CHAPITRE II OH ! MA DOULEUR !

La rue de l’Etuve est une voie étroite qui part en biais dans un quartier central mais assez peu reluisant. Il y a des fleuristes de seconde zone, des trottoirs encombrés de végétaux et des gens criards.

Elle n’est pas éloignée du quartier réservé ce qui, à différents points de vue, présente un certain avantage.

Je repère le 18 et je m’aperçois qu’il correspond à un immeuble neuf. J’en franchis le seuil gaillardement, un peu gêné malgré tout de m’immiscer dans les affaires des autres.

Voyez-vous, tas de ramollis, ce qu’il y a de pénible dans le turbin d’un flic, c’est qu’on exerce une profession qui consiste avant toute chose à emmouscailler ses semblables.

Y a des moments où je prends conscience de cette vérité et où elle m’empêche de boire en paix mon apéro vespéral. Vous êtes un homme comme les autres, avec les mêmes instincts, les mêmes manies, les mêmes pauvretés que le premier peigne-zizi stoppé dans la rue. Mais vous avez une carte qui vous autorise à pointer votre grand renifleur dans la vie de cet autre sans qu’il ait le droit de la ramener. S’il la ramène, vous vous demandez la permission de lui laisser tomber un paquet d’os sur le coin de la hure et, comme vous êtes un petit vicelard, vous vous l’accordez aussi sec !

Bien sûr, c’est illicite. Mais la première prérogative d’un bignolon, c’est d’employer l’illicite pour la plus grande gloire du licite. Comprenne qui peut !

Néanmoins — comme dirait Cléopâtre — je ne me sens pas fiérot. Je suis même dans mes petites targettes, exactly comme si je m’étais introduit dans des pompes trop jeunes de deux pointures. Je n’oublie pas que je suis en territoire étranger, et je me doute que la police belge viendra vachement au renaud si par hasard mon histoire tourne au vinaigre. Et comment qu’elle aura raison, la rousse belge ! Cette idée de venir jouer les Tarzan (quatre-vingt-cinquième édition) parce que j’ai surpris un micmac insolite et qu’ayant raté mon dur, je dispose d’une demi-journée !

Enfin me voici toujours dans la crèche de Mme Van Machin-Chouette !

Il n’y a pas de concierge, ou alors, comme toutes les concierges, elle est allée se faire tirer le grand jeu chez la voisine. Par contre, un tableau des locataires est fixé à la cloison. Je le consulte et le lis : « Van Boren, quatrième gauche. »

Je soupire car mon farniente de ces quinze derniers jours m’a rendu paresseux : or il y a trois choses qui me causent une sainte horreur dans l’existence. Ce sont, dans l’ordre d’aversion : les femmes laides, les percepteurs et les escaliers (dans les deux sens).

Heureusement pour moi il y a un ascenseur au fond du hall. Je m’y dirige et, au moment très précis où j’arrive devant la grille, j’entends une grande clameur au-dessus de moi. C’est un cri en fusée, un cri terrible, un cri qui siffle comme une torpille et qui m’arrive droit dessus. Une masse sombre passe devant mes yeux et brusquement un sinistre éclatement retentit. Le silence me tombe dessus comme un drap mouillé. Je reste immobile, essayant de piger ce qui vient de se produire. Mais je sais déjà ; mon instinct a entravé avant ma comprenette. Un mec vient de faire un grand valdingue dans la cage d’ascenseur. Comment qu’il a dû la sentir passer, cette marche ratée !

J’ouvre la lourde grillagée après un effort assez violent et je jette un regard au-dessous de moi. Deux mètres plus bas, dans la fosse, se trouve un corps disloqué. C’est un corps d’homme. Je tire de ma fouille la petite lampe électrique qui ne me quitte jamais et j’examine le cadavre. Mes yeux ne font que confirmer ce que mon pressentiment m’avait déjà appris : il s’agit du type de l’hôtel, le fourreur de fruits confits… Il ne fourrera jamais plus rien, ce gnace, ni des fruits ni sa femme. C’est lui qui va être fourré aux asticots d’ici quelque temps. Il a le sommet de la tronche en purée et tous ses membres sont brisés, si j’en crois sa grotesque position de poupée désarticulée.

De profundis !

J’arrive comme marée en carême. Après ça, le gars qui dira que je n’ai pas le nez creux aura droit à un coup de tatane dans le banjo. Pour le flair, je vaux tous les épagneuls bretons en vente dans les colonnes vertes du Chasseur français.

Sans rien dire, je referme la porte et je me mets à grimper l’escadrin. Je passe le premier, le second, le troisième… L’ascenseur, ou plutôt sa cabine n’est toujours pas là. Enfin, parvenu au cinquième et dernier étage, je la vois à l’arrêt. Je m’arrête aussi pour réfléchir, la réflexion ne s’accommodant pas du mouvement. Je souffle comme un bœuf ; les gars, avec ce début de burlingue que je trimbale sur l’avant, je ne suis pas près de gravir l’Everest. Ou alors faudrait que je m’attache trois douzaines de ballons rouges au nombril !

Cette fois, je suis dans le drame jusqu’au trognon. Et quand j’emploie le mot trognon, je sais de quoi je parle ! Van Boren est tombé d’un étage inférieur au cinquième puisque la cabine s’y trouve. Or, ouvrez grande la lourde de votre intelligence, si par miracle vous en possédez pour trois francs cinquante : ça se corse (patrie de l’Empereur !). Car, en montant, je me suis aperçu qu’aucune des portes de l’ascenseur n’était ouverte ! Comme il est difficilement pensable que Van Boren ait pris soin de refermer la lourde avant de jouer à l’homme-oiseau, il faut bien admettre que quelqu’un a refermé la porte par laquelle il est tombé. Ce quelqu’un n’a agi ainsi qu’après avoir donné le coup d’épaule qui a motivé la chute.

Je ne vois pas d’autre explication. Van Boren avait beau porter des lunettes, il n’était pas miro au point de ne pas s’apercevoir que la cabine n’était pas là !

Surtout qu’il fait très clair dans l’immeuble…

Je redescends un étage et stoppe devant la lourde du quatrième étage. Le silence le plus complet règne maintenant dans la maison ; il ne semble pas que les habitants de la strass aient perçu le grand cri de « l’accidenté ». Peut-être que ces bonnes gens ont les portugaises ensablées. Peut-être aussi qu’ils ont confondu la clameur d’agonie avec les cris du marchand de moules qui, dehors, ameute la populace.

J’hésite à songer. Mon devoir consisterait plutôt à aller à la P.J. de Liège et à déballer mon pique-nique à un divisionnaire qualifié. C’est aux confrères d’ici à jouer. Moi je ne peux que passer la paluche. Maintenant nous avons dépassé le stade du diamant confit pour aborder celui du meurtre torpille…

Mais en n’a jamais vu un clébard affamé lâcher un gigot. Or je suis pire qu’un cador, moi, lorsque je viens de me cogner quinze jours d’ennui ! Ce mystère, après tout, il est à moi, c’est ma chose, mon hochet ! Qui a découvert les diamants ? Qui a découvert l’adresse de Van Machin-Chouette ? Qui a failli recevoir le corps du bonhomme sur la terrine ? Moi, toujours moi. Remarquez qu’il s’en est fallu d’un poil de chose que j’empêche le meurtre. Supposez que je m’annonce une minute plus tôt dans l’immeuble et que… Mais si on se lance dans les suppositions, on est marron. Comme dit Félicie, ma brave femme de mère : « Avec des si, on mettrait Paris dans une lanterne »… Elle a toujours des citations littéraires, Félicie. Pour ça et la cuistance, elle ne craint personne !

Secouant une suprême fois le lourd fardeau de mon indécision et de mes scrupules, j’appuie sur le bouton de sonnette qui sollicite mon index frémissant.

Un court instant s’écoule, puis une ravissante jeune femme blonde vient délourder. Elle a le type flamand. Les jointures épaisses, le visage solide, les yeux clairs, les cheveux d’un blond assez tendre et le sourire façon « Dents blanches-haleine fraîche ».

Elle me regarde gentiment.

— Monsieur ? demande-t-elle.

— Je voudrais parler à M. Van Boren, dis-je en saluant jusqu’à terre.

— M. Van Boren est en voyage, me répond la douce personne.

Tu parles, Charles ! Un voyage comme celui-là, il n’est pas près d’en revenir. Quatre étages en chute libre avant de faire le démarrage pour le ciel ! Ce genre de croisière n’est pas organisé par les amis de Radio-Luxembourg !

— C’est dommage, je murmure.

Elle me sourit car elle doit trouver ma bouille avenante. Elle n’est pas la seule. Neuf donzelles sur dix ont un faible pour ma physionomie. J’y peux rien. Quand je me bigle dans une glace j’arrive pas à piger ce qui leur titille le palpitant. Car enfin je ne suis ni un Apollon ni Marlon Brandade… C’est ça, le charme. La beauté, comme dirait itou Félicie, ça se bouffe pas en salade. Vaut mieux avoir du petit-machin-qui-accroche qu’un physique de carte postale illustrée.

La donzelle cesse de me sourire.

— C’est à quel sujet ? s’inquiète-t-elle : je suis sa femme.

— Ah !..

Je la regarde. Belle petite jument. Il ne devait pas s’ennuyer Van Truquemuche, lorsqu’il rentrait de voyage. Avec une partenaire de ce calibre, on peut s’offrir de belles séances en ciné-panoramique !

— Entrez ! dit-elle enfin.

L’appartement est coquet, cossu, meublé confortablement avec des meubles de qualité et décoré d’objets de bon goût.

Elle me précède jusqu’à un studio tendu de jaune et de gris-perlouze. Les sofas sont moelleux comme de la crème Chantilly. Je me glisse dans l’un d’eux.

— Ma visite doit vous paraître insolite, j’attaque, sans trop savoir au fond où je vais nager…

Tout en bavochant, je la défrime, histoire de sonder son gentil minois. Est-ce cette tendre enfant qui a envoyé promener son homme dans les étages ?

A en juger par les apparences, je pencherais plutôt pour la négative car le visage de la petite dame est calme, presque angélique. Mais les apparences sont les complices des donzelles. C’est au moment où elles vous accordent le patin le plus fignolé, qu’elles vous piquent votre larfouillet ou qu’elles vous administrent votre dose quotidienne d’arsenic. On n’y peut rien, elles sont toutes pareilles, les drôlesses. Des saintes nitouches quand on les regarde et des diablesses dès qu’on leur tourne le dos.

Il serait temps que je donne à la jeune femme des explications sur mon identité et ma présence ici.

— Vous êtes veuve, attaqué-je assez brutalement, j’en conviens.

— Comment ? fait-elle.

— En n’ayant plus votre mari, tout simplement.

Elle ouvre des chasses par où vous pourriez faire passer un voyage de foin.

— Je… je ne comprends pas.

— Je veux dire que votre mari est mort.

Elle blêmit. Le sang se retire de sa pomme et elle tombe sur le sofa, à mes côtés, comme une poire blette qui vient de larguer sa branche.

Elle balbutie :

— Mort…

Je suis ému. Comme salaud on ne fait pas mieux que moi ! Vous parlez d’un électrochoc que je lui coloque, à cette douceur.

A ma frite, elle pige que je ne la mène pas en barlu, alors elle a les chocottes et des larmes coulent sur ses joues veloutées.

— Il lui est arrivé un accident ? demande-t-elle entre une paire de hoquets et un frémissement de la glotte.

— Oui…

— Quand ?

— Il y a quatre ou cinq minutes.

