Lorsqu’elle se réveilla, le soleil brillait très haut et la neige éblouissait le regard à perte de vue. Elle avait très mal dormi, se réveillant en sursaut à plusieurs reprises, croyant qu’on l’appelait. Et même elle était descendue au rez-de-chaussée, certaine qu’on frappait. Truc avait grogné du côté de la porte mais sans grande conviction. Elle avait cédé au sommeil un peu avant l’aube, ce qui expliquait son lever tardif.
Elle ouvrit toutes les fenêtres, heureuse de voir le soleil entrer à flots. Et puis sa joie fut gâchée lorsqu’elle se souvint que le scooter était en panne. Elle avait projeté une longue promenade avec Truc en direction de Mouthe, pensé qu’elle pourrait déjeuner là-bas et rentrer ensuite.
Tandis que son café passait, elle téléphona à un certain Michel. Tout le monde l’appelait ainsi et elle ignorait son nom. En fait elle appela le café dont la patronne alla chercher Michel.
— Vous pourriez monter à La Rousse ? J’ai mon scooter en panne.
— Je vais essayer de faire un saut ce matin, madame Berthod. Ça ne doit pas être bien grave.
Lorsqu’elle eut pris son petit déjeuner, elle fit du ménage. Pendant ce temps Truc se roulait dans la neige. Elle s’efforçait de ne pas songer à l’enfant, craignant que le seul fait de penser à lui le fasse apparaître. Et ce genre de coïncidence aurait achevé de l’inquiéter profondément sur son état mental.
Michel arriva à travers le plateau en skis. C’était un ancien coureur de fond assez connu et il servait de moniteur pour les longues randonnées dans le pays. Dans son sac à dos il transportait son matériel.
— Joli temps, lança-t-il lorsqu’il l’aperçut. Ce serait dommage de ne pas en profiter. Mais il a fait moins vingt-deux cette nuit.
— Vous voulez du café ?
— C’est pas de refus. Je vais tout de suite voir votre engin.
Elle revenait avec la tasse de café lorsqu’elle entendit le moteur s’emballer. Michel la regarda d’un air ennuyé, accéléra une ou deux fois avant de couper.
— Voilà.
— C’est tout ?
— Il a démarré du premier coup.
— Mais pourtant hier… Rien ne répondait.
Le garçon démonta le cache de la batterie, vérifia les cosses, examina tout avec soin.
— Vous aviez mis le contact ?
— Mais bien sûr. Je suis désolée de vous avoir dérangé pour rien mais je vous donne ma parole qu’il n’a pas voulu tourner.
Il prit la tasse de café et la vida d’un trait.
— Ça fait rien. Une balade c’est toujours bon pour l’entraînement.
— Attendez.
Elle courut, revint avec un billet de cinquante francs.
— Pour votre dérangement.
— Pensez donc !
Mais elle l’obligea à les prendre. Puis, songeuse, elle le regarda s’éloigner en direction du village. Profitant de la légère déclivité il filait à grands coups de hanches. Il ne mettrait pas plus de temps qu’avec le scooter.
Elle mit le moteur en marche sans difficulté, sortit le snow-car devant la porte. Plus question d’aller jusqu’à Mouthe, elle n’en avait pas le temps. N’ayant pas envie de cuisiner, elle décida d’aller manger à Chapelle, tout en faisant un grand détour pour retrouver la route beaucoup plus loin.
Lorsqu’elle pénétra dans le café il y eut un court silence. Justement, au comptoir, Bouvet buvait un verre avec Michel. Elle était certaine qu’on venait de parler d’elle à l’instant. Bouvet la salua d’un air gêné.
— Bien rentrée, hier au soir, madame Berthod ?
— Oui, très bien, je vous remercie.
Elle s’assit à une table, commanda un Cinzano.
— Vous avez retrouvé le gosse ?
— Non, dit-elle. Il a disparu.
Maintenant tout le monde le savait. Le village, les jeunes de la ferme Lamy.
— Vous êtes montée chez les hippies ?
— Oui. Le gosse ne venait pas de chez eux.
— Dans ce cas il aurait dû parcourir une sacrée trotte pour venir jusque chez vous.
— Ne venait pas de Sur-les-Gifs, dit quelqu’un. N’ont pas d’enfants.
Elle devenait le point de mire de la demi-douzaine de consommateurs. Il lui était impossible de déjeuner là. Elle vida son verre un peu trop vite, surprit des regards. On penserait qu’elle buvait peut-être un peu trop.
— Votre scooter, il marche ? demanda Michel.
— Parfaitement. J’ai fait une longue balade après votre départ.
