Malgré leur fatigue, Guy voulut passer par le village au cas où l’on y aurait aperçu le chien.
— Il n’y sera pas, dit Charlotte, épuisée. Mieux vaut rentrer chez nous.
— Tu es bien défaitiste, dit-il. On dirait que tu te désintéresses de son sort. Je croyais que tu y étais beaucoup plus attachée.
— Plus que tu ne crois, dit-elle, mais pourquoi serait-il au village et non chez nous ?
Ils s’arrêtèrent donc au bistrot, durent boire plusieurs tournées avec des tas de gens. À midi ils avaient beaucoup mangé et bu.
— Tu as peut-être hâte qu’on rentre à la maison, lui souffla-t-il.
— Non. Pas spécialement.
En fait elle appréhendait d’y retourner, d’y découvrir la preuve que l’enfant ne s’était pas tellement éloigné. Guy commençait d’être très gai. Parce que sa famille vendait du vin depuis des générations il se croyait difficile à soûler. Parfois les tournées se succédaient très tard à cause de sa vantardise. Lorsqu’on parla de fondue, Charlotte déclara qu’elle était d’accord.
— Je croyais que tu avais hâte de voir si Truc nous attendait à La Rousse.
Elle ne répondit pas. Ils furent plus de vingt autour du grand poêlon. Charlotte se laissa griser par l’ambiance, le vin blanc et le kirsch. À un moment son mari l’entendit dire qu’elle avait déjà mangé une fondue dans la semaine mais qu’elle ne s’en lassait jamais. Il essaya de l’approcher pour savoir si elle l’avait faite pour elle toute seule ou bien pour d’autres personnes.
Finalement il oublia, paya le champagne à tout le monde. Quand ils quittèrent le village il était plus de minuit et Guy fit un démarrage foudroyant tandis que Charlotte dormait à l’arrière. Il dut la transporter jusqu’au living où elle se réveilla difficilement. Lorsqu’elle se reconnut chez elle, ses yeux s’agrandirent démesurément.
— Guy ! hurla-t-elle.
Il accourut de la cuisine, un verre d’Alka-Seltzer à la main.
— Hé, qu’est-ce que tu as ?
— Il faut fermer la porte à clé… Toutes les portes…
Il sourit :
— Eh bien ! Tu es drôlement arrangée ! Remarque que moi aussi j’en ai un sérieux coup dans l’aile. Encore deux verres et je n’avais plus le courage de repartir. Tiens, bois, ça te fera du bien.
Mais elle repoussa le verre, essaya de se lever et ne put tenir sur ses jambes.
— Guy, sanglota-t-elle. Il faut partir d’ici… Il nous guette… Avec son couteau…
Son mari avala le verre qu’il lui destinait, haussa les épaules :
— Tu as bien besoin de ton lit. Il n’y a personne qui nous guette avec un couteau. Dis donc, ça ne te vaut rien de rester seule dans cette maison perdue. Tant qu’il s’agissait de ce gosse imaginaire ce n’était pas grave, mais maintenant tu parles d’un homme armé d’un couteau…
— Pas d’un homme, souffla-t-elle, pas d’un homme… C’est lui qui a le couteau… Pierre… Le couteau à découper… Il l’a pris dans le tiroir.
Guy n’était pas facilement impressionnable. L’alcool devait la déprimer, pensa-t-il. Il regarda en direction de la cuisine, hésita. Il n’avait pas l’énergie d’aller regarder dans le tiroir.
— Il a tué Truc, dit-elle. Un coup de couteau dans la gorge.
— C’est ça. Un gosse de dix ans contre un chien-loup dans la force de l’âge. Je crois qu’il est temps qu’on se couche.
— Guy, le couteau a disparu.
— Tu l’as certainement égaré. Nous le chercherons demain.
— Je te dis qu’il l’a pris, bredouilla-t-elle.
Son mari finit par s’emporter. Il alla préparer un autre verre d’Alka-Seltzer et l’obligea à le boire.
— Maintenant, au lit.
En reportant le verre il ouvrit machinalement, et en se traitant d’idiot, le tiroir de la cuisine, jura et pénétra dans le living le couteau à la main :
— C’est bien celui-là ? Il n’y en a qu’un, n’est-ce pas ? Eh bien, il n’a jamais quitté ton tiroir. Ça te suffit, oui ?
— Il est venu le remettre en place… Pendant que nous n’étions pas là.
— J’avais fermé les portes.
— Pas celle-là.
Elle désignait celle qui communiquait avec la grange.
— Bien sûr que non…
— Il est là-haut, dans le grenier.
— Bien sûr et il s’est déguisé en gros rat rond.
— Il n’y a pas de rat. J’ai inventé ça.
— Tu inventes toutes sortes de choses.
