CHAPITRE XX DIS-MOI DEUX MOTS !

La détonation éclate, terrific ! Les tonneaux ici présents contribuent à son ampleur. C’est comme si on avait tiré sur les grandes orgues en appuyant sur la pédale forte.

Je m’attends à être mort, mais le cri d’agonie qui succède — que dis-je ! qui se confond avec la détonation — ça n’est pas bibi qui le pousse. Je me dépêche de rouvrir mes volets et qu’aperçois-je, à mi-hauteur de l’escalier, juste au-dessus de la mère Van Boren ? Mon type au regard bicolore.

Il tient une arquebuse à la main, fumante comme un excrément récent et il regarde le Franz Truquemuche qui se roule dans la poussière, touché en plein bocal par la valda.

Il a son compte, l’Allemand. Il a quelques soubresauts de canard décapité, puis toute sa viande se fige… Cette cave commence à tourner au caveau de famille, on dirait ?

Huguette Van Boren se mord le poignet pour ne pas gueuler. Elle sanglote à sec, la pauvre chérie…

Elle est à cinquante centimètres de la crise de nerfs, mais le gars qui m’a filé l’avoinée la nuit dernière descend trois marches et lui met une paire de tartes sur le museau. Les beignes sont appuyées de telle manière qu’Huguette dévale le reste de l’escadrin et s’affale sur le corps du gros Fritz.

Je la repêche par une aile et, pour ne pas être en reste, lui file ma tournée.

Ensuite je la lâche et m’occupe du gars.

Il est toujours aussi tranquille. Un champion ! Peinard, il remise son automatique et me sourit.

— Je crois que je suis arrivé à temps, me dit-il.

— Je n’ai même jamais vu un type rappliquer aussi à temps, admets-je.

Et c’est tout, on est là à s’examiner comme deux serre-livres avec des yeux en porcelaine…

Il sent que cette tension ne peut s’éterniser et il use d’un dérivatif classique mais qui a toujours eu de bons résultats : il me tend son étui à cigarettes.

— Pas de rancune pour cette nuit ? me demande-t-il.

Je cueille une de ses sèches.

— Faudrait que j’aie la bile en dérangement, après ce petit rodéo que vous venez d’interpréter en ma faveur…

Il opine.

— Qui êtes-vous ? je demande.

Il tire son portefeuille et me montre une carte sur laquelle est agrafée sa photo, mais comme ladite carte est écrite en allemand je n’y entrave que pouic.

Il constate mon ignorance.

— Vous ne parlez pas l’allemand ?

— Non, et qui pis est, je ne le lis pas.

Il rengaine sa carte.

— Je suis directeur d’une agence de police privée importante. Les enquêtes Gleitz, vous avez entendu parler ? J’étais célèbre avant le nazisme… Après, l’Etat lui-même est devenu policier.

J’ai en effet entendu parler de Gleitz.

— C’est vous ?

— C’était mon père… Mais j’ai rouvert la boutique… Depuis quelque temps je m’occupe d’une affaire… heu… délicate.

En pleine inspiration, je demande :

— Oh ! L’affaire de l’objectif Optika ?

Il sursaute.

— Vous savez ?

— Oui.

— Ah ! Vous êtes peut-être sur le coup aussi ?

Je mens :

— Un peu…

Il hausse les épaules, se penche sur le cadavre de Franz et le fouille. Sur l’homme mort, il découvre une enveloppe de papier fort. Il la déchire. Dans sa main en sébile coule une grosse pincée de diamants… Ou plutôt de ce que je prenais pour des diamants.

De près, je m’aperçois que ce sont de minuscules loupes de la grosseur d’un pois chiche…

Quès aco ? fais-je.

Il semble surpris :

— Mais, fait-il, le fameux objectif…

— Ah, oui !

Il me regarde.

— Vous m’avez menti, vous n’êtes pas sur le coup ?

En guise de réponse, je m’incline sur sa main ouverte.

— Montrez !

Il me montre.

— Cela paraît innocent… Et pourtant… Assemblé cela donne une merveille de la science. Ils appellent ça l’objectif en grappe ! Avec ça vous pouvez prendre une photographie de…

— De l’Europe, je sais, j’ai vu.

Précipitamment il empoche les bouts de verre.

— Vous avez vu la photographie ?

— Oui.

— Où ?

— La police belge l’a en sa possession et, en ce moment, s’amuse à faire des agrandissements d’agrandissements d’agrandissements… D’ici huit jours, ils auront la photo de votre petite sœur si d’aventure celle-ci se trouvait dehors au moment où fut tiré le clicheton…

Il paraît ennuyé.

— La police ?

— Oui…

« Si vous m’expliquiez un peu, lui dis-je, en mettant nos billes en commun, peut-être arriverions-nous à un résultat ?