Il ne se passait rien dans le petit pays et le moindre fait prenait de l’importance, était accolé à d’autres et comme une boule de neige roulant d’un sommet finissait par devenir une véritable avalanche.
Sur la route de la distillerie où elle avait décidé de prendre son repas elle roulait lentement. On avait encore sablé et les chenilles faites pour la neige en souffraient. Lorsqu’elle laissa le scooter devant la porte du petit restaurant il y eut bientôt quelques gosses pour se rassembler autour.
L’après-midi, elle évolua à pleine vitesse sur le plateau, prenant des virages très secs, sautant par-dessus des buttes. Truc perdit l’équilibre, roula dans la neige. Inquiète, elle s’arrêta pour l’appeler. Il accourut mais refusa de monter à nouveau derrière elle. Elle dut rouler lentement vers la maison tandis qu’il suivait, au prix de gros efforts, à côté. Il finit quand même par accepter de monter mais se tapit, apeuré, dans le fond.
En approchant, elle le vit qui dévalait une pente, allongé sur la luge. Il était allé chercher celle-ci dans la grange et s’amusait tout seul avec une gravité curieuse. Il ne l’avait pas vu arriver et elle accéléra pour lui couper la route, l’obligeant à virer sec. La luge se retourna et il sortit de la neige en s’ébrouant avec un air furieux.
— Vous avez failli me rentrer dedans, cria-t-il avec rage.
— Dis donc, qui t’a permis de prendre la luge ?
— Vous n’étiez pas là, lui lança-t-il. Mais vous pouvez la reprendre. Elle marche mal.
— Tu mens. Elle est excellente.
Elle bouillonnait de questions rageuses, elle aussi, mais comprit qu’il se méfiait, était prêt à filer vers les bois si elle montrait sa rancune. Sans plus s’occuper de lui, elle rentra l’engin dans la grange, alla se servir un whisky avec beaucoup d’eau. La neige l’altérait toujours.
— J’ai rapporté votre luge, lui dit-il. Elle est dans la grange. Pourquoi vous n’avez pas fait du feu ?
Tandis qu’il s’approchait de la cheminée, elle le contourna innocemment, lui barrant la sortie. Elle eut envie de lui dire : « À nous deux, mon bonhomme », mais s’abstint.
— Hier au soir, je suis allée à la ferme Lamy. Ils ne te connaissent pas, là-haut.
Il se retourna lentement, l’air méprisant.
— Vous m’espionnez.
— Je veux savoir d’où tu sors, cria-t-elle.
Puis s’en rendant compte, elle essaya de sourire.
— D’abord tu vas me dire ton nom. Ensuite où tu habites.
— Ça ne vous regarde pas, dit-il.
Il se dirigea vers elle d’un pas si ferme qu’elle eut peur. Fugitivement, mais peur tout de même.
— Où vas-tu ?
— Laissez-moi passer, je pars.
Truc soudain se redressa et grogna inexplicablement. L’enfant se mit à hurler :
— Laissez-moi sortir, il va me mordre.
— Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Truc ne te fera pas de mal.
Elle le saisit par le bras. C’était la première fois qu’elle faisait un geste pareil, était heureuse de sentir de la résistance sous la cape. Pierre était réel, bien vivant.
— Vous m’embêtez, dit-il. Je vais partir et je ne reviendrai plus jamais, comme votre petit garçon.
Horrifiée, elle le lâcha.
— Que dis-tu ?
— Il est parti et n’est jamais revenu ? Puisqu’il est mort ?
— Comment sais-tu cela ?
Pierre la regardait avec une expression sournoise. Non, il n’avait rien prémédité. Il ne pouvait pas savoir. Ou alors il appartenait à une famille du pays. Et dans le pays on savait comment Antoine avait disparu.
— Laissez-moi sortir.
— Depuis quand es-tu ici ?
— Je veux partir.
— Tu ne veux rien manger ?
Une ombre d’hésitation parut le faire flotter mais il secoua la tête avec une hargne visible.
— Vous vous moquez de moi. Vous ne me donnez jamais ce que je veux. Vous m’aviez promis de l’oie farcie et où est-elle ?
— Mais je n’en ai pas trouvé, fit-elle, partagée entre le rire et l’effarement. Et puis je ne t’avais rien promis, c’est toi qui m’as demandé.
— Que pouvez-vous me faire ?
— Tu veux goûter du foie gras ?
— J’aime pas le foie.
— Mais celui-là… Bon… On peut regarder ce qu’il y a dans le congélateur, si tu veux.
— Le grand machin blanc comme un coffre ?