Charlotte secoua la tête :
— Pas le cadavre de Truc… Il est là-bas sous la neige. À cinquante mètres de la maison. Le vent l’avait découvert et je l’ai enterré ce matin avant que tu ne rentres.
Il ferma les yeux, lissa son crâne dénudé.
— L’ennui avec toi c’est que tu mets une telle sincérité dans tes affirmations qu’il est difficile de croire que tu mens. Écoute, Charlotte, il est 1 h 30. Si tu veux rester là, à ta guise, mais moi je vais me coucher.
— Je te jure que Truc est sous la neige. J’ai même façonné une sorte de colonne à l’endroit précis.
Cette fois il éclata :
— Une colonne ? C’est bon, on va y aller. Je vais chercher de quoi nous éclairer et une pelle.
Il sortit de la cuisine avec la grosse lampe à piles qu’elle avait prêtée à l’enfant. Charlotte poussa un cri qui le fit sursauter.
— Non, dit-elle. Elle ne pouvait être là.
— Viens, fit-il rudement en lui prenant le bras.
— Je ne veux pas passer par la grange… Il nous guette.
— Un enfant de dix ans. Mais tu es complètement folle, ma pauvre Charlotte. Je commençais à avoir des doutes mais maintenant c’est une certitude. Je vais quand même te donner une chance avec le chien.
Tout le temps qu’il resta dans la grange elle se retint de respirer. Mais il reparut la pelle à la main.
— Allons-y. C’est complètement stupide mais j’espère qu’ensuite tu pourras dormir. Je dois te démontrer qu’il n’y a pas de cadavre de chien sous la neige à l’endroit que tu m’as indiqué. Truc est certainement en train de s’envoyer une chienne dans le bois.
D’un pas automatique elle marcha vers l’endroit en question.
— Regarde.
Il y avait effectivement une colonne de neige, haute de cinquante centimètres et plus large à la base qu’au sommet.
— Il est juste dessous, dit-elle.
— À combien de profondeur ?
— Trente, quarante centimètres… Pas plus.
Pendant près d’un quart d’heure il pelleta la neige, déblayant un carré de deux mètres sur deux, atteignant l’herbe du champ par endroits, puis il jeta la pelle et croisa les bras :
— Excellent quand on a une bonne cuite. J’ai éliminé tout ce que j’ai bu. Toi j’espère que tu n’as pas pris une congestion.
Elle frissonnait tout en regardant autour d’elle.
— Il l’a peut-être déplacée.
— Truc pèse une trentaine de kilos, lança-t-il. Je vois mal comment un gosse de dix ans aurait pu le soulever et même le tirer.
— Pas Truc, murmura-t-elle, la colonne. Il me semble que par rapport à la fenêtre de la cuisine elle était plus près et sur la gauche.
— Oui, et quand je n’aurai rien trouvé ce sera plus loin et sur la droite. Nous allons nous coucher.
Elle le suivit en grelottant. Il dut lui faire boire un bon grog pour la réchauffer.
— Ça, ajouté au reste, j’espère que tu vas ronfler toute la nuit.
Ce fut elle qui ferma la porte de séparation avec la grange avant de monter à l’étage.
— Tout est irréel, dit-il lorsqu’il se glissa dans le lit à côté d’elle. Tout. Tu as tout imaginé, tu m’entends ? Tout. D’ailleurs le prénom de Pierre aurait dû me le faire comprendre plus tôt. Je sais maintenant que tu tenais beaucoup à ce prénom. L’autre avait été pour ainsi dire imposé par ma mère et tu n’aimais pas particulièrement ta belle-mère.
— Guy, ils sont tous morts…
— Je sais, mais je ne profane pas leurs tombes en parlant ainsi. Ce gosse n’existe pas, tu m’entends ?
Elle fermait les yeux. La tête lui tournait et elle espérait basculer rapidement dans le sommeil.
— Tu m’entends ? Je veux que tu répètes après moi : ce gosse n’existe pas, il n’a jamais existé.
Il dut la secouer pour lui faire ouvrir les paupières sur des yeux glauques de sommeil :
— Répète.
Elle bredouilla vaguement quelque chose et il soupira.
— Dors le plus profondément et le plus longtemps possible. J’espère que demain tu ne te souviendras plus de rien. Si tu devais continuer à créer des situations aussi dramatiques chaque jour, ta raison n’y résisterait pas longtemps.
Charlotte se réveilla avec un terrible mal de tête. Au-dehors le soleil brillait. Guy avait dû déplacer légèrement les rideaux en se levant avant elle. Vêtue d’une robe de chambre, elle descendit à la cuisine, jeta deux cachets dans un verre d’eau.