Il hausse les épaules.

— L’objectif en grappe a été créé par Optika de Cologne… Cela s’est passé dans le plus grand secret. Mais Van Boren en a eu vent. Il a réussi à s’approprier l’invention. Il travaillait pour le compte de cet homme.

Du bout du pied il me désigne le cadavre de Franz…

— Alors ?

— Il devait lui remettre les éléments de l’objectif dans une boîte de fruits confits.

— Alors ?

— Mais il n’avait pas confiance. Il a remis de simples bouts de verre. Au lieu de la somme qui devait lui être versée, il a eu droit à deux coups de revolver tirés de nuit alors qu’il passait dans une rue sombre. Il a échappé à l’attentat, et il a vu que ses craintes étaient fondées : il n’avait rien à attendre de cet homme. Il s’est senti traqué, il est descendu dans un hôtel pour voir venir… Il n’a prévenu qu’une personne…

— Sa femme ?

— Non, Ribens. Un ami à lui… Il ignorait les relations du garçon avec sa femme. Ribens a vu la possibilité de se débarrasser du gêneur et d’empocher le magot. Il est allé trouver Schinzer.

« Je ne sais quel marché ils ont conclu… Schinzer s’est mis à surveiller Van Boren. Van Boren s’en est aperçu… Il a pris peur… Alors il a envoyé les verres de l’objectif à sa femme. Son plan était sans doute de filer à l’étranger, délesté de son précieux chargement et de se faire apporter le magot, une fois en sécurité, par son épouse infidèle.

« Le paquet posté, il est allé la prévenir… Il ne risquait plus de se faire voler l’objectif. Mais il fallait que, de vive voix, il arrête un plan avec elle… Elle était sa dernière chance. Il y est allé, suivi de Schinzer et de… moi. Je suppose qu’au moment de sonner chez lui, il a dû entendre du bruit. Tendant l’oreille il a dû surprendre une discussion… édifiante entre sa femme et Ribens ; n’est-ce pas, madame ?

Huguette ne répond pas. Elle est inerte, contractée…

— Alors, enchaîne Gleitz, ce fils de famille dévoyé a eu un coup de noir…

— Il s’est jeté dans la cage d’ascenseur ?

— Juste !

Je réfléchis…

— Oui, tout s’explique… Comment savez-vous tant de choses ?

— Ça faisait plusieurs jours que j’étais sur la piste de Van Boren, je travaille pour la maison Optika… De recoupements en témoignages.

— Bravo ! bon travail. Vous semblez devoir perpétuer la renommée de votre boîte.

Il a un petit mouvement du menton.

— J’essaie…

— Je pense, par exemple, que Ribens était en cheville avec Schinzer depuis plus longtemps, car il y avait chez lui la boîte de fruits confits qui… la première dont vous parlez !

D’un commun accord nous nous tournons vers Huguette.

— Je pense, chère madame, que vous pourriez nous renseigner utilement…

Elle sort de son mutisme.

— Je n’ai rien fait ! dit-elle. Rien fait ! C’est Georges ! Georges ! Il… il… faisait partie de l’organisation, c’était lui qui avait mis Franz sur cette affaire et je…

Elle m’agace, cette tordue. Je lui mets deux ou trois beignes qui la font chialer.

— Espèce de garce, je gronde, t’es tombée dans les bras du gros Fritz et…

Gleitz toussote.

— Oh pardon ! je lui dis, mille excuses… Vous savez ce que c’est que l’hérédité… Y a des moments où l’homme de la rue, chez nous, oublie que nous repartons sur des bases nouvelles.

Il sourit.

— Chez nous aussi, commissaire…

Huguette pleure.

— Je voulais être riche, je…

— Alors t’as mijoté ton coup fourré avec Franz, hein, mon ordure ménagère ? T’as attiré Ribens ici, en lui laissant un message. Vous l’avez assommé et transporté de nuit chez lui.

— Je ne voulais pas qu’on le tue… Je… C’est Franz qui l’a égorgé…

— Schinzer s’était aperçu de la présence de Gleitz dans l’affaire, toi t’étais au courant de la mienne… Pour parer à toute éventualité, vous avez fait réceptionner le colis par cette pauvre gosse…

Et je montre le cadavre de Germaine.

Elle s’abat en se tordant, comme elle avait fait chez elle lorsque je lui avais appris qu’elle était veuve… Mais ça ne prend pas. Au lieu de vinaigre, c’est une décoction de coups de savate que je lui administre pour la ranimer.

— Ne la tuez pas ! fait Gleitz.

— Quoi ! je m’écrie. Vous avez pitié ? Oh pardon ! Comment qu’on les fait, les Allemands, c’t’année !

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