Ce n’était peut-être qu’une ruse pour l’écarter de la porte. Elle en accepta le risque mais il la suivit dans la cuisine. Elle fit l’inventaire de ses réserves, songea à des frites avec du coq au vin. Il finit par accepter.
— Là, qu’est-ce qu’il y a ?
— Un gigot mais il faudrait du temps pour le faire cuire.
— Demain vous pourrez ?
Comment pouvait-il venir chaque jour sans que personne ne s’inquiète ? C’était impensable. Tout paraissait normal durant quelques instants puis on basculait vite dans l’irréel avec lui.
— Tu pourras venir demain ?
— Mais j’y serai. Je couche ici ce soir. Mes parents sont d’accord.
Elle se sentait lasse à l’avance. Le harceler de questions comme un policier ne servait qu’à l’épuiser elle. Et il pouvait disparaître comme il l’en avait menacée. Elle ne souhaitait pas qu’il parte pour ne plus revenir.
— Tu devais me rapporter un mot, dit-elle.
— Mais je l’ai… Attendez.
Il quitta la table pour aller fouiller dans la poche intérieure de sa cape, rapporta un papier plié en quatre. Du papier d’écolier quadrillé. « J’autorise mon fils à passer la nuit chez vous chaque fois qu’il voudra. »
— Je ne peux pas lire la signature, dit-elle.
— C’est mon père. Il signe toujours comme ça.
Un mot calqué sur ces billets par lesquels on excuse son fils auprès d’un instituteur. L’écriture en était malhabile, enfantine. Elle pensa tout de suite que c’était Pierre qui l’avait fait.
— Bien, dit-elle songeuse en posant le pot sur le buffet. Ça ne dit toujours pas ton nom.
— Roso, dit-il.
— Comment tu l’écris ? murmura-t-elle dans un souffle, craignant avoir mal entendu.
Enfin elle détenait une preuve.
— R.O.S.O. C’est tout simple.
— Oui.
Brusquement heureuse à éclater, elle alla examiner la signature du billet. En effet on pouvait lire un O dans le gribouillis. Elle en oubliait son repas. Les frites précuites n’avaient besoin que d’un bain d’huile bouillante et le coq au vin réchauffait lentement.
— Écoute, dit-elle. Pendant que tu manges, je vais te chercher d’autres habits. Tu verras, ils sont tout neufs. Il y a même une belle combinaison imperméable pour le ski… ou la luge, des knickers, des chaussures et des bons pulls. Je reviens tout de suite.
Dans le living quelque chose frôla son esprit, la troubla mais elle ne put préciser plus complètement cette sensation. Elle revint les bras chargés de vêtements.
— Regarde si c’est joli.
Il mangeait et ses yeux allaient et venaient au fond des orbites creuses. Il tendit soudain sa fourchette vers un pull jacquard :
— Ça !
— Tu aimes les couleurs ? Grège et marron ? Tu as bon goût.
— Je peux me changer tout de suite ?
— Tu as fini ?
Sans répondre il se leva. Il commença d’enlever son pull noir puis s’arrêta. Elle comprit qu’il était intimidé.
— Voilà comment tu vas faire, dit-elle. Tu mettras cette chemise pour éviter que la laine ne te gratte. Puis le pull, puis ce slip, les chaussettes montantes, les knickers. Et tu choisiras les chaussures qui te plairont le plus.
Elle alla dans le living, fit sortir Truc qui grattait à la porte. Il faisait encore grand jour. Elle referma. Son œil dut enregistrer un détail, car à nouveau elle ressentit un vague malaise mais n’eut pas le temps de le préciser. Pierre sortait et il était méconnaissable. Pire, il ressemblait vaguement à Antoine.
« Je suis folle, pensa-t-elle. Antoine n’était pas ainsi. Ses cheveux étaient plus clairs, pas si noirs. » Ceux de Pierre pendaient sur les épaules. Ils étaient sales.
— Tu es très beau, dit-elle, les yeux pleins de larmes.
— Vous avez une glace dans votre chambre. Je peux monter ?
Pierre s’examina avec soin devant le miroir, se retourna même pour vérifier ce que ça donnait dans son dos.
— Tu es très bien ainsi. Il y a une veste en peau retournée si tu veux.
— Et la combinaison ?
— Pas avec les knickers. Tu l’essayeras demain.
— Oui, demain.
— Tu peux aller faire de la luge.
— Vous venez ?
— Non, je vais ranger la cuisine.
Tout en ôtant le couvert, elle examina les vêtements abandonnés par le jeune garçon. Ils étaient de mauvaise qualité. Mais la cape était épaisse, très lourde.
