpre en effet. Mais il n’a pas pour trois francs de ce que je vous dis. Il demeure assis et allume une cigarette pour se donner une contenance.
Pour dissiper ce mauvais nuage, je poursuis à pleine pompe :
— Le meurtre en tant que meurtre ne m’intéresse pas, Robierre. Je peux vous aider puissamment et vous laisser le bénéfice des résultats intégralement. Non seulement je puis le faire, mais je dois le faire. Alors je vous fais une proposition honnête — aidez-moi sans me questionner et vous pourrez vous confectionner une hutte avec les lauriers recueillis, d’accord ?
Sa bouche mince se fend d’un sourire. Quand on parle aux hommes un pareil langage, on est toujours certain d’avoir un bon public.
— Je suis à votre disposition, dit-il.
— O.K… Vous avez du nouveau ?
— Non…
— Que sait-on de Van Boren ? D’où vient-il, que faisait-il exactement ?
Il passe un doigt noueux entre son faux col rigide et sa glotte proéminente.
— Van Boren, commence-t-il, appartenait à une vieille famille liégeoise. Son grand-père fut même bourgmestre de la ville… Il n’y a apparemment rien de spécial à signaler à son sujet. Il a fait de bonnes études et a occupé un poste important dans l’administration du Congo. Il en est revenu voici trois ans et s’est marié à une petite vendeuse de grand magasin. Il a pris une représentation générale de la maison Optika de Cologne… Le ménage n’a pas été lié très longtemps. Van Boren avait l’esprit d’un célibataire endurci, la jeune femme au contraire aime la vie… Vous voyez le genre ?
— Oui, je vois…
A vrai dire, j’avais déjà vu. Il ne m’apprenait rien de bien nouveau, le collègue.
J’hésite, puis je lâche le gros paquet.
— Dites-moi, fréquentait-il des milieux de diamantaires ?
Robierre semble surpris.
— Je ne crois pas… Pourquoi ?
Je lui pose amicalement la paluche sur l’épaule.
— Excusez-moi, pour l’instant ça fait partie de mes petits secrets.
« Dites voir, vous n’avez rien trouvé de spécial sur lui ?
Il sourit.
Une légère hésitation passe dans son regard clair. Jamais il n’a été plus roux, Robierre. Un rayon de soleil caressant sa chevelure la fait littéralement flamboyer. C’est pas un homme, c’est un Van Gogh !
En soupirant, il ouvre le tiroir de son bureau et y puise une enveloppe. A l’intérieur de la pochette de papier se trouve une montre-bracelet.
— Ouvrez le boîtier, conseille-t-il.
Je fais jouer la plaque d’or protégeant les rouages de la montre. Je regarde le mouvement. La vie secrète, furtive et précise du bijou continue.
— C’était la tocante de Van Boren ? je questionne.
— Oui… C’est un miracle qu’elle n’ait pas été détériorée par la violence du choc…
En effet…
Je regarde Robierre d’un air interrogateur. Où veut-il en venir avec cet oignon à la noix ?
— Retournez la plaque de protection, dit-il.
J’obéis et j’ai la surprise de découvrir une minuscule photographie collée contre l’envers du boîtier. L’image est grande à peu près comme le quart d’un timbre-poste et vous me croirez si vous voulez, mais il m’est impossible de définir ce qu’elle représente. Comme pourtant tout évoque quelque chose à nos esprits affûtés, j’ai l’impression qu’il s’agit de la photo d’une peau de panthère. Cela représente des taches inégales mais régulièrement disposées.
Je regarde Robierre.
— Quès aco ?
Il puise une loupe dans le même tiroir d’où il a déjà sorti la montre. Il me la tend.
Je regarde à travers le verre bombé, mais ça grossit le document sans le préciser. Il m’est toujours impossible de me prononcer sur la nature de ces motifs.
Cela fait penser à ces devinettes photographiques qu’on trouve dans des baveux comme Consternation, vous voyez ce que je veux dire ? On voit un gros truc rond et pâle et on vous demande s’il s’agit de la lune à son premier quartier, d’un gros plan de feu le roi Farouk ou des fesses de Bardot.
Je continue bêtement à penser : peau de panthère.
— Qu’en dites-vous, Robierre ?
Il hausse les épaules.
— Rien…
— Que représente cette minuscule photo, d’après vous ?
— Ne serait-ce pas un grossissement de bactéries ?
Tiens, il m’ouvre des horizons, le rouquin. Je bigle. En effet, ça pourrait être des microbes. Ou bien une famille de ténias en vacances.
— Très curieux !.. Cette photo devait présenter un grand intérêt pour qu’il la colle dans sa montre…
— Il me semble…
— Vous l’avez montrée au laboratoire ?
— Pas encore. Je vais à Bruxelles en fin de journée et je la confierai au professeur Broossak, un excellent technicien.
— Dites donc, pour un fils de famille honorable, il avait de drôles de combines, votre Van Boren.
Robierre fait un signe vague. Et il n’est pas au courant des fruits confits !
— Vous avez prévenu la maison Optika ?
— Oui, j’ai téléphoné…
— Alors ?
— Là encore nous trouvons quelque chose d’insolite.
— C’est-à-dire ?
— Van Boren avait quitté la maison depuis quinze jours.
— Renvoi ?
— Démission.
Voilà un mot qui me rappelle quelque chose. Si le Vieux connaissait l’affaire, je gage qu’il s’en masserait la coquille ! Chaque fois qu’il est excité, il a ce mouvement caractéristique pour sa coupole.
Je prends congé de Robierre.
— Vous restez ici longtemps ? demande-t-il.
— Non ; de toute façon, je pars demain soir, je suis attendu à la grande taule !
Il sourit.
— Vous ne chômez guère, hein ?
Je lui sers l’un des proverbes préférés de Félicie :
— Le travail c’est la santé !
Sur ces bonnes paroles, je m’emmène balader avec, dans la citrouille, un mystère de plus !