— Comment cela ?

— Il est tombé dans la cage d’ascenseur…

— Mon Dieu ! Où ?

— Ici…

— Comment est-ce arrivé ?

— Ce sera à la police de le dire…

Elle s’arrête.

— La police ?

— Oui, elle met toujours son nez dans ces sortes d’affaires.

Elle me regarde.

— Expliquez-vous, dit-elle enfin. Qui êtes-vous ? J’ai l’impression que vous me faites une farce abominable.

— Alors il faut vous empresser de chasser cette impression, chère madame. Quand je fais des blagues, elles ne vont jamais au-delà du poil à gratter ou du soulève-plat…

Elle demande, hésitante, troublée au milieu de son chagrin :

— Vous êtes français ?

— A quoi le reconnaissez-vous ?

Et la souris de me faire cette suave réponse :

— A votre accent !

On les aura toutes vues, cette année ! Voilà que les Français ont un accent lorsqu’ils vadrouillent en Belgique. De quoi se marrer plus fort que si on vous chatouillait la plante des pieds avec le menton d’un barbouzard !

— Oui, je suis français. Ça ne m’empêche pas d’avoir vu votre mari piquer une tête dans la fosse d’ascenseur. En ce moment, il y gît, comme on dit dans les journaux. Je m’excuse d’appuyer sur le côté macabre de l’aventure, mais la réalité a ses droits auxquels il faut souscrire, n’est-ce pas ?

J’ai un mauvais sourire.

— Je suis mêlé à cette histoire en qualité de témoin et je pense que vous avez besoin de conseils en la circonstance, vous ne croyez pas ? Votre mari a été poussé dans le vide. J’en ai la certitude. Et même la preuve. La police trouvera bizarre qu’on l’ait assassiné sous son toit. A qui le crime profite-t-il ? That is the question ! Les bourremen se la posent toujours. On ne peut rien contre une telle logique… Ils penseront à vous et vous allez avoir des ennuis…

— Ah ! oui ?

— Oui…

— Mais je n’ai rien fait !

— C’est ce que vous aurez à prouver…

Elle se tort les manettes.

— Ça fait huit jours que je n’ai pas vu mon mari.

— Vous en êtes certaine ?

— Je le jure !

Elle se fait des berlues, la doucette ! Des serments de gonzesse, on sait ce que ça vaut ! On les classe immédiatement après les pets de lapin dans l’ordre des valeurs marchandes.

Elle a une exclamation qui me laisse entendre qu’elle est innocente.

— Il est au fond ?

— Bien sûr…

— Et on ne fait rien pour lui ? Mais il faut lui porter secours !

— On ne peut pas faire grand-chose pour un homme auquel il manque la moitié de la tête !

Cette fois, j’ai dépassé la mesure et elle se renverse sur le sofa avec un profond soupir. Elle est bel et bien évanouie, la veuve Van Houten !

Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Je lui soulève les stores, histoire de m’assurer qu’elle ne me bidonne pas ; mais non, elle est K.O. pour de bon.

Il faut la ranimer. Son état au moins me dicte la conduite à adopter, et j’en suis fort aise, n’ayant pas de projets immédiats. J’en ai classe de jouer la poule qui vient de trouver un pistolet à amorces !

Du vinaigre ! J’ai vu ça dans toutes les comédies de patronage. Je me repère et découvre la cuisine.

En vitesse je m’y précipite. Je me trouve nez à nez avec un gars en manches de chemise. Il se tient debout contre le mur, les joues crispées, le regard flottant, avec, sur sa physionomie, l’air de regretter de ne pas se trouver dans un cinéma quelconque.

C’est un garçon jeune, bien bousculé, aux cheveux vaguement roux.

Il me considère comme Christophe Colomb a dû considérer l’Amérique en y abordant.

Et alors il a la plus humaine, la plus drôle des réactions.

Il hoche doucement la tête et murmure :

— Bonjour, monsieur !

Загрузка...