La vaisselle achevée, elle entendit Truc gémir, pensa qu’il voulait entrer. Il était attaché par une des courroies de la luge à un gros anneau scellé dans le mur de façade.
— Mon pauvre vieux, dit-elle.
Là-bas, Pierre descendait en luge et à cette distance elle pouvait croire que c’était Antoine, son fils. Peut-être n’aurait-elle pas dû. Qu’en penserait Guy ? Il reviendrait à la fin de la semaine, vendredi soir ou samedi matin. Il téléphonerait. C’était ennuyeux. Mais elle lui expliquerait que mieux valait désacraliser leurs souvenirs. En commençant par les vêtements.
— Rentre, dit-elle à Truc.
Elle lui donna à manger pour le consoler, lui fit la surprise de deux morceaux de sucre.
Quand la nuit tomba, elle alla chercher Pierre qui continuait ses descentes. Il était à bout de souffle mais s’entêtait à poursuivre son jeu.
— Tu vas te rendre malade, dit-elle. Pourquoi ne voulais-tu pas que Truc joue avec toi ?
— Il m’embêtait, voulait me mordre.
Parviendrait-elle à le réconcilier avec le chien-loup ? Elle en doutait. Il faisait beaucoup de comédie à ce sujet mais il avait quand même osé s’approcher de l’animal pour lui passer la courroie de cuir dans le collier et l’attacher.
Elle le lui fit remarquer tandis qu’ils revenaient vers la maison.
— Je l’ai eu par surprise, dit-il, mais il a failli m’arracher la main.
— Tu me racontes des blagues, dit-elle.
— Je vous jure. Vous l’avez détaché ?
— Il est dans la maison.
— Pourquoi ne le mettez-vous pas dans la grange ? Moi je serais plus tranquille.
— Il a l’habitude de vivre avec nous, dit-elle sèchement. Il est inutile de revenir là-dessus.
Pour le consoler elle lui proposa du chocolat.
— Tu ne feras que boire. Tu viens de manger et…
— J’ai encore faim.
Il dévora un paquet de gâteaux fourrés aux abricots. Charlotte en prit un pour le donner à Truc.
— Vous lui donnez des gâteaux ? fit-il avec indignation. De mes gâteaux ? Je n’en veux plus.
— Mais voyons, il les aime, tout comme toi.
— Vous l’aimez plus que moi.
Charlotte le fixa en s’efforçant de rester impassible. Mais ce cri du cœur l’avait bouleversée.
— Je ne l’aime pas plus que toi, dit-elle, lui c’est une bête et toi tu es un être humain. Entre lui et toi, c’est toi que je choisirais s’il le fallait. Mais tu vois, il aimait beaucoup Antoine et ça je ne peux pas l’oublier.
— Mais vous me choisiriez moi s’il le fallait ?
— Je viens de te le dire.
— S’il mourait alors ? Je pourrais rester tout le temps chez vous ?
— Que vas-tu dire là ? Tu ne peux pas rester tout le temps chez moi. Tu n’es pas mon enfant. Tu es le fils de M. et de Mme Roso. C’est ainsi. Mais nous pouvons nous voir assez souvent puisque ton père le permet. Tu sais, j’aimerais bien le rencontrer pour le remercier. Est-ce qu’il habite loin d’ici ?
— Donc si Truc n’était plus là vous ne pourriez quand même pas me garder tout le temps ?
— Je viens de te le dire. Mais tu sais, Truc est indispensable. Il me protège. Grâce à lui j’ai moins peur dans cette maison toute seule. Personne n’oserait l’affronter.
Lorsqu’il soulevait son bol pour boire, sa tête disparaissait presque dedans.
— Tu ne veux pas prendre un bain ? Dans la baignoire en haut ?
— Je viens de manger, dit-il. Il ne faut pas.
— Tu sais, moi je ne fais jamais attention et je ne m’en porte pas plus mal. Il faut se laver quelquefois.
— Je peux regarder la télévision ?
— Pour le moment il n’y a pas grand-chose, dit-elle, mais on peut écouter de la musique.
Intrigué, il la regarda placer la cassette. Puis il écouta avec surprise pendant une minute, parut déçu.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un concerto de Bach. Ça ne te plaît pas ?
— Pas beaucoup.
À ce moment-là, Charlotte découvrit les longs roseaux massettes qu’elle avait cueillis durant l’été et placés dans un vase. Elle s’expliquait enfin le malaise qui l’avait effleurée à deux reprises.
— C’est bien Roso que tu t’appelles ? fit-elle en se contenant. C’est un drôle de nom.