Son mari était au-dehors, sondant la neige avec une longue tige de fer. Alors elle se souvint de ses confidences folles de la nuit. Désormais tout serait différent. Guy ne pouvait oublier, traiter à la légère ce qu’il appelait ses inventions et ses mensonges. La preuve, il voulait se persuader d’avoir raison pour pouvoir la ramener avec lui à Dijon. La lutte s’annonçait impitoyable dès le matin.
Il rentra peu à peu, l’embrassa sur le front sans l’examiner d’un œil critique comme il le faisait d’habitude.
— Je te sers du café ?
— Un plein bol. J’ai une sacrée gueule de bois. L’air frais m’a fait du bien cependant. Et toi, comment ça va ?
— La tête, murmura-t-elle avec une grimace.
Elle s’assit en face de lui :
— Tu n’as rien trouvé ?
— La tige s’enfonçait jusqu’au sol gelé et dur. Il n’y a jamais eu de cadavre de chien.
Charlotte baissa la tête.
— Pas de cadavre. Truc galope quelque part dans le coin. Pas de gamin armé d’un couteau non plus. Je suis monté dans le grenier au-dessus de la grange.
Charlotte tressaillit mais n’osa poser aucune question.
— Il n’y a que du foin, de vieux meubles, des caisses, vides.
Qu’étaient devenues les couvertures ?
— Voilà, dit-il.
Elle se versa une tasse de café, la sucra à peine.
— Tu commenceras les préparatifs ce matin, dit-il. Il faudra bien deux voyages pour transporter tes affaires jusqu’à Chapelle. À moins que je puisse venir en voiture jusqu’ici.
— Je ne quitterai pas La Rousse.
— Tu dois la quitter. Il est impossible que tu vives seule ici. Et comme nous n’avons pu trouver quelqu’un qui accepte de s’isoler avec toi, je ne vois pas d’autres solutions.
— Espères-tu me ramener de force à Dijon ?
Il tartinait un toast de beurre sans tellement s’émouvoir du ton irrité de sa femme.
— Non, évidemment. Je fais simplement appel à ton bon sens. Si vraiment je ne puis te convaincre, je resterai ici également. Le temps nécessaire pour que tu reviennes vivre avec moi. Mon travail est à Dijon, notre maison également. Si cette maison est la source de nos… ennuis, je n’hésiterai pas à la vendre.
— Tu ne la vendras pas ! cria-t-elle. Jamais !
Avec des gestes calmes, il repoussa son bol, croisa ses bras sur la table :
— Charlotte, je ne comprends pas. Pourquoi veux-tu rester ici ? Je sais que tu détestes Dijon, nos relations. Bien, je l’admets. Pourquoi n’irais-tu pas dans les Alpes, dans une station animée ? Ou bien sur la Côte d’Azur ? Je te propose encore un voyage à l’étranger. Aux Caraïbes par exemple. Il y fait très chaud en ce moment. C’est l’été. Tout mais pas La Rousse. Cette vie est malsaine pour toi.
— C’est faux, dit-elle entre ses dents. J’ai pris du poids et je sors tous les jours.
Elle alla chercher son sac, en sortit des notes de restaurant griffonnées sur des feuilles de petits blocs-notes.
— La preuve.
— Alors, pourquoi veux-tu rester ? Pas pour Truc puisque tu es persuadée qu’il est mort. Pour ce gosse ? Il ne ressemble en rien à Antoine. D’après ce que tu m’as dit, tu vois que je me réfère à tes sources, il s’agit d’un garçon inquiétant qui joue du couteau, n’hésite pas à égorger un chien, se comporte comme un voyou. Comment as-tu pu t’attacher à lui ?
Il soupira :
— Évidemment, il m’est difficile d’y croire. Je fais un effort pour admettre qu’il existe. Tu as donc besoin de lui ? De sa perversité ?
— Non. C’est lui qui a besoin de moi, dit-elle. Il est farouche, haineux. Je peux le transformer.
Toujours sous l’effet soudain de cette contrariété qu’il ne pouvait maîtriser, il se leva, fit quelques pas autour de la table.
— Tu voudrais que j’entre dans la folie, n’est-ce pas ? Que je perde le sens du réel ?
— Pierre Roso existe. Il a mangé à cette table, il m’a parlé. Pourquoi, si je l’avais imaginé, l’aurais-je créé aussi cruel ?
Guy se laissa lourdement tomber sur sa chaise.
— Je ne sais pas, murmura-t-il. Non, je ne sais pas… À moins que tu ne l’aies chargé de toute ton agressivité contenue… Qu’il ne soit que l’expression de ta rancune contre les autres, contre moi… Peut-être que tu me détestes parce que j’ai laissé partir Antoine avec mes parents… Et qu’il est mort. Eux aussi d’ailleurs.
— Je ne haïssais pas Truc, murmura-t-elle, et pourtant il